Étienne
Barilier et l'empire du
roman
laudatio
prononcée
à
l'occasion
de la leçon d'honneur
d'Étienne Barilier
Lausanne, 6 mai 2013]
Romancier, essayiste, philosophe, musicologue, traducteur, chroniqueur, nouvelliste, penseur, polymathe, échéphile, poète, humaniste, polémiste, humoriste, enseignant, pamphlétaire, conférencier, historien, helléniste, anthropologue, exégète… Et si Étienne Barilier n’était pas tout simplement écrivain ? Au sens le plus haut, le plus pur, de celui qui naturellement, impérieusement, nécessairement, prend la plume, ou plutôt la souris (car Étienne ne refuse pas la modernité informatique, à condition de maintenir en éveil son esprit critique) lorsque le besoin de s’exprimer le taraude. En même temps, on le sait, le culte qu’il porte à la musique ne le rend pas sourd, bien au contraire, à ce qui dépasse les mots. La musique, sans doute, se suffit à elle-même, mais serait-elle tout à fait ce qu’elle est, si l’on ne venait pas parfois rappeler qu’elle est le plus absolu des arts ? L’écrivain, pour Étienne Barilier, a cela d’irremplaçable qu’il est une conscience, qu’il est la conscience même du monde. Si personne ne vient dire que la ville est bâtie, disait Ramuz, alors elle n’est pas vraiment bâtie. Ce rôle de conscience, Étienne Barilier l’exerce certes sur le double terrain de l’écriture romanesque et de l’écriture réflexive. Mais ces deux postures sont-elles vraiment séparables ? Si vous lui demandez à laquelle des deux il tient le plus son cœur ne balancera pas : c’est celle du romancier qu’il choisira sans hésiter, car — en digne héritier des grands auteurs du XXe siècle, qui, tels Proust, Thomas Mann, Musil, Broch ou Kundera ont montré que le roman pouvait donner à penser autant que l’essai —, il sait que l’art romanesque englobe tous les possibles de l’écriture. Un bon romancier, disait à peu près Baudelaire, sera toujours un bon critique. L’inverse, quoique nullement impossible en théorie, est nettement moins sûr.
Ce n’est certes pas
une soirée aussi brève que
celle-ci qui épuisera les
facettes diverses de celui qui
n’a pas pris par hasard Pic de
la Mirandole comme héros de
l’un de ses plus beaux romans.
C’est un colloque qu’il
faudrait lui consacrer, que
dis-je plusieurs colloques,
voire un dictionnaire,
amoureux si possible, pour
reprendre le titre d’une
collection qui fait
aujourd’hui florès. On sait
d’ailleurs qu’il tient au
chaud toute une encyclopédie
personnelle dont quelques
extraits ont paru dans le Quarto qui lui
fut dédié pour son soixantième
anniversaire ; il
faut espérer qu’il nous la
divulguera un jour, mais une
telle entreprise est-elle
seulement achevable[1]?
Comme je n’ai ce soir à disposition qu’une maigre dizaine de minutes, c’est à son hypostase cardinale, celle du romancier, que je m’attacherai.
Le premier livre publié d’Étienne Barilier, est un récit. Ce bref Orphée de 1971 n’a pourtant rien d’anecdotique : on y retrouve tous les thèmes, toutes obsessions, si j’ose dire, de l’œuvre à venir. Dans le titre déjà résonne la mythologie de cette Grèce antique qu’il vénère par-dessus tout, et la figure essentiellement musicale et amoureuse du héros qui, comme disait Nerval, traversa deux fois l’Achéron. La quête sera, de fait, au centre de toute l’œuvre de Barilier : quête de beauté, de sens, de bonheur. Presque tous ses héros sont jeunes, adolescents mêmes ; naïfs et passionnés comme leur alter ego mythique Perceval, ils posent souvent les mauvaises questions, et parfois même oublient de les poser. Face à eux une femme désirable et inaccessible, à la fois allégorique et bien vivante ; et des personnages masculins plus mûrs, censeurs impitoyables des rêves du héros. Ce schéma récurrent est pourtant tout sauf un procédé qui pousserait notre auteur à récrire sans cesse le même livre — comme on a pu le voir parfois dans notre terroir romand ! — ; il ouvre au contraire son horizon, car Étienne Barilier est aussi un extraordinaire inventeur de formes : Une seule vie est fait de sept récits racontant chacun les divers possibles d’une même histoire simple, Prague présente l’exemple unique d’un roman épistolaire ne comprenant aucune lettre du personnage principal, les deux récits d’Une Atlantide ne se croisent (peut-être…) qu’à l’extrême fin du roman, Le vrai Robinson est entièrement écrit au vous pluriel ; quant à Piano chinois, il croise avec virtuosité (c’est le cas de le dire !) le medium mail et le medium blog. Les objets d’art et les innombrables allusions culturelles qui parsèment ses romans sont eux-mêmes prétexte à des renouvellements de perspective où forme et fond se révèlent indissociables : La Créature rejoue à la fois Le Conseiller Krespel, Frankenstein et L’Eve future, les héros du Chien Tristan, pensionnaires de la maison suisse à Rome, comme Barilier le fut lui-même, se prennent pour des compositeurs romantiques, Ma seule étoile est morte prend pour décor le très contesté Palais Garnier que le père du héros se fait fort de décrire comme un chef d’œuvre architectural, Un Véronèse naît tout entier de la fascination d’un tableau du Cinquecento vénitien.
A une exception près — la somptueuse fresque historique du Dixième Ciel qui ressuscite la Florence des Médicis (a-t-on pris d’ailleurs garde que l’anagramme de Le Dixième Ciel était Medici l’exilée ? cela ne s’invente pas !) — tous les romans d’Étienne Barilier sont ancrés dans le monde contemporain. Le passé y affleure sans cesse, donnant son épaisseur et son sens au présent, mais celui-ci ne perd jamais ses droits : dans Musique, par exemple, il est bien sûr question de la grande tradition musicale occidentale, mais le titre renvoie en fait au nom… d’un chat ! Dans La crique des perroquets, un couple croit reconnaître une langue primordiale de l’humanité dans le caquètement d’une troupe de psittacidés ; dans La Fête des lumières l’immortalité d’une œuvre d’art est mise en balance avec la menace d’un moderne iconoclasme ; dans L’Enigme enfin — et le tour de force a été salué comme il le méritait — l’helléniste Barilier écrit lui-même quelques lignes originales d’un évangile apocryphe (et par là même doublement apocryphe !) : est-il nécessaire de dire que ce « polar métaphysique » se situe, par son poids d’érudition et d’humanité, cent coudées au-dessus des autres représentants de ce genre aujourd’hui très à la mode ?
Les points de rencontre entre les romans de Barilier et ses autres ouvrages sont évidemment nombreux : sa traduction du libelle de Castellion contre Calvin, où transparaît un vibrant plaidoyer pour l’humanisme renaissant, peut être rapproché du Dixième Ciel ; son Borromini, hymne à la Rome éternelle, fait signe au Chien Tristan ; les interrogations de Nous autres civilisations se retrouvent dans La Fête des Lumières ; des questions issues de l’essai sur Alban Berg sont problématisées dans Musique ; Les Trois anneaux résonnent dans tous les romans où sont abordés les liens du beau, du vrai et du bien, c’est à dire partout, car il n’est pas une fiction de Barilier où cette question ne soit centrale. Notre auteur serait-il donc un romancier à thèse ? Dieu l’en préserve ! ou plutôt il ne l’est ni plus ni moins que Dostoïevski, Proust ou Thomas Mann : ses personnages n’incarnent pas des idées, mais ils en discutent volontiers ; ils sont de chair et de sang, vivent des passions souvent dévorantes — Passion est d’ailleurs le titre d’un de ses plus beaux romans — mais ils ne leur sont jamais si complètement aliénés qu’il ne leur soit possible de s’en extraire momentanément pour constater après Sophocle que l’homme est décidément la plus admirable et la plus malheureuse des créatures. Platonicien invétéré, Barilier ne cesse de croire au triomphe du bien quand même ses héros échoueraient à en réaliser l’essence. Et l’essayiste en lui est bien le fils du romancier car c’est celui-ci qui vient rappeler au premier, lorsque sa foi en l’homme le pousserait à développer des thèses trop idéalistes, qu’il faut toujours composer — voilà bien une expression pour un musicien — avec les impondérables de la nature humaine. Un lecteur ignorant de son foncier humanisme pourrait d’ailleurs être abusé par certains de ses romans ; s’il m’est permis de citer ici un exemple personnel, Passion, le premier livre de Barilier que j’aie lu, alors que je devais avoir seize ou dix-sept ans, m’avait profondément troublé par sa focalisation sur le personnage très négatif du voyeur cynique qui s’acharne à vouloir détruire les illusions romantiques d’un jeune couple qui vit les premiers mois de son idylle. Je m’étais demandé quel espèce de froid Machiavel était ce monsieur Barilier et, tout en admirant la force d’évocation du roman, je n’étais pas sûr d’avoir envie de rencontrer son auteur au coin d’un bois. J’étais en fait tombé dans le piège qu’il m’avait tendu : englué à l’époque dans mon propre romantisme, je n’avais pas saisi la dimension apotropaïque de la figure mise en scène par un romancier moins retors, au fond, que désireux de dévoiler la complexité du monde sans s’en laisser conter par les discours qui veulent nous en faire désespérer. J’étais surtout loin de me douter que cet auteur deviendrait bien plus tard un ami très cher avec qui je pourrais fraternellement parler des espoirs et des craintes que m’inspirait et que m’inspire toujours le devenir de notre culture. Si je retrouve en lui mes dix-sept ans transfigurés, c’est bien qu’Étienne Barilier est par excellence le romancier de l’impossible maturité. Et si nous le fêtons aujourd’hui c’est que nous savons qu’il reste éternellement jeune de ne jamais avoir cessé de scruter le mystère de notre humaine incertitude.
Alain Corbellari
François
Rosset
Pour
Étienne Barilier, le 6 mai
2013
Vous ne m’en voudrez pas, je l’espère, d'ouvrir ces propos par une évocation personnelle et déjà un peu ancienne. C'était en 1979 ; un groupe d'étudiants de l'Université de Fribourg auquel j'appartenais s'était mis en tête d'enrichir par lui-même le programme des enseignements de littérature française en organisant des rencontres, des débats et même des colloques.
Dans ce contexte et avec le soutien à peine ironique de Jean Roudaut qui était un maître au sens le plus ample du terme, nous avions voulu rouvrir une discussion sur le romantisme, sujet le plus intempestif qui pouvait être à l’heure du structuralisme dominant et des gesticulations assez dérisoires de ceux qui prétendaient s’y opposer sous l’étiquette des « nouveaux romantiques ». C’est sur le conseil de Jean Roudaut que nous avons invité Étienne Barilier à participer à cette réflexion. Ce fut une journée mémorable, passée dans une maison isolée au pied des Préalpes. La plupart des orateurs étaient des professeurs de la Faculté que le cadre champêtre rendait un peu plus accessibles ; au milieu d’eux, Étienne Barilier faisait exception à cause de son statut et de son âge, comme par la liberté créative de son propos intitulé « Peut-on être romantique aujourd’hui ? » ; mais l’autorité intellectuelle dégagée par ses interventions et son exposé nous impressionnèrent beaucoup. Il y avait à la fois, dans sa posture comme dans son discours, la proximité du grand frère et l’aura du professeur. Nous enviions déjà ceux qui seraient certainement sous peu ses étudiants.
A cette même époque, nous lisions tout à la fois Greimas et Rousset, Barthes et Duras, Perec, Claude Simon et des auteurs romands comme Yves Velan, Monique Saint-Hélier, Philippe Monnier ou Étienne Barilier. De ce dernier, je me souviens particulièrement de ce récit un peu expérimental et positivement philosophique qui s’intitule Une seule vie. Il y est question d’un jeune homme qui prend le train pour se rendre d’une partie de l’Europe centrale à l’autre, plus près de Musil que de Kafka. Une histoire simple de départ, de rencontre, qui se redéploie successivement sous les versions différentes que pourraient lui apporter le hasard ou le destin, s’il le voulait, s’il le pouvait, s’il existait.
Ainsi de l’histoire d’Étienne lui-même qu’aurait pu raconter le narrateur de Jacques le Fataliste, en s’exclamant au détour de chaque étape qu’il ne tiendrait qu’à lui de tout recommencer, de changer le cours des événements, d’inventer une autre vie. Je ne sais pas à qui cela aurait pu tenir, mais il est bien sûr qu’Étienne aurait pu être célébré aujourd’hui dans l’aula d’un conservatoire où il achèverait une brillante carrière de musicien et de pédagogue ; il aurait pu se trouver entouré de professeurs de philosophie ou de langues anciennes dont il aurait été l’excellent collègue et qui regretteraient de voir s’achever de longues années de compagnonnage ; il aurait pu prendre congé de la rédaction d’un grand titre de la presse européenne, pour autant qu’il en existât encore, où il aurait donné le ton de l’exigence intellectuelle et de l’observation critique du monde. Mais au lieu de confier son histoire à un narrateur capricieux, Étienne a préféré vivre lui-même simultanément toutes ces vies qu’il aurait pu conduire séparément, préservant avant tout sa liberté de créateur, offrant tour à tour à ses multiples talents des occasions de s’exercer, faisant discrètement, mais continûment entendre sa voix dans des lieux différents.
C’est pour cela aussi que ce que nous pressentions il y a plus de trente ans dans les parages de Fribourg ne devait pas se réaliser tout de suite : Étienne Barilier n’est devenu le professeur de littérature attendu qu’assez tard. Encore heureux que ce soit à notre Faculté et à notre Section de français que soit revenue la chance de pouvoir l’engager. Ce furent d’abord des suppléances, puis, en 2004, un engagement fixe de professeur associé à 30%, partagé entre la Section de français et le programme d’enseignement du Centre de traduction littéraire.
Pour donner à sentir l’ampleur des réflexions, des connaissances et problématiques déployées par Étienne Barilier devant et avec nos étudiants, il suffit de passer en revue l’intitulé des cours et séminaires qu’il a donnés :
Paul
Valéry : une poétique
de la lucidité
Nord-Sud :
le choc des civilisations
dans quelques romans
francophones
Casanova,
écrivain des Lumières
Ecrire
la Révolution
Chefs-d’œuvre
inconnus
« Entre
chien et loup :
l’animal dans quelques
œuvres de la littérature
moderne
Les
écrivains et l’Affaire
Dreyfus
Baudelaire
critique d’art
L’Europe
des écrivains (1919-1939)
La
Révolution russe dans la
littérature française
Faust
dans la littérature
française
Camus
essayiste
Et autant de séminaires et travaux pratiques en traductologie, sur des traductions françaises de Hoffmann, de Goethe, de Heine.
Cette liste peut nous donner une idée des thèmes et des intérêts dominants chez le professeur ; un coup d’œil aux brefs descriptifs de ces enseignements met en lumière les principaux enjeux qu’il y a inscrits :
La
lecture de quelques poèmes
et de quelques textes
réflexifs de Valéry nous
permettra d'apprécier sa
tentative, peut-être unique
au XXe siècle, de «faire la
lumière» par l'écriture.
(Valéry)
Leur
étude peut nous aider
à éclairer, nuancer
et approfondir le débat
contemporain. (Nord-Sud)
Casanova
est philosophe autant que
romancier. Son oeuvre est à
la fois narrative et
réflexive ; tous les
registres lui sont
familiers, et rien de ce qui
est humain ne lui est
étranger. (Casanova)
Comment
l'écriture peut-elle faire
face à une situation
d'urgence ?
(Révolution)
« Le
Chef-d'oeuvre inconnu" de
Balzac pose la question des
pouvoirs et des limites de
l'oeuvre d'art.
il
s'agira d'étudier comment
poètes et romanciers ont
tenté de comprendre
l'animal, et de se
comprendre à travers lui.
posant
une question qui reste
brûlante aujourd'hui : celle
de la responsabilité morale
et sociale de l'écrivain.
(Dreyfus)
Baudelaire
s’est toujours voulu poète
et critique. Cette double «
correspondance » est au
fondement de notre modernité
Quelle
était cette Europe, et qu'en
reste-t-il aujourd'hui ?
Leur
?regard, sur ce moment
capital de l'histoire, est
aussi fascinant que
révélateur. (Révolution
russe)
autant
de versions françaises, et
révélatrices, d'un de nos
mythes fondateurs. (Faust)
La présence récurrente du nous, de l’aujourd’hui, le régime du présent montrent bien que les objets du passé ne prennent de valeur que dans leur actualisation par une lecture toujours recommencée dans des contextes qui ne cessent de changer et qui doivent concerner avant tout celui ou celle qui, en lisant, se construit pour être au monde le plus pleinement que possible.
Comprendre, éclairer, approfondir, révéler, verbes dominants dans ces descriptifs, disent clairement à quoi se résume, pour Étienne, ce qui ne saurait se limiter à des« objectifs de formation », mais relève de la raison d’être et de la mission de l’intellectuel, de l’intellectuel concerné par le monde qui l’entoure. D’où la présence tout aussi remarquable d’expressions comme le débat contemporain, un moment capital de l’histoire, la responsabilité morale et sociale de l’écrivain, faire face à une situation d’urgence, etc.
Tout aussi parlants sont les descriptifs des séminaires de traductologie où l’accent est davantage porté sur une autre des préoccupations majeures d’Étienne : la langue comme véhicule de compréhension, dont la fonction est si essentielle qu’il faut travailler et lutter sans relâche pour lui préserver sa richesse, sa précision, sa justesse.
Il
s'agira d'étudier comment
différents traducteurs ont
rendu en français quelques
poèmes de Goethe (et
peut-être de proposer à
notre tour des
solutions).?On tentera de
saisir quels rapports
s'instituent à chaque fois
entre la forme et la
signification, et l'on se
demandera si le traducteur,
contraint à faire des choix,
peut espérer malgré tout
restituer la pluralité des
sens d'un poème. Comment
préserver tout à la fois,
chez Goethe, l'énigme et la
clarté ? Bref, comment le
retrouver vivant dans la
langue française ?
Ainsi, pendant ces années d’engagement dans notre Faculté, Étienne Barilier a partagé avec la plus grande largesse son immense savoir, mais aussi une conviction inébranlable et intransigeante : ce savoir consigné dans les livres qu’on lit et qu’on écrit nourrit l’inquiétude responsable que tout intellectuel, face à son existence et au monde, se doit d’entretenir et de faire connaître. Professer, tout en continuant d’écrire, c’est répondre exactement à cette injonction, en marchant dans les pas de Baudelaire ou de Valéry, présentés par Étienne à nos étudiants dans leur double incarnation de créateurs et de critiques.
Aussi, ce que nous célébrons aujourd’hui, ce n’est pas l’inscription au registre de l’Histoire d’un certain nombre de cours et de séminaires qui ont eu lieu dans une Faculté de lettres parmi d’autres, serait-elle même meilleure que d’autres. Nous voulons dire modestement, mais avec pleine conviction, que nous assumons cette posture de responsabilité incarnée par Étienne. Il dira non sans raison que nous le devons à nos étudiants et, plus largement, à notre environnement ; qu’il nous autorise à dire que nous le devons à lui aussi.
Merci, cher Étienne, pour ces leçons de littérature qui n’ont jamais été moins que des leçons d’être. D’être dans la langue, d’être au sein de notre héritage culturel, d’être au milieu de nos semblables qui font du monde ce qu’il est. C’est une autre façon de dire : merci de rester encore pour longtemps avec nous.
François Rosset [Doyen de la Faculté des Lettres de l’Université de Lausanne]
_________________________________________________________________________
Manon
Bruyère
Postface
à Mozart,
Casanova
Dans les nouvelles que l’on vient de lire, et qui se situent toutes deux à Lausanne, on voit se croiser bien des personnages célèbres, et dont la présence historique est attestée. Mozart vient à Lausanne en septembre 1766, Casanova y passe en 1760. Rousseau y fait plusieurs séjours, dont celui du fameux concert chez M. de Treytorrens. Voltaire habite la maison de Langallerie. Gibbon écrit à Lausanne sa célèbre histoire romaine. Toutes les célébrités convoquées ici tissent, sur la trame de la capitale vaudoise, une tapisserie aux dessins raffinés et chatoyants.
Mais les deux personnages centraux sont bien sûr Mozart et Casanova. C’est sur eux que s’attarde la narration, sur eux que porte l’admiration des narrateurs – car il est beaucoup question d’admirer, ici.
Quel lien peut-il exister entre Mozart enfant et Casanova déclinant ? Leur présence à Lausanne ne suffit pas. Ce n’est pas non plus le rôle de Louise Elisabeth de Saconnay (ou Saconai) si délicieusement « confrontée » à Mozart comme à Casanova qui suffit à unifier ces deux nouvelles. Non, ce qui lie fortement les deux textes, c’est plutôt la force d’humanité des deux personnages principaux, et pour tout dire, leur mystère ; un mystère qui les entoure d’une aura lumineuse, brillant, telle la lune sur le lac, sous les yeux de Monsieur Gibbon.
Leur mystère. Mozart enfant
sème partout ses notes
cristallines, ravit ses
auditeurs par une musique que
tous s’accordent à dire
divine ; Casanova laisse
derrière lui l’image de la
séduction même ; il
laisse mainte femme, méditant
sur le sublime de l’amour.
Le mystère de Mozart, si l’on s’approche encore, c’est celui de la restitution, dans la beauté universelle, des expériences singulières du beau. Il est seul capable de « [donner] le paysage tout entier tel que [le prince] le voit de sa fenêtre ; de [donner] ce lac sublime ». Oui, le mystère du petit Mozart, c’est de faire d’une beauté partielle et éphémère le Beau universel. Le mystère du chevalier de Seingalt est, tout au contraire, de révéler dans les personnes particulières la présence de la Beauté éternelle. La jeune Louise de Saconai est en quelque sorte révélée à elle-même et haussée au niveau de l’universel, comme toutes les femmes qu’a saluées Casanova.
Le chevalier est appelé ici
l’homme-cheval. Ce nom même
représente un idéal
d’équilibre mais aussi de
conscience de soi. Casanova
est en effet l’homme le plus
conscient qui soit et sa
conscience, sa lucidité, sa
vigilance soulignent partout
la présence de la
beauté ; Mozart au
contraire, c’est le génie
enfant, sans la conscience, et
livré sans retenue à la beauté
du monde. Mais autre chose les
rapproche : la beauté du
monde les fait tous deux aimer
l’être dans sa totalité, aimer
« l’agréable comme le
répugnant, le mélodieux comme
l’infâme ».
Un troisième personnage doit
être évoqué ici : la
ville de Lausanne. Plus qu’un
simple décor, elle tient un
rôle important. Du siècle
d’Amédée de Lausanne à celui
de la construction du métro
M2, elle est montrée au passé
comme au présent, grâce au
privilège de l’écriture – et
au stratagème des
« journées
historiques ». Lausanne,
ses descentes moutonnantes de
verdure et ses remontées
abruptes, est à elle seule un
résumé des aléas de la
condition humaine. Elle
acquiert, en superposant les
siècles comme autant de voiles
sur son corps, une stature de
capitale culturelle de
l’Europe !
La première de ces deux nouvelles se présente sous la forme d’une « lettre » du prince Louis-Eugène de Wurtemberg, promu au rang de Narrateur. Son horizon est celui de son siècle ; ses connaissances, celles d’un homme éclairé de 1766. Son attitude dévotieuse devant Rousseau, le maître en pédagogie, le prouve bien. Le second Narrateur doit nous retenir plus encore : en tant que professeur – ses élèves jouent dans la pièce de Voltaire montée à l’occasion des journées historiques – c’est lui qui nous guide dans Lausanne, dans le temps comme dans l’espace. Il fait défiler le sage évêque fervent de culte marial, et les petits rockeurs vêtus de cuir noir ; il nous dirige vers le mystérieux homme-cheval… Mais le point de vue véritablement supérieur – certains diraient omniscient – de ce petit livre, n’est-ce pas celui de Notre-Dame de Lausanne ? Elle domine toute la ville, veille au long des siècles, statue brisée et éternelle. Elle ouvre son manteau de pierre et de verdure qui descend jusqu’au bord du lac et sourit d’un sourire pareil à celui de l’ange de la cathédrale de Chartres, à tous ceux qui passent, vivants ou trépassés. Elle sourit à Voltaire, à Rousseau, à Mozart et à Casanova.
Ce n’est pas le moindre
plaisir pour le lecteur, de
faire dans ces deux nouvelles
l’expérience d’une
« sortie hors du
temps ». On sait, depuis
Proust, que cette expérience
est de celles qui donnent la
joie la plus profonde.
Très vite, Étienne Barilier s’est intéressé à la musique et à l’art en général. Fasciné par les artistes qui ont marqué leur époque, il écrit un essai sur Camus, un autre sur Alban Berg. Mais son goût de la fiction romanesque le pousse à faire vivre les êtres auxquels il s’intéresse dans des personnages susceptibles d’être analysés de plus près, et même de l’intérieur. C’est ainsi qu’il a publié, avec Le Dixième Ciel, un roman très personnel sur Pic de la Mirandole, l’humaniste florentin. Le lecteur, par le biais de la fiction romanesque, accède ainsi à l’intimité de personnages comme Laurent le Magnifique ou Michel-Ange. Il en va de même pour Mozart ou Casanova, dont nous sentons frémir la présence dans les deux nouvelles présentées ici.
Monique B.
__________________________________________________________________________________________________________
Jean Kaempfer
Postface à l’Énigme
L’Énigme entraîne le lecteur sur les terrains de fouilles archéologiques, à la recherche de vieux manuscrits chrétiens; on y rencontre des personnages discutant avec chaleur de la question de la résurrection du Christ; on peut même y lire, en grec et en traduction, un testament inédit. Voilà la matière première d’un passionnant roman théologique et philologique, que le Prix Dentan a distingué en 2002.
Cet intérêt pour une fiction dont Jésus est le héros n’est d’ailleurs pas isolé; depuis une dizaine d’années, les «romans de Jésus» se multiplient; ainsi L’Evangile selon Jésus- Christ (1991) de José Saramago proposait une transposition du récit évangélique: mêmes acteurs, même époque et mêmes lieux, mais soumis à une vaste amplification pourvoyeuse de descriptions et de portraits détaillés. Ce roman, paru quelques années après l’adaptation cinématographique de La Dernière Tentation du Christ, a ouvert une veine romanesque féconde qui varie les perspectives à l’envi, avec des Évangiles selon Judas, Ponce-Pilate, Marie-Madeleine, Véronique, Simon le Mage, etc. De son côté la science-fiction s’en est mêlée, qui grâce à ses paradoxes et «trous» temporels, ajoute des hommes d’aujourd’hui à la vaste galerie des témoins d’époque. L’Énigme emprunte à chacun de ces deux types, et construit à partir d’eux une variété générique inédite : le roman de Jésus philologique. Au centre effervescent de L’Énigme, il y a un texte ancien en effet, l’épître familière d’un Grec du 1er siècle qui témoigne de ses rencontres avec Jésus et en particulier de sa visite au tombeau : il y a vu le cadavre de Jésus ; le Christ n’est pas ressuscité. Cet Évangile selon un Grec inconnu, dont la portée hétérodoxe est patente, est-il authentique? Et dans l’affirmative, verra-t-on le pape annoncer « de son balcon pavoisé que Jésus n’est pas ressuscité, que sa foi est vaine et sa fonction périmée » ? Le roman de Barilier fait ainsi se rencontrer deux plans temporels. Si l’Évangile apocryphe joue un rôle essentiel dans L’Énigme, il n’en occupe pas tout le texte, comme c’est le cas pour le roman évoqué de Saramago. Chez Barilier, une intrigue contemporaine s’ajoute, qui relate les conditions de la découverte, du déchiffrement et des effets possibles de ce témoignage explosif.
Comment expliquer la fortune romanesque que connaît aujourd’hui le fils de Dieu? Est-ce un signe que nous serions en train de renouer, après quelques décennies de démocraties-marchés cyniques, avec le souci spiritualiste? Sans l’exclure, je suggérerais plutôt que l’intérêt romanesque grandissant pour la « matière » évangélique est lié à une perplexité propre à l’univers de la communication audiovisuelle instantanée et ubiquitaire où nous baignons. Cet univers est intégralement indiciel: de la même façon qu’il n’y a pas de fumée sans feu, je sais que les signes pléthoriques au sein desquels je vis sont arrachés à une réalité incontestable. Ces images qui m’entourent ne sont pas imaginaires, et ces paroles ne sont pas du vent, puisqu’elles résultent de prises de vue, de prises de son : elles ont été capturées toutes vives dans le monde ambiant. Ce que je vois et entends est réel, je pourrais le toucher, donc je peux y croire. Ainsi notre entourage médiatique aurait-il périmé la vieille revendication de saint Thomas: «Je veux le voir pour y croire ».
Et pourtant... la soif de simulacres confondants semble inextinguible ; elle mène à une fuite en avant affolée dont la surenchère des reality-shows est le symptôme le plus récent. L’Énigme évoque pour sa part un artiste qui pousse la ressemblance entre la réalité et sa représentation jusqu’à la monstruosité. Dans la vaste demeure «d’un riche anarchiste romain passionné d’art contemporain», il expose une série de grandes photographies en couleurs montrant une Passion au féminin: une jeune femme y subit «les outrages que les Evangiles attribuent à Jésus» - une photo, en particulier «pour chaque clou, prise au moment du coup de marteau». Des rehauts de vrai sang caillé accroissent l’effet. Et l’on apprend par ailleurs que la victime, « certes déclouée sitôt la dernière photo prise, avait dû être hospitalisée ».
Face à ces manifestations tératologiques de ce que l’on pourrait appeler le syndrome de saint Thomas, l’énigme chrétienne de l’Homme-Dieu constitue un recours exemplaire. Elle pose de manière centrale la question de la croyance, du partage entre le vrai et le faux, entre l’illusion et la réalité. En effet, comme le rappelle un personnage de L’Enigme, le christianisme s’appuie sur des faits, sur «leJésus historique». C’est là sa singularité: «Seul le christianisme demande de croire à la transcendance dans l’histoire, dans le temps historique. Seul, donc, il s'expose à la réfutation.» Le christianisme n’exclut pas la foi du charbonnier, mais il permet le doute, l’enquête. Jean, qui veut être aimé, Thomas, qui s’interroge, Judas, qui trahit: la cohorte des apôtres crée autour de Jésus une intense animation dramatique qui n’est pas séparable de la Bonne Nouvelle ; le climat narratif originel du christianisme - c’est, déjà, le roman. Et si le roman, aujourd’hui, reprend son bien aux Evangiles, c’est sans doute à des fins thérapeutiques, pour mettre à la diète les intoxiqués du visible que nous sommes devenus.
L’Énigme noue ensemble deux intrigues. J’ai déjà évoqué l’une d’entre elles; ses héros sont des professeurs de grec, des codex de parchemin à découvrir. L’autre est un roman de formation, relate une éducation sentimentale dans les années septante à Lausanne : Jean est envoyé par Larive, le titulaire de la chaire de grec dont il est l’assistant, sur un site archéologique proche du Caire. C’est là qu’il rencontre Aida, une jeune fille qu’il veut aimer comme une image ; chargé d’apporter à un autre helléniste, Montaigle, le manuscrit qu’il vient de découvrir en Égypte, Jean s’éprend, dans l’été italien, de Sibylle, qui l’initie avec une généreuse simplicité au plaisir physique; puis, revenu à Lausanne, il partage la vie de Chloé, une étudiante passionnée comme lui de civilisations antiques.
Mais les deux intrigues dont Jean est la cheville ouvrière se rejoignent à un autre niveau encore. Pour Larive ou pour Montaigle, l’intérêt porté aux manuscrits d’Oxyrhynque ou de Qumrân, la passion déployée à chercher un manuscrit ancien de l’Évangile de Thomas, débordent le cadre de la simple curiosité professionnelle. «Notre génération», rappelle ainsi Larive, «prenait Dieu très au sérieux. Et ce qui nous impatientait, c’est qu’au vingtième siècle son inexistence n’ait pas été définitivement prouvée et établie. » Quant à Jean, le «fils de la Parole» - c’est ainsi qu’il évoque ironiquement son destin de fils de pasteur - il se trouve pour ainsi dire nativement entravé dans le carcan moraliste de la Parole dont il procède. Autour de lui, constate-t-il, on fait l’amour sans façon. Cette précipitation ne saurait être son genre ; ne sait-il pas bien en effet que « la précipitation n’a rien que de vulgaire et de mal élevé, c’est montrer qu’on a des désirs»... D’ailleurs, quoi qu’on fasse, le Ciel vous regarde, « truffé d’œils et d’œilletons, chargé de sourcils et de regards lourds». Aussi Jean, après avoir connu le plaisir avec Sibylle, s’en prend-il à Jésus, qui l’empêche «d’être amoureux joyeux, méchant librement». «L’inexistence de Dieu? Certes, mais dans un seul but: vaincre la solitude, être libre, libre. Pour vivre. Dieu n’existe pas, tout est permis, même de respirer. »
Montaigle fait partie, comme Larive, de ces lecteurs du Mythe de Sisyphe pour qui la question de l’existence (ou de l’inexistence) de Dieu est essentielle. Mais en déchiffrant l’Evangile épicurien que Jean lui a rapporté du site d’Oxyrhynque, une autre passion encore le meut, plus intime et plus traumatique. Sa femme et sa fille sont mortes en effet dans un accident de voiture, mortes à jamais. « Ma Juliette n’est pas ressuscitée, non parce que nous manquons de foi, mais parce qu’on ne ressuscite pas [...]. Un point c’est tout.» Or, «cette banalité», pour Montaigle, «n’a été démentie que par un effort d’illusion véritablement monstrueux, véritablement criminel, et qui s’appelle les Evangiles. » Pour lui, la nouvelle de la non-résurrection du Christ contenue dans l’épître découverte par Jean prend ainsi la dimension d’un règlement de comptes personnel avec Dieu.
La révélation de cette mauvaise bonne nouvelle est différée dans le roman au fil de scènes récurrentes pendant lesquelles Montaigle lit à Jean les fragments successifs de la traduction en cours. Le cadre de ces scènes de lecture est singulier, et mérite un rapide commentaire. Montaigle se tient « debout devant le codex ouvert un peu comme le pasteur devant la table de communion, avec le livre, le pain et le vin». Aussi Jean, lors de ces célébrations, se retrouve-t-il « dans la posture, peu courante à vrai dire, d’un enfant de chœur protestant, ou tout au moins d’un acolyte du divin service. » La communication de la mauvaise nouvelle athée exige le même décorum que celle de l’Évangile chrétien. A chaque fois, l’adhésion croyante (ou crédule) dépend d’une mise en scène liturgique. Et s’il paraissait nécessaire à Jean de tuer Dieu pour vaincre la solitude, la croyance dévote en sa mort - dont Montaigle s’institue le prêtre - y conduit plus sûrement encore. L’anti-religion de Montaigle proclame un «désespoir triomphant»: « Nous sommes nés pour la vérité, pas pour le bonheur. ». Mais ce triomphe lugubre est d’autant moins justifié que le manuscrit sur
lequel il se fonde est un faux, et que le faussaire, c’est Montaigle en personne! Ainsi, «l’effort d’illusion véritablement criminel» qu’il dénonçait dans les Evangiles ne l’empêche pas d’être un tel criminel à son tour - voire d’être lui-même la première victime de sa machination: car ce faux, qui est toute sa vérité, Montaigle, connu pourtant dans le monde académique pour son acharnement à dépister les faux - et bien, il y croit; il «croit réellement, de tout son être, que ce texte est vrai. »
Au terme de sa lettre, l’épistolier grec inventé par Montaigle raconte sa visite au Saint-Sépulcre, aux côtés d’une femme éplorée. Sept ou huit corps sont là, des cadavres nus, ravagés par la souffrance, les supplices subis, méconnaissables. Celui de Jésus est parmi eux. Mais la femme ne le reconnaît pas. «Ce corps, à ses yeux, n’était pas celui de Jésus. D’une certaine manière, elle avait bien raison. Elle qui s’attendait à le voir semblable à lui-même et simplement endormi, elle crut qu’il n’était pas parmi ces suppliciés. » Quant à Jean, qui avait d’abord ajouté foi à cette épître, il n’avait pas mesuré son indignation en apprenant la supercherie. Mais à la fin de L’Enigme, lorsqu’il parle à Chloé de la forgerie de Montaigle, Jean avoue le plaisir que sa relecture lui prodigue. « C’est une invention, je le veux bien, mais elle exprime ce qui est vrai. »
Nous vivons à l’ère des simulacres; nous avons les raisons les plus probantes de croire ceux-ci en rapport immédiat avec les choses ; le fantasme mimétique qui nous fait désirer l’indistinction du monde et de sa représentation trouve à s’assouvir comme jamais. Mais en face, le syndrome de saint Thomas est têtu : en verrons-nous assez, au moins une fois, pour y croire vraiment? C’est peu probable. Autant revenir à cette obsession, alors: elle est le propre du christianisme; celui-ci voulait nous gagner à la croyance par la promesse que nous verrions un jour en vérité ce qu’ici-bas nous voyons comme en un miroir. Voilà bien le schème de notre espoir : « une invention, je le veux bien, mais qui exprime ce qui est vrai. » Cette nuance, il est vrai, est peu chrétienne. Seule la littérature pouvait la prendre en charge. Ainsi L’Enigme, qui réinvente ce qu’il y a de vrai dans la Fable évangélique et lui confère une nouvelle actualité.
Jean Kaempfer
__________________________________________________________________________________________________________
Claude
Reichler
Postface
aux Enfants-Loups
(1997)
Comme il nous est nécessaire aujourd’hui, celui qui s’adresse à nous avec confiance ! Il recrée ce rapport fiable à la parole dont nous sommes presque toujours privés. Il n’use pas d’une parole oratoire, qui entraîne ou qui accable, qui accuse ou flatte, mais d’une parole de bonne foi, qui cherche avec nous qui l’entendons, et qui demande notre assentiment par raison. C’est à elle qu’Étienne Barilier s’est voué, dont il fait constamment - au milieu du monde plein de pièges et de trivialités où il vit comme vous et moi - ce que j’appellerai d’un terme démodé, mais précis, un exercice spirituel. Une telle attitude naît d’un sentiment d’urgence et de responsabilité face aux choses et aux êtres : il est indispensable de comprendre ; et ce que j’ai compris, il faut le dire. Pourtant, chez Barilier, ce sentiment est accompagné d’une constante réserve, car dire, ce n’est jamais imposer ses vues, mais bien plutôt inviter l’autre au dialogue, lui donner une chance de résister au tangage de l’histoire et d’éviter la défiance onaniste.
Cette parole-là, Étienne Barilier en a parcouru les territoires depuis plus de vingt-cinq ans qu’il écrit. Essayiste, il nous a donné des ouvrages riches de pensée dans les domaines de la philosophie, de la musique, de la politique, de la société. Romancier fécond, il est l’auteur d’une quinzaine de romans, dont plusieurs sont accessibles en collection de poche. Barilier aime d’ailleurs croiser les genres, pratiquant des passages entre la fiction et l’argumentation, des aller-retour entre imaginaire et réflexion, et d’autant plus visiblement qu’il traduit parfois d’un genre à l’autre les thèmes qu’il aborde. Il aime aussi dans ses romans inventer des personnages et des intrigues qui questionnent et parfois malmènent les positions doctrinales ou les arguments philosophiques. Et dans l’essai même, il ne dédaigne pas certaines formes bien proches de la fiction.
Car une parole de confiance n’est pas une parole dolente, au contraire : elle peut être souvent joueuse, voire moqueuse, et même combattante. Sa valeur se mesure au lien qu’elle noue avec son lecteur, mais aussi à la qualité des causes qu’elle défend, au potentiel de nuisance des attitudes qu’elle dénonce, à l’importance des questions qu’elle pose.
Le sentiment d’urgence qui habite Étienne Barilier le conduit aussi à s’adresser à nous par des moyens plus directs : la conférence, l’article, la chronique. Il pratique avec talent un journalisme d’écrivain qui exige l’acuité du regard, la rapidité du jugement, la concision de la formule. Il me semble que Barilier exerce alors véritablement ce métier d’intellectuel (encore un mot qui entraîne des malentendus, mais gardons-le !) auquel il a su conserver sa vertu, parce qu’il a refusé les complaisances auxquelles d’autres se sont livrés.
Cela signifie d’abord une curiosité incessante, ouverte à tout, sans préjugés, une attitude d’accueil et d’attention pour tous les phénomènes humains et sociaux. Mais en même temps, le « métier » d’intellectuel exige la force d’évaluer les actions et les idées, et de porter un jugement en les comparant. Il demande que celui qui l’exerce soit capable de mettre les choses en perspective, de mesurer le présent à la lumière du passé, de ne pas sacrifier les exigences de l’avenir en fonction de facilités promises. Cette idée est centrale chez Barilier, sans qu’il ne puisse jamais être soupçonné de conservatisme. Au contraire, s’il pense que le présent doit être jugé, et jamais idolâtré, c’est parce qu’il a confiance dans l’avenir, dans les potentialités de transformations positives de nos sociétés.
Ni scientifique (sociologue, psychologue ou historien), ni expert (cette caricature de l’évaluation), ni homme de l’action politique, mais se situant à leur croisement, dans une féconde distance, Étienne Barilier me paraît aujourd’hui donner l’exemple d’une attitude intellectuelle fondée sur une éthique de la parole, faite de rigueur dans la pensée, de responsabilité dans l’engagement, de confiance dans le dialogue.
Si tout le travail de Barilier témoigne pour cette éthique de la parole, les trois textes réunis dans cepetit volume le font à leur tour pleinement. Ils sont comme un condensé des manières et des contenus de l’œuvre.
Le premier texte est un conte philosophique, à la Voltaire, qui reprend un mode de fiction qu’affectionnaient les écrivains du xvnie siècle, celui de Vexpérience de pensée. Ironie et précision du trait, documents historiques et allusions contemporaines joyeusement mêlés, libre disposition de l’espace et du temps. Faut-il un château ? le voici. Un parc immense ? une ville ? ils sont là. L’action doit courir sur trente ans en dix pages? il n’y a qu’à dire! L’allégorie court sur plus longtemps encore : de « l’homme est un loup pour l’homme » à « l’homme est un castor pour l’homme » (ah ! s’il avait existé un animal qui ait eu une faucille et un marteau à la place de la queue !), pour finir sur « l’homme est un néant pour l’homme »...
Le second texte est un discours, disons, dans le genre de Rousseau : on attend de vous un éloge, et vous livrez un avertissement grave, mêlé de satire et de considérations qui vont à l’encontre des idées reçues. Vous refaites ce monde qui n’en demandait pas tant. Quant au troisième texte, il reprend et complète le discours de remerciement du Prix Veillon (décerné en 1995), en abordant un thème cher à l’auteur, celui de la relation entre l’essayiste et le romancier. Barilier se réclame précisément de la lignée des écrivains des Lumières, qui ne voyaient nulle antinomie entre ces deux modes d’écriture.
La question de l’éducation est le commun sujet des trois textes. On peut en résumer brièvement le propos central. Ni la nature, ni la technique, ni l’au- torégulation ne suffisent seules à faire une éducation, bien qu’elles soient toutes trois nécessaires ; il y faut une exigence de dépassement des circonstances et du « milieu ». L’homme n’est homme que s’il est porté vers un au-delà de ce qu’il connaît et maîtrise. Le conte comme le discours disent que tout projet de formation qui se contente de reproduire, de viser seulement une excellence à l’intérieur de ses propres limites, est finalement stérile. Et l’un et l’autre ouvrent sur ce paradoxe : il faut enseigner la liberté. Celle-ci ne va pas de soi, ne tombe pas du ciel. Il faut l’aider à naître et à se développer.
Quoique discret, l’engagement est clairement marqué. Barilier dénonce deux dangers parallèles : la société marchande sous sa forme extrême que nous connaissons aujourd’hui, le néo-libéralisme (aussi sauvage que les loups des « Enfants-loups », qui produisent, bien sûr, de jeunes loups...) ; et l’adoration du présent, qui est fermeture sur soi-même, d’autant plus inquiétante qu’elle semble procéder d’un désir de connaissance, d’une sorte de bonne volonté trompeuse. Tout au contraire, quant à lui, Barilier ne cherche en aucune façon à flatter la jeunesse à laquelle il s’adresse, lui demandant d’abord de prendre conscience des formes modernes d’aliénation que masquent la pression du marketing et la sollicitude des politiques.
« Face au monde, il ne fait pas retraite », écrit Étienne Barilier dans son discours de réception du Prix Veillon, en parlant de l’artiste (et de l’écrivain). Puissé-je avoir montré combien cette phrase s’applique à lui-même ! Et combien sont précieux aujourd’hui de tels hommes, dans ce pays qui donne rarement à la pensée une véritable attention, et qui est toujours tenté de confondre la mesure avec la retraite, voire de préférer la retraite à toute autre attitude.
Claude Reichler
___________________________________________________________________________________________________________
Sylviane Dupuis
Présentation d'Étienne Barilier
Né en
1947 à Payerne, Étienne
Barilier a passé son enfance
à Vufflens-la-Ville, dans le
canton de Vaud. Après des
études classiques
latin-grec, il obtient un
doctorat ès Lettres. En 1971
paraît son premier roman,
Orphée. À partir de là, les
publications vont se
succéder à un rythme
impressionnant: en vingt-six
ans, Étienne Barilier aura
publié seize romans et
treize essais –
sans compter ses
nombreuses traductions (de l'allemand:
Durrenmatt, Hohl, Frisch,
Muschg, Wedekind ou Bachofen, de
l'italien: Landolfi, et même
du latin, avec, en 1998, la
première édition en français
de Contre le Libelle de
Calvin, de Sébastien
Castellion, un manifeste en
faveur de la tolérance et de
la justice qui constitue
l'un des plus grands textes
de l'humanisme). Il a donné
des conférences dans
plusieurs pays d'Europe
ainsi qu'au Brésil, en
Argentine et en Egypte,
enseigné la littérature et
l'histoire des idées aux
Universités de Lausanne
(Lettres et Sciences
sociales et politiques),
Zurich, et Los Angeles
(USC). Trois de ses romans
ont été traduits en
allemand; Le
Dixième Ciel a été
traduit en espagnol.
En
1978, il a été lauréat à
Paris du Prix d'Honneur pour
Le Chien Tristan.
Ses romans Prague
et Le
Dixième Ciel ont
obtenu respectivement le
Prix Rambert à Lausanne en
1980, et le Prix de l'Union
internationale des Editeurs
de langue française en 1987.
Enfin, en 1995, Étienne
Barilier s'est vu décerner à
Paris le Prix de l'Union
rationaliste, et à Zurich le
Prix européen de l'essai
Charles Veillon pour son
essai Contre le
nouvel obscurantisme.
Eloge du Progrès.
L'écrivain suisse alémanique
Hugo Loetscher rendit à
cette occasion un vibrant
hommage à l'essayiste.
Il
y a un idéalisme –
revendiqué – chez Étienne
Barilier, une aspiration
passionnée à l'universel. Il
y a aussi une forme
d'optimisme de la pensée,
une confiance (encore, et
malgré le sombre héritage de
ce siècle et ses
désillusions) en les
pouvoirs de la raison, en
son
« progrès »
possible, en sa capacité de
Conviction et d'élaboration
(si nous le voulons) d'un
sens commun, partageable –
dont il fait lui-même, dans
La Ressemblance
humaine ou Contre
le nouvel obscurantisme,
l'impeccable démonstration,
en rappelant, dans une
Europe tentée de rejeter ses
propres valeurs ou de les
relativiser à l'excès, la
nécessité des «universaux»,
et en réaffirmant haut et
fort le primat de la pensée
rationnelle, contre tous les
obscurantismes
contemporains : « Ma
conviction, si vulnérable
soit-elle, demeure que le
combat pour l'universel
est le seul combat
sensé » :
c’est sur cette profession
de foi que s'ouvre son essai
La Ressemblance
humaine, qui fait le
tour, tant historiquement
que philosophiquement, du
«problème de l'universel
» ; car « nulle valeur
n’est reconnue comme
universelle par tout
l’univers » ; et
il est grand temps
(aujourd'hui que le monde
est devenu un) que la
société humaine se
préoccupe, si elle veut
pouvoir survivre, de se
donner sur les plans
spirituel, civique et
éthique un certain nombre de
repères capables d'orienter
la pensée, la justice, la
politique et l'action, comme
de donner un sens à la
«douleur d'être». Paru il y
a sept ans déjà, cet essai
fondamental quant à ses
enjeux ne cesse de gagner en
actualité par rapport aux
besoins qui surgissent, de
plus en plus liés à la
nécessité de repenser
l' « universel
humain ». Quant à Contre
le nouvel obscurantisme il
prolonge quatre ans plus
tard, et avec une qualité
d'écriture remarquable, la
démarche intellectuelle de
l'essai précédent, de
manière plus directement
engagée dans le présent;
analysant les pathologies
sociales contemporaines,
s'interrogeant par exemple
sur le prétendu «retour du
religieux» (qui n'est selon
Barilier, pour le moment
tout au moins, qu'un retour
des superstitions engendré
par la peur du changement et
de la liberté, ou la paresse
intellectuelle et
l'ignorance, en Europe comme
dans les pays islamiques),
ou se portant à la défense
de la discipline
scientifique contre ses
détracteurs.
Ce
n'est pas par hasard
qu'Étienne Barilier
choisissait en 1984, pour
objet de l'un de ses
premiers essais, le fameux Banquet de
Platon. Et l'on retrouvera
la veine (néo)platonicienne
dans Le Dixième
Ciel, qui restitue sur
le mode romanesque le destin
de l'humaniste florentin Pic
de la Mirandole. Mais cet
idéalisme hérité à la fois
de la formation classique et
de l'empreinte chrétienne,
tout se passe comme s'il
s'était d'emblée donné les
moyens d'une dialectique qui
préserve à la fois
l'écrivain de l'angélisme,
de l'abstraction pure, ou
des «ré-enchantements du
monde» mensongers – et de la
résignation désenchantée à
ce qu'on appelle pauvrement
« la réalité ».
Dialectique, dans l’œuvre,
de la raison et de la
sensibilité, d'une lucidité
parfois amère et de l'élan
vers un dépassement, ou un
« progrès »
humain. Et dialectique d'une
oeuvre à l'autre: car
Étienne Barilier est
philosophe, essayiste, et il
est romancier. Ce double
choix formel et le statut
paradoxal qui en découle
n'ont d'ailleurs pas manqué
de lui compliquer la vie,
tant rassurent les
étiquettes et le respect des
catégories, en Suisse
peut-être plus encore
qu'ailleurs : on y
confond volontiers fidélité
à un genre littéraire et
fidélité à soi, ou à sa
parole propre. Mais ils lui
permettent aussi de naviguer
sans cesse d'un point de vue
à l'autre, du plus
conceptuel au plus concret
(à l'intérieur même de ses
essais, ou l'auteur use à
merveille de l'art de
l' « exemplum »,
comme au sein de ses romans
où se glissent presque
toujours des enjeux d'ordre
métaphysique), du plus
strictement rationnel au
plus passionné. Bien que
philosophe, jamais il
n'oublie que l'imagination
« est la première
forme, la plus immédiate,
la plus simple, la plus
forte et la plus libre, de
l'esprit critique. Créer
des mondes qui ne sont
pas, c’est critiquer le
monde; faire surgir
des univers de mots, c’est
mettre en cause le monde
des choses, le taxer
d'insuffisance.[1]
»
C'est
donc probablement dans cette
alternance et cette
complémentarité entre
travail de l'essayiste et
travail du romancier que
réside en premier lieu
l'originalité de l’œuvre
d'Étienne Barilier. Qu'on en
juge plutôt: en 1977
paraissent conjointement à
l'Âge d'Homme l'un de ses
meilleurs romans : Le Chien Tristan,
et la thèse consacrée à Albert Camus,
philosophie et
littérature ; ils
sont suivis en 1978 de
l'étude (la première en
français) consacrée au
compositeur Alban Berg, puis
des romans Prague
et Le
Rapt; au roman Le
Dixième Ciel succédera
l'essai (fort remarqué en
France) consacré aux «frères
ennemis» Sartre et Aron et à
leur débat
intellectuel : les
Petits Camarades;
enfin, plus récemment, sont
parus conjointement aux
Editions Zoé l'essai Contre
le Nouvel Obscurantisme et
le roman Un
rêve californien. La
complémentarité des genres
est donc presque parfaite,
et se voit encore renforcée
par leurs liens
thématiques : ainsi, la
musique donne son titre à un
roman (dont le héros est le
chat Musique, et où il est
question de l'assassinat
d'un critique musical par un
pianiste!), inspire
largement Le
Chien Tristan, et fait
l'objet de deux essais, l'un
sur Berg. l'autre sur le
motif musical
B-A-C-H.
Or
cette dimension formelle de
l’œuvre, cette particularité
d'ordre quasi organique est
elle-même indissociable d'un
style. Barilier écrit vite,
et il écrit beaucoup (parce
qu'aussi bien il n'arrête
pas de penser - ce dont
témoignent parallèlement les
nombreuses chroniques parues
dans L’Hebdo ou
réunies dans Un
monde irréel, recueil
de commentaires sur la
télévision écrits entre 1981
et 1988). Dans une Suisse
romande où le travail, la
ciselure du style
(volontiers comparé à un
artisanat) sont de toute
première importance, densité
et « profondeur »
étant traditionnellement
préférées à la quantité
(toujours suspecte de
facilité), on s'est parfois
autorisé de ce constat pour
décréter que Barilier,
puisqu'il «écrit trop »,
écrivait mal ; lui-même
s'en plaint non sans quelque
légitime amertume dans son
pamphlet de 1989: Soyons
médiocres!
On
pourrait dire de l'écriture
d'Étienne Barilier,
foncièrement dialogique (ou
«socratique»), qu'elle a
conservé quelque chose de la
parole orale: il y a du
philosophe des Lumières chez
cet écrivain du XXe siècle,
et un «ton» qui rappelle
plus Voltaire ou Diderot que
la terminologie
obscurcissante de certains
contemporains. Ses essais,
émaillés de formules
percutantes (« Le
contraire de la violence
n’est pas la douceur; mais
la pensée »[2])
mais dénués de tout jargon,
ont la convaincante clarté
de qui écrit en épousant
dans son discours le
mouvement vivant de sa
pensée. C'est tout entier,
d'un élan presque candide
(mais nullement naïf) que
l'essayiste participe à son
propos, et ce qui frappe ici
est la présence, dans la
langue, de celui qui parle,
jouant avec brio de
l'interpellation ironique,
prenant son lecteur à
partie, prévenant ailleurs
ses objections pour mieux
les intégrer à sa
démonstration: «Fort
bien. Mais pourquoi ne
sommes-nous pas, alors,
dans le meilleur des
mondes ?[3]
». Il n'est pas
indifférent de rappeler que
c'est avec une thèse
consacrée à Camus que le
jeune romancier (il a tout
juste trente ans, et déjà
sept romans à son actif) se
fait essayiste. L'auteur de
L’Homme révolté
restera toujours – il
l'est encore
– une référence
majeure pour Barilier, quant
à sa pensée, quant à sa
probité et à son engagement
d'homme. D'une certaine
manière leurs styles,
nourris aux mêmes sources
littéraires et
philosophiques (du
classicisme à Nietzsche et à
Dostoïevski – en passant par
la théologie: Barilier est
fils de pasteur, et Camus,
dont l'athéisme continue
d'être obsédé par la figure
compatissante du Christ et
la question du mal, rédigea
une thèse de doctorat
consacrée à une question de
théologie chrétienne), mais
aussi leurs enjeux, se
ressemblent. (Il faudrait
encore, à côté de Camus,
mentionner cet autre maître
à penser de Barilier que fut
Raymond Aron, l'homme de
science rigoureux qu'il
oppose, dans Les
Petits Camarades, à
l'écrivain visionnaire et
passionnément subjectif que
fut Sartre.)
Barilier
a tout lu, s'est tout
assimilé: un autre aspect de
sa dialectique est ce
dialogue qu'il entretient de
manière ininterrompue, et
d'une oeuvre à l'autre, avec
les morts et les vivants (de
l'Antiquité aux
contemporains), nourri d'une
érudition sans faille mais
jamais pesante, jamais
pédante, non plus, et
amalgamée dans l'essai au
flux de sa démonstration.
Ces déplacements de points
de vue, cet aller-retour
perpétuel du je à l'autre,
ou d'un autre à un autre,
comme du particulier à
l'universel, cette
alternance des genres qui
est aussi une manière de
passer du «dedans» (des
consciences ou des corps,
dans le roman) au «dehors»
(du monde) ou au surplomb
des abstractions (dans
l'essai), cette mobilité de
l'intelligence, voilà les
qualités premières d'un
écrivain qui se préoccupe
moins de la concentration
que du mouvement, et moins
de suggérer par l'ellipse
(comme le fait la poésie)
que de dire, encore et
encore, de «chercher la
vérité» comme son personnage
Pic de la Mirandole, jouant
du paradoxe et du paroxysme,
comme de toutes les formes
du fictionnel à sa
disposition. Ses essais sont
construits comme des
enquêtes, et ses romans
(dont la forme emprunte
tantôt au genre policier,
tantôt au roman épistolaire
ou historique) enchevêtrent
parfois de manière presque
retorse les instances
narratives: l'ironie – autre
dimension caractéristique de
cette écriture – ne
consiste-t-elle pas,
précisément, à brouiller la
réponse à la question: qui
parle?
Les
romans de Barilier sont, de
son propre aveu, le champ
d'un combat entre « l'élan lyrique et
la distance ironique ».
Mais, observe-t-il, ce sont
là « deux façons de
porter attention au monde,
deux modalités du regard,
deux manières d'éprouver
la réalité. Et mon rêve
serait qu'au comble de
l'ironie, à la pointe du
regard le plus aigu, se
découvre l'émerveillement
le plus naïf et se noue,
avec le monde, l'accord le
plus simple[4]. »
Il n'est pas certain que le
lyrisme, l'émerveillement,
et cette sorte d'innocence
qu'ils supposent, survivent,
intacts, à l'ironie... S'il
existe de nombreux passages
de l’œuvre où ce
« lyrisme
combattu » perce en
effet entre les lignes, nous
surprenant au détour d'une
phrase comme dans ce
portrait de «Crisiroud»
(condensé ironique des noms
des poètes Crisinel et
Gustave Roud): « des
morceaux de douleur, des
cris d'abandon, quelque
chose de perdu, de jeté à
terre… [5]»
ou au milieu d’une page
laissant soudain jaillir
l'aveu autobiographique,
subrepticement glissé dans
le corps du roman et délégué
à un personnage,
– ou encore comme
ici, dans Contre
le nouvel
obscurantisme :
« Nous nous tournons
ici, puis là, nous nous
retournons sur le lit du
présent, en quête de
sommeil temporel, en quête
de temporalités plus
vieilles que les songes,
et demeurons désespérément
éveillés... », Ces
moments demeurent des grâces
isolées, de purs bonheurs de
style émaillant tantôt
l'argumentation, tantôt la
narration. La « vision
du monde » que nous
livre Barilier, elle,
foncièrement paradoxale
(jusqu'à la discordance,
jusqu'au déchirement),
oscille entre une foi en la
« raison
sensible » qui oriente
vers l'universel et dote
d'une grande force de
Conviction la démarche de
l'essayiste, et une vision
plutôt noire, parfois
inquiétante jusqu'au
cauchemar, de la société
humaine (vision à laquelle
le romancier, cette fois,
emprunte sa matière
imaginative), vouant les
consciences à la solitude et
à la douleur plus souvent
qu'à l'amour ou à la
fraternité, et les corps à
la violence égoïste et
brutale du désir, quand ce
n'est pas à la barbarie.
Peut-être un tel paradoxe,
lui aussi, et cette « tension
constante, irrésolue,
entre les Lumières et la
Nuit »[6],
détiennent-ils une clé de
cette oeuvre ou la sincérité
de celui qui parle, mû par
ses propres contradictions
et « ce mystère qui
fait écrire » mais
qu'aucune oeuvre n'élucide,
est en définitive ce qui
nous retient le plus
sûrement – comme une énigme
à percer.
A
l'opposé de la dimension
universaliste des essais, Soyons
médiocres !
est un pamphlet dirigé, plus
localement, contre l'état
d'esprit du «Milieu
Littéraire Romand» : «
Sous «Ecrivain Romand»,
y suggère Barilier, le
dictionnaire pourrait
proposer cette définition
très générale: névrosé de
la confiance refusée. »
Derrière le sarcasme et,
parfois, l'inhabituelle
brutalité de ton de ce texte
avant tout polémique, on
devine une blessure dont
Barilier, devenu écrivain
reconnu et même honoré de
plusieurs prix, se décide,
dix-huit ans après la
parution de son premier
roman, à témoigner. Non sans
colère. Car cette blessure
n'est pas seulement la
sienne – il n'en ferait pas
un livre – mais concerne
selon lui, depuis plus d'un
siècle, l'ensemble des
créateurs et des
intellectuels écrivant et
publiant en Suisse romande.
Ce qu'il s'agit de dénoncer,
c'est un état d'esprit
fondamentalement ennemi de
ce «besoin de grandeur» »
dont parlait C.F. Ramuz, et
qui voue les artistes à la
médiocrité, ou à la
solitude. « Ecrire-en-Suisse-romande,
c'est (...) sceller son
destin de néant, certifier
à jamais que pas
une syllabe de
cette écriture
n'intéressera quiconque.[7]
»
Cet
isolement mental du créateur
suisse, et la «névrose» qui
en découle (Dürrenmatt, du
côté alémanique, n'a-t-il
pas comparé la Suisse à une
prison volontaire dont tout
citoyen est le farouche
gardien?) me paraissent
constituer, plus ou moins
consciemment, une autre
composante essentielle du
travail et de l’œuvre de
Barilier (qui a lui-même
décidé, contrairement à de
nombreux compatriotes :
J.-L. Benoziglio, B.
Comment, P. Nizon... de ne
pas s'exiler à Paris ou
ailleurs, et d'assumer son
«destin» de créateur
romand). Ainsi, dans Le
Chien Tristan[8],
il choisit de mettre en
scène - avec une ironie et
une cruauté, presque, pour
ses personnages, qui
semblent annoncer, douze ans
plus tôt, les pages les plus
sarcastiques de Soyons
médiocres! – et ceci
dans le cadre très réel de
l'Institut suisse de Rome où
il passa lui-même trois ans,
de jeunes universitaires
s'étant à tel point
identifiés à leur objet de
recherche qu'ils se
prennent, l'un pour Liszt,
d'autres pour Wagner,
Schumann. Paganini ou
Nietzsche. Or, prévient le
narrateur, l'Institut suisse
occupe au sein de la ville
de Rome « la position
que la Suisse occupe dans
I’Europe ». Dans
cet étonnant roman policier
qui nous tient en haleine du
début à la fin, et où
Barilier manifeste mieux que
nulle part peut-être son art
subtil de la composition et
du suspense, il sera donc
question de Rome (où
séjournèrent plus ou moins
longtemps tous les artistes
auxquels s'intéressent les
membres de l'Institut
suisse), du romantisme
(comme quête de la vérité et
de Soi) et de sa dérision,
mais aussi et surtout d'une
inadaptation à la vie qui
est le lot commun de tous
les personnages masculins du
roman – confrontés à une
femme, Persana (la
propriétaire du chien
Tristan), qui leur servira
de révélateur. Et cette
inadaptation, cette «folie»,
si elles figurent aussi, de
manière symbolique, le
déracinement de l'homme
contemporain, sa tragique
séparation, il n'est pas
sans signification qu'elles
soient, au cœur de la «Ville
éternelle», le fait
d'intellectuels suisses se
voulant, se rêvant artistes,
cloîtrés dans l'Institut
(mais aussi dans
l'inauthenticité) comme au
sein d'un bastion qui les
protégerait du monde
extérieur et de sa
réalité... Barilier, déjà –
mais sur le mode romanesque,
réglait ici des comptes avec
la Suisse, et peut-être
aussi, ironiquement, avec
lui-même. Car il n'est pas,
bien sûr, sans connivences
avec ses personnages, leur
quête éperdue de l'autre, de
la Beauté, ou de la
perfection: emblématique de
toute la quête à venir, son
premier roman ne
s'intitulait-il pas: Orphée?
Et c'est bien là que
Barilier nous touche le plus
sûrement : en ce point
précis où la dérision
rejoint l'adhésion.
Un
mélange d'ironie décapante
et de romantisme outré
jusqu'au grotesque, le
procédé de l'irruption
brutale, dans une
micro-société, de la
violence nue des instincts
(fréquemment sous la forme
d'un meurtre), et surtout la
thématique du dévoilement de
la vérité (sous le mensonge
ou les masques) figurent
ainsi parmi les composantes
récurrentes de plusieurs de
ses romans. On les retrouve
dans Le Chien
Tristan comme dans Un rêve
californien, intrigue
«policière», là aussi, mais
située cette fois en
Californie, où un homme
richissime et malade invite
ses amis d'enfance à venir
le rejoindre, depuis la
Suisse, pour un anniversaire
étrange qui s'achèvera en
tragédie : chacun sera
alors contraint de tomber le
masque et de révéler ce
qu'il est. Dans Prague,
roman épistolaire (puisque
la lettre est le lieu par
excellence où l'individu à
la fois se cache, et se
révèle) situé au moment des
événements de l'été 68,
l'enjeu se fait plus
politique ; mais la
question essentielle –
centrale pour Barilier –
reste toujours celle du
mensonge et de la vérité,
comme de la discordance
entre l'idéal et le réel.
Mentionnons
enfin, pour témoigner des
multiples – et parfois
inattendus – objets de sa
réflexion, que l'on doit à
Étienne Barilier le premier
livre consacré à Martina
Hingis, jeune prodige du
tennis, qui offre une
nouvelle occasion à
l'essayiste de méditer sur
la beauté et sur
l'art : Hingis incarne,
par excellence, le jeu,
manifestation pure de cette
liberté humaine qu'il
s'attache, de livre en
livre, à défendre et à
illustrer.
L'horizon qu'il nous propose, c'est la «possibilité d'une libre communauté humaine», autonome et débarrassée de ses peurs, qui sont autant d'aliénations ou de prétextes à la violence. Penser, écrire, pour Barilier, c'est nécessairement entrer en résistance.
_______________________________________
[1] in Jacques-Michel Pittier, Entretiens avec Étienne Barilier, Les Cahiers de la Gazette, Lausanne 1991.
[2] Étienne Barilier, Eloge du Progrès, Zoé 1995.
[3] Étienne Barilier, La Ressemblance humaine, L'Age d'Homme 1991.
[4] Étienne Barilier, lettre inédite.
[5] Étienne Barilier, Soyons médiocres!, L'Âge d'Homme 1989.
[6] Étienne Barilier, lettre inédite.
[7] Étienne Barilier, Soyons médiocres!, L'Âge d'Homme 1989.
[8] L'Âge d'Homme 1977.
_______________________________________________________________________________________________________
Pierre Michot
Éloge
à l'occasion de la nomination d'Étienne Barilier au grade de Chevalier des Arts et des Lettres
Monsieur le Consul général, Mesdames et Messieurs, chers amis,
Je crains de manquer d’objectivité pour faire l’éloge de mon ami Étienne Barilier et pour vous dire combien me semble méritée la distinction dont il est honoré. Mais c’est peut-être justement cette amitié qui me permettra d’échapper à des propos trop distants ou trop formels.
Je pourrais en effet dresser l’impressionnante liste de ses vingt romans, mettant en scène de nombreux personnages dans les lieux les plus divers et parfois les époques les plus lointaines. Je pourrais énumérer ses quatorze essais, qui abordent des sujets multiples, entre littérature et philosophie, musique et politique, et même sport et informatique. Je pourrais évoquer sa longue activité de chroniqueur au défunt Journal de Genève puis à l’Hebdo. Je pourrais rappeler ses traductions, d’auteurs aussi importants que Dürrenmatt, Frisch ou Hohl ou aussi inattendus que Bachhofen ou Castellion. Je pourrais mentionner ses innombrables articles dans le Monde de la musique, dans les programmes de l’Opéra de Paris ou du Grand Théâtre de Genève, ses nombreuses conférences, les cours qu’il a donnés et qu’il donne dans les universités de Suisse et des Etats-Unis.
Je préfère me concentrer sur un seul livre, son dernier roman, dont le titre est un hommage à Gérard de Nerval. Ma seule étoile est morte est paru chez Zoé en janvier de cette année. C’est ce roman que j’aimerais évoquer, d’abord parce qu’il a été trop ignoré par la presse, et surtout parce qu’au-delà de l’émotion particulière qu’il m’a causée, il me semble contenir et résumer bien des aspects de sa personnalité littéraire et de sa personne tout court.
Amusons-nous d’abord un peu et jonglons sur les titres.
Dans ce dernier roman, on voit le héros célébrer la danse comme une passion, parce que les corps y deviennent musique, tomber amoureux d’une créature qui met l’incendie au château, regretter de n’avoir qu’une seule vie pour savourer ce rêve qui vous dévore autant qu’il vous nourrit, subir comme un rapt l’annonce de la mort de l’adorée, souffrir comme un chien qui aurait nom Tristan, être tenté d’écrire ce journal d’une mort, descendre aux enfers comme Orphée pour retrouver la disparue, la revoir ensuite mais la regarder comme une énigme, grâce à l’extase amoureuse monter au septième, que dis-je au dixième ciel, mais comprendre ensuite qu’il s’est laissé prendre par un monde irréel qui le force à affronter en duel une situation qui n’a plus ressemblance humaine. Vous voyez qu’il est impossible, dans ce banquet, de dire soyons médiocres à ses petits camarades… Le grand inquisiteur nous accuserait de nouvel obscurantisme… Affirmons plutôt le résultat Bien Accompli Comme Histoire, donc le côté B.A.C.H. de ce livre.
Tout cela n’est pas très sérieux. C’était pour la beauté du jeu… Étienne me le pardonnera, au nom de certain esprit potache dont son humour n’est pas entièrement dépourvu. Tentons plutôt de dire pourquoi j’ai aimé Ma seul étoile est morte.
Un romancier invente des personnages. Barilier sait si bien leur donner vie, qu’on se les représente intensément réels, comme s’ils se mettaient à exister vraiment, là debout devant nos yeux quittant un instant la page. Ainsi son jeune héros, que ce récit initiatique va accompagner de sa douzième à sa dix-huitième année, ce jeune garçon que son hypersensibilité rend vulnérable et par conséquent infiniment touchant. Et puis ceux qui l’entourent, ses parents, son frère, et celle dont il va tomber amoureux à première vue, cette jeune danseuse qui sera son étoile. Tous sont moins dessinés dans leur apparence extérieure que modelés dans leurs sentiments et burinés par leur langage, et cet art du dialogue fait regretter que Barilier ne se soit que timidement essayé au théâtre.
Donc, j’aime voir Étienne aimer ses personnages, creuser leur humanité dans ce qu’elle peut avoir de chaleureux, de généreux. Mais j’aime aussi quand il les montre dans leur fragilité, leur faiblesse et leur mesquinerie, et quand il traque leurs ridicules. Il les tient alors à distance par un regard qui se fait volontiers ironique voire mordant, pour ne pas dire impitoyable. Car, si ces personnages sont si réels, si divers, si déroutants parfois, c’est qu’ils sont vus comme ils sont, ni bons ni méchants. La mère du héros dit : « Les gens ne sont même pas méchants. Ils sont imparfaits, c’est tout. Ça suffit bien. Pour être méchant, il faut être fort, mais les gens sont faibles. Et lâches souvent. » (p. 226)
Autre chose. Pour être un bon romancier, il faut être passé maître dans l’agencement de l’intrigue. En l’occurrence, la référence à Boileau-Narcejac, par conséquent à Hitchcock, celui de Vertigo, n’est pas fortuite. Il y a dans ce récit quelque chose d’un roman policier, avec une énigme, un suspense, des rebondissements et des coups de théâtre. Cela compte infiniment pour tenir le lecteur en haleine jusqu’à la dernière page, que dis-je ? jusqu’à la dernière phrase. Car pour être subtilement axé sur ce qu’on appelle communément la psychologie, le roman ne se perd pas dans des analyses abstraites, il se vit dans le courant d’une action que Barilier sait construire avec, par exemple, ce souci du détail que l’on croit sans importance – un pendentif, deux grains de beauté – et qui devient tout à coup révélateur et fait basculer l’intrigue.
Mais l’essentiel n’est pas là. Ou plutôt l’essentiel découle de cela. Pour Barilier, le roman n’est pas une machine qui doit fonctionner pour simplement accrocher le lecteur. Si le roman séduit le lecteur, en un premier temps, c’est pour mieux le conduire vers une réflexion où toute une vision du monde se trouve investie.
Cela passe d’abord par une culture qui inscrit le passé dans le roman, qui l’inscrit dans une tradition, et fait référence à cette tradition. Prenez ces prénoms : le héros s’appelle Gérard et nous rapporte à Nerval, et Dieu sait si le lecteur craint dans les dernières pages qu’il ne finisse pendu à une grille du cimetière Montparnasse. La femme aimée s’appelle Juliette, l’héroïne autant de la pièce de Shakespeare que du ballet de Prokofiev. Et si les scènes fondatrices de l’intrigue se déroulent à Cabourg, c’est parce que le jeune Gérard a cette faculté de ressentir, de s’exalter et de souffrir qui le rapproche du héros de Proust.
Donc, maîtrise dans le maniement des références. Mais pourtant manière d'être soi-même, irréductible à des thèmes premiers et profonds. Je connais assez Étienne pour savoir combien il a mis de lui-même dans ce roman-ci. Et certaines circonstances de sa biographie que je retrouve ici, je les repère surtout pour admirer combien le travail de l’écrivain les transforme et les transfigure.
Parmi ces
thèmes fondamentaux qui
irriguent toute son
œuvre et qui se
retrouvent ici avec une
force renouvelée, je
citerai d’abord la
danse. La danse, parce
qu’elle inscrit dans
l’espace une beauté
fragile et rayonnante,
parce qu’elle réalise
dans le mouvement la
palpitation de la
musique. Or ici la danse
se lie et se confond
avec le thème de la
première rencontre
amoureuse, ce thème que
mon maître Jean Rousset
avait analysé sous le
beau titre de Leurs
yeux se rencontrèrent.
Chez Barilier, dans ce roman-ci tout particulièrement, la première rencontre se vit dans un éblouissement, celui de la beauté révélée. Ici la beauté d'une très jeune fille, d'abord une enfant, virtuose d'un art qui fait chanter son corps. Cette invasion du moi que provoque la beauté, cette onde de choc que soulève la naissance de l’amour, c’est un éblouissement, mais aussi un anéantissement, quelque chose qui exalte infiniment et qui menace dangereusement. Dans la fraîcheur passionnée et intransigeante de Gérard, cette irruption de l’amour provoque l’état de grâce. Au sens plein du terme. Car l’amour est véritablement vécu comme une grâce, comme une expérience du sacré, qui bouleverse et qui emporte, sans que l’on puisse véritablement en comprendre la nature. Tout ce qu’on sait, c’est que tout alors est transformé, que le monde se résume dans un sentiment si violent que tout le reste n’est plus qu’évanescence et futilité.
Donc, chez Barilier comme chez Thomas Mann, la beauté s’éprouve dans son énigme fondamentale. La beauté, révélation d’une évidence fulgurante et sentiment d’un absolu mystère. Vécu par l’adolescent Gérard ou par un Aschenbach vieillissant, s’incarnant dans la frêle blondeur d’une jeune danseuse ou dans la grâce d’un éphèbe.
Et l’amour que cette beauté fait naître est proprement passion, au sens double du terme, celui que Denis de Rougemont nous a appris à identifier. Ici, Gérard, porté à vivre ses émotions comme des douleurs, éprouve pleinement combien l’amour peut faire mal. Dans un entretien avec Elisabeth Vust, Barilier revient sur cette nature souffrante de l’amour, et relève chez son héros une certaine délectation à vivre son malheur. C’est que jamais l’amour n’est plus intense que quand il est passion, c’est-à-dire douleur. Inversement, éprouver le bonheur de l’amour, c’est le vivre de façon si aiguë qu’il devient douleur.
Je m’arrête là. Vous aurez compris que le débat esthétique n’est pas séparé de la quête existentielle. Que prendre la danse comme objet, la musique comme respiration et le l’Opéra comme lieu, c’est affirmer que ce qu’on appelle la culture n’est pas ornement extérieur et divertissement anodin. Le Palais Garnier occupe dans ce roman une place importante. Il est lieu d’enchantement, monde à part, mais aussi réalité supérieure, où tout apparaît transfiguré par la réunion des beaux-arts et les sortilèges de la musique, où le grand escalier est le pont qui vous fait vous envoler vers l’empyrée, où les caryatides portent le plafond pour le suspendre comme un ciel où la fresque de Chagall fait tourbillonner les figures.
L’Opéra Garnier donc, parce qu’il impose aussi dans sa monumentalité la place de l’art dans la cité. Lieu de réalité ou d’illusion ? Les deux. Il a été pensé pour le rêve, mais sa construction a su donner au rêve la dureté du marbre, la vigueur du bronze et la brillance de l’or. Il manifeste dans cette alliance de l’immatériel et du concret la place que l’art occupe dans notre vie, la place que la culture devrait toujours occuper dans la cité. Centrale, incontournable, au carrefour des boulevards de la politique et des avenues de la pensée, s’élevant bien haut au-dessus des trottoirs du quotidien, dominant de ses pégases dorés le tout-venant des discours et imposant à son sommet, dans l’apothéose céleste d’Apollon, le triomphe conjoint de la musique et de la danse.
Il me plaît ici, dans cet îlot français en territoire helvétique, de célébrer ce monument parisien pour remercier la République française d’accueillir un écrivain suisse dans l’Ordre des Arts et Lettres.
Pierre Michot
____________________________________________________________________________________________
Christophe Sirodeau: Étienne Barilier et la musique
(Pour
célébrer Étienne
Barilier à l’occasion de
ses 70 ans)
1. Introduction
C’est avec joie et émotion que j’ai accepté la proposition du Professeur Hans-Christian Gtinther de contribuer à ce volume dédié à Étienne Barilier par un texte autour de ses liens à la musique, mais quand on sait combien celle-ci joue un rôle central dans l’œuvre de l’écrivain suisse, il n’est guère surprenant qu’un musicien souhaite en parler. Pourtant ma vive admiration me disqualifie sans doute pour un commentaire objectif et dépassionné, de nature encyclopédique. D’autres l’ont fait et le feront encore : je ne serais en rien qualifié techniquement pour ce faire, et par ailleurs il existe déjà un travail universitaire important datant de 1998 concernant spécifiquement la musique dans l’œuvre romanesque de Barilier. Je ne prétends à rien d’autre qu’à offrir une sorte d’introduction invitant à la lecture qui ne saurait donner qu’un bref aperçu d’une œuvre gigantesque (plus de cinquante livres dont une trentaine de romans ou récits de fiction). C’est donc bien en une « apostrophe » amicale que j’ai souhaité m’exprimer, à l’orée d’un volume d’essais qui se veut tout entier un hommage à ce grand artiste.
Car il s’agit bien d’art, cherché avec ferveur et je dirais presque une religieuse sacralité ; pas le moins du monde par fétichisme du beau, mais tout bonnement parce que l’art et la vie sont intimement liés. Pourtant mon premier contact avec un livre signé « Barilier » se fit par un ouvrage musicologique consacré à l’histoire du nom de Bach dans la musique (par les notes que ces lettres représentent en allemand), rapidement suivi par la lecture d’un autre consacré à Alban Berg. Et je confesse piteusement avoir pendant longtemps ignoré que le brillant musicologue était d’abord romancier, et par ailleurs essayiste et philosophe. Ce n’est pourtant pas faute d’avoir remarqué le soin extrême apporté à l’aspect littéraire tout autant que les réflexions si profondes sur des aspects plus humains que ceux liés à la technique ou aux questions strictement musicales soulevées dans ces deux ouvrages cités ci- dessus. Mais après tout il y a peut-être un temps spécifique où l’on est mûr pour découvrir telle ou telle œuvre. Quoi qu’il en soit, j’évoquerai tout de même d’abord mes lectures de ces deux livres sur la musique (qui seront rejoints sous peu par un troisième ouvrage sur le thème de l’exil en musique) avant d’aborder quelques-uns de ses romans.
Ce qui frappe dans la plupart des ouvrages de Barilier, c’est leur densité de réflexion, densité philosophique pourrait-on dire, sans pour autant que certains romans perdent leur caractère ludique dans le plaisir de raconter ou de mettre en scène. On peut observer d’ailleurs souvent une très grande virtuosité de la langue et du récit dans certaines scènes, généralement intervenant à des moments stratégiques du point de vue de la dramaturgie. On remarque aussi partout l’importance et même l’intransigeance d’une quête de la vérité ou des vérités possibles, d’une honnêteté absolue. Et l’on ressent souvent aussi la compassion de l’auteur pour les personnages solitaires ou intérieurement en marge de la société, tendant même parfois à une fascination presque morbide, sans pour autant perdre la solide ironie qui caractérise nombre de pages de notre artiste. Barilier ne recule pas même devant le récit de certaines atrocités s’il est persuadé que c’est le seul moyen de saisir ou de comprendre par exemple les motivations d’un personnage ou les implications de telle situation, et l’on sent sa révolte devant la cruauté, la violence, le cynisme. A l’inverse il sait si nécessaire user de la litote et suggérer plutôt qu’appuyer. On est aussi frappé par sa compréhension intime et si juste du monde
des adolescents (et tout autant de celui de l’enfance) ; c’est un des motifs les plus récurrents dans l’ensemble de son oeuvre. De fait, se dévoile très vite une capacité d’analyse franchement hors du commun jusqu’aux plus infimes détails de la vie, mettant en œuvre, notamment dans les romans, un sens aigu de l’observation, aboutissant dans tous les genres utilisés à cette faculté de réflexion qui laisse souvent pantois, vous ouvre des portes et des mondes. À cette rare acuité de perception conjuguée au talent d’évocation et de transmission s’ajoute enfin une gourmandise de la langue et des mots qui ne « gâche » rien selon l’expression usuelle, en un mot tout ce qui fait le style.
2. Essais sur la musique
L’ouvrage consacré à l’histoire du nom de Bach dans la musique date lui de 1995. Il fut publié en 1997 avant une seconde édition en 2003 qui ajoute notamment une postface parlant de l’ultime sonate d’Ullmann où les quatre notes symboliques, revendiquées par le compositeur dans les circonstances dramatiques du camp de Theresienstadt jouent un rôle décisif (voir plus loin dans ce volume). L’auteur y montre à nouveau toute sa faculté d’aller chercher au-delà des apparences, de faire ressortir le caractère précis, le sens même de telle ou telle œuvre par rapport à un ensemble, ou au sein d’une thématique. Dans ce livre, le fameux tétragramme (B.A.C.H - c’est-à-dire l’équivalent en allemand des notes si bémol, la, do, si) devient une sorte de « sésame ouvre-toi » pour toute une série de portraits musicaux, certains de ceux-ci apparaissant d’ailleurs rapidement comme fort intrigants ou parfois inquiétants. Cela concerne par exemple le chapitre consacré à Busoni ou celui sur Sorabji. Dans ce dernier cas d’ailleurs je peux encore repenser à ma sidération de découvrir alors un texte en français sur ce musicien si méprisé ou ignoré selon les cas, et cela même dans son propre pays (la Grande- Bretagne[3]). L’intérêt, sinon l’admiration de l’auteur ne l’empêchent nullement d’exercer une nette ironie concernant certaines caractéristiques presque monstrueuses de l’un des compositeurs les plus misanthropes du 20ème siècle. Barilier nous accompagne donc dans un pèlerinage musical et à la découverte de nouveaux mondes sonores tous marqués du sceau prestigieux, ce nom propre devenu presque un acronyme de la musique occidentale. L’une des pierres de touches de ce panorama se trouve être justement le chapitre sur Busoni où il développe le concept ambigu de «chef-d’œuvre inconnu » à propos de la Fantasia Contrappuntistica. Combien saisissante est l’image qu’il propose de la musique de Busoni et de son Doktor Faust : celle d’un « voyage immobile », et d’un navire rejeté sans cesse au port, d’une musique « surchargée de passé, fascinée par F avenir, [qui] témoigne d’un présent impossible »[4].Pour Barilier, la Fantasia de Busoni « couronne une réflexion douloureuse et vertigineuse sur la transcription, qui semble entériner l ’impossibilité de la création ex nihilo »[5]
L’autre sommet c’est évidemment le chapitre consacré à la Grande Fugue de Beethoven, dans laquelle le fameux motif est surinvesti dans toute la trame à un point tel... que pratiquement personne ne s’en était avisé - on pense à cette Lettre volée d’Edgar Poe que tous cherchent alors qu’elle est visible sur le dessus du bureau[6]. Barilier montre que « B-A-C-H a suscité l’œuvre la plus audacieuse du 19eme siècle [...] dans le heurt fulminant entre le monisme et le dualisme de la forme, entre l’univers de la réconciliation et celui du combat ; entre le règne de la lumière étale et celui des éclairs et des ombres »[7].8 Il nous rappelle que Beethoven n’en était pas à son coup d’essai puisque dès la Première Symphonie on peut retrouver le motif, et qu’il esquissa plus tard une Ouverture sur le nom de Bach finalement abandonnée, sans compter les utilisations humoristiques qu’il en fait dans sa correspondance privée. Partant bien sûr de Bach lui-même et de ses fils, le voyage nous conduit donc chez Mozart, Beethoven, les Mendelssohn frère et sœur, Schumann, Liszt, mais aussi Boëly, Alkan, et même Brahms avant d’aborder le mystère Busoni. Suivront l’évocation de nombreux maîtres du 20eme siècle, jusqu’à Boulez et...Nino Rota !
Là encore, dans cet ouvrage virtuose Barilier résiste avec succès aux nombreux délires interprétatifs qui peuvent parfois entourer le motif talisman. Il s’agit une fois de plus « d’un dialogue avec le sens, un débat avec la forme, une aventure créatrice, dont les quatre lettres de Bach sont à la fois la matière et l’Idée, le stimulant et la pierre de touche, la cause et la fin. Ce qu ’on appelle le sens, musical ou non, est toujours à construire. La formule B-A-C-H, d’abord arbitraire, deviendra sensée et nécessaire par la force même des créations qu ’elle aura suscitées[8]. »9 On ne peut mieux conclure qu’en citant encore l’auteur qui ajoute à la fin de son chapitre introductif : « B-A-C-H cristallise la relation créatrice de l’homme moderne à son passé. B-A-C-H accompagne et réfracte l’histoire de la modernité musicale, notre histoire. »
3. Roman musicaux
En apparence une plus grande légèreté semble de mise dans Piano chinois (2011) que dans nombre de ses autres œuvres de fiction dont nous parlerons plus loin. Ce bref roman épistolaire est fait d'un échange de courriels de plus en plus agressifs entre deux critiques musicaux imaginaires concernant une jeune pianiste chinoise, étoile montante. En toile de fond, « le mystère du jugement esthétique, et le mystère non moins fascinant du dialogue entre les cultures »[9];10 l’inspiratrice en étant Yuja Wang, qui à l’époque était loin d’être la star planétaire qu’elle est devenue. Ce livre est à vrai dire à cheval entre le roman et l’essai ; la part de fiction y est plus réduite que dans les autres romans, et la réflexion philosophique prépondérante. Mais on ressent rapidement par-delà l’effet euphorisant de ce « champagne littéraire » l’angoisse existentielle sous-jacente, symbolisée d’ailleurs par le retrait d’un des personnages. Et la question clé qui s’y trouve posée est bien celle de l’avenir de la musique occidentale dite « classique », et du sens réel de son prestige en Extrême-Orient. Bien des années auparavant, en 1977, le sens du ridicule et du comique brillait déjà dans Le chien Tristan tout autant que la brillance du pastiche de roman policier. C’était alors non deux critiques mais toute une brochette de musicologues qui venaient à Rome en provenance d’Helvétie, en résidence à l’Institut Suisse, équivalent de la Villa Médicis pour les français. Chacun d’eux est
tellement obsédé de son objet d’étude - Schumann pour l’un, Chopin pour l’autre, Wagner, Nietzsche, etc. - qu’ils en sont même personnalisés par ces illustres noms du Romantisme. Et tous semblent fascinés par une même femme, avec pour seul rival véritable, le chien de cette dernière, nommé Tristan. L’intrigue, qui n’est pas qu’un simple prétexte, fort bien menée, permet toutefois de nombreuses fenêtres offrant les joutes esthétiques que l’on pourrait rêver d’entendre entre les modèles de ces musicologues.
Du chien on passe onze ans plus tard assez facilement au chat (ou plus exactement à une chatte), qui cette fois se nomme tout simplement « Musique », et qui donne son titre au roman lui- même, Musique donc. Avec cette fois la présence autant du pianiste que du critique. Bien entendu, on ne peut guère oublier l’existence d’un « grand » chat de la littérature romantique, le Chat Murr d’E.T.A. Hoffmann auquel il est ainsi discrètement rendu hommage. Mais le pianiste et son critique restent les personnages principaux, avec derrière eux l’ombre d’un mort qui se profile, un compositeur imaginaire, mort peu de temps auparavant, dont le style serait proche de Jean Barraqué. Comme ce sera le cas bien plus tard dans Ruiz doit mourir, le questionnement entre le talent et le génie s’y fait aigu, la crise existentielle pousse à l’extrême les caractères et les amertumes sur fond de paysages portugais. Pourtant le rythme général semble irréel, le pianiste narrateur s’adressant constamment à la chatte qui l’accompagne, et le récit devient presque une épopée poétique. Une étrange scène de séduction reste accrochée au souvenir : la veuve du compositeur demande au pianiste, lors d’une nuit sur la plage, de lui répondre avec des répliques d’Hamlet pour Ophélie à celles de Juliette pour Roméo qu’elle lui récite (créant presque ainsi une nouvelle pièce, tout comme le compositeur disparu aimait faire des collages de diverses musiques).
Si dans tant de livres de Barilier la musique semble omniprésente, sa sœur la danse n’est pas complètement oubliée, et se trouve même en position déterminante dans Passion (1974) et au centre même de Ma seule étoile est morte (2006). Dans ce dernier, l’auteur s’y révèle le maître des émotions adolescentes autant qu’enfantine alors que l’autre, bien antérieur, frappe par sa violence, autour d’un personnage effrayant de voyeur froid, entomologiste des amours de son voisin pianiste. Les activités de ce dernier personnage nous offrent l’occasion d’autres pages parfois très détaillées sur la musique et particulièrement sur le Roméo et Juliette de Prokofiev. Mais l’exploration de l’univers d’une danseuse de ballet, quoique extérieure, se veut minutieuse jusqu’au mal de mer, puisque c’est là le caractère du personnage principal alors qu’elle semble plus être au premier abord une séduisante toile de fond dans le roman plus récent. Celui-ci se place d’emblée par son titre sous le signe des Chimères de Gérard de Nerval, tout en accédant peut-être finalement à l’acmé de ce que cet art peut inspirer. Barilier regarde aussi du côté de chez Proust, celui de Balbec, c’est-à-dire Cabourg, pour l’initiation du jeune héros à l’amour et à la beauté[10].11 Musicalement le récit sera amené à nous transporter de Tchaïkovski et sa Belle au bois dormant à Gesualdo dont un chorégraphe utilise les madrigaux torturés.
4. La musique dans les autres romans
Dans cet itinéraire musical des œuvres de Barilier, qu’il débuta en 1971 avec Orphée, titre emblématique (voir plus loin à ce propos l’entretien avec l’auteur), j’ai jusqu’ici évoqué les livres directement liés à la musique (ou à la danse). L’aspect musical n’est pas pour autant absent des autres, mais surtout perceptible à d’autres niveaux : ou bien cela concerne la beauté de la langue elle-même qui se rapproche parfois de ce que l’on attend d’ordinaire de la poésie (il faut signaler ici les travaux de Barilier comme traducteur, notamment le fameux Intermezzo de H. Heine), ou bien cela influence ou affecte son travail de dramaturge, donc avant tout la dimension structurelle et la construction de ses romans. Il faut noter à ce propos qu’il est bien possible que ceci soit parfois le fait de l’instinct et pas seulement le fruit d’une pratique consciente ; en effet l’auteur avoue dans une émission de radio récente[11]12 écrire plutôt d’une seule coulée comme une plante se développe, suivant la logique de destin que les personnages génèrent presque d’eux-mêmes. Ceci est d’ailleurs vrai de beaucoup de grands compositeurs dont après coup l’ont peut analyser avec pertinence telle œuvre complexe, mais qui souvent créaient plus instinctivement qu’on ne le pense, au moins à partir d’un certain degré d’expérience.
Concernant la forme et l’articulation des œuvres, ce sens musical est peut-être aussi ce qui l’aide à produire tout autant une œuvre de longue haleine comme L’énigme (sûrement l’un de sommets de son œuvre) que de bâtir un roman bien plus court mais dense comme Les cheveux de Lucrèce en une fugue éperdue se clôturant par une strette frénétique, une course à l’abîme effrayante. Ce très impressionnant thriller qui brille comme une pierre noire au sein de sa production (et qui est à ce jour son plus récent roman publié) est également révélateur de ce rythme très particulier, souvent présent chez Barilier, qui permet à l’auteur de jongler souvent entre la relation objective, la 3emc personne, en alternance parfois avec la lère, ce «je» qui nous fait rentrer un moment dans les pensées de tel ou tel personnage. Dans Prague on atteint à la souveraine virtuosité d’une polyphonie épistolaire adressée à un personnage principal dont on n’entendra jamais directement la voix : présence en creux et en ombre de tout le livre, personnage qui est en recherche obsessionnelle de vérité. Enfin dans beaucoup d’autres de ses romans on retrouve presque toujours une allusion à un musicien, ou un piano dans un coin, comme c’est le cas par exemple dans Le duel, œuvre placée sous le signe de Nietzsche et de Sils-Maria, par ailleurs rythmée comme un roman épistolaire, mais dont chaque correspondant ne parviendrait pas à parler à l’autre, puisqu’on y découvre en fait deux carnets intimes qui se font face en alternance, rythmant là aussi très précisément le récit. On peut ici se remémorer du point de formel, les variations qui charpentent l’adagio de la 4eme Symphonie de Mahler, alternant régulièrement deux types de discours musical, l’un apaisé, l’autre mélancolique.
D’autres vertigineux prismes en miroirs s’offrent dans d’autres romans, miroirs de la vie elle-même ; dans l’un, Journal d’une mort, c’est le multiple dédoublement d’un personnage qui relit ses carnets intimes à divers âges et dans le désordre, observant
sa réalité mouvante s’adapter dans le temps ; dans l’autre, Une seule vie, qui semble un pendant (en fait la publication précédente), ce sont les multiples variantes possibles d’une même séquence, mais avec ces différences de décisions du personnage qui peuvent faire basculer sa vie, tout du moins son chemin extérieur. Barilier joue donc là des miroirs de la vie en toute liberté comme un compositeur le ferait de son matériau musical, le livrant à toutes les métamorphoses possibles, à l’instar de Beethoven avec la jolie petite valse de Diabelli - dont on s’avise trop rarement, que selon le titre de Beethoven lui-même, elle ne fait pas l’objet de Variations mais bien de « Transmutations »(« 33 Verànderungen »[12]).
Comme Le duel, Une Atlantide (1989) est un autre de ses romans construit sur l’opposition entre deux récits, mais cette fois radicalement sans rapport l’un avec l’autre en apparence, ce qui ne peut que nous remémorer la structure du Chat Murr d’E.T.A Hoffmann déjà évoqué à propos de Musique. Une partie du récit nous décrit à nouveau le développement d’une enfance puis d’une adolescence avec une véracité du détail très impressionnante, que l’on retrouvera encore dans Les cheveux de Lucrèce (et comme je l’ai déjà évoqué aussi dans Ma seule étoile est morte). Le plus impressionnant dans ce grand livre qu’est Une Atlantide, outre les pages poignantes, dans le récit alternatif d’une civilisation imaginaire et de sa chute, sur l’esprit même de la dictature et de la torture (faisant écho entre autres à quelques pages de Passion ou de Prague), c’est le dénouement, qui, idée étonnante, a lieu au- delà de l’ultime page, réservé finalement à l’imaginaire du lecteur. Mais parfois la musique surgit après une longue absence, jouant un rôle de révélateur du drame près d’éclater : c’est le cas dans La fête des lumières, offrant la terrifiante beauté d’une trajectoire tragique et fatale, et cette fois ce n’est pas le piano mais le violon qui est convoqué, d’abord dans Mozart, puis, comme une ultime suspension lumineuse avant la déflagration, par l’évocation subtile d’une Sarabande de Bach dont on nous dit qu’il s’agit d’une transcription provenant d’une Suite pour violoncelle : on peut aussi saisir ce passage du violoncelle au violon comme métaphore du récit, où l’un des personnages transfère sa folie amoureuse d’une mère vers sa fille. Ce roman-là qui date de 2008 semble d’ailleurs annonciateur de la terrible fatalité des Cheveux de Lucrèce, quoique dans des proportions architecturales très différentes, que l’on pourrait peut-être qualifier de brucknérienne. Je m’en voudrais de ne pas signaler, en dehors de tous ces aspects musicaux, les magnifiques portraits de femmes de certains romans qui m’ont tant touchés comme c’est le cas du personnage de Sophie justement dans La fête des lumières, ou des deux héroïnes de Prague, et la compassion (non ironique cette fois) dont l’auteur fait montre à leur sujet. Ce sentiment apparaît dès Laura l’un de ses premiers livres, ou dans La créature (inspirée de L ’Eve future de Villiers de L’Isle-Adam, et comme dans Laura et dans Un Véronèse se passant à Venise) qui est un peu postérieur, ou plus encore dans Un Véronèse ou Les Cheveux de Lucrèce déjà évoqués, notamment une compassion pour les femmes vues comme victimes de la folie et des lâchetés masculines.
Si la musique est omniprésente dans l’œuvre de Barilier, il ne faudrait pas sous-estimer la présence des beaux-arts et singulièrement de la peinture, bien sûr dans Un Véronèse, et dans Laura, mais surtout comme thème central de Ruiz doit mourir, au- delà du retour de Rome, ville si présente (comme Venise) dans l’œuvre de Barilier, où il vécut plusieurs années. Dans ce roman, c’est de Ruiz-Picasso qu’il s’agit, mais aussi d’un autre peintre resté obscur, et de l’affrontement désespéré entre le talent et le génie.
Si dans Une énigme la musique est moins directement présente, alors même que cette œuvre semble par ailleurs une conjonction de nombreux thèmes privilégiés par l’auteur, c’est peut-être la musique d’images inoubliables, de portraits et de situations exceptionnelles qui s’impriment dans la mémoire du lecteur à l’image de « leitmotive » indéracinables, que symbolisent du reste ces quelques lettres grecques d’un parchemin supposé retrouvé des premiers Chrétiens que les personnages doivent décrypter, en imaginant qu’éventuellement la face du monde pourrait en être changée, justement comme un motif musical crypté hante certaines œuvres des compositeurs germaniques tels Schumann ou Berg, ou comme le russe Scriabine qui rêvait par la pensée contenue dans son œuvre ultime de créer un bouleversement cosmique.
5. Conclusion
Je souhaiterais ajouter quelques mots sur un des nombreux essais écrits par Barilier, en l’occurrence le plus récent, Vertige de la force, car pour le reste il serait déraisonnable dans le cadre de cette présentation de vouloir poursuivre ce voyage en effet vertigineux au sein d’une production si touffue. Outre ses nombreuses qualités de réflexion, cet ouvrage à la fois court et dense, est sans doute capital en ce sens qu’il montre justement entre autre combien toute cette beauté de l’art occidental peut être une sorte de réponse à la barbarie, dont notre monde se devrait d’être fier au lieu de prétendre par la voix d’ignorants que nous n’avons rien à offrir au désœuvrement et au nihilisme d’une certaine jeunesse. Encore faut-il pouvoir les transmettre, cet art et cette beauté ; Barilier, lui, y a consacré sa vie. Et en cela il démontre par son art et sa réflexion le sens profond de son propre axiome « le contraire de la violence n’est pas tant la non-violence que la pensée»[13]
Mais quand on consulte les thèmes abordés par Étienne Barilier dans ses essais on se demande tout de même s’il ne serait pas omniscient ! Après tout, il semblerait presque qu’aucun sujet ne lui échappe, ni l’architecture (Borromini, Le mystère et l’éclat dont l’une des réalisations fait l’objet de notre couverture) ni les problèmes du nucléaire et des médias {Que savons-nous du monde?), et pas même l’art du tennis {Martina Hingis).
Par delà ma fascination pour tout ce que le « professeur » Barilier peut m’apprendre dans ses essais (n’a-t-il pas enseigné justement à l’Université de Lausanne ou à celle de Los Angeles...), je continuerai avec passion mon exploration d’une œuvre romanesque qui semble éviter nettement le piège de l’autofiction tout en parlant puissamment au cœur de chacun, ce qui à n’en pas douter n’a pu que venir des tréfonds même de sa personnalité. Quant à sa connaissance si vive de la musique, on comprend rapidement combien elle est liée à une pratique quotidienne (ce que confirment d’ailleurs les images d’anciens films lui étant consacrés où l’on peut le voir et l’écouter au piano jouer Mompou, Berg ou Debussy).
Au-delà d’une sagesse et d’une si vive intelligence, l’émotion de cette écriture est portée à une intensité exceptionnelle à notre époque ; à tout le moins c’est ainsi que cette Œuvre me parle et continuera longtemps à me hanter et à m’inspirer pour ma propre musique.
[1]
Par exemple dans le
chapitre concernant
les Frühe lieder,
voir page 58 où se
trouve cette citation.
In Alban Berg, Essai
d’interprétation,
Edition L’Âge d’Homme
1978 (première
édition).
[2]
Remarque située dans
l’introduction (idem,
page 13).
[3]
À
l’exception notamment
du compositeur
Alistair Hinton devenu
son ami et exécuteur
testamentaire, qui
créa les Archives
Sorabji, et du label
de disques Altarus, ce
dernier ayant
toutefois migré depuis
longtemps aux U.S.A. ;
et n’oublions pas à ce
propos le pianiste
John Ogdon premier
interprète de YOpus
Clavicembalisticum
complet en
Grande-Bretagne après
l’auteur - et second
au disque, justement
pour Altarus.
[4]
Dans le chapitre IX
sur Busoni, page 142
in B-A-C-H, Histoire
d’un nom dans la
musique, Editions Zoé,
(première édition).
[5]
(idem, chapitre XVIII,
page 283 /première
édition).
[6]
« D'éminents
critiques ont écrit
des livres entiers
sur les quatuors de
Beethoven en
mentionnant à peine
le nom de Bach, et
sans nous avertir un
seul instant de la
toute présence de
B-A-C-H dans la
Grande Fugue, ce qui
revient, toutes
proportions gardées,
à commenter les
variations de
Picasso sur les
Ménines sans
mentionner le nom de
Vélasquez. »
(idem, page 59
/première édition).
[7]
(idem, chapitre XVIII,
page 281 /première
édition).
[8]
Idem,
chapitre I, page 15
/première édition).
[9]
Remarque d’E.
Barilier, dans sa
correspondance privée
avec l’auteur.
[10]
Erik Leborgne -
lecteur de ce texte
pour cette édition -
me fait remarquer
d’ailleurs que
l’apparition des
jeunes filles en
fleurs s’apparente à
une chorégraphie
répétée.
[11]
Emission de la RTS du
26 août 2015 consacrée
au roman Les
cheveux de Lucrèce,
disponible sur
internet.
[12]
Littéralement «
Mutations », mais on
peut aussi traduire
par « Métamorphoses »
justement, quoique ce
titre soit en musique
celui d’un chef-
d’œuvre douloureux de
Richard Strauss et en
littérature celui de
Kafka.
[13] Dans son essai intitulé La ressemblance humaine (Lausanne, L'Âge d'Homme, 1991).
_________________________________________________
Jean-Louis Kuffer
Étienne
Barilier
a signé un roman
des plus
importants
16
août 2018
Dans «Khartoum assiégée», cinquante-troisième livre d’Etienne Barilier, constitue sans doute le chef-d’œuvre de l’écrivain à ce jour. Bien plus qu’un «roman historique» ou le «portrait d’un héros», cet ouvrage polyphonique brasse les questions cruciales liées à l’affrontement des empires, des cultures, des croyances et des destinées personnelles, à la source de l’État islamique. Incarné par une frise de personnages admirablement individualisés, ce roman captivant est porté par un souffle puissant et modulé par une écriture vivante et vibrante, d’une profonde poésie. Pas un roman de cette envergure n’a été publié en Suisse depuis C.F. Ramuz et Max Frisch, et quel équivalent en France actuelle? Présentation et entretien exclusif.
*
Le génial romancier anglo-américain Henry James estimait que ce qui caractérise un grand roman tient au fait que tous les personnages y ont raison, et c’est ce qu’on se dit aussi bien en achevant la lecture du formidable roman intitulé Dans Khartoum assiégée dont les protagonistes «historiques», semi-fictifs ou imaginés par l’auteur nous semblent avoir, sinon raison dans l’absolu, du moins leurs raisons respectives que le romancier détaille avec une remarquable équité, s’agissant par exemple d’une jeune religieuse italienne torturée ou d’un aristocrate français trafiquant d’ivoire et d’esclaves d’une abjection caractérisée, entre tant d’autres.
Au premier rang de tous, héros déjà fameux au moment où il est envoyé à Khartoum par le gouvernement anglais, le général Charles Gordon est lui-même l’incarnation d’une contradiction fondamentale en sa double qualité d’âme sensible et de militaire, mystique lisant tous les soirs l’Imitation de Jésus-Christ et comptant à son actif divers massacres «au nom de Sa Majesté», tendre avec les enfants et les animaux et non moins inflexible en sa fonction, notamment en Chine où il a réprimé la révolte des Taïpings dans le sang.
De la même façon, «face» à Gordon, qui ne le rencontrera jamais en personne, le chef de guerre «de droit divin» Mohammed Ahmed, dit le Mahdi (terme supposé tombé de la bouche même du Prophète, signifiant le Bien-Guidé) est à la fois un héritier de la plus haute spiritualité islamique (ses maîtres inspirateurs ont été les mystique soufis Al Ghazali et Ibn Arabi), le libérateur autoproclamé du peuple soudanais colonisé, un conquérant fanatique et un grand seigneur prêt à sauver la vie de son adversaire respecté au prix de sa conversion, sinon pas de quartiers au nom d’Allah miséricordieux!
Une frise de personnages fascinants
Or
tel est le premier
mérite de ce
roman: de camper
sans parti pris
(ou peu s’en faut,
tant le parti du
Mahdi semble
difficile à
endosser jusqu’au
bout) deux grandes
figures
«absolutistes» et
des personnages
«secondaires» non
moins importants,
qui constituent la
chair vivante du
roman de Barilier,
illustrant le
microcosme de
Khartoum.
Ville «jeune» (elle n’a été fondée qu’en 1823) et décatie à la fois, menacée de ruine à tout moment en ses murs de terre croulant en boue, garnison de colonie anglaise finissante sous-traitée par le khédive égyptien, ramassis d’aventuriers pratiquant (notamment) les trafics d’ivoire et d’esclaves, avec quelque chose d’un rêve oriental, des jardins édéniques le long du Nil, une mission chrétienne à l’adorable chapelle franciscaine et des bordels, une place pour les exécutions publiques, des marchés bigarrés en veux-tu et des intrigues pourries en-voilà: telle est Khartoum à cette époque même où Rimbaud traficote au Harrar…
Le pouvoir anglais, les religieux catholiques, les oulémas, les mercenaires égyptiens, les Soudanais dressés à la courbache ou ployant sous les dettes: un vrai souk en plan large. Et en cadre plus serré: quels personnages!
Voici donc, au masculin singulier, Hansal le consul d’Autriche-Hongrie, flanqué de sa femme soudanaise et figurant l’homme plutôt débonnaire et même bon; le comte français Alphonse de Veyssieux, débarqué à Khartoum sans un sou, enrichi dans les trafics à la tête d’une armée de forbans, tenant les Noirs pour des «singes» et cependant passionné de cartographie et d’ornithologie; Pascal Darrel l’ancien communard, journaliste et écrivain qui voit en le Mahdi un révolutionnaire incarnant l’avenir de l’Afrique; ou l’archéologue autrichien Karl Richard Lepuschütz en quête d’une élucidation «sur le terrain» de l’écriture méroïque, langue non encore déchiffrée de l’antique royaume de Koush…
Ou voilà, au féminin pluriel, si l’on passe un peu vite sur une Lady anglaise anti- esclavagiste entichée (pas pour longtemps) de Gordon: la figure lumineuse de Marie, fille de Darrel vouée à la garde de son père et au service des enfants – du pur Barilier; ou sœur Matilda, pendant féminin du général, en plus impénétrable – elle lit le nihiliste Leopardi et tentera de s’ouvrir les veines –, et au sort final non moins affreux…
Enfin, à part celles-ci et ceux-là, sortis de l’imagination du romancier: trois «anges» d’innocence au destin également déchirant, en les personnes des jeunes James et Lual, qu’on pourrait les fils adoptifs de Gordon; et de sœur Concetta venue de Vérone toute soumise au service de son Seigneur doux et tombée aux mains des mahdistes qui lui réservent une fin de martyre relatée dans l’un des plus beaux et terribles chapitres du roman, intitulé Nativité…
Comme une «scène primitive»
La tragique prise de Khartoum en janvier 1885, par les troupes du Mahdi, fait figure aujourd’hui de «scène primitive» d’un affrontement à la fois terrestre et «cosmique» qui n’en finit pas de ravager le monde contemporain, quand bien même l’origine du conflit remonterait à la nuit des siècles. Une métaphore astronomique marque d’ailleurs l’ouverture du roman sous la forme d’une comète dont l’apparition sera interprétée fort différemment (!) par les uns et les autres, présage de victoire ou de déroute; et c’est bien de la multiplication des points de vue, que se nourrit ce roman combinant la vue générale (de Sirius, sinon de la comète) et l’immersion nous faisant croire que nous sommes, nous lecteurs, plongés dans le maelström humain de cette ville dont la topologie se construit comme «autour» de nous…
Friedrich Dürenmatt – que Barilier a beaucoup traduit, soit dit en passant, et auquel il fait un clin d’œil en inventant le couple de serviteurs nubiens Hamza & Hamza employés par l’infâme Veyssieux – disait écrire entre le cendrier et l’étoile, et de même pourrait-on dire que Barilier écrit entre le cognac, qu’il fait boire à Gordon de manière compulsive, et le cosmos où son personnage lit son propre avenir «éternel» entre deux méditations empruntées au cardinal Newman, mystique et poète.
Un saut «quantique» de l’essai au roman...
Dans l’essai percutant intitulé Vertige de la force, paru en 2016, Etienne Barilier a déjà montré sa parfaite connaissance du «sujet islam» en abordant, avec une largeur de vues d’humaniste, la question de la violence par «devoir sacré» englobant celle des croisés chrétiens, de l’Inquisition espagnole ou du djihadisme actuel.
Dans Khartoum assiégée nous fait cependant passer de l’essai au roman filtrant tous les aspects de la réalité, laquelle est captée, dans sa profusion, par le détail. Comme on se rappelle l’épisode, dans Tintin, du sparadrap collé au nez ou au talon du capitaine Haddock, le roman de Barilier grave en notre mémoire une profusion de détails significatifs.
«Laissez venir l’immensité des choses», disait Ramuz, et c’est, pour ne prendre que ces exemples, le recours compulsif de Gordon l’ascète à sa bouteille de Cognac, ou le télescope avec lequel, juché sur le toit de son palais comme un veilleur à la Garcia Marquez, il surveille la progression des troupes du Mahdi par delà les eaux du fleuve. Du détail à l’ensemble, le romancier se fait ingénieur, stratège au fait de la pose des mines et du consolidement des fortifications, peintre orientalisant (une scène fameuse de danse du ventre où l’archéologue se fait plumer par ceux qui sont supposés le guider), érudit ou théologien (Barilier est fils de pasteur comme Dürrenmatt), historien ou sondeur d’abysses métaphysiques…
Si tous les personnages de ce roman ont raison, c’est que le romancier est allé partout à leur rencontre et à leur écoute. Aucun détour, aucune digression, aucune invention romanesque n’y sont gratuits. Tout sonne juste parce que tout est vrai. On devine l’énorme documentation accumulée par l’auteur pour aboutir à cette prodigieuse masse d’informations filtrées, dont le poids ne se fait jamais sentir, alors que la tension et l’émotion montent quand le siège impose famine après force trahisons et fuites in extremis, jusqu’au grand massacre final.
Or une sorte de basse continue traverse tout le roman, qu’on pourrait dire la conscience lucide du tragique de la condition humaine, vécue par Gordon comme une inguérissable douleur d’enfance et une mort annoncée et finalement assumée «pour l’honneur» non sans augmenter l’horreur imposée aux autres, présente aussi chez l’athée Darrel et muettement subie par la religieuse Matilda qui se défénestre pour échapper à la meute des violeurs – et dans la mêlée ce sera Gordon décapité, des dizaines de milliers d’innocents à ajouter aux «dommages collatéraux» des causes diverses, le Mahdi mort peu après du typhus mais son sang roulant dans les veines de ses descendants revenus au pouvoir, bénis en 1990 par un certain Ben Laden, et sus aux impies!
L’incomparable penseur-lecteur que fut René Girard a décrit, dans Mensonge romantique et verité romanesque, le processus qui, dans la création littéraire, tend à une façon de purification spirituelle, et c’est cette élévation que nous vivons, précisément, par delà la montée aux extrêmes des dernier chapitres de ce roman, où la tragédie historico-politique se trouve à la fois dite dans le moindre détail, jusqu’à l’atroce, et comme sublimée par le chant du poète.
___________________________________________________
Entretien avec Etienne Barilier
Comment êtes-vous arrivé à Khartoum?
Je ne parviens pas à retrouver quand j’ai entendu parler pour la première fois du général Gordon. Mais dès que ce fut le cas, et dès que j’ai su que cet homme avait tenu un journal pendant le siège de la ville qu’il voulut défendre contre le Mahdi (journal dont hélas les derniers cahiers ont été détruits quand la ville fut prise), sa personne et son drame, comme le drame collectif dont il fut un des acteurs, m’ont fasciné. Le reste a suivi.
De quel matériau documentaire vous êtes-vous servi?
Nous avons la chance de posséder sur Gordon et sur le mahdisme nombre de témoignages de première main. Slatin a écrit sur sa captivité, ainsi que d’autres prisonniers du Mahdi, dont le père Ohrwalder. De Gordon lui-même, outre son journal, nous avons divers textes, dont des lettres à sa sœur ou des Reflections in Palestine. Sur Gordon, il existe moult ouvrages en anglais, et même en français. Gordon est un des Victoriens éminents dont Lytton Strachey fait le portrait au vitriol, mais sans parvenir à cacher tout à fait l’admiration que cet étrange personnage lui inspire.
Y a-t-il un document (le journal de Gordon ?) qui vous ait servi plus que d’autres?
Tout ce qui pouvait faire vivre et revivre ces événements et ces lieux m’a nourri. Même si, bien sûr, je n’ai jamais perdu de vue le journal de Gordon, où transparaît ce mélange d’idéalisme intransigeant et de pragmatisme ironique, de foi naïve et d’intelligence aiguë, qui en font un personnage si intensément attachant.
Le roman découle-t-il d’un plan préétabli précis, ou s’est il construit «au fur et à mesure»? Comment avez-vous « construit » la ville de Khartoum?
Comme lorsque j’écrivais Le Dixième ciel, je me suis établi une chronologie, la plus détaillée possible, qui énumère, sur deux colonnes parallèles, les événements de la vie de Gordon et ceux du monde qui l’entoure. Mais comme pour le Dixième ciel, si ce tableau m’a aidé à rester fidèle aux événements historiques, il ne m’a pas pour autant servi de plan. Quand bien même ce n’est pas moi qui choisissais les événements, j’ai écrit ce roman comme tous les autres, «au fur et à mesure». Les personnages ont évolué selon leur loi propre – j’allais dire, même si c’est paradoxal: y compris les personnages dont tous les faits et gestes sont connus par l’histoire; les profondeurs d’un être humain, fût-il «historique», restent toujours un mystère, dont le roman, peut-être, parvient à s’approcher parfois, parce que l’humanité, après tout, nous est commune à tous. Quant à la ville de Khartoum, ce fut aussi un personnage, bien sûr, dont les traits m’ont été fournis par mes lectures, mais que je devais et voulais aussi faire revivre par l’imagination – l’imagination, cette «reine des facultés», n’étant rien d’autre que la vive intuition du réel.
Comment les personnages de semi-fiction et de fiction vous sont-ils apparus dans la foulée des figures historiques?
Précisément, il est un lieu, le roman, où réel et fiction cessent d’être perçus contradictoirement! Veyssieux et Darrel sont des semi-fictions, au sens je me suis inspiré, pour l’un, d’un personnage exploiteur, violeur et tueur, qui a bien existé mais dont on sait relativement peu de chose. Et pour l’autre, j’ai pris pour modèles à la fois Paschal Grousset, ancien communard, connaisseur de l’Afrique, auteur de romans à la Jules Verne et… traducteur de Gordon, et Olivier Pain, autre ancien communard qui, lui, a carrément rejoint les troupes du Mahdi avant d’y mourir misérablement, de maladie et d’épuisement. Ainsi, je savais que je n’«exagérais» pas en mettant face à face un ex-communard et Gordon! Pour sœur Matilda ou Marie, qui n’ont pas de «modèle» direct dans ce qu’il est convenu d’appeler la réalité, ma lecture de témoignages poignants sur des religieuses prisonnières m’a donné une idée de leur courage et de leurs souffrances. Mais je le répète, dans un roman, il n’y a plus de personnages «réels» et de personnages «inventés», il n’y a que des êtres humains.
Pourriez-vous situer le roman par rapport à Vertige de la force ? Ou plus précisément : qu’apporte le roman, selon vous, de plus (ou d’autre) que l’essai?
Lorsque j’écris un essai, je parle à la première personne et je dis mes convictions. Lorsque j’écris un roman, je laisse parler mes personnages. Un romancier ne juge personne, il habite ou du moins tente d’habiter la vérité de tous. En particulier, dans un chapitre du début du livre, lorsque la parole est donnée aux croyants musulmans, partisans du Mahdi, j’écoute leur voix plutôt que je ne les fais parler. Je pourrais dire aussi que je suis mes personnages, au double sens du verbe suivre et du verbe être. Bien sûr, le roman est aussi une mise en œuvre des paroles des personnages, la tentative de faire de toutes ces voix une symphonie. L’écrivain-compositeur met peut-être en valeur, fût-ce sans le vouloir, telle voix plutôt que telle autre, et je ne dis pas qu’on ne puisse reconnaître, dans Khartoum, les convictions de son auteur. Néanmoins, ce ne sont pas elles qui comptent d’abord. Ce qui compte, c’est de faire vivre un monde, et de l’offrir à la liberté des lecteurs. Et la fiction a cet avantage sur l’ouvrage d’histoire, que tout en ordonnant le réel, elle ne le fige pas dans une interprétation. Je ne dis pas qu’elle ne travaille pas à rendre le monde intelligible; l’œuvre du romancier, qui est œuvre d’intuition, de sensibilité, de passion, est aussi œuvre d’intelligence. Mais c’est l’intelligence du mystère humain, qui demeure mystère.
***