MON
ENCYCLOPÉDIE
« Dieu
dit à l'un de ses serviteurs
(...) :
"Que penses-tu que tu ferais
si, alors que tu te trouvais
dans un état extrême de faim,
de soif et d'épuisement, Je
t'appelais à Moi tout en
t'offrant Mon paradis avec ses
houris, ses palais, ses
fleuves, ses fruits, ses
pages, ses échansons, après
t'avoir prévenu qu'auprès de
Moi tu ne trouverais rien de
cela ?"
Le serviteur répondit :
"Je me réfugierais en Toi
contre Toi." »
Ce
texte,
propre à briser d'exigence et
de douceur les cœurs les plus
distraits, ce texte en qui
l'islam respire aux cimes de
toute pensée humaine, qui donc
l'écrivit ?
Tout de même pas l'adversaire
des Français dans l'Algérie du
XIXe siècle, ce chef de guerre
qui pendant quinze ans mena la
vie dure à l'envahisseur ?
Tout de même pas cet
Abd el-Kader ?
Eh bien si, cet Abd
el-Kader. « Le
combat spirituel est plus rude
que la bataille d'hommes »...
Abd
el-Kader
sera donc, par la vertu des
hasards phonétiques, le
premier nom de cette petite
encyclopédie. Un guerrier qui,
sans peur de l'engagement
physique, sait que la guerre
est tout intérieure ;
un croyant dont la qualité
spirituelle transcende les
limites de toute religion. Au
fait, par quel nom désigner un
tel être, fait d'intériorité
et d'universalité ?
Convenons de l'appeler un
homme. [4.92]
L'homme
en
est un :
cela signifiait, dans la
bouche du Woyzeck de Büchner,
que chaque individu, âme
insondable, était capable de
tout, jusqu'au crime. Cela
peut signifier aussi, d'une
façon non moins certaine, que
les hommes pris dans leur
ensemble, que l'espèce humaine
peut succomber à la panique de
soi-même. Il n'est plus rien,
hors d'elle-même, qui puisse
faire peur à l'espèce humaine.
La nature, les animaux nous
causent encore du mal, mais
nous n'y voyons plus le dieu
Pan. Le dieu Pan n'est plus
qu'en nous. Présent comme
jamais. D'une voix insinuante,
il nous murmure :
vous redoutez l'abîme ?
Pourquoi prolonger cette
souffrance d'angoisse ?
Il suffit de tomber. [12.91]
Tissu
de
voyelles et de consonnes,
recouvrant, tel le foulard du
magicien, un objet volatilisé.
Mais l'objet se trouve quelque
part, il brille par son
absence, il nous impose le
souvenir ou le rêve de sa
forme, plus intense que si
nous pouvions le voir et le
toucher.
L'absolu,
nul
n'en doute, est introuvable
dans l'expérience du monde.
Rien dans cet univers n'est
absolu, c'est-à-dire détaché
de toute contingence, intégral
et total. « Absolu »,
comme « parfait »,
« pur »,
« infini »,
n'existent pas. Ce sont les
mots préférés, je l'espère, de
tout un chacun, tout le
contraire de flatus vocis,
mais qui désignent avec une
impérieuse plénitude (celle de
notre désir) des non-êtres.
Statues et sacrifices au dieu
inconnu.
Il
faudrait
nuancer et préciser :
ils existent, au sens où nous
en avons souvent l'idée et
plus que l'idée :
l'expérience. Mais cette
expérience même est celle de
l'inaccessibilité, de la
saisie impossible, du mirage
qui comble et fait mourir.
Nous
aimons,
voulons, espérons, désirons ce
qui n'existe pas ?
Ce n'est pas assez dire :
nous n'aimons, ne voulons,
n'espérons que cela.
C'est cela seul qui fait notre
amour, notre vouloir, notre
espérance. Même les hommes qui
ne croient aspirer qu'à ce
qu'ils n'ont pas, n'y
tendent que parce qu'ils ne le
sont pas. Le défaut
d'être, voilà ce qui meut
notre être. Mais notons-le
bien, le défaut n'est pas où
l'on pense. Il ne niche pas
tellement en nous que dans l'« être »
même. Ce n'est pas nous qui
aspirons à ce qui nous manque,
tels des réceptacles vides en
espérance d'un monde plein.
C'est notre être bourré de
réel, replet de vie, qui n'a
de cesse de s'abreuver à la
source du non-être. Ce qui
fait notre soif inextinguible,
notre rêve à jamais inassouvi,
c'est la merveille du néant,
dont l'un des plus adorables
visages s'appelle l'absolu.
Ah, pouvoir être enfin ce qui
n'est pas !
(Voir PERFECTION).
[8.91]
Ne
pas
commettre ceci ou cela (qui
paraît effectivement
condamnable, ou qui lèse
autrui d'une manière ou d'une
autre), ce n'est que le
premier pas, qui risque bien,
s'il n'est pas suivi d'un
autre, d'être un sinistre
faux-pas. Ne pas commettre,
c'est alors ne pas se
commettre ;
c'est très exactement se
retirer de la vie pour se
retirer du « mal ».
Cette façon de se soustraire
en croyant vaincre ne concerne
pas seulement l'exercice des
vertus. Finalement c'est avec
l'existence tout entière qu'il
s'agit de se commettre ou non :
le meilleur moyen de ne pas
mourir, c'est ne pas vivre.
(Voir MORALE).
[2.92]
Mot
rendu
célèbre par l'écrivain Albert
Camus (1913-1960). Il
désignait une stupeur, une
angoisse, une hébétude
essentiellement humaines :
le sentiment d'habiter un
monde qui ne nous a rien
demandé, qui ne nous attend ni
ne nous aime, et qui se tait
aussi obstinément que les
dieux maternels, pour peu
qu'un adulte les supplie de le
reprendre dans leurs bras.
Indifférence du ciel bleu,
indifférence du Ciel. La vie
n'a pas de sens plus fort que
les soirs de solitude, et même
les matins de beauté. À nous
de mourir ou de créer le sens.
Faut-il
préciser
que l'« absurde »
existe en 1990 comme il
existait dans les années
quarante. Avec une seule
différence, mais de taille :
on ne veut plus voir
l'indifférence du monde à
notre égard, on se persuade,
comme les très anciens Grecs,
que la nature est notre
alliée, et nous veut du bien.
Mais les Grecs peuplaient
aussi la nature de forces
hostiles. À nos yeux, il n'en
est rien. Tout le mal vient de
nous et de notre esprit. Nous
nous refusons donc le droit de
nous sentir mortellement
malheureux devant un beau
paysage. Nous en souffrons
d'autant plus. Et nous avons
cessé de penser en termes de
sens et de non-sens, pour ne
plus parler qu'innocence
(s'agissant du monde) et
culpabilité (s'agissant de
nous-mêmes). [6.90]
Qui
n'a
pas rêvé des grandes
profondeurs sous-marines, pour
y habiter, pour y vivre dans
la lumière ?
Comme les films nous montrent
toujours ces profondeurs
éclairées par des projecteurs,
l'on en vient à oublier
qu'après quelques dizaines de
mètres, la nuit règne seule.
Et que les merveilles révélées
par le bathyscaphe sont à
proprement parler créées par
l'homme, artificielles.
Pourtant,
nul ne pourra nous convaincre
qu'il n'existe pas, dans les
très grandes profondeurs, non
seulement des poissons d'or,
des poissons-chats, des
poissons-toupies, des
poissons-oiseaux bariolés,
mais surtout (grâce,
peut-être, à je ne sais
quelles pierres
phosphorescentes), une
lumière à la fois intense et
douce, une lumière de ciel
hawaiien. Avec en prime, le
pouvoir de respirer dans ces
eaux douces ?
Après tout, ce que la science
ne nie pas, c'est l'existence
de poissons-phares, donc le
pouvoir animal et végétal de
créer la lumière. Il suffit
d'y croire, d'y croire encore
un peu plus, et le soleil va
régner au fond des eaux.
[12.91]
Douceur,
oui,
déchirée, secouée ;
souffrance irremplaçable, de
ne pouvoir être au monde comme
les autres enfants, qui jouent
dans le bruit joyeux, sous la
chaleur saine, tandis que l'on
gît dans l'amertume, l'excès
et la faiblesse de son corps.
Nausées incœrcibles, et la
main d'une mère sur le front,
pour soulager le mal de tête,
mais aussi les crispations,
les convulsions de tout
l'intérieur qui se noue, qui
veut déjà, qui veut seulement
s'exprimer, qui jamais dans le
futur ne le fera si
terriblement, si complètement ;
qui voudra, plus tard, dire
que le monde est trop, qu'il
est trop fort, trop présent,
demander grâce au monde, se
relever après avoir plié sous
la grâce du monde. Le
pourra-t-il jamais ?
[8.92]
À
notre connaissance, il n'en
existe qu'un seul qui, dans la
langue française, illustre sa
propre définition, tout en
triplant ses exigences :
non seulement la première
lettre de chaque vers
constitue un mot (en
l'occurrence, le mot « acrostiche »,
précisément), mais ce sont à
chaque fois trois
lettres du vocable en question
qui composent le début du
vers, permettant de lire trois
fois le mot dans le sens
vertical (avec, à chaque
colonne, décalage d'une
lettre). Pour faire bonne
mesure, les rimes de ce poème
sont en « iche »
et en « cro ».
Rappelons,
pour
l'intelligence de ce texte
biscornu, que le mot grec « ichtus »
signifie le poisson, mais que
ses lettres dessinent
l'acrostiche « Iésous
Christos Theou Uios Sôter »
(Jésus-Christ, Fils de Dieu,
Sauveur) ;
l'« Eacide »,
quant à lui, désigne
évidemment Achille, fils de
Pélée et petit-fils d'Eaque,
le noble juge Infernal.
Nous
n'avons
pu retrouver l'auteur de ce
dizain baroque — inférieur,
sans doute, aux réussites d'un
Raymond Queneau ou d'un
Georges Perec :
une œuvre de jeunesse de ce
dernier ?
S'il
ne
nous a pas paru superflu de
proposer à nos lecteurs un tel
divertissement, c'est qu'il
suggère, dans la ligne de la
littérature « oulipienne »,
que des règles d'une sévérité
notoire ouvrent des
possibilités d'expression
riches à proportion. Plus
exactement, un certain usage
du verbe, qui paraît virtuose
et seulement virtuose,
dévoile, dans le langage des
mots, les possibilités
expressives que dégagent, en
musique, les « Etudes
d'exécution transcendante ».
(Voir SONNET,
VIRTUOSITE).
A C R
obatie en vers dont l'écrivain
s'entiche ?
C
R O tte de l'esprit ?
Non :
tissu vierge d'accroc.
« R
O S e »
est sa contre-rime épineuse et
fétiche.
O S T
réiculteur pauvre, aux perles
de raccroc ?
S
T I mulant biscornu ?
Poésie postiche ?
T
I C paresseux ?
Vain jeu ?
Du tout. Simulacre ?
Oh !
« I
C H tus » :
preuve que Dieu lui-même n'en
est chiche.
C
H E r et pur acrostiche, à
quand donc ton sacre, ô
H
E A ume au front de Pégase, et
trophée à ses crocs,
E
A C ide au talon plus fort que
pied-de-biche !
[6.90]
Peut-être
plus
proche encore de l'amour que
du respect. Mais de l'amour le
plus haut, qui veut être et
non point avoir. Admirer
quelqu'un, c'est rêver
d'accomplir ce qu'il
accomplit, d'être ce qu'il
est. C'est aussi penser qu'on
pourrait y parvenir, au moins
tant soit peu. Mais c'est,
plus essentiellement encore,
avoir foi dans l'homme. C'est
penser que les actions
humaines ne sont pas toutes ni
toujours réductibles à des
mobiles inférieurs.
On
comprend
mieux ce qu'est l'admiration
si l'on est attentif à ceux
qui n'admirent pas, ceux qui
systématiquement se refusent à
ce geste intérieur. Leur
méthode la plus courante
consiste simplement à
minimiser l'exploit, la
grandeur ou la vertu :
il ne joue pas si bien que ça,
il n'est pas si désintéressé
qu'on le croit, elle se
sacrifie moins qu'il n'y
paraît, etc... Mais cette
méthode, souvent, se révèle
insuffisante :
certains talents sont si
éclatants, certains dons si
lumineux que le rabat-joie ne
parvient pas à les nier. Reste
alors une solution, une
méthode imparable :
soupçonner à chaque fois de
bas mobiles.
Mère
Teresa
se sacrifie, oui, et sœur
Emmanuelle, mais n'est-ce pas
une façon de chercher à se
faire valoir, d'exercer un
subtil pouvoir, à moins que ce
ne soit une compensation ?
Ce violoniste est sublime,
mais franchement, cherche-t-il
autre chose que la gloire ?
Cette acrobate est fabuleuse,
mais croyez-vous qu'elle
ferait un métier pareil si
elle avait pu s'enrichir à
moindre risque ?
Les reproches de Nietzsche à
Wagner, formulés au nom d'une
exigence de pureté ?
Admirables, assurément, mais
ne croyez-vous pas que cette
vertu cache une jalousie ?
Contre
de
tels soupçons, aucune preuve
absolue ne pourra jamais être
fournie. Admirer, c'est faire
acte de foi. Et c'est
assurément courir le risque de
la déception, car si les
mobiles bas ne sont pas
universels, ils ne sont pas
toujours absents. Mais, de
même qu'il vaut mieux relâcher
un coupable plutôt que de
punir un innocent, il vaut
mieux admirer, à l'occasion,
qui ne mérite pas de l'être,
que de ne point admirer la
vraie grandeur. (Voir CONFIANCE).
[11.91]
Ce
qui
le caractérise chez l'être
humain, c'est bel et bien
l'entropie, ou si l'on
préfère, la distinction de
plus en plus floue entre les
divers états du corps et de
l'âme. Il n'est pas vrai, par
exemple, qu'avec l'âge on ne
supporte plus les nuits
blanches. Au contraire, on
parvient très bien, mieux qu'à
vingt ans, à ne pas dormir la
journée du lendemain ;
simplement, on n'est pas tout
à fait éveillé non plus. Le
désir est plus incertain, le
plaisir plus mitigé, la
satiété plus douteuse. La
santé jamais sûre, mais la
maladie vague. Règne de
l'entre-deux, du ni... ni, de
la progressive in-différence.
Il en va même ainsi dans le
domaine de la connaissance :
à force de temps, de lectures
et d'expériences, on sait de
tout un peu ;
mais de tout, l'on a beaucoup
oublié :
rien n'est neuf, rien n'est
assuré. L'oubli n'est plus un
vide et la connaissance n'est
plus une plénitude. Et, de
toute cette dégradation
simplement insupportable,
infâme, odieuse, la honte même
est assourdie. (Voir QUARANTAINE).
[8.90]
Peut-être
le
plus beau mot du monde. En
tout cas l'un des moins
illégitimes. Mais silence !
(Voir VÉRITÉ).
[4.90]
Comment
y
croire, et comment n'y pas
croire ?
Nous pouvons et devons, dans
l'état actuel de nos
convictions (janvier 1990),
renvoyer dos à dos
matérialistes et
spiritualistes. Les premiers
niant tout bonnement
l'existence de l'âme (y
compris dans le corps), les
seconds l'affirmant à outrance
(outre même le corps). Mais
les premiers ont le tort de
négliger que ce qui nous meut
n'est jamais ce que nous
maîtrisons et connaissons de
part en part. Les seconds sont
fautivement persuadés que pour
établir l'existence de l'âme
il faut affirmer sa
persistance en tant que
principe séparé, comme si pour
établir l'existence de
l'oiseau, il fallait prouver
qu'il vole dans le vide. Bien
sûr, une longue tradition
spirituelle, englobant à vrai
dire presque toute l'histoire
de l'humanité, invite à faire
de l'âme un vol qui nous a
fuis. Mais dire qu'elle est
nous-mêmes, simplement,
nous-mêmes en notre force,
notre élan, notre désir, notre
incomplétude, notre exigence,
est-ce moins digne ?
Au contraire, c'est renoncer
au matérialisme
étrange de nos ancêtres :
décréter l'âme séparée du
corps, c'était la placer quelque
part, lui supposer une
vitesse, une résistance, une
élasticité. L'âme hors du
corps ?
Soit. Mais alors où ?
Non, l'âme est la chair, la
cervelle et le sang. Elle est
le meilleur nom qu'on puisse
donner à notre décision de
n'être point des corps morts.
Du
point
de vue de la morale
individuelle comme de la
morale sociale (pour ceux qui,
sincèrement ou cyniquement, se
préoccupent de maintenir des
croyances utiles à la survie
de l'espèce), on ne saurait
brandir le spectre du « si
l'âme autonome-autarcique
n'existe pas, tout est permis ».
Renoncer à l'hétéronomie de
nos ancêtres n'est pas
renoncer à la morale. Au
contraire, bien sûr. Et puis,
tout argument istae
farinae s'écroulera
devant cette conviction qui
désormais doit nous guider :
rien d'humain ne sera sans la
vérité, et si la vérité doit
tuer, nous ne préférerons pas
le mensonge. D'ailleurs la
vérité ne tue jamais, elle
blesse seulement.
Usage
du
mot « âme » :
n'y recourir qu'avec prudence,
dans un contexte qui permette
de sentir, en français, toute
la force du « a »
circonflexe, condensé du
souffle antique et féminin de
l'anima latine. L'âme ?
Ce qui nous anime, un point
c'est tout. (voir VÉRITÉ,
IIe
partie). [1.90]
Lui,
le
garçon, veut-il quelque chose ?
Quelqu'un ?
Veut-il des regards, des
caresses, des fragments d'une
histoire, une vie ?
Des parties d'un corps, un
corps ?
Veut-il avoir, lui qui ne sait
plus être ?
Il ne veut pas. Il est plus
tranquille que la résignation.
Ces deux yeux (dans l'amour,
ce qui brille au-dessus du
néant, ce qui veille sur la
mémoire, fait dresser le cœur,
ce sont toujours les yeux),
ces deux yeux sont là, prodige
réel d'un présent qui ne cesse
pas.
Elle,
la
fille, voilà qu'elle accueille
absolument tout ce qu'il veut,
lui qui ne veut rien. Voilà
qu'elle se connaît, en lui qui
ne sait plus. Ce qui la
regarde, c'est sa beauté
devant elle. S'approcher, se
toucher, se déchirer pour
l'autre, se déchirer dans
l'autre, fêter la présence,
ils sauront un jour qu'ils
l'ont fait, au jour du réveil,
si, par un malheur, ils vivent
encore. [9.91]
Incontestablement
la
meilleure forme de vie en
commun (au-delà de tout « gouvernement »),
du moins lorsqu'on le conçoit
comme le synonyme sourcilleux
de l'arétocratie.
Jamais
l'anarchisme
n'a nié la nécessité d'élire
temporairement des personnes
appelées à prendre les
décisions rapides et globales
qu'exige toute vie sociale
dans un « Etat
moderne ».
Mais un « gouvernement »
anarchiste, pénétré de vertu
jusqu'aux mœlles, est prêt à
se démettre pour quitter,
couvert de cendres, le palais
présidentiel, s'il abuse de sa
posture un seul instant.
Contrairement à l'homme
politique de modèle courant,
l'anarchiste endosse l'état de
pauvreté, et (comme le
souhaitait cet écrivain
tchèque devenu président de
son pays après en avoir été
l'un des dissidents), il
quitte, un jour par semaine,
l'irréalité des lambris dorés
pour la réalité de la prison.
Car quoi qu'en disent les
subtils, vertus personnelles
et vertus politiques vont de
pair.
Lorsque
l'anarchisme
s'accomplit, ce n'est point
que nul n'exerce le pouvoir,
c'est que tous détiennent le
pouvoir sur tous, et sont
écrasés par le bonheur de
l'universelle responsabilité.
Utopie évidemment, tant que
les conditions de la
conscience ne sont pas
offertes à tous.
L'établissement de la
démocratie, puis de
l'arétocratie anarchistes,
sont subordonnées à
l'établissement de la justice
sociale, à l'instruction
généralisée, à la diffusion
universelle des Lumières. Mais
oui.
C'est
dire
que toutes les formes
d'archies actuellement en male
vigueur ont encore un fameux
avenir devant elles. Mais du
moins la pire d'entre elles (à
l'exception de toutes les
autres) peut-elle œuvrer à son
propre dépérissement, créer
patiemment les conditions de
son inutilité future. Les
tyrannies veillent à la
perpétuation de l'injustice
sociale et de l'obscurantisme.
Les démocraties se doivent
d'être moins le « gouvernement
du peuple »
qu'une première étape sur le
chemin de l'anarchisme
arétocratique. Car disons-le
une fois pour toutes, ce n'est
pas le peuple, pas plus que
les nobles ou les bourgeois,
qui doit gouverner. Ce n'est
pas non plus la majorité.
Personne ne doit gouverner. Ce
n'est point l'Etat seulement
qui doit dépérir et rentrer
sous terre, c'est le pouvoir
de quiconque sur quiconque. Le
bon contrat social, c'est
celui qui rend inutile toute
société, et tout contrat.
(Voir LUMIÈRES).
[1.90]
La
question
de savoir si l'homme occupe un
rang supérieur dans l'échelle
des êtres semble se reposer à
nouveau, quand depuis des
siècles on l'avait résolue par
l'affirmative. Nous autres
humains, nous voilà saisis
d'une modestie vertigineuse,
hypocrite à plusieurs égards,
mais bienvenue et légitime à
d'autres. Bien sûr, nous
sommes des êtres possibles,
alors que l'animal est un être
réel. Mais cette différence
est relativisée par cet autre
constat, non moins irréfutable :
le possible est encore un
possible du monde, il
n'outrepasse l'être qu'à vues
humaines — précisément. A-t-on
suffisamment souligné que la
façon de mourir considérée par
l'homme comme la plus noble
est celle-là même qu'il
observe chez plusieurs animaux
(calme, discrétion, silence,
retrait paisible de la scène) ?
A-t-on suffisamment remarqué
que le mot de « dignité »
convient pour qualifier
l'allure comme le comportement
de maint animal ?
Or, cherchons-nous un
accomplissement supérieur à
celui d'une vie et d'une mort
dignes ?
(Voir SACRIFICE ;
ZOO).
[1.90]
Notre
fraternité
essentielle avec les animaux :
sous le signe d'une pitié qui
n'est pas moquerie. Pitié de
les voir s'obstiner à vivre,
travailler à vivre, pratiquer
avec le soin le plus exact,
sans ennui, sans faiblesse,
sans relâchement, le métier de
vivre. Or, rien ne peut
éveiller plus grande pitié que
ce comportement, puisqu'il est
le nôtre, mais pur. Nous-mêmes
sans les vêtements du langage.
[3.92]
Pianiste
très
amateur et très occasionnel,
je déchiffre telle pièce du
merveilleux et secret Federico
Mompou (1893-1987), tirée de
sa Musica callada. À
la première lecture et dès les
premières notes, j'y suis
immergé ;
que je le veuille ou non, j'y
mets le ton, l’h)/?o?,
bref, le sens. Mis à part des
questions de pur mécanisme
digital (et encore !)
je ne jouerai jamais cette
pièce « mieux »
qu'à ce premier essai. Une
page que de ma vie je n'ai vue
ni entendue. Pourtant ce
devrait être impossible :
ne faut-il pas connaître
l'ensemble (un ensemble qui
nous préexiste, et sur lequel
nous ne pouvons plus rien),
pour faire émerger le sens
global dès les premières notes ?
C'est
que
dès les premières notes nous
connaissons l'ensemble ;
c'est que chaque son (comme,
en littérature, chaque mot)
réfracte déjà l'œuvre en son
entier. L'œuvre est
l'accomplissement d'un
possible, mais reste « possible »
jusqu'à la fin, reste possible
alors même qu'elle est réelle ;
réciproquement, elle est
réelle et réalisée dans le
moindre de ses possibles.
Ma
pièce
de Mompou, je ne la
connaissais pas ;
mais je connaissais le
compositeur ;
j'avais joué d'autres morceaux
de lui ;
le titre même de Musica
callada m'avait guidé
vers la sonorité particulière
de son silence. [7.90]
Tant
pis
si cela fait rire, mais ce
mot, d'abord, m'évoque une
lumière, un éclat de lune sur
le lac, et ces fameux « haillons »
rimbaldiens, si légers, quand
la ceinture d'or est si
lourde.
S'il
faut
parler de l'acception
courante, ah oui, j'aimerais
tellement être riche, comme
tout un chacun. Posséder
beaucoup d'argent !
Vous vous rendez compte !
Des voyages en mer du Sud, un
piano à queue de concert, et
la vie au palace de Montreux,
comme un écrivain russe émigré
génial !
Je ne parle pas des joies
esthétiques inavouables que
promet et permet un
porte-monnaie bien garni :
le temps c'est de l'argent ?
Non, l'argent c'est du temps ;
c'est la victoire sur le
temps. Ah, que de variations
n'a-t-on pas déjà rabâchées,
mais que je voudrais enrichir
encore, sur les cheveux
argentés et la bourse
argentée, instruments de la
conquête impure mais
incontestable de la jeunesse
et de son or adorable !...
mais alors, mais alors... je
constate soudain, comme tout
un chacun, que je ne veux pas
être riche. Ce n'est pas être
riche que je veux. C'est
vieillir le plus tard
possible, et, tant qu'on y
est, ne pas mourir. Ce que je
veux, c'est contempler
toujours, pour l'éternité, la
lumière, l'éclat de lune sur
le lac, les si riches haillons
rimbaldiens. [11.91]
Quand
on
a l'oreille formée à la
musique classique, on a
beaucoup de peine à ne pas
prêter, aux chansonnettes de
consommation, voire aux fonds
sonores des grands magasins,
la même attention qu'aux
fugues de Bach. Et c'est alors
qu'on souffre :
on espère instinctivement que
survienne la nouveauté, la
recherche, l'originalité, la
complexité, la richesse, et
l'on n'entend que des redites
insupportables et des
platitudes torturantes. À
l'aune de Bach, la musique des
grands magasins provoque des
souffrances littéralement
infernales. Mais si l'on se
guérissait de la maladie
appelée « attention »,
si l'on acceptait l'idée de ne
pas écouter, et de marcher sur
cette non musique comme sur un
tapis de fond, tout n'irait-il
pas beaucoup mieux ?
De
même
dans l'ordre de la parole.
Votre tort, me dirait-on
peut-être, c'est de lire votre
quotidien comme vous lisez
Proust, ou d'écouter le sermon
du dimanche comme si vous
alliez à la découverte d'un
inédit de Jésus. Et c'est
alors que vous grincez des
dents au spectacle des
dilutions, relâchements,
facilités, laideurs,
mensonges, effets simplistes,
paroles creuses et mots
intéressés. Mais que ne
faites-vous comme l'écrasante
majorité des lecteurs et des
auditeurs !
Que ne prenez-vous toutes ces
paroles vaines pour des bruits
de fond !
Que ne comprenez-vous enfin
que nous parlons et écrivons
comme les grands magasins font
de la musique, exactement,
et que rien de tout cela n'a
d'importance !
C'est
vrai,
je ne comprends pas ces
évidences. Et le jour où je
les aurai comprises je serai
mort. [3.91]
Peut-être
que
je répète une remarque mille
fois proférée. Tant pis :
dans ses Confessions,
ce rigoureux Père n'a pas de
mots assez durs pour
condamner, au nom de la
véracité chrétienne, cette
rhétorique et cette poésie
auxquelles on avait formé sa
jeunesse :
maîtresses d'erreur et de
fausseté, maîtresses
d'artifice, d'hypocrisie, de
faux-semblants. Vade
retro, rhetorica. Or que
se passe-t-il ?
Les Confessions, dans
leur forme même, à leur base
même, ne sont rien d'autre
qu'un gigantesque artifice
rhétorique :
Augustin s'y adresse
prétendument à Dieu, et lui
raconte sa vie. Mais, ainsi
qu'il ne tarde pas à le
reconnaître, l'Eternel, dans
son omniscience, n'a nul
besoin qu'un misérable mortel
lui apprenne les frasques de
son enfance ou les tourments
de son adolescence. En
réalité, il s'agit bien sûr de
s'adresser, par le biais d'une
prière, aux frères humains,
aux ouailles présentes et
futures. Il s'agit de se
montrer priant.
Autrement
dit,
l'adresse à Dieu n'est qu'un
procédé d'orateur, une figure
du discours, une façon de
parler. Les Confessions,
dans leur détail, surabondent
en procédés de style,
balancements, répétitions,
oxymores et autres hyperboles.
Mais tout cela n'est rien en
regard de cette prière
spécieuse à Dieu, de cette
adresse oblique aux hommes.
Quoi de plus littéraire ?
Pour
appuyer
son idée (qui sera si chère
aux jansénismes, sans parler
du protestantisme) de la
corruption originelle de tout
être humain, Augustin invoque
sa petite enfance, et la
fureur qui le prenait à l'idée
de partager le lait maternel
(ou celui de la nourrice) avec
un autre bébé. J'avais
pourtant mon content, dit-il,
c'est par méchanceté pure que
je criais. Donc les
tout petits enfants sont déjà
marqués par le péché, perclus
de malignité, bons pour la
rédemption.
Dans
ma
Ressemblance humaine,
j'avais pris, pour démontrer
tout autre chose, sinon le
contraire, le même exemple du
lait maternel. Je persiste et
signe. Augustin ne semble pas
songer que le petit enfant,
dont l'expérience antérieure
et première fut le bonheur
absolu du ventre maternel, ne
peut supporter sans douleur
qu'on se détourne un seul
instant de lui, qu'on le
laisse en plan dans le monde
battu des vents, pour
s'occuper d'autrui. S'il
réagit alors, ce n'est pas par
méchanceté, c'est bien parce
qu'il souffre. Son « péché »,
même s'il est réel et grave,
n'est pas premier. Et c'est
cela seul qu'il faut
démontrer. [7.91]
*
Dans
certaines
fugues pour orgue, mais plus
encore dans les sonates ou
partitas pour violon ou
violoncelle seuls, la
difficulté d'exécution de sa
musique est extrême au point
d'en devenir perceptible au
profane. Mais la plupart du
temps, les œuvres de Bach,
quand on se contente de les
écouter naïvement et sans
partition, paraissent
relativement « faciles ».
Or nul praticien n'ignore que
la moindre de ses Inventions
à deux voix représente un
exercice passablement ardu.
Chez
les
mauvais compositeurs, la
virtuosité n'est qu'apparat,
et ne recouvre ni beautés
musicales, ni même, souvent,
difficultés réelles. La
véritable virtuosité n'est pas
seulement la traduction d'une
vraie complexité de pensée,
mais l'incarnation nécessaire
d'un combat spirituel :
contre les pesanteurs du
monde, les limites humaines,
les lois mêmes du temps. Et ce
combat, l'auditeur, même
profane, le vit après le
compositeur ou l'interprète.
Voilà du moins ce que je
pensais. Mais il y a
l'exception de Bach, chez qui
la virtuosité n'est presque
pas sensible — ni comme le
serait un vain ornement, ni
comme témoignage véridique
d'un combat contre l'ange de
la mort. C'est que Bach
n'appartient pas encore à
l'époque où l'homme croit
devoir lutter avec l'ange.
S'estimant simple instrument
de Dieu, il crée comme lui :
du « fiat »
le plus simple jaillit un
monde infiniment complexe.
Tandis que ses successeurs,
habités par l'Eternel, mais
humains tout de même,
autonomes, ne peuvent être
virtuoses sans le savoir ni le
sentir. Ayant décidé qu'il
n'était rien, Bach pouvait
être tout. Depuis Beethoven,
il s'agit d'être quelque
chose, et voici la douleur.
Mais après tout c'est Jésus
qui a commencé. (voir BEETHOVEN).
[6.91]
Seulement
cette
image, tirée d'un conte de
l'enfance :
le chevalier, dans les ruines
orageuses, a retrouvé la
belle. Tu peux tout, tout,
mais si tu m'embrasses sur la
bouche, lui dit-elle, lui
murmure-t-elle, ce sera
terrible, l'orage deviendra
cataclysme, le château
s'écroulera sur nous, tu me
perdras, nous nous perdrons.
Est-il possible, cependant, de
ne pas l'embrasser sur les
lèvres, de ne pas connaître
cet éclair, cette secousse de
douce épilepsie. Non, ce n'est
pas possible, et je me
réveillais de mon faux
sommeil, électrisé, le goût
d'orage dans la bouche, exalté
de désespoir. (Voir YS).
[5.90]
On
n'y
pense pas assez :
la moitié de l'humanité
adulte, si elle n'y veillait
chaque matin, par une suite de
gestes aussi fastidieux
qu'extravagants, porterait
une barbe. La moitié de
l'humanité adulte aurait une
tête cernée de broussaille. On
doit quand même reconnaître
honnêtement que la femme et
l'enfant sont plus humains,
plus naturellement avancés
dans l'humanité, que les
adultes mâles, qui, chaque
matin, doivent chasser à
grand-peine leur naturel
d'homme des bois. [12.91]
Peut-elle
être
excessive ?
Lorsqu'on regarde les unes à
la suite des autres toutes les
œuvres d'art retrouvées dans
la tombe de Toutankhamon
(toutes et non pas une seule ;
voir PHARAON), il semble que
la réponse puisse être oui.
C'est beau d'une façon
douloureuse (comme il se
doit), mais parfois le
douloureux vire subtilement à
l'agaçant, et la postulation
des nerfs devient irritation.
Peut-être en va-t-il également
ainsi du Taj Mahal. Trop de
raffinement, trop d'élégance,
trop de finesse, des
sublimités mièvres de colombe.
Mais évidemment il ne faut pas
s'y tromper. Ce n'est pas la
beauté qui est alors
excessive. C'est que l'œuvre a
perdu la force de sa propre
beauté ;
son énergie n'est pas
proportionnée à son harmonie.
Sinon, que ce soit dans le
règne humain, animal ou
matériel, dans les êtres ou
les créations, il n'est pas, à
la beauté, de limite
supérieure. [3.92]
Dans
Contrepoint de Huxley,
l'un des personnages se
suicide sur fond de Quatuor
opus 131 (ou 132 ?
ou 135 ?
En tout cas l'un des
derniers). C'est tout à fait
explicable, voire louable :
ces ultimes quatuors disent la
vie tout entière, ils la
résument, la concluent, la
signent. Après eux, avec eux,
il ne reste plus qu'à mourir.
Mais on pourrait imaginer que
l'audition des mêmes œuvres
détourne au contraire du
suicide. Tout comme le
spectacle de la souffrance
humaine peut ôter la foi ou
conduire à la foi.
Que
conclure ?
Que la vie et la mort sont
toutes deux des réponses
adéquates aux grandes œuvres,
comme à la grande douleur de
la condition humaine ?
Mais ne devrait-on pas dire
qu'elles sont toutes deux
inadéquates ?
Ce n'est pas à vivre qu'on
nous exhorte, et pas davantage
à mourir. Peut-être à créer à
notre tour.
Beethoven,
moins
respirable à mesure qu'il est
plus parfait ;
infiniment plus austère que
Bach. Dans son univers, on ne
cesse de s'élever, et parce
que l'ascension s'opère sur la
planète Terre, l'atmosphère
immanquablement se raréfie.
Musique, oui, de terre et de
feu ;
elle brûle nos demeures, elle
vainc nos pesanteurs, elle
monte. Bach, lui, appartient à
l'eau, c'est le flux
perpétuel, rivières des
préludes, ressac des fugues,
océans monotones et sûrs des
cantates, des sonates, des
Passions. Mozart, Schubert
sont évidemment des
compositeurs d'air. Colibris,
danseuses, parfums
naturellement ascendants. Ils
nous déchirent de finesse, de
transparence, de subtilité.
Beethoven nous déchire de
courage et d'énergie,
d'ascension, de force pure,
comme le gymnaste qui se
soutient aux anneaux bras en
croix, ou comme cet autre
homme en croix, voilà deux
mille ans, qui n'aurait pas
racheté nos péchés s'il
n'obéissait pas, comme nous,
aux lois de la pesanteur.
Qu'est-ce
qui
vaut le mieux ?
Lequel des quatre éléments
vous séduit le plus ?
Préférez-vous Mozart ou
Beethoven ?
Tolstoï ou Dostoïevski ?
La face du Christ souffrant ou
le sourire de Bouddha ?
Je préfère, en toute chose, en
toute œuvre, ce qui m'incite à
créer. Je préfère toutes les
œuvres. [5.90]
Gibbon,
en
son Histoire du déclin et
de la chute de l'Empire
romain, rapporte à son
sujet l'anecdote suivante :
avec ses compagnons de route,
il longe, tout un jour, le lac
Léman, et campe sur ses bords.
Au soir les voyageurs,
commentant la journée,
évoquent le lac en question. « Quel
lac ? »,
demande Bernard à la
stupéfaction générale. Et
Gibbon de commenter :
pour apprécier à sa juste
valeur cette « sainte
apathie »,
il faut, comme moi, avoir les
fenêtres de son bureau donnant
sur le lac en question.
Reste
que
l'expression « il
ne trouverait pas de l'eau au
lac »,
dont les mères accablent
souvent leurs enfants,
pourrait bien signifier :
c'est un saint. [11.90]
L'exercice
a-t-il
un sens ?
Oui sans doute, si son auteur
n'y voit pas la meilleure
manière de « dire
la vérité »,
en dévoilant des recoins plus
ou moins indicibles de son âme ;
oui s'il parle du monde, et
d'un homme dans le monde. S'il
raconte la grande histoire,
traversée par une conscience.
Dans ce cas, l'essentiel n'est
plus de partir à la poursuite
d'une « vérité »
supposée intime, et que les
mots chassent devant eux. Pour
autrui, peu importe que nous
n'atteignions pas le vrai, ou
même que nous mentions :
les Mémoires de
Benvenuto Cellini sont
passionnants. Et la réalité
s'y impose tout de même :
on ne peut jamais atteindre la
vérité, on ne peut jamais
cacher sa vérité.
Mais
voilà :
dès Mon cœur mis à nu,
et jusqu'à nos jours, beaucoup
d'auteurs, par autobiographie
interposée, ont joué sur les
mots :
ils ont prétendu, en gémissant
leur vérité, atteindre à la
vérité. Les lecteurs les y
encourageaient, qui
commençaient par confondre le
« tout
dire »
et le vrai (l'auteur était
sommé de consigner par écrit
le fameux « petit
tas de secrets »,
jusqu'à son dernier
brimborion). « Tout
dire »
signifiait :
coucher sur le papier tous les
actes, toutes les pensées et
tous les rêves qu'il ne fait
pas bon, en principe, exposer
en public.
En
dépit
de leurs efforts, les auteurs
qui se risquèrent, flagellants
pleins d'orgueil, à ces aveux
complets, ne sont jamais
parvenus à parler justement.
Ils ont guindé leurs secrets,
leur ont fait prendre la pose.
Même un Leiris, qui s'acharne
à traiter son intimité dans
une espèce de détachement
objectif :
il se montre détaché ;
il perd tout naturel, autant
que s'il jouait les
provocateurs à la façon d'un
Gide ;
et ce qu'il confie au papier
n'est plus la vérité, c'est sa
volonté de braver les
conventions sans montrer qu'il
les brave.
On
dira :
tous ces beaux raisonnements
justifient-ils en revanche
qu'on se taise, sous prétexte
qu'on ne parlera jamais sur le
ton juste ?
Avouant vos secrets, votre ton
ne sera peut-être pas adapté,
mais au moins les faits seront
là, et nous en disposerons
comme d'une matière à
réflexion. Le lecteur n'est-il
pas assez grand pour trier le
bon grain de l'ivraie ?
Mais
j'y
reviens alors :
mieux vaut ne pas confondre,
au principe, la biographie
avec des aveux complets :
outre les distorsions que j'ai
dites, si l'on s'en tient aux
« faits
vrais »,
quel secret n'est pas de
polichinelle ?
L'homme n'est pas si
compliqué, ni si divers ;
on en a vite fait le tour. Le
secret n'est bien sûr ni dans
l'événement, ni dans l'acte,
ni dans la pensée, ni dans le
désir. Et sinon, ce n'est
jamais un secret pour
personne. Les gens qui se
contrôlent le mieux finissent
toujours par bavarder dans
leur sommeil, et par dormir en
public. Et ne le feraient-ils
pas, tout le monde saurait ce
qu'ils contrôlent.
Que
l'autobiographie,
qui n'apprendra donc rien à
personne, soit alors ce que ce
sont les autres écrits ;
qu'elle livre l'intimité comme
une richesse ;
qu'elle soit à l'image de
toute vie :
la mise en œuvre des secrets,
leur traduction, l'exposition
de leurs effets,
l'accomplissement de leurs
conséquences. En ce sens-là,
et dans la mesure même de
votre générosité, vos secrets
seront bien gardés.
La
douleur
cachée de Kierkegaard, est-ce
un blasphème de son père ?
Est-ce Régine ?
Est-ce l'impuissance ?
Et l'écharde dans la chair de
Saint Paul ?
Pour les faits, tels qu'un
commissaire de police pourrait
chercher à les établir, nous
n'avons le choix, au plus,
qu'entre quatre ou cinq
solutions. Donc le secret n'en
est pas un. Mais si nous
pouvions choisir une
solution, la vie et l'œuvre de
Kierkegaard ou de Saint Paul
en seraient-elles dévaluées ?
Si
vos
secrets sont de vrais secrets,
c'est-à-dire des sources, des
élans, des énergies,
fussent-elles désespérées,
dites-les, redites-les, il en
restera toujours quelque
chose. (Voir SUBJECTIVITÉ,
VÉRITÉ).
[2.91]
Les
réactions
de rejet provoquées par les
Etats-Unis culminèrent-elles à
l'époque de la guerre froide
et de l'intervention au
Vietnam ?
Pas vraiment :
ces réactions n'ont guère
diminué depuis que le paysage
politique et idéologique a
changé, et que le communisme,
censé porter le drapeau de
l'anti?américanisme, est
discrédité. C'est presque le
contraire. Des écrivains de
l'Est, naguère violemment
anticommunistes (et qui le
sont en principe restés), se
mettent à ferrailler, avec
autant de virulence qu'ils
employaient pour attaquer
Staline, contre la culture du
MacDonald et le nouvel ordre
mondial de l'oncle Sam, devenu
l'Ennemi absolu, tandis que
récemment encore il était
l'allié relatif.
De
son
côté l'Eglise catholique, ces
derniers temps, provoque de
violents rejets,
particulièrement dans un
certain nombre de pays de
l'ancien bloc communiste, et
de tradition orthodoxe. On
l'accuse pour le moins de
prosélytisme outrancier.
Mon
intention
n'est pas ici de comparer, sur
le terrain
historico-idéologico-politique,
l'emprise supposée des
Etats-Unis à celle, également
supposée, de l'Eglise
catholique. Mais de les
comparer sur le plan
mécanique, physique.
Quiconque
est
allé aux Etats-Unis, quiconque
fréquente tant soit peu
l'Eglise catholique sait bien
que l'un et l'autre, à leurs
propres yeux, ne sont
impérialistes en aucune
manière, et conquérants encore
moins :
ils existent, c'est tout, et
vont souvent jusqu'à regretter
sincèrement des « maladresses »
commises à l'endroit de ceux
qui les exècrent. De leur
point de vue ils ont
parfaitement raison. Et de
leur point de vue, les pays ou
les religions qu'ils lèsent
ont parfaitement raison :
une grande puissance renverse
tout sur son passage et prend
trop de place, du seul fait
qu'elle existe. L'éléphant n'a
pas besoin de se mettre en
colère ou de se ruer à la
conquête du monde pour abîmer
quelque peu les sous-bois.
Un
bus,
au moment de quitter la
station, effleure un
vélomoteur dont le
propriétaire, déséquilibré,
presque à terre, se retourne
contre le conducteur pour lui
lancer une bordée d'invectives
haineuses, le visage convulsé
de haine. Dans le mastodonte,
où je me trouvais, le choc
n'avait même pas été perçu. Et
le conducteur, à l'image de sa
machine, et du haut de son
siège, regardait le
cyclomotoriste congestionné
d'un œil vague, distrait, ni
gentil ni méchant. Ah oui, je
l'ai touché. Ce n'était pas
voulu, c'est une maladresse,
mais qu'y puis-je ?
Je suis grand, je prends de la
place, il faut bien que
j'existe moi aussi.
Tous
les
malentendus provoqués, en
politique, par les Etats-Unis,
en religion par les
catholiques, se résument à
cela ;
à cette disproportion des
forces. Malentendus proprement
irréductibles, car ils
signifient tout bêtement que
pour les petits, les gros
existent trop, et que pour les
gros, les petits n'existent
pas. Les doctrines, les
idéologies, les projets
conscients sont secondaires.
L'important, c'est la place
prise au soleil, et c'est
l'ombre portée sur la terre.
[3.92]
*
(Jean-Baptiste).
Sculpteur
et peintre français
(1827-1875), auteur d'un Coucher
de soleil violent et
rigoureux, d'une Scène de
folie qui n'est pas
indigne de Goya, et d'un des
chiens les plus émouvants de
l'histoire de l'art, prénommé
Nero. Ce chien, dans
l'ancienne gare d'Orsay, quête
éternellement l'affection d'un
enfant souverain, qui ne
devint jamais Napoléon IV.
Auteur, aussi, d'un Autoportrait
criant de douleur, peint
un an avant sa mort, visage
dont la bouche et les yeux
sont autant de trous noirs,
œuvre effrayante, œuvre d'art,
œuvre de victoire. [2.91]
En
Occident, le mot le plus
chargé d'esprit qui se puisse
concevoir. D'esprit mauvais,
bien sûr, mais c'est presque
secondaire. La « Chair »,
dans la tradition chrétienne
et singulièrement protestante,
est le lieu-dit d'une faute
spirituelle, de La Faute, (où
la majuscule exhibe et dresse
l'Objet tu). La Chair est le
domicile spatio-temporel du
péché ;
sinon, elle n'est guère qu'un
morceau de viande. Cette
espèce d'éveil de l'esprit
dans le corps même, si
parfaitement analysé par
Kierkegaard, ce tourment de
l'âme immortelle qui naît au
lieu même de la caresse
éphémère, tout cela peut
aiguillonner la pensée, créer
en nous un désaccord fécond.
Dans les meilleurs des cas.
Pour le reste...
En
outre,
on ne va pas éternellement en
rester à pareil désaccord. Et
malheureusement, nous y sommes
toujours. La synthèse est à
venir :
la spiritualité de la caresse
même, qui la dira ?
L'Esprit dans la
Chair, qui le montrera ?
En emprunter le chant à je ne
sais quel Kamasutra, c'est
aveu de faiblesse. Et
lorsqu'on prétend l'inventer
dans notre tradition, lorsque
des groupes de dames
chrétiennes entreprennent de
découvrir leur corps, lorsque
des
psychologues-croyants-thérapeutes-physiologues
décrivent à des assemblées de
veuves ou de délaissées les
postures de la prière, on a
l'impression d'une singulière
obscénité, doublée d'un
épouvantable ridicule. Au
travail, au travail !
(Voir KAMASUTRA,
KIERKEGAARD).
[2.91]
Force
infrangible
de ce mot :
il désigne, de l'aveu général,
un pouvoir que par définition
l'on renonce à cerner, à
préciser, à expliquer. Donc un
pouvoir qui laisse à chacun
toute liberté de le
reconnaître et de le chanter,
sans nulle crainte de se voir
démenti. Lorsque vous dites :
« Cette
personne est belle »,
votre voisin peut prendre le
contre-pied de votre
affirmation, et vous pouvez
engager une discussion
là-dessus, qui met en jeu des
facteurs « objectifs »
un tant soit peu :
régularité des traits,
finesse, proportions conformes
à des canons prédéfinis... En
revanche, lorsque vous dites :
« Elle
a du charme »,
votre voisin peut n'être pas
d'accord, mais s'il vous
énumère les défauts de la
personne concernée, vous
pourrez répondre sans
mensonge ni dérobade :
« Oui,
c'est justement cela qui fait
son charme ».
Le
plus
puissant charme du charme ?
À nulle personne il ne peut
être dénié sans appel. Par
conséquent et réciproquement
il protège la subjectivité de
celui qui l'éprouve :
mieux qu'ineffable, il est
irréfutable. Il ménage et
préserve entre les êtres des
relations d'élection, contre
lesquelles nulle « doxa »
contraignante ne peut
prévaloir. Il répare les
inégalités. [5.91]
« Patriotisme
fanatique et belliqueux »,
déclare le dictionnaire. Mais
ne faudrait-il pas ajouter
aujourd'hui :
patriotisme qui fait sourire,
patriotisme un peu dérisoire ?
L'amour de la patrie s'accorde
avec le tragique et le sérieux ;
le chauvinisme, dans son
acception contemporaine,
beaucoup moins. L'Arabe ou
l'Israélien ne sont pas « chauvins ».
Le reporter français, qui,
lors du championnat du monde
de football 1990, où la France
n'est pas représentée, ne
cesse de saluer d'un « remarquablement
joué ! »
la moindre décision de l'arbitre
français, mérite pleinement et
glorieusement le titre de
chauvin.
Cet
exemple
touchant ne doit pas nous
masquer une vérité
douloureuse, douloureuse
notamment pour un pays comme
la Suisse :
pour oser manifester une
autosatisfaction voyante et
déplacée, il faut avoir de la
réserve ;
il faut croire en soi. Ne pas
craindre le ridicule, ce n'est
pas nécessairement être
inconscient ou imbécile ;
c'est avoir la conscience de
représenter plus que soi ;
c'est se sentir suffisamment
fort, suffisamment environné
de gens qui pensent à notre
manière, pour ne point être
affecté par les ricanements du
monde extérieur. C'est se
savoir entouré d'une masse
d'approbation compacte et
large, d'une foule de Moi qui
nous mettent à distance
décisive des quolibets.
Je
n'ai
pas dit pour autant que le
chauvinisme était une vertu.
Il ne l'est jamais. Cependant,
il est une force, une
assurance ;
quiconque le pratique avec
bonne conscience est bardé
d'une bienfaisante masse
non-critique qui l'entoure et
le protège. Tel un escargot
transportant sa maison. [7.90]
Depuis
toujours,
ses tentes ont été dressées
sur la lune, dans Hipparque ou
dans Tycho Brahé. Depuis
toujours nous savons qu'il est
inaccessible et déchirant,
depuis toujours il nous fait
signe et nous fuit. L'écurie
aux chevaux arabes, et l'odeur
sublime, oui sublime du
crottin. Le rhinocéros qui
court comme une ménagère usée.
Charlot qui rôde et qui
manque. Dans le vide et la
nuit lunaires, les odeurs
s'enfuient plus vite encore
que dans le vent. Les sons ne
portent pas, et la danseuse
meurt au premier saut, elle
est poussière avant même de
retomber. Mais il faut aller
au cirque. (voir VIRTUOSITÉ,
ZOO).
[5.90]
J'ai
toujours
trouvé fort plaisant que X.
parsème ses ouvrages de
citations attribuées à
Nietzsche, Shakespeare ou Lao
Tseu, alors qu'il s'agit en
réalité de propos de son cru.
Certes, un lecteur à la fois
sensible et cultivé ne devrait
jamais s'y tromper, mais (la Chasse
spirituelle en est un
exemple célèbre) les faux
peuvent égarer même des
lecteurs avertis.
Du
coup,
X. (qui pourrait en conclure
que Nietzsche, Shakespeare ou
Lao Tseu, somme toute, ne sont
pas si géniaux que cela) en
conclut plus volontiers que
son propre génie vaut bien
celui de Nietzsche,
Shakespeare ou Lao-Tseu. À
vrai dire, un peu de
complaisance, un brin de
paresse intellectuelle
risqueraient de nous faire
partager son avis.
Mais
malheureusement
pour X., sa propre conclusion
n'est pas moins fausse que
celle qui consiste à mettre en
doute le génie des trois
auteurs derrière lesquels on
s'abrite. La réalité,
désagréable pour notre aimable
faussaire, c'est que la
même phrase, ô terrible
injustice, ô juste miracle,
est géniale quand Nietzsche,
Shakespeare ou Lao-Tseu l'ont
vraiment prononcée, et pauvre
s'ils n'en sont pas les
auteurs. La même phrase, eh
oui, et mot pour mot. Tel
aphorisme, si réellement
Nietzsche l'a proféré, prend
un sens puissant et plein parce
qu'il s'inscrit dans une
vision du monde puissante et
pleine, parce qu'il se
tient au sommet d'une pyramide
d'expérience, participe d'un
faisceau de pensées, signale
une douleur vraie. Et ce même
aphorisme, imaginé par X.,
n'est qu'une banalité.
Si
Dostoïevsky
écrit :
« La
souffrance des enfants
témoigne contre Dieu »,
les Karamazov sont
derrière lui pour donner à
cette phrase sa densité
tragique, son poids
d'existence et de méditation
au bord de la folie. Si
l'auteur de cette pensée est
Monsieur Homais, la souffrance
des enfants a de fortes
chances de signifier d'abord
un argument providentiel pour
athée paresseux. Lorsque, le 8
mars 1977, quelques jours
avant sa mort, entre deux
interrogatoires policiers, Jan
Pato?ka écrivait :
« Ce
qu'il faut, c'est dire la
vérité »,
sa phrase n'avait pas le même
poids que si Dupont-Durand
l'avait prononcée au café du
commerce, devant un verre de
rouge. Ainsi de suite. (Voir SUBJECTIVITÉ).
[12.91]
Ne
rien
céder sur la pensée, ne rien
compliquer dans le langage.
Les deux vont évidemment de
pair. D'abord parce que si
l'on respecte la pensée on
respecte le langage ;
et simplifier l'une ou
compliquer l'autre procéderait
d'une seule et même
désinvolture.
Plus
profondément :
la difficulté de pensée et la
simplicité de langage sont les
deux faces d'une même réalité.
Parce que le difficile, c'est
le contraire du compliqué :
la conquête du simple. Ce qui
est le plus ardu pour la
pensée — ou plus exactement ce
qui est l'objet même de toute
pensée, c'est le simple. Plus
on pense, mieux on accède au
simple. Et le langage du monde
profond, le langage même de la
pensée, son être verbal,
c'est, au delà de toute
technicité, de tout jargon, de
tout ornement, la pureté même.
Or
c'est
quand on tend à cette
pureté-là, à cette
simplicité-là qu'autrui, bien
souvent, déclare n'y rien
comprendre et vous reproche
votre obscurité. Devant des
textes compliqués ou
jargonnants, les lecteurs
réagissent avec beaucoup plus
d'indulgence, parce qu'ils
sentent, avec un sûr instinct,
qu'il n'y a pas là pensée ;
donc rien qui soit à
comprendre. Seulement à
prendre. La pensée, elle, est
toujours difficile, donc
toujours en quête du simple,
en effort pour montrer le
simple. [6.91]
Récemment,
un
certain M. Robert Faurisson,
suivi par quelques fidèles,
contesta l'existence des
chambres à gaz. À l'heure où
j'écris ces lignes, il la
conteste d'ailleurs toujours.
Des critiques attentifs ont
déjà relevé que cet homme
portait le même nom que
l'hilarant auteur d'une étude
sur le Sonnet des voyelles
de Rimbaud, dans laquelle le
lecteur ébahi se voyait invité
à découvrir enfin, après des
décennies d'errance et de
mensonge, la vérité de ce
sonnet, et la vérité
rimbaldienne tout entière. —
À vrai dire, si le négateur
des chambres à gaz porte le
même nom que le prophète du
vrai Rimbaud, c'est parce
qu'il s'agit d'une seule et
même personne.Fait passionnant
et révélateur :
de tout temps, M. Faurisson
fut possédé du délire
monomaniaque. Délire aussi
grave en critique littéraire
qu'en critique historique ;
mais les conséquences en sont
plus ou moins scandaleuses.
Cependant,
M.
Faurisson a raison sur un
point :
il est impossible, strictement
parlant, de prouver
que les chambres à gaz ont
existé. Des récits ?
Ils pourraient être
mensongers, ou erronés. Des
photos ?
Elles pourraient être
truquées. Des documents ?
Ils pourraient être
falsifiés. Des aveux ?
Ils pourraient être
extorqués, ou simplement
intéressés (payés par le
Congrès juif mondial, qui sait ?).
Tout ce qu'on peut prouver,
dans l'histoire des hommes,
c'est que des hommes ont
existé avant ceux
d'aujourd'hui. Et encore...
Précisément,
on
pourrait tenter de réfuter M.
Faurisson par l'absurde :
si la théorie de l'universel
mensonge était vérifiée, ce ne
serait pas seulement la vérité
des camps qui se verrait
détruite, mais ni plus ni
moins que tout l'édifice de
l'histoire humaine. César
n'aurait pas existé, ni
Alexandre, ni Napoléon. Eux
dont l'existence, après tout,
ne nous est pas directement
perceptible, à nous qui vivons
au XXe siècle. Où sont les preuves ?
Pour croire à la réalité de
César, Alexandre ou Napoléon,
nous faisons confiance aux
témoignages des générations
qui nous ont précédés. Ces
personnages ont existé parce
que nous existons après eux,
parce que l'être ne commence
pas avec nous.
Cependant,
M.
Faurisson (fort, apparemment,
d'une suprême audace
intellectuelle), répliquerait
sans doute :
« Et
si tout de même, par l'effet
d'une causalité diabolique, la
prétendue histoire qu'on nous
sert officiellement n'était
qu'une vaste conspiration ?
Devrions-nous préférer la
lumière douteuse de nos
croyances erronées à la nuit
de la vérité pure ? »
Du point de vue de
l'improbable déesse
Objectivité, on pourrait lui
donner raison. Je puis certes
douter de toute existence hors
de moi, voire en moi, et
soupçonner tout fait rapporté,
voire constaté par moi-même.
Soit,
mais
dans les faits, M. Faurisson
ne pratique guère ce doute
vertigineusement
philosophique. Il ne met pas
en question, que l'on sache,
l'existence de César, ni même
celle de Hitler. À vrai dire
il se soucie fort peu d'un
cheminement cartésien et d'une
méditation scrupuleuse sur le
Malin Génie. Il se borne plus
modestement à nous suggérer
que le nazisme n'était pas si
barbare que cela.
S'il
est
quelqu'un qui se moque du
doute philosophique et de la
vérité scientifique, c'est
donc bien M. Faurisson. Mais
puisqu'il affecte de s'en
soucier plus que personne,
concédons-lui ceci :
de l'existence des hommes et
des faits du passé, nous ne
détenons pas la preuve « scientifique ».
Certes non. Mais il se trouve
que les générations
successives en portent le
témoignage comme Enée porte
sur ses épaules le vieil
Anchise. Il se trouve que
l'espèce humaine, sur la
réalité de sa propre aventure,
ne ment pas. Ses
représentants, spontanément,
se disent et se transmettent
ce qu'ils connaissent, à vues
humaines, pour la vérité. Ils
ne peuvent rien faire d'autre.
Le témoignage, en son essence,
est la vérité. Bien sûr
qu'il existe de « faux
témoignages ».
Mais ceux-ci, précisément, ne
surgissent que sur le fond
d'une vérité communément
visée, d'une réalité
communément vécue. Pour
parvenir à créer ce qui n'est
pas, donc à falsifier, l'homme
doit avoir part à ce qui est.
J'ai vu cet accident. Je le
raconte sans doute mal, je me
trompe sur mille détails,
peut-être sur tel aspect
essentiel des événements. Mais
je cours raconter ce que j'ai
vu, je suis de bonne foi, je
me dédie spontanément au vrai :
« Je
vous assure, j'y étais »...
L'histoire
humaine
est une chaîne de confiance.
Que les mensonges existent,
même nombreux, et les
falsifications, même à grande
échelle, qui le nie ?
Mais ces distorsions, encore
une fois, n'ont de sens qu'en
fonction d'un réel
incontestable en premier et
dernier ressort, et d'une « vérité
de fait »
sans doute difficile à cerner
dans ses nuances, mais dont
nous savons que,
fondamentalement, elle existe
(Hannah Arendt a écrit
là-dessus des pages
capitales). Dans l'Histoire,
tel homme a vécu, et pas un
autre ;
tel homme a commis tel acte,
et pas un autre. Et les
témoins, autour de ces
acteurs, racontent ce qu'ils
ont vu. [11.91]
Tel
homme
dit :
« Je
vais bientôt me trouver une
femme, me marier, fonder une
famille ».
Et il le fait. Mieux que cela,
il tombe amoureux.
Raisonnablement, mais
sincèrement. Il offre des
fleurs et son cœur bat. Il
offre un diamant et son cœur
bat plus fort. [5.90]
« Les
grands esprits, les grands
génies sont pleins de
contradictions. Plus le
caractère est grand, plus les
contradictions sont grandes.
Seuls les médiocres sont
lisses et sans paradoxes ».
Cette phrase fait partie du
florilège des lieux communs
qu'on se plaît à colporter sur
les artistes et autres grands
hommes. Or elle est fausse, et
sert surtout d'excuse aux
petits hommes pour justifier
leurs incohérences. Sans doute
les grands hommes ont-ils de
grandes contradictions. Mais
ce n'est pas cela qui
fait leur grandeur.
Dostoïevsky,
cet
homme passionné des plus
hautes vertus, tombe dans la
contradiction lorsqu'il se met
à dépenser tout l'argent du
ménage au casino de Saxon. Et
Kierkegaard, lorsqu'il demeure
follement attaché à ce « stade
esthétique »
que par ailleurs il condamne.
Ou, dans un tout autre
registre, Alexandre le Grand,
si amoureux de toute
l'humanité, et qui se montre
volontiers cruel au point de
faire exécuter tel de ses
meilleurs amis. Mais un homme
n'est vraiment grand (et je me
demande si le conquérant
Macédonien, sous ce rapport,
atteint à la grandeur) que si
ses contradictions sont vécues
et souffertes en toute
conscience ;
que s'il se sait
contradictoire et tend de
toutes ses forces à la
synthèse, fût-elle impossible,
inaccessible. Ce qui fait le
grand homme, ce n'est pas la
contradiction, c'est
précisément l'inverse, à
savoir le désir, fût-il
désespéré, et le pouvoir,
fût-il constamment remis en
cause, de la dépasser.
Or
on
accorde généreusement la
grandeur à de petits histrions
dont la caractéristique
principale est de vivre
complaisamment dans la
contradiction, de s'y vautrer
avec fierté, ou, au mieux, de
ne pas s'en apercevoir. C'est
l'obsédé sexuel qui prêche la
vertu, l'écrivain humaniste
saisi par le démon
nationaliste, l'amoureux de
l'humanité qui rudoie sa femme
de ménage. Et pour peu que ces
gens-là soient en vue quelque
peu, vous pouvez être sûr
qu'il y aura foule non
seulement pour leur pardonner,
mais surtout pour admirer ces
belles incohérences, preuves
d'un grand caractère.
Tout
le
monde a des contradictions.
Sans doute, les gens très
médiocres ou très somnolents
n'oscillent-ils pas entre des
pôles très éloignés. Leur
équilibre n'est guère
méritoire. Mais ont-ils plus
de mérite, ceux qui, habités
par des tendances plus
accusées, s'y laissent aller,
à gauche, à droite, en haut,
en bas, et s'en vantent
par-dessus le marché ?
S'admirer de ses
contradictions, ou les faire
admirer, c'est aussi répugnant
que d'exhiber son pied bot ou
son menton en galoche. (Voir UNICITÉ).
[11.91]
Peut-être
un
bien grand mot pour désigner
ce dont je voudrais parler
ici. Mais il s'agit de
l'opposer à l'« inspiration »
comme à l'« imagination »,
et de l'associer à la « volonté »,
à l'« énergie »,
à toutes ces vertus d'action
qui sont nécessaires et
suffisantes pour la création
artistique. Ecrire,
c'est trouver le courage
d'écrire, la volonté d'écrire,
l'énergie d'écrire. Le roman
sur lequel je peine est déjà
là, il existe complètement,
je n'ai rien à fabriquer, rien
à inventer, rien à « imaginer ».
La difficulté se situe
ailleurs. Elle consiste à
travailler, à se faire actif,
quand toute la force du roman
m'habite et m'envahit, moi
passif, moi féminin. L'œuvre
est en moi, réelle comme le
monde, et je dois l'arracher
de moi pour m'en faire la
conscience. Je ne dois pas
créer cet univers, je dois
dire qu'il est. Je dois
retourner le gant de l'être.
C'est tout. Mais il y faut
quelque courage ;
il faut croire à la nécessité
de l'entreprise. [3.91]
Tombant
dans
le même piège que plusieurs de
mes confrères, j'ai déjà
consacré nombre de pages aux
Aristarque, menant, en dépit
du bon sens, un combat sans
espoir — assez semblable,
somme toute, à celui de
l'homme contre la mort :
la mort n'est pas victorieuse
parce qu'elle a raison, mais
simplement parce qu'elle a le
dernier mot. Parce qu'elle
est, physiquement et
pratiquement, la dernière à
s'exprimer.
Ici
et
maintenant, je souhaite donc
m'en tenir à l'essentiel, à
savoir cette formule de Gœthe :
un ami poète s'écriait devant
le sage de Weimar :
« Jamais,
le critique dût-il m'éreinter
de la manière la plus injuste,
je ne commettrai l'erreur
fatale de lui répondre. Pour
que je réagisse et tente une
rectification, il faudrait
qu'on m'accusât non d'avoir
mal écrit, mais, pour le
moins, d'avoir volé des
cuillères en argent ».
« Même
dans ce cas »,
répliqua Gœthe, « vous
devriez vous taire ».
Je
crois
bien que cette phrase est
citée par Montherlant dans ses
Carnets. Bonne raison
pour la citer à nouveau (cette
remarque, peu silencieuse, à
l'intention des critiques).
[6.91]
*
L'insupportable,
l'intolérable
commencent lorsque tout vous
est présent. On l'a souvent
dit de la mémoire humaine :
quiconque n'oublierait
strictement rien toucherait
très vite aux limites de la
folie. Ce qui est vrai de la
mémoire l'est également de la
conscience (deux synonymes, ou
presque) :
si toute chose nous atteignait
comme elle le doit, nous
mourrions de douleur en un
temps remarquablement bref.
Seule la déperdition nous
sauve ;
le flou, le vague, la mauvaise
communication, l'entropie, le
malentendu, l'ignorance, la
négligence. O précieuse
déperdition.
Mais
ce
qui est vrai des individus
l'est plus encore des groupes
et des sociétés. Si tous les
raisonnements douteux ou
imbéciles qu'on lit (ou qu'on
peut lire) dans nos journaux,
toutes les images mensongères
qu'on voit (ou qu'on peut
voir) à la télévision, toutes
les erreurs, volontaires et
involontaires, toutes les
inexactitudes, les médisances,
les bourdes qui se profèrent
de par le monde à journée
faite, atteignaient leur but
(les consciences humaines),
nous serions vite transformés
en dépotoir, en tombereaux
d'idioties ou de
monstruosités. Mais ce qui
nous sauve, collectivement
comme individuellement, c'est
que nous n'entendons pas tous
les mots du monde, que nous ne
lisons pas tous les journaux
ou que nous les lisons
distraitement ;
quant à la télévision, sa
seule excuse, c'est qu'elle
n'existe pas, et
qu'heureusement personne ne
sait, après s'être trouvé des
heures en face d'elle, ce
qu'il y a vu.
Le
mal
lui-même se transmet mal ;
le mal lui-même a des ratés,
et j'imaginerais volontiers
une histoire de truands qui
manquent leur coup pour cause
de malentendu :
telle directive n'a pas été
comprise, ou mal énoncée,
peut-être parce que les
personnes concernées sont
moins familières de la langue
française que du maniement des
armes. Oui, les méchants
eux-mêmes peuvent être
inefficaces parce qu'ils
prennent un mot pour un autre,
ou parce qu'ils ont cru que le
Pirée était un homme.
Triomphe
du
bien ?
Nullement. Consolation ?
Si peu. Disons seulement que
le mieux garde sa chance,
parce que le pire n'est pas
toujours parfait. [2.92]
Son
contraire
n'est pas l'indifférence ou le
calme olympien, mais le
dégoût. Le contraire du désir
appartient à l'univers du
désir. Et le désir,
précisément, ne se définit pas
comme un instinct, ni comme
une pulsion, ni comme je ne
sais quel élan du corps plus
ou moins complaisamment ou
sérieusement relayé par l'âme.
Le désir est un univers,
un monde complet, une
ordonnance de la vie, une
hiérarchie du monde, un
souffle de sens. Si vous
habitez le désir, vous ne le
quittez pas à l'heure de la
satiété sexuelle ou du sommeil
du juste. Vous ne le quittez
jamais. Vous êtes tout entier
« postulation
des nerfs » :
le monde, le futur, les êtres,
les choses, les actions vous attirent.
Et quand ils ne le font pas,
ils vous repoussent. Pas de
repos, jamais.
Pour
sortir
de cet univers, pour conquérir
l'indifférence, que faire ?
Que fait le vent quand il ne
souffle pas ?
La réponse est que le vent
souffle toujours.
Le
désir,
souffle de sens, laisse une
traînée de valeurs, qu'on le
veuille ou non. Les êtres et
les choses, les œuvres du
corps et de l'esprit sont
charmes tremblants ou
splendeurs éclatantes. Rien,
sinon ces charmes ou ces
splendeurs, ne peut émouvoir
en eux. S'ils ne sont pas
pouvoir d'attraction, ils ne
sont rien. Hors de la beauté,
point de salut ?
Hors de la beauté, point
d'être. [9.91]
Il
faudrait
être court. Une bonne méthode
pourrait consister non pas à « définir »
ce mot, tâche assez difficile,
on le sait, mais, pour éviter
les confusions et les
facilités, à donner un mot
tout frais et tout neuf à
l'être qui excède toute
définition.
Voyons,
que
choisir ?
La syllabe « Om »
a déjà été mise en service par
les Orientaux. Le tétragramme
imprononçable, par les
Hébreux. Et les périphrases du
genre :
« Celui
qui est »,
« l'Etre
suprême »,
l'« ens
realissimum »
ne sont guère moins usées que
« Dieu »
lui-même. Le mot tout simple,
à la manière zen, enfantine,
surréaliste, fait un peu trop
ingénu. Ecrire le vocable,
puis le biffer, comme certains
philosophes extrêmement
subtils ?
Voilà bien le comble de la
facilité.
L'idéal
serait
un assemblage de lettres qui
n'ait pas de sens... mais
n'apparaisse pas comme un
non-sens ;
qui donc ne signifie ni
n'évoque le non-sens. Or,
quand une combinaison de
syllabes ne nous induit pas à
des rapprochements fâcheux
avec des objets du monde ou
des esquisses de
signification, elle éclate
toujours de non-sens ou de
non-être. Elle fait rire.
Il
faudrait
essayer quand même :
une absence de sens et de
non-sens, comme un fond blanc
sur quoi dessiner le carré
blanc de Dieu.
Aux
yeux
des croyants, s'intéresser à
Dieu dans son rapport à la
subjectivité humaine ne
signifie évidemment pas qu'on
renonce à proclamer son
existence objective ;
si la question de l'existence
de Dieu n'a de sens que par
rapport à notre vie, cela ne
saurait impliquer que Dieu
n'est que projection de nos
désirs subjectifs, et produit
de nos envies métaphysiques.
Comment
convaincre
le mécréant qu'on ne prend pas
ses désirs pour des réalités ?
Eh bien, s'exclame le croyant,
en s'en tenant aux faits :
en se demandant si les actions
humaines réellement
accomplies dans
l'histoire, lorsqu'elles sont
inspirées par l'amour du
prochain, la volonté de ne pas
tuer, etc., prouvent en
quelque sorte, ou tout au
moins suggèrent, par leur
noblesse même, que Dieu
existe. Notre grandeur
humaine, parfois réelle, ne
doit-elle pas se fonder
nécessairement sur cet absolu
qu'est Dieu ?
Et les croyants d'insister :
poser cette question, c'est
rester sur le terrain des
faits, donc d'une probabilité
rationnelle ;
ce n'est pas la même chose que
de dire :
nous voudrions tant que Dieu
existe pour être bons. Non :
« Si
tout n'est pas permis, est-ce
parce que Dieu existe ? ».
Voilà la seule question qu'on
prétend se poser. Or tout
n'est pas permis à tous les
hommes. Le Bien, dans une
mesure modeste mais réelle,
cœxiste sur terre avec le Mal.
Cette présence
effective du Bien, cette
émergence permanente du Bien
dans le monde,
s'explique-t-elle, oui ou non,
par une force venue d'ailleurs ?
Dieu doit-il exister pour
expliquer le bien réel ?
La
réponse
pourrait être oui, et même les
incroyants pourraient
probablement le concéder...
sauf que ce oui cache un non :
oui nous devons croire à la
réalité de ce qui, en nous,
vise à la générosité plutôt
qu'à la jouissance. À la
réalité de ce qui ne relève en
nous ni de l'instinct ni du
raisonnement. Il est si facile
de se prouver que rien ne nous
oblige radicalement à ne pas
tuer, à ne pas se tuer, à ne
pas ruiner sa vie et celle de
l'humanité, etc... — que seul
un fondement absolu,
strictement et décidément
extérieur à l'homme à la fois
instinctif et raisonnant peut
lui donner une chance de
maintenir, contre vents et
marées, l'idéal de la vie et
de l'amour. Donc, si le
pouvoir de servir la vie et
l'amour existe effectivement
dans la réalité du monde,
c'est que nous paraissons bel
et bien nous régler, dans nos
actions les meilleures et nos
pensées les plus généreuses,
sur une manière d'absolu.
Mais
au
fait, qu'a-t-on prouvé ?
Que l'absolu existe en nous,
et que certains l'appellent
Dieu. Le croyant, c'est encore
et toujours celui qui désire
que le fondement de l'humain
soit hors de l'humain ;
qui pour plus de sûreté doit
éprouver ce fondement comme
une loi, comme une objectivité
qui échappe à sa prise. Du
coup, il a bel et bien, quoi
qu'il s'en défende, suspendu
la réalité de « Dieu »
à sa nécessité subjective ;
bref, il n'a rien prouvé, ni
même suggéré.
Quand
on
y songe, c'est Dieu qui est
évident, c'est le non-Dieu qui
est caché. Reconnaître que
l'absolu existe, mais comme
notre créature, et que « Dieu »
désigne l'ultime et le plus
sublime déni de notre
responsabilité, voilà le
difficile. [12.91]
« Accepter
les différences »,
« vivre
la différence »,
formules constamment
rabâchées, avec celles qui
nous engagent à respecter les
minorités, les marginaux, les
Autres. Fort bien. Mais ces
préceptes sont dépourvus de
substance. Pire :
ils ne recouvrent rien de
moins que le refus de
la différence. Ce que le monde
contemporain semble vouloir à
tout prix, ce n'est pas faire
admettre les dissemblances
entre les hommes, c'est faire
croire qu'il n'en existe pas.
Des Jeux Olympiques pour
paraplégiques aux mariages
d'homosexuels, il ne s'agit
pas de bénir des différences,
mais au contraire de proclamer :
nous sommes exactement comme
tout le monde, donc nous
faisons comme tout le monde.
Ou plutôt :
puisque nous faisons comme
tout le monde, vous voyez bien
que nous sommes comme tout le
monde.
J'entends
les
protestations indignées :
d'abord je confondrais (de
manière insultante pour les
uns et les autres) les
paraplégiques et les
homosexuels ;
ensuite n'est-il pas honteux
d'ironiser sur les efforts de
ces êtres humains pour
s'intégrer dans la société,
pour rejoindre le commun des
mortels ?
Réponse :
je ne confonds rien du tout ;
c'est notre société elle-même
qui range sous une seule
étiquette les « différents »
de toute nature, et les
définit tous, implicitement ou
non, comme
ceux-qui-ont-droit-à-ressembler-à-tout-le-monde.
En outre, je n'ironise ni sur
les souffrances physiques ni
sur les tortures morales des
uns ou des autres. Je constate
seulement qu'on nie ce qu'on
prétend faire admettre.
La
« ressemblance
humaine »
existe, certes, et je ne cesse
de déplorer qu'on y croie si
peu. La souffrance du
handicapé ou du déviant sexuel
est une souffrance humaine,
compréhensible par tous les
hommes. Mais cette présence
commune de l'humanité dans
l'homme ne signifie nullement
que tous les humains sont
identiques, ni que, pour se
tolérer les uns les autres,
ils doivent faire comme si
nulle différence d'aucune
sorte ne les séparait. [3.92]
(Florence,
1386-1466).
Vasari nous dit que l'acuité
de son intelligence
lui permit d'atteindre un
degré exceptionnel de beauté.
Que celui qui a des oreilles
pour entendre entende !
Après
avoir
loué le Saint Georges,
le même Vasari soutient que
rien, dans la modernité, ne
peut lui être comparé. Me
croira-t-on si je dis que je
partage, plusieurs siècles
après, ce sentiment, mais que
je le partage dans
l'enthousiasme et l'espoir ?
Car que ressent-on, avec une
écrasante légèreté, devant ce
Saint Georges, ou la Judith,
ou la Madeleine, sans
parler du David ?
Que ces œuvres sont
insurpassables mais
contemporaines. Je ne veux
plus, je ne peux plus savoir
qu'elles datent du XVe
siècle. Je ne veux ni ne peux
croire qu'elles signifient on
ne sait quelle puissance ou
quelle vision perdue. Pour
cette raison même qu'elles
nous parlent avec tant de
force, tant d'évidence, à
faire plier le genou, elles
sont contemporaines, elles
sont nous-mêmes. Comprenez
cela, mes amis !
Si vous aimez d'amour les
œuvres du passé, ce ne sont
justement plus les œuvres du
passé, et Donatello, avec sa
finesse déchirante et sa
douceur sans faiblesse, vous
appartiendra. Il ne sera plus
votre regret mais votre
richesse. [11.91]
I.
Rapport
à l'infini
Les
innombrables
interprétations du personnage
présentent au moins un point
commun :
Don Juan possède (ou, pour le
moins, pourrait posséder mais
y renonce ou s'y refuse, par
lassitude ou pour d'autres
motifs) toutes les femmes et
les filles qu'il désire. De
Tirso de Molina jusqu'à Max
Frisch ou Montherlant, en
passant par Mozart, Molière,
Hoffmann, Grabbe, Milosz ou
Lenau, la règle ne souffre, à
ma connaissance, pas
d'exception. L'expression
courante et populaire :
« Un
Don Juan »
reflète ce lieu commun.
On
pourrait
même affirmer que la
caractéristique première du
personnage est cette capacité,
ce pouvoir ou cette chance
d'arriver à ses fins
amoureuses, fût-ce en dépit de
lui-même. D'où, d'ailleurs,
cette variante du personnage
que l'on retrouve assez
fréquemment, et qui nous le
montre dégoûté, abattu,
rassasié, vide à force de
satiété, voire irrité qu'on ne
cesse de l'identifier à
l'image du mâle triomphant.
Variante illustrée notamment
par le Casanova de
Fellini, ce malheureux
collectionneur de femmes qui
voudrait tant se faire valoir
par des dons littéraires ou
politiques dont personne ne se
soucie.
Or
il
me paraît pourtant clair que
Don Juan n'est pas l'homme
encombré de femmes, ni même
l'homme à qui toutes les
femmes seraient prêtes à dire
oui. C'est tout simplement
l'homme dont le désir et même
l'amour ne se contentent pas
d'une seule personne. Ou
plutôt — car cette définition
paraît trop bénigne, et
j'entends d'ici les
ricanements de ceux qui
croient qu'elle s'applique à
tous les mâles :
l'homme qui ne peut cesser de
brûler, quand bien même il est
aimé d'un être qui le paie de
retour. Don Juan peut être
marié et fidèle ;
il peut être vierge.
Qu'importe :
c'est un amoureux
inguérissable, un Hollandais
volant que nulle Senta ne peut
retenir, un voyageur sans
rivage, un homme qui, dans les
limites d'un corps et d'une
âme, voit toujours l'illimité
— et ce corps et ce visage
pour lui disparaissent,
éclatent, se dissolvent dans
l'infini pressenti. Ils ne
sont que la figure provisoire,
accidentelle, quoique
parfaite, de l'ailleurs
absolu. C'est bien pourquoi il
ne vaut même pas la peine
(c'est-à-dire la douleur) de
les approcher. Ce n'est pas
leur possession qui ferait
cesser l'enchantement, mais
la simple connaissance de leur
existence individuelle, de
leur prétention à être autre
chose que l'occasion de
l'infini.
Voilà
toute
la différence et l'unique
différence qui sépare Don Juan
de Tristan, pour qui seule une
certaine figure, une certaine
découpe de l'espace et du
temps parviennent à traduire
l'illimité, et pour qui la vie
infinie est durablement captée
dans un seul être fini.
Là-dessus,
il
importe peu que les êtres
rencontrés répondent à l'amour
de Don Juan, ou même qu'il
leur avoue sa passion. Ni
qu'il connaisse une seule
femme incarnée. Cela importe
d'autant moins que le premier
être qui se dissout au feu de
son regard et de son désir,
les premières limites qu'il
franchit d'un vertigineux coup
d'aile (oui, c'est un oiseau
sujet au vertige...), ce sont
ses propres limites, c'est sa
personne. Le premier individu
qu'il doive dépasser, et dans
lequel il ne puisse pas se
sentir heureusement débarqué,
c'est bien sûr lui-même.
[7.90]
II.
Actualité
Pour
que
Don Juan existe aujourd'hui
dans toute sa dimension, tel
que l'ont élaboré les
classiques puis les
romantiques et même les
modernes, il faudrait
qu'existent, entre humains
inégaux, des rapports de
sujétion reconnus (voir, chez
Molière, le maître
contraignant le valet à
l'hypocrisie, voir Don Juan
cocufiant et rossant
impunément Pierrot, le paysan
qui lui a sauvé la vie).
Certes ce genre de rapports
existe de facto dans
l'Occident du XXe siècle, mais
nous le vivons sur un mode
clandestin, dénié, non reconnu
socialement.
Pour
que
soit plausible aujourd'hui Don
Juan, il faudrait également
qu'existe le défi
métaphysique, le défi à la
Réalité suprême, conçue et
reconnue comme telle. Or Dieu,
s'il existe encore, est un
doux ectoplasme ;
ce n'est pas même le corps
glorieux, c'est le
Corps-Jouissant de Vous et
Moi. L'idée de défi
métaphysique devient alors
introuvable.
Il
faudrait
enfin qu'existe la passion
amoureuse, celle qui par
elle-même est défi, celle qui
n'a d'autre choix que de tuer
ou mourir. On admettra que ce
genre d'émotion périlleuse se
fait assez rare de nos jours,
du moins chez les peuples de
petits-bourgeois que nous
sommes devenus. Sans doute la
passion peut-elle naître parmi
nous, comme elle faisait jadis
et naguère. Mais la famille et
la société, pour la tuer à
coup sûr, ont trouvé bien
mieux que la répression ou la
condamnation :
l'accueil généreux. Les
parents reçoivent au nid leur
progéniture, dès
qu'amourachée, dès
qu'appariée, pour qu'elle s'y
dépassionne au chaud. Et ça
marche.
Bref,
le
Don Juan d'aujourd'hui serait
un homme déphasé, échouant
dans toutes ses entreprises
parce que rien ni personne
autour de lui n'y prête la
main, parce que rien ni
personne surtout n'y accorde
sens. Un homme qui finalement
désespère de ressentir les
passions, et qui ne mènera
plus qu'un seul combat :
contre la menace de mourir
sans avoir existé. [5.91]
Pour
ne
pas tomber dans le pathos
maladroit d'une admiration
plus qu'éperdue, je préfère
commencer par des détails,
voire des gaudrioles. Ainsi,
je vous défie de résumer les
bouquins de Dostoïevski, même
les plus courts et les plus
simples. Ce n'est pas pour
rien que ce Russe hérite du
roman noir anglais.
Maintenant, dites-nous, les
yeux dans les yeux, et du tac
au tac, si l'un des frères
Karamazov, ou plusieurs,
meurent à la fin. D'ailleurs
les Russes nous assurent que
nous n'y pouvons rien
comprendre ;
sans compter les problèmes de
traduction :
les Démons, ou les Possédés ?
C'est tout de même
extraordinaire :
le plus grand roman du monde
n'a pas de titre dans notre
langue :
Satan vient-il d'ailleurs ou
de nous-mêmes ?
Quant
au
Joueur, j'ai eu beau le
relire voilà peu :
tout ce qui m'en reste, c'est
ce qui m'en resta lors de ma
lecture d'adolescent :
tel personnage, dans ce livre,
se déclare prêt à faire
exactement n'importe quoi pour
une certaine Pauline. Elle lui
demande d'insulter un quidam.
Il le fait sans bonheur ni
tristesse, il le fait parce
qu'elle l'a demandé, parce
qu'elle est plus forte que
Dieu, que le destin, que la
matière, et, bien sûr, que la
société. J'étais ce jeune
homme, j'aimais Pauline avec
la même violence, et je ne
voyais pas très bien ce que
venaient faire là-dedans les
drames plus ou moins sordides
de la roulette, tout cet
écroulement de roubles. Je ne
comprenais pas bien la passion
du jeu, ni celle de l'argent.
Mais ne suffit-il pas d'avoir
compris la passion, le
néant brûlant qu'elle creuse
en nous ?
Tous les personnages de
Dostoïevski, oui, tous, Ivan
Karamazov bien sûr,
Stavroguine bien sûr, Kirilov
évidemment, mais aussi
Muichkine et même Aliocha se
retrouvent et se perdent dans
cet enfer merveilleux, dans
cette mort vivante, cette
possession par le néant, cette
folie qui coupe les jambes,
tord le sexe et le cœur.
Mort
vivante ?
Sans doute. Mais les deux mots
ont même poids, même réalité.
La passion ?
Ce que devient en nous la mort
quand elle vit. La passion, ou
notre seule manière de
réconcilier les contraires.
Par elle nous sommes dévastés,
ravagés, détruits. Mais
quelque chose, au delà même de
notre âme, est en nous
réconcilié.
À
propos, la clé de l'œuvre
dostoïevskienne, pour ceux qui
ne l'auraient pas trouvée dans
les grands romans, est déposée
au cœur de Nietotchka
Niezvanov. Mais ne la
touchez pas, cette clé d'or
brûlant. [5.90, 7.90]
*
Comme
dans
bien des domaines subtils et
brûlants, un certain Vladimir
Nabokov a déjà tout dit (voir
Autres rivages, les
dernières pages). Dans la
mesure de ma passion j'ai
tenté, dans Une Atlantide,
de reprendre ce thème
fondamental, et notamment de
rendre hommage au fameux « task
de Babson »,
réalisé pour la première fois
dans l'histoire de l'humanité
par l'Ukrainien Leonid
Jarosch, en l'an de perfection
1983. Un fabuleux miracle de
néguentropie. La preuve qu'à
l'intérieur des règles, tout
est possible à l'humain. « À
l'intérieur des règles »,
dans le jeu d'échecs, signifie
par exemple que l'on ne peut
ni ne pourra jamais, si génial
soit-on, inventer de problème
où le mat est administré par
un Roi dépouillé. Dans le jeu
de la vie, cela signifie qu'on
ne pourra jamais, si jeune et
belle, si fort et intelligent
soit-on, ne pas mourir. Mais
une fois cette règle
reconnue...
La
question
demeure de savoir jusqu'où
pousser la métaphore. Car il
est clair que dans le jeu
d'échecs, les règles sont des
conditions nécessaires à la
naissance de l'art... En
elles-mêmes elles n'ont rien
d'artistique, mais elles sont
bonnes pour la
création, parce qu'elles en
tracent le cadre nécessaire.
Eh oui, nous pouvons et nous
devons pousser la métaphore
jusqu'au bout :
la mort n'est pas une ennemie
de la vie, mais une limite.
Elle trace notre champ, marque
notre territoire. Pour le
reste, elle n'a pas de sens,
même négatif. Elle permet le
sens, comme les règles du jeu
permettent la beauté. (Voir MORT).
[9.91]
Joue
aujourd'hui
le rôle que joua naguère le
marxisme :
l'idée a si bien réussi
qu'elle est devenue lieu
commun, c'est-à-dire lieu de
rassemblement des esprits en
quête de chaleur. Au cours
d'une récente table ronde, un
ecclésiastique de bon rang fit
l'exégèse biblique suivante :
si Dieu a aimé les créatures,
il a aimé aussi la Création ;
par conséquent nous devons « protéger
l'environnement »...
De son côté le pape a condamné
la guerre du Golfe, notamment
pour ses conséquences
désastreuses sur l'écologie
(cela fut dit, textuellement,
en italien).
L'écologie
est
le thème de composition
préféré des maîtres
secondaires, le thème de
discours préféré des hommes
politiques de tous bords, le
souci constamment proclamé des
chefs d'entreprise. On
s'enferme dans une station
d'essais agricoles afin de
libérer les pommes de terre
des atteintes du génie
génétique comme autrefois on
organisait des manifestations
ou des grèves de la faim pour
libérer les peuples de
l'oppression capitaliste.
Comme
le
marxisme ?
Non, mieux que le marxisme :
ce dernier, même si sa « vulgate »
était extrêmement répandue,
n'a jamais fait l'unanimité.
La droite résistait, les
penseurs se divisaient.
L'écologie, elle, est une
bonne cause aux yeux de tous.
Elle n'a plus d'ennemi, si
elle en eut jamais. Il existe
certes des écologistes plus ou
moins conséquents, plus ou
moins radicaux ;
mais nul n'est ennemi de
l'écologie.
Même
pas
moi. Et pour une fort bonne
raison :
l'écologie n'est pas une idée.
C'est trop peu de dire qu'elle
n'est pas un humanisme :
elle n'est pas une pensée,
mais la verbalisation, dans le
jargon de cette fin de siècle,
du réflexe de survie. Tout le
monde est favorable à
l'écologie parce que personne
ne veut crever. Tout le monde
est pour l'environnement
parce que tout le monde est
pour soi. L'homme occidental
n'a pas tourné si vite casaque :
il se contrefiche de la
nature, aujourd'hui comme
devant. Simplement il
s'aperçoit que sa propre
sauvegarde et son propre
confort passent désormais
obligatoirement par la
préservation de ladite
nature.
L'écologie
étant
un pur réflexe, elle met tout
le monde d'accord et ne fait
avancer personne. Ce que
prétendument nous
accomplissons par « prise
de conscience »,
nous l'aurions accompli de
toutes manières, sans son
aiguillon, poussés par la
seule nécessité vitale. Mais
nous réussissons ce
chef-d'œuvre de prendre nos
sursauts animaux pour des
idées nouvelles, quand ce
n'est pas pour une vision du
monde. Misère de la pensée.
[4.91]
La
question
se pose et se repose :
le génie de Céline, que
personne ne conteste,
excuse-t-il en quelque manière
l'antisémitisme de Céline ?
Dans un autre ordre
d'égarement, le grand talent
de Sartre justifie-t-il le
fameux « un
anticommuniste est un chien » ?
En résumé, le génie a-t-il des
excuses, ou mieux, a-t-il
droit à des erreurs, voire des
bassesses interdites au commun
des mortels ?
Ces erreurs ou ces bassesses
laissent-elles sa grandeur
intacte, ou peut-être même y
contribuent-elles ?
Ce
n'est
pas demain que le débat sera
tranché. À moins que soient
réglés une fois pour toutes, à
la satisfaction générale, les
problèmes que pose le rapport
entre l'esthétique et
l'éthique. Pour en rester à
des constats très
élémentaires, j'aurais
tendance à penser que les
idioties de Sartre ou les
invectives de Céline nuisent
décidément à la grandeur de
leur œuvre. J'entends qu'on me
dit :
ils ont erré, mais ce sont de
plus grands écrivains que
Camus, qui ne s'est jamais
gravement trompé, et au passif
de qui l'on ne peut retenir
aucune stupidité. « De
plus grands écrivains » ?
Cela ne peut vouloir dire
qu'une chose :
que leur manière, leur style,
indépendamment de ce qu'ils
ont dit, sont plus brillants,
plus impressionnants, plus
talentueux que ceux de
l'honnête Camus. Mais quand
cela serait vrai (ce que, de
surcroît, je ne pense pas),
que nous importe un « plus
grand écrivain » ?
Que nous importe, tout bien
pesé, un écrivain ?
Ce qui nous importe, c'est un
homme. De l'écrivain, comme de
tout artiste, comme de toute
personne, on n'attend pas
mieux que d'être un homme.
C'est fétichiser la
littérature, ou plutôt
l'écriture, que de disjoindre
ainsi l'être de l'œuvre. Un
roman, c'est un homme dans les
mots. Il est vrai qu'un
honnête homme sans talent,
s'il prétend écrire,
m'apportera beaucoup moins que
Céline ou Sartre. Mais à
talent certain, l'honnête ne
va-t-il pas l'emporter ?
On
me
reprochera de poser le
problème d'une façon puérile,
et de ne pas prendre en compte
la moralité foncière et
secrète de tout grand style,
la grandeur humaine
involontaire de la grande
écriture. Autrement dit, ce
n'est pas que l'esthétique dispenserait
de l'éthique, c'est
qu'elle dispenserait
l'éthique,
mystérieusement et sûrement.
Et qu'on sortirait, de la
lecture de Céline, tout infusé
de grandeur morale...
Qui
sait ?
Qui sait si, dans le cas des
très grands auteurs, leur
écriture n'assume pas, fût-ce
à leur insu, toutes les
dimensions de l'existence ?
Plus l'auteur serait grand,
moins il faudrait le lire au
premier degré, plus il
faudrait l'écouter comme une
musique... Mais je constate
que le problème s'est alors
déplacé :
il ne s'agit plus d'opposer
l'esthétique à l'éthique, mais
de suggérer que la première
contient et suscite la
seconde. En outre, si je suis
le premier à espérer faire du
langage une musique, je crois
aussi que cette musique est
celle même du sens, qu'elle
demeure donc spécifique aux
mots, et n'abolit pas leur
pouvoir de signifier les
objets, les êtres et les idées
du monde. Une littérature
devenue pure musique, musique
au sens purement sonore du
mot, que serait-elle d'autre
qu'un aboli bibelot ?
L'ennui
dans
cette affaire, c'est surtout
que la grandeur a bon dos, et
que le mystère de l'esthétique
permet à mille médiocres de
revendiquer le droit à la
bêtise et à la méchanceté,
sous prétexte de talent
littéraire. Pour un Céline,
pour un Sartre, combien de
Campistron. La douloureuse et
délicate question :
« Les
errements du génie sont-ils
parfois pardonnables ? »
devient dans leur bouche
affirmation tonitruante et
péremptoire :
« Les
bouffonneries du génie que je
suis sont toujours sublimes ».
Le talent immortel que
s'accordent généreusement ces
grands hommes autoproclamés
doit assurer l'immunité de
leur bêtise. Se trouvant
résolument splendides dans
l'injustice de leurs propos,
frémissant d'admiration devant
leur propre capacité de
travestir à leur gré la
réalité, ils font savoir à
tout contradicteur qu'il n'a
pas droit à la parole
puisqu'il n'est pas un génie.
Quod licet Jovi...
Le
résultat
le plus clair de ce
comportement, c'est qu'une
petite partie des lecteurs se
laisse impressionner, et que
la plus grande partie traduit
ces fières déclarations comme
elles le méritent :
les écrivains, nous l'avons
toujours pensé, sont des
irresponsables, à qui l'on
accordera volontiers le droit
de dire n'importe quoi, mais
non celui d'être pris au
sérieux. Ce que Monsieur
Campistron profère là n'est
que mensonge éhonté,
grossièreté gratuite,
prétention sans fondement ?
Ne vous indignez pas, ne
cherchez pas à répondre, ne
vous fatiguez pas à rétablir
la vérité :
Monsieur Campistron,
comprenez-vous, est un écrivain.
Laissez donc les singes dans
leur cage, laissez-les
grimacer à leur guise, et
reprenons les affaires
sérieuses. [1.92]
Elle
suppose
que les adultes sachent le
monde, qu'ils soient
solidement installés dans
l'Être :
puisqu'elle vise à transmettre
un acquis, à déférer un savoir
aux arêtes vives, à dispenser
une compréhension de la
réalité. Dans les sociétés
dites traditionnelles
(c'est-à-dire toutes sauf la
nôtre), l'éducation ne pose
pas de problème, puisque,
parlant du monde, on sait de
quoi il retourne. On peut même
dire que l'éducation n'existe
pas, mais seulement les
retrouvailles, par chaque
génération, d'un réel
immuable.
Vint
la
modernité. On s'aperçut que le
monde n'avait pas grand chose
d'immuable, (ou bien l'on
décida qu'il serait muable,
changeant, évoluant,
progressant :
peu nous importe ici). Du
coup, transmettre un sens
acquis devenait inutile, voire
dangereux ;
le bagage n'était plus
qu'impedimentum, reliquat
d'une ontologie morte. Chez
les artistes, la copie des
Maîtres, jadis seul acte
concevable, naguère acte de
fougue admirative et d'amour
créateur, devint pure
servilité, signe
d'impuissance et de vide
intérieur. Il ne s'agissait
plus de comprendre l'art mais
de le changer. L'âge adulte,
dépositaire du sens fini, du
sens équilibré, délimité,
gérant d'un monde apaisé,
détenteur d'une ontologie
achevée, perdait tout
privilège sur l'adolescence,
âge du futur, du sens en
gestation, du sens possible et
douteux.
L'âge
de
la mue devint l'emblème et
l'idole d'un monde en
mutation. L'adolescent, donc,
roi du monde ?
Oui, mais la contradiction
fut la suivante (et jamais sur
ce point nous ne lirons assez
le génial Gombrowicz) :
le monde adulte prétendit
trouver sa vérité dans le
monde adolescent, mais il
cherchait tout de même une
vérité d'adulte, applicable au
monde du savoir, de la
décision, de la responsabilité
sociale, économique ou
politique. Or il faut choisir.
Ou l'on estime que l'humanité
doit vivre selon les normes et
les valeurs adultes ;
qu'elle doit savoir ce qu'elle
fait, savoir où elle va — ce
qui, effectivement, est
indispensable dès qu'on se
mêle d'économie, de politique,
de science. Mais alors
l'invocation de l'adolescent
n'est qu'une rhétorique sans
conséquence. Ou bien l'on
décide que l'âge adulte ne
reflète plus notre vérité
métaphysique ;
on se place réellement sous
l'aile frémissante de
l'adolescence, et l'on renonce
à l'administration du monde
tel qu'il est, on dissout la
modernité comme un président
dissout une assemblée. Et l'on
repart sur de nouvelles bases,
on crée des micro-sociétés
ferventes et sauvages, des
ermitages enthousiastes et
désespérés, des couvents haut
perchés dans l'espace et dans
l'âme, des cellules
révolutionnaires sombres et
chaleureuses, des brigades de
haschischins fanatiques, des
croisades d'enfants martyrs,
on retrouve la solitude, le
corps à corps, la chasse, la
pêche et la cueillette, les
animaux cruels et les baies
amères.
Est-ce
sérieux ?
Du moins la contradiction que
je dénonce est-elle sérieuse.
Quant à la solution d'un monde
adolescent, elle n'aurait de
sens que si elle dépasse et
conserve, très hégéliennement,
les conquêtes du monde adulte,
et ne se réalise pas à coups
de « retours
à ».
Si, un beau jour, la technique
nous délivre de la servitude
matérielle et nous délivre
aussi d'elle-même. Bref, si
nous finissons, à force de
science, par oublier la
science ;
à force de travail, par
échapper à la malédiction du
travail. Personnellement
j'aime à penser que
l'adolescence, puis l'enfance,
retrouvées à force de
maturité, soient la plus
haute conquête d'une
civilisation parvenue à son
comble. Une civilisation dans
laquelle l'« éducation »
n'existerait plus, mais
seulement l'initiation — à
nulle religion. Autant dire
que nous sommes très loin des
rêveries infantiles
d'aujourd'hui. (Voir ENFANTS).
[7.90]
Dans
ce
petit abyme, je voudrais que
se nichent tous les mots du
monde, bien sûr !
Au moins chacun des mots que
le lecteur voudrait y voir. Or
il ne s'y trouvera peut-être
même pas mes dix mots
préférés. Neuf au maximum. Que
celui qui a des oreilles pour
entendre et des yeux pour
lire...
Soyons
sérieux.
Pourquoi une encyclopédie
personnelle ?
Mais parce que nous sommes
cela, tous et toujours. Mon
boulot d'écrivain consiste
simplement à mettre sur le
papier ce que tout un chacun
pense et vit à journée faite.
Que faisons-nous à chaque
instant de notre vie, sinon
définir les choses à travers
les mots, les commenter
intérieurement, les informer
de notre expérience croissante ?
Que faisons-nous, sinon
proférer notre avis implicite
sur le monde — et le partager ?
Nous sommes tous, à tout
instant, un petit univers
cohérent, dont tous les mots
renvoient à d'autres mots. Un
être est un dictionnaire.
[5.92]
Peut
exister,
car elle serait beaucoup plus
dure, donc réaliste, que celle
des adolescents, mais en même
temps infiniment plus idéale
(je ne dis pas idéaliste) que
celle des adultes. Je
n'imagine pas que les enfants
y vivent seuls. Je conçois
même que les adultes soient là
pour leur faire respecter les
lois. Comme des agents de
police pleins d'humilité. Ou
comme des limites physiques :
adultes-murs,
adultes-barrières, qu'on peut
franchir moyennant quelques
égratignures ou quelques
entorses. Mais simplement, les
ayant franchis, voilà qu'on se
retrouve hors de la Cité :
l'effort n'en vaut pas la
peine. D'autant plus qu'à
l'intérieur des murs, les
enfants sont rois :
leur vision de la vie prévaut
sur toute autre. Leur manière
d'exister est la seule qui ne
fasse ni rire ni hausser les
épaules. Les occupations
sérieuses, les actions
modèles, les minutes fortes,
les vies exemplaires sont
exclusivement celles des
enfants. [6.90].
Le
meurtre
de Desdémone est très
exactement une erreur, puisque
la victime est innocente.
Pourtant, nul ne met en doute
la sincérité d'Othello ;
nul ne doute qu'il ressente la
jalousie au plus profond de
lui-même, une jalousie
déchirante, envahissante,
toute-puissante. Othello subit
l'emprise d'un sentiment vrai,
fondé sur une erreur de fait,
ou de jugement sur les faits.
La
thèse
des Lumières, que je fais
mienne, c'est que toutes les
haines, en dernière analyse,
sont des erreurs, parce que fondées
sur des erreurs :
elles tomberaient si l'on
connaissait mieux la réalité
des faits, si l'on acquérait
une science intégrale du réel,
de ses tenants et
aboutissants. Cette science
intégrale représente bien sûr
un idéal inaccessible. Mais au
moins savons-nous à quoi
tendre.
Dans
le
domaine de la politique et de
la société, la trahison de
ceux qu'on appelle les
intellectuels (c'est-à-dire
ceux qui, mieux que d'autres,
ont les moyens d'accéder à la
science, donc à la conscience
des faits) consiste à ne pas
dénoncer les haines erronées,
ou les amours erronées, sous
prétexte que ces sentiments
sont des évidences premières
devant lesquelles il faudrait
s'incliner comme devant la
réalité même. La trahison,
c'est de prétendre que des
sentiments, parce qu'authentiques,
ne sont pas des erreurs
à corriger d'urgence, par plus
de science ou plus de
conscience.
L'exemple
le
plus flagrant, en ce début
d'année 1991, c'est bien sûr
l'amour de populations
entières pour un parfait tyran
qui ne le leur rend même pas ;
amour assorti d'une haine
déclarée à l'égard de
l'Occident. Cet amour, ou
cette fierté, ou cette passion
vengeresse, sont
authentiques, et non joués.
Mais cela n'empêche en aucun
cas — la part étant faite aux
responsabilités occidentales —
que ce ne soient des erreurs
tragiques, savamment
alimentées par ceux-là même
qui prétendent penser, et qui
devraient avoir pour devoir
sacré de crier à la méprise.
Si je rencontre Othello prêt à
tuer, et que je sais la
vérité, vais-je le laisser
agir en m'inclinant devant le
fait irrécusable de sa
jalousie sincère ?
[2.91]
Dans
le
Ménon de Platon,
Socrate interpelle un jeune
esclave et le maïeutise
habilement jusqu'à lui faire
découvrir comment les
mathématiciens doublent la
surface d'un carré. L'esclave,
quoique ignorant, parvient au
but presque sans faux-pas.
Socrate triomphe :
tout est « réminiscence » :
puisque, ne sachant rien, on
trouve, c'est que le savoir
est un ressouvenir (voyez le Ménon,
82a-85b).
Soit.
Mais
alors, pourquoi ne pas avoir
continué ?
Si tout savoir est un
ressouvenir, tout homme sait
tout, et tout homme mérite
d'accéder à la pleine
conscience de sa science.
Qu'est devenu l'esclave du Ménon ?
À peine a-t-il fourni, « sans
le savoir »,
la démonstration que le savoir
est réminiscence, voilà qu'il
quitte la scène et disparaît
dans le néant, à jamais. Dès
le paragraphe 85c, plus
d'esclave. Sans doute est-il
retourné, sur un ordre muet de
son maître, à quelque bas
travail de nettoyage ou de
terrassement. O Socrate,
qu'as-tu fait ?
Pourquoi n'es-tu pas
intervenu, pourquoi n'as-tu
pas poursuivi l'éducation de
cet enfant, pourquoi n'as-tu
pas permis, dans sa tête, le
retour en crue de tout le
savoir du monde ?
Je te le demande, à toi, ô
Socrate :
qu'est-il devenu, l'esclave du
Ménon ?
[5.90]
Ce
mot
n'a pas d'équivalent chez les
Bantous ;
en Chine pas davantage. Donc
de deux choses l'une :
ou bien les Bantous et les
Chinois nous sont inférieurs,
et n'ont pas encore l'Etre
comme d'autres n'ont pas
encore l'électricité. Ou bien
l'Etre, que nous prenons pour
le premier mot de toute « réalité »,
de toute « existence »
et de toute « essence »,
relève du folklore conceptuel
occidental. Dès lors, les
merveilleuses spéculations
platoniciennes du Parménide
ou du Sophiste, sur
l'être de l'être et le
non-être (ou non) du non-être
apparaissent comme des danses
virtuoses et raffinées autour
d'un feu sans nom ;
oui, ces danses orientales où
chaque geste, chaque angle des
phalanges de la jeune fille
est infiniment expressif,
d'une expression qui, pour le
profane et pour l'initié plus
encore, ne signifie
qu'elle-même. Quoi de plus,
quoi de mieux ?
Après
Platon,
le concept d'Etre devint
opératoire. L'homme savait
danser :
il apprit la marche. Il se
retrouva contraint, donc, de
choisir une direction :
quel est le sens de
tout cela ?
se demanda-t-il, courant de
plus en plus vite, terrorisé à
l'idée de tourner en rond, et
de laisser s'éteindre le tison
qu'il avait commencé par voler
au feu. Plus tard encore, bien
plus tard, ce fut la révolte :
on s'assit, on se coucha, on
recula, mais l'on s'avisa
tardivement que la sagesse
consiste peut-être à retrouver
le cercle de la danse. Que
voler le feu pour le porter au
loin, c'est se voler soi-même
pour se fuir. (Voir NÉANT).
[5.90]
*
Lu
dans le journal :
un « psychopathe »
Brésilien, ayant entendu dire
à l'église que les enfants
morts très jeunes iraient
directement au ciel, car ils
n'ont pas péché (ce qui est
d'ailleurs en soi seul une
charmante hérésie), comprit
qu'il était de son devoir de
tuer un maximum de petits
garçons, après leur avoir
donné quelque argent pour
qu'ils l'accompagnent à
l'église brûler un cierge.
Avant de les tuer, il les
violait et buvait leur sang
car ils étaient beaux, et
boire leur sang lui donnerait
leur beauté. [2.92]
(Et
usage de faux). Un exemple
entre mille, dans une époque
de guerre. Un « intellectuel »
nous déclare que l'islam n'est
pas ce que nous croyons. Ce
délicat penseur déplore
notamment que nous négligions
les beautés du soufisme.
Sait-on, par exemple, que pour
la religion musulmane, Satan
est une « grande
figure pathétique » ?
Phrase prononcée au moment où
un dictateur sanglant traite
de « Satans »
les Occidentaux. Si nous
comprenons bien, ce dictateur
s'écrie donc à notre adresse :
« Vous
n'êtes que de grandes figures
pathétiques. »
Dans ce cas, évidemment, nous
avons bien tort de nous
offusquer, et nous sommes des
butors incapables de répondre
à la politesse par la
politesse.
Qu'on
doive respecter toute pensée,
comme on doit respecter tout
être humain, qui prétendra le
contraire ?
Que nous connaissions
horriblement mal le soufisme,
qui le niera ?
Que les plus hauts penseurs de
l'islam respirent à des
altitudes que nous ne pouvons
même pas concevoir, qui le
contestera ?
(Voir ABD
EL-KADER ;
IBN
ARABI). Et que, comme le
constatait avec mélancolie ce
même « intellectuel »,
nous soyons aujourd'hui plus
loin de l'islam que nous ne
l'étions au Moyen-Age, cela
peut se soutenir. Resterait à
préciser de quel islam il
s'agit alors. Mais surtout,
lorsque, à la guerre
faussement sainte et
l'imprécation brutale, on
répond par la subtile
évocation du soufisme, nous
n'avons pas affaire à la
manifestation du respect pour
l'Autre ;
seulement à celle d'un
snobisme intellectuel et d'une
coquetterie qui déconsidère
l'intelligence et la
réflexion, et qui nous fait
accessoirement mépriser un peu
plus par les cultures que nous
essayons de flatter. [2.91]
Le
plus simple est de l'observer,
tout comme la masculinité,
dans « l'état
de nature »,
donc chez les animaux. Une
chienne est plus fine, plus
douce que son mâle, une chatte
infiniment plus chatte que son
matou. La science invoque avec
balourdise des « caractères
sexuels secondaires » :
secondaires !
Vous en avez de bonnes, quand
il s'agit de la tonalité même
de l'être. La féminité
transpose la musique végétale,
animale et humaine dans un
autre ton, plus subtil, plus
raffiné, plus diffiile, plus
serein.
On
objectera peut-être que cette
vision naturaliste est de peu
d'intérêt, voire de mauvais
goût, quand il s'agit de
comprendre la réalité humaine.
Et que pour tout dire il est
insultant de comparer les
femmes aux femelles, ou les
hommes aux mâles. Loin de moi
l'idée d'insulter ou de
rabaisser. D'une part je sais
que les humains des deux sexes
détiennent l'incroyable
liberté de récuser leur « nature
biologique »,
et de se définir, s'ils le
veulent, selon de tout autres
critères. D'autre part et
surtout, si l'on rejette toute
idée de ressemblance, si l'on
refuse comme insultante la
comparaison avec les animaux
(avec les plantes, avec les
pierres), ne tombe-t-on pas
dans une espèce de puritanisme
qui, loin de préserver notre
dignité, risque fort de nous
appauvrir ?
Sur
ce sujet comme sur bien
d'autres, il faudrait éviter
deux écueils symétriques.
L'écueil de l'humanisme
puritain, qui voudrait que la
féminité ou la masculinité
humaines soient d'une essence
tout autre que celles des
animaux ou des plantes. Et, de
l'autre côté, l'écueil « écologiste »,
qui voudrait rabattre
complètement la réalité
humaine sur la nature animale.
Or la communauté d'essence
n'empêche pas un degré
supérieur de complexité, ou,
si l'on veut, de qualité.
[5.90]
Non,
je ne confonds pas avec les
filles-fleurs. Du moins pas
tout de suite. Quiconque est
allé dans les pays chauds, un
tout petit peu plus chauds que
notre aimable patrie, a vu des
bougainvillées, lesquelles,
selon le dictionnaire, sont « à
fleurs entourées de trois
bractées violettes ou roses ».
Une bractée ?
Qu'est-ce donc ?
Il suffit de chercher :
« Bot.
Feuille fréquemment colorée
qui accompagne la fleur ou
l'inflorescence. Voir glume,
glumelle, involucre, spathe. »
Irons-nous
quêter le sens de ces
inquiétants et cornus vocables ?
Irons-nous découvrir que le
spathe n'est autre qu'une
bractée enveloppant un
spadice, et que le spadice,
inflorescence en épi... Non,
nous n'irons point, car tout
cela ne nous dirait guère le
miracle des feuilles-fleurs.
Assez tergiversé :
pour tout regard
non-botaniste,
non-spécialiste,
non-maniaque, les pétales des
fleurs bougainvillées ont la
forme de feuilles ;
en d'autres termes encore :
les fleurs des bougainvillées
sont aussi lumineuses que des
roses ou des iris, aussi
élégantes que des orchidées,
et leurs fleurs sont faites de
feuilles, ses feuilles ont
recueilli les vertus de la
fleur.
C'est
tout simplement phénoménal :
la feuille d'un arbre, c'est
sa partie utilitaire (sève,
chlorophylle, etc.). La fleur,
sa partie sublime. Or ici
l'Utile se fond dans le Beau,
devient le Beau. Non moins
miraculeux que si quelque
centrale nucléaire affectait
les formes d'une jeune géante.
[7.90]
Ophélie
et Régine, c'est-à-dire la
princesse et la reine. Je ne
sais si l'on a déjà pris la
peine, ou la joie douloureuse,
de rapprocher ces deux
fiancées qui, à un siècle de
distance, ont connu le même
homme, le même combat. Régine
Kierkegaard, Ophélie Pessoa.
Deux ruptures inexplicables en
dépit de toutes les analyses,
deux ruptures métaphysiques
en dépit de toutes les
réductions. Deux mariages
mystiques avec la mélancolie
existentielle, l'angoisse
d'être, le pur vertige.
L'insoluble
question, c'est de savoir si
les fiançailles éternelles,
plutôt que le mariage, furent
un échec, ou le tragique
chemin d'un triomphe plus
haut. Les uns diront sans
doute qu'Ophélie et Régine ont
été suffisamment dignes de
leur fiancé pour que celui-ci
ne les épousât point, du moins
pas au sens où la société
d'habitude l'entend. Et que de
telles œuvres sont impossibles
sans l'absolu retrait. Les
autres penseront que
l'acceptation d'un amour
réciproque eût été
l'acceptation juste et féconde
de la condition humaine,
quitte à mener ensuite et
malgré tout sa révolte, sur
tous les fronts de l'ontologie ;
que l'œuvre même de
Fernando-Sören, en cas de
mariage, n'eût pas été « meilleure »,
bien entendu, mais plus
humaine, plus proche de leurs
frères et sœurs humains.
Ophelia
Queiroz et Régine Olsen
furent-elles, oui ou non, « à
la hauteur » ?
Oui, bien sûr. Mais à cette « hauteur »
on ne respire plus, à moins de
créer sa propre atmosphère,
toujours un peu viciée, si pur
soit-on. Leur demander de se
retirer « au
couvent »
tandis que soi-même on évite
l'asphyxie en créant tant bien
que mal, c'eût été le comble
de l'injustice. Ophelia
continua de vivre, Régine fit
un mariage bourgeois :
elles n'ont pas trahi pour
autant. Non seulement elles
n'ont pas trahi, mais jusqu'au
bout elles ont fait comprendre
à leur fiancé qu'elles
l'aideraient dans la distance
— par la distance.
Dès
le début, Pessoa, dans un
poème d'amour, avait demandé
la seule chose qu'Ophelia ne
pourrait lui donner :
« Que,
perdu dans tes charmes, /
Prisonnier de tes bras, / Je
ne sente pas ma propre vie /
Ni mon âme, oiseau perdu »
(« Que
enleado em teus encantos, /
Preso nos abraços teus, / Eu
não sinta a própria vida / Nem
a minha alma, ave perdida »).
Que je ne sente pas ma propre
vie !
Cela, chez un créateur, ne se
peut. Cependant Ophelia
demeura présente, ou future,
jusqu'à la mort de Fernando,
puis témoigna.
Régine ?
En 1855, elle doit s'embarquer
avec son mari pour les
Antilles danoises, dont
Frederik Schlegel a été nommé
gouverneur. L'épouse s'arrange
pour croiser Sören dans la
rue, et lui dire sa tendresse,
lui permettant in extremis de
ne pas confondre solitude
ontologique et solitude
humaine. Sous le coup de cette
douceur, Kierkegaard parvient
à rester debout. Mais il
mourra la même année. (Voir KIERKEGAARD).
[2.91]
Un
jour, j'écrivis un texte
pamphlétaire sur mon « milieu
littéraire ».
À ce pamphlet, il manquait au
moins un chapitre. Je n'avais
pas assez tenu compte d'un
phénomène capital, grâce
auquel tous les « milieux »,
littéraires ou non, trouvent
leur cohésion ;
j'avais oublié de décrire le
ciment microsocial. J'avais
négligé la « flatterie ».
En
première approximation,
flatter, c'est faire à autrui
ce qu'on lui ferait si
réellement on l'admirait, si
vraiment on l'estimait, si
sans rire on l'appréciait, si
sincèrement on l'aimait.
Autrui, alors, comprend le
message, il en mesure
l'hypocrisie et s'incline par
conséquent devant la nécessité
de nous renvoyer l'ascenseur.
La flatterie est toujours
réciproque, du moins dans
l'idéal. C'est une
transaction.
Au
deuxième degré, la flatterie
pourrait être ficomme une
figure de la dénonciation. Il
faut désigner tel ou tel à la
Renommée, et, grâce au bien
qu'on en dit, prévenir de sa
part tout maléfice ;
bref, s'en débarrasser.
Quoi
qu'il en soit, on notera que
la flatterie appartient de
plein droit à l'univers du
simulacre. Il ne s'agit pas de
savoir si les compliments
qu'on donne ou qu'on reçoit
correspondent à je ne sais
quelle « réalité ».
Il ne s'agit pas de se dire :
« Je
suis parfaitement hypocrite,
mais Paris vaut bien une messe » ;
ou, dans le rôle du flatté :
« Il
n'en pense pas un mot, mais
j'ai intérêt à me comporter
comme s'il était sincère,
d'ailleurs, qui sait,
peut-être est-il tout de même
convaincu de ses propos,
puisque ses propos ne disent
au fond que la vérité :
qui affirme que je suis grand
ne peut pas être tout à fait
mauvais. »
Non, la flatterie est un
univers parallèle, qui ne veut
connaître ni du mensonge ni de
la vérité. Au généreux
donateur, on ne demande pas
d'où provient sa fortune. Le
flatterie fait vivre, un point
c'est tout. Et c'est vivre que
nous voulons.
Pour
désigner une manière
inadéquate, mais passable, de
s'exprimer, un succédané
d'expression, l'on dit
volontiers :
c'est une façon de parler. De
même, la flatterie est une
façon d'exister. [6.90]
La
folie clinique, en dépit des
sophistications de M. Michel
Foucault, demeure une réalité
qu'on peut qualifier
d'objective. Surtout, elle
demeure une prison, une
aliénation, une misère
intérieure, une torture. Même
lorsqu'elle est le fait des
artistes. Nietzsche fou, ce
n'est pas Nietzsche glorieux,
c'est un pauvre homme
foudroyé. De même Hölderlin,
de même Artaud. Prétendre le
contraire est affectation
d'esthète.
Cependant,
comme l'a bien compris une
nouvelle de Machado de Assis,
ou, à sa manière, le Rhinocéros
de Ionesco, sans parler du Nous
autres de Zamiatine,
même la folie objective et
clinique demande, pour être
perçue comme telle, que tout
le monde ne soit pas fou. Or
il n'est peut-être pas garanti
que cette condition puisse
toujours, à l'avenir, être
remplie. On a déjà vu dans
l'histoire récente des peuples
entiers sombrer dans la folie,
des millions de gens
considérer comme normal ce
qui, en temps de paix et de
réflexion, paraît le comble de
l'horreur et de
l'aberration... des peuples
entiers, sauf quelques
individus particulièrement
solides et réfractaires. Le
coup de génie de Zamiatine,
c'est d'avoir imaginé que, par
des moyens artificiels et
médicaux, cette espèce
d'individus pourrait être
elle-même éradiquée.
Jusqu'à
présent, cette utopie noire
est restée une utopie. On n'a
pas trouvé, même dans les
Etats totalitaires les mieux
organisés et les plus parfaits
dans l'usage technique de la
cruauté, le moyen de rendre
fou absolument tout le monde.
Mais encore une fois, est-il
garanti qu'il en sera toujours
ainsi ?
Qu'il y aura toujours des
témoins pour dire que le roi
est nu, et que les hommes sont
devenus monstres ?
J'ai vu et entendu, l'autre
jour, un écrivain (donc, en
principe, un homme de pensée
et de sensibilité) emporté
dans un véritable délire
nationaliste dont, voilà deux
ou trois ans, l'on n'aurait
jamais pu le soupçonner.
Mais
il y a pire :
voilà deux ou trois ans, ce
délire nous aurait tous fait
éclater de rire. Aujourd'hui,
il nous fait peur, ce qui,
dans un sens, laisse augurer
sa victoire :
déjà nous considérons que
cette haine fervente et
religieuse n'est pas pure
folie, c'est-à-dire flux
verbal totalement dépourvu de
prise sur le monde. Nous
reconnaissons qu'elle prend
corps, qu'elle représente une
force. Et quand la folie
devient puissante elle cesse
d'être folie, puisqu'elle a
des chances de s'imposer,
puisqu'elle se met à infléchir
le réel. La folie, c'est
d'abord et surtout le patinage
mental, l'esprit qui dévisse.
Mais si la réalité se soumet à
la folie (s'il n'y a plus ni
verticalité ni pesanteur),
alors tous, tant que nous
sommes, nous commençons d'être
contraints de voir dans la
folie la normalité, sinon la
sagesse.
Qu'on
nous protège des fous et des
folles !
Protégeons-nous nous-mêmes,
bien plutôt. Sachons déceler
la folie dès qu'elle commence
à pointer son nez sanglant :
et le commencement de la
folie, une fois de plus, c'est
la prétention à détenir la
vérité. Évidemment, quand tout
le monde sera fou, tout le
monde sera content, comme chez
Zamiatine. Mais tout le monde
va s'entretuer. [11.91]
Ancien
Testament, Nouveau Testament,
Coran :
comme on sait, 99,99 % du
message se perd dans le lit
asséché des consciences (pour
ne pas parler des
détournements volontaires).
Les hauteurs spirituelles ne
sont aisément respirables pour
personne. Mais pour qu'on ne
retombe pas plus bas que
l'enfer, à quelle altitude ne
doit pas se tenir le message
originel !
Si par exemple il invite à ne
jamais tuer quiconque, sous
aucun prétexte, on peut
espérer que les humains, dans
leur pratique, vont
éventuellement massacrer un
tout petit peu moins, et sous
moins de prétextes. Mais si le
texte fondateur lui-même se
contente de prescrire des
meurtres sélectifs, on imagine
le résultat.
Cet
exemple est ambigu, et je ne
voudrais pas me faire mal
entendre :
car l'enjeu n'est pas la plus
ou moins grande sévérité du
message, c'est bien sa plus ou
moins grande spiritualité.
Exigence spirituelle et
prescription morale sont deux
choses différentes. Voilà bien
l'une des erreurs commise par
les clercs de tous les temps
et de toutes les religions.
Convaincus qu'il faut en
demander beaucoup pour que les
ouailles en fassent peu, on
édicte des règles morales
d'une extrême rigueur dans
l'espoir qu'il en reste un
brimborion, et dans la crainte
qu'avec une rigueur moindre il
n'en reste rien du tout. Mais
de la rigueur seule, il ne
reste jamais rien. C'est la
hauteur de vues qui seule peut
espérer combattre les effets
de la pesanteur. Comment
a-t-on pu être assez mal
inspiré pour croire ou feindre
de croire que le « aimez-vous
les uns les autres »
était un commandement ?
Jésus serait-il homme ou dieu
à penser que l'amour se
commande ?
Aimez-vous, c'est un ordre ! ?
En revanche il était sûrement
homme à penser qu'un idéal
fondateur ne sera jamais trop
« spirituel »,
afin de n'être pas entièrement
ni tout de suite englouti par
la matière. [3.92]
L'erreur,
ou le coup de génie des
prophètes n'est-il pas de
confondre la juste vision de
ce qui peut être avec la
certitude de ce qui sera ?
Dans le monde humain, tous les
futurs sont imaginables,
toujours, même si certains
sont plus plausibles que
d'autres. Exemple :
la modernité a franchi des
seuils de conscience tels que
vraisemblablement, dans un
certain nombre de siècles,
l'homme verra l'histoire de
ses religions comme l'histoire
de sa petite enfance, et rira
de bon cœur à l'idée que des
groupes d'humanoïdes aient pu
se prétendre, à cet égard,
détenteurs d'une vérité
supérieure à celle d'autres
groupes. À plus forte raison
pour les supériorités
raciales, nationales, etc. En
d'autres termes, l'homme a les
moyens intellectuels et
spirituels de se dépasser et
de s'améliorer dans le futur.
Mais une possibilité, une
probabilité même, n'est pas
une prophétie. Les prophètes
répondront cependant — et
comment leur donner tort :
on n'est pas prophète parce
que cela sera, mais pour que
cela soit. [3.92]
*
Le
transport
de l'or par bateau n'est pas
spécialement « poétique ».
Mais il n'y a rien à faire, un
galion ne peut signifier que
Jules Verne, et l'or devient
celui du couchant dans le
gréement du navire.
Beaucoup
de
vaisseaux sont ainsi voués au
destin poétique :
caravelle, galère, goélette.
Bien sûr, c'est qu'ils ne
servent plus ;
on peut se repaître de leur
seule beauté, comme on fait
devant les Pyramides d'Egypte
où ne gémissent plus les
ouvriers-esclaves. Cette
beauté n'est que mensonge, et
n'est faite que d'inconscience
et d'oubli.
Elle
est
faite de mémoire aussi, de
mémoire surtout :
la plus sûre splendeur de ces
bâtiments flottants, c'est
qu'ils sont morts et que nous
le savons. Tous, nous les
voyons glorieux, cinglant vers
l'or à conquérir, chargés de
l'or conquis, et tous, nous
les savons au fond des eaux.
Nous pleurons la disparition
des matelots et de leur
souffrance, autant que celle
du rêve. La beauté, liée au
malheur, disait Baudelaire.
Donc, bien sûr, à la perte. En
fait, et plus exactement sans
doute, à la distance
infranchissable. [6.91]
Avec
une
vitesse effarante, ce verbe,
qui relevait exclusivement du
vocabulaire économique ou
politique, s'est insinué dans
le monde d'Animus et d'Anima :
comment « gérez-vous »
votre conflit sentimental avec
X ?
J'espère arriver à « gérer »
convenablement mon « stress »...
Traduction de cette deuxième
formule :
j'espère parvenir à dominer
mon angoisse, à organiser mes
pulsions de façon rentable.
Car
il
ne s'agit pas là d'une simple
substitution sémantique ;
« gérer »
n'est pas devenu synonyme de
dominer rationnellement, ou de
conduire raisonnablement. Pour
avoir pénétré le monde de
l'esprit, le vocable que
j'incrimine n'a pas dépouillé
la matière. Il garde son sens
économique et ploutologique,
c'est bien là le drame ;
son emploi, sans nulle
vergogne, dans le vocabulaire
de la psychologie et des « relations
humaines »
signifie très exactement que
l'on conçoit ces dernières sur
le modèle de la Bourse. De son
esprit et de son âme, on
n'attend plus des « bénéfices
secondaires »,
mais des bénéfices tout court.
Il est bien connu, d'ailleurs,
que dans cette intention l'on
« investit »
dans tel sentiment, telle
relation.
Le
plus
grave de toute l'affaire, ce
n'est pas l'intrusion de
l'économique dans le
psychique, c'est qu'une telle
intrusion renforce notre
illusion de maîtrise. Et dure
sera la chute. [7.91]
Mort
à
trente-trois ans. Fou de
chevaux. Portraitura des
bandits, des pervers, une
voleuse d'enfants. Peignit des
têtes coupées, des chairs
bleuâtres, des yeux révulsés.
À regardé l'horreur sans s'y
laisser engluer. Peignit avec
feu, noblesse, clarté ;
peignit dans le vent. Lui-même
était un cheval au galop,
portant, tel Mazeppa, son
propre corps torturé. Le
romantisme est un romantisme
dompté. (Voir IMAGINAIRE).
[6.91]
Désigne
une
liaison sans joie, qu'aucun
des deux partenaires n'est
capable de rompre. Le « Goulag »,
cependant, ne ferme pas la
porte à tout espoir :
on peut en sortir grâce à la « glasnost »,
sorte de franchise supérieure,
gagée sur la plus haute pensée
politique, et la « perestroïka »,
révision déchirante de tous
les concepts directeurs qui
jusque là ordonnaient la
gestion de notre vie à deux.
(Voir GÉRER,
et RICHTER,
échelle
de). [6.90]
Vous
êtes
d'abord enfermé dans une bulle
opaque mais agréable, pourvue
de tous les conforts. Un jour
vous en sortez. Vous découvrez
le ciel, les fleurs et les
oiseaux, les astres et les
villes. Bien des nouveautés,
bien des beautés, mais aussi
des laideurs, le trop chaud,
le trop froid, l'immensité de
l'espace, la diversité des
comportements, des races, des
nations, les haines et les
rivalités, le combat douteux
du bien et du mal, etc. Autant
de chocs et de stupeurs, et
d'angoisses et d'incommodités.
Tant et si bien que vous
pourrez peut-être, si l'on
vous offre de regagner la
bulle originelle, sauter sur
l'occasion, et retourner à
votre agréable enfermement. En
connaissance de cause. Le
vaste monde, toujours prêt à
craquer, toujours prêt à
m'agresser, et comme machiné
pour me surprendre ?
Très peu pour moi.
Néanmoins,
ce
retour ne vous fera pas
retrouver l'état primitif.
Vous garderez le souvenir du
monde entrevu, souvenir que
vous devrez combattre ou
dénigrer s'il se révèle trop
tentant. Et selon toute
apparence la curiosité
l'emportera. Vous voudrez
sortir à nouveau, ne serait-ce
que pour mieux contempler les
malheurs de ceux qui restent
dehors, et de mieux jouir, par
contraste, de votre quiétude.
Mais
cela
même ne sera plus tout à fait
possible :
vous pourrez à bon droit vous
plaindre d'avoir perdu le
paradis :
dans votre bulle, si plaisante
soit-elle, vous savez
désormais qu'il existe autre
chose. Vous savez que si le
monde extérieur vous réserve
mille mauvaises surprises, il
en réserve aussi quelques
bonnes. Vous remarquez que
s'est développé en vous un
étrange goût de connaître pour
connaître. La connaissance ne
vous apportait pas le bonheur,
mais vous avez peine,
maintenant, à vous en passer
tout à fait. Vous rêvez d'être
à nouveau surpris, saisi,
emporté par le flux de la vie.
Et vous risquez fort, en
connaissance de cause, de ne
plus supporter ce qui
désormais ne peut que vous
apparaître comme un
enfermement. Il y a
davantage, comment cela
pourrait-il éternellement vous
échapper ?
En
revanche,
si réellement vous n'avez
jamais quitté la bulle, pas de
problème. Nulle raison que
vous cessiez de vivre une
manière de béatitude, tel le
fœtus dans le ventre maternel.
Jusque
là,
il n'est personne qui ne soit
d'accord, sans doute, avec
cette ennième mouture du mythe
de la caverne. Mais tout le
monde est-il d'accord avec ses
conséquences et ses
applications dans la vie
concrète ?
Exemple, les arts :
pour qui a connu le monde de
Beethoven ou de Schubert, la
chansonnette, définitivement,
irrémédiablement, clairement,
est insuffisante, et nous
tient à l'étroit dans sa
petite bulle :
tout le monde est-il d'accord ?
Une fois découvert le monde de
Rembrandt, du Bernin, de
Praxitèle ou de Hoïtsu, le
monde de Balzac ou de
Baudelaire, de Cervantès ou de
Dostoïevski, les chromos ou
les feuilletons télévisés sont
décidément insupportables,
exactement comme l'est une
prison :
tout le monde est-il d'accord ?
Nullement.
On
m'explique avec colère qu'il
s'agit là de tout autre chose,
et que les arts relèvent des
goûts et des couleurs.
Ce n'est pas parce que moi
j'aime la musique classique ou
la peinture de la Renaissance
italienne ou la littérature du
siècle d'or espagnol que ces
mondes sont supérieurs
à celui des chansons à la mode
et des images animées dans les
étranges lucarnes. Je n'ai
donc pas le droit de dire de
ces dernières qu'elles sont
l'équivalent d'une petite
bulle, tandis que mon grand
art serait un vaste monde.
Non, c'est peut-être ainsi
pour moi, mais pas pour tous,
et je me dois de respecter,
sous peine de racisme, etc...
Je
maintiens,
à l'intention de ces
contradicteurs (car les
convaincus trouveront presque
suspect que je cherche à
démontrer les évidences ;
ils ont tort, ce ne sont pas
des évidences mais des
conquêtes de la liberté), je
maintiens que cela n'est pas
ainsi pour moi seulement. Mais
que cela est ainsi
pour tous et toujours. La
preuve en est fournie par
l'absurde. Le passage du monde
de Shakespeare ou Rembrandt à
celui des feuilletons
télévisés n'est jamais
vécu par quiconque
comme le passage d'un monde
étroit à un monde plus large.
L'univers de la chanson n'est
jamais celui qui comprend
l'univers des quatuors de
Beethoven. L'individu qui
préfère le premier au second
ne fait jamais état de sa
préférence avec des mots de
découvreur, avec les mots du
prisonnier libéré. Toujours
avec les mots de la béatitude
fœtale :
je m'y trouve bien, c'est
agréable, on se sent vivre...
Mais
il
y a plus. Le mythe de la bulle
s'applique, mieux encore qu'à
notre rapport à l'art, à la
vie sociale dans son ensemble.
Et là, ceux qui ne sont pas
d'accord sont encore plus
nombreux — et leur erreur
infiniment plus grave :
on me raconte que les femmes
des harems, dans tel pays
d'islam, plaignent
profondément et sincèrement
les femmes occidentales,
chargées de tant de soucis,
obligées de prendre tant de
responsabilités, d'affronter
la vie à tout instant. Ici, la
métaphore platonicienne n'en
est même plus une. C'est
physiquement, matériellement
une réalité. Ces femmes du
harem, infantilisées, sont
heureuses dans un
univers où nulle initiative ne
leur est demandée ;
où c'est l'homme qui décide de
la liste des courses ;
où jamais la nécessité ne se
fait sentir de reconnaître
l'existence du vaste monde.
Eh
bien,
voyons !
Des goûts et des couleurs !
Au nom de quoi
prétendrions-nous que ces
femmes n'ont pas fait le bon
choix, le choix, du moins, qui
leur convient ?
Puisqu'elles sont heureuses !
Or
donc,
pour casser ce raisonnement,
il faut se défaire de l'idée
que le bonheur est la pierre
de touche et le signe de la
vérité. Le contraire est plus
probable. Non que le malheur,
lui, soit le signe irrécusable
du vrai. Mais le signe du
vrai, s'il en est un, n'est
pas le sourire de béatitude.
Après tout, les oiseaux du
ciel, et les vers de terre,
autant qu'il est en eux, sont
heureux. Ce qui intéresse
l'humain, ce qui est le propre
de l'humain, ce n'est pas
d'être heureux, c'est d'être
libre ;
et la liberté, c'est peut-être
l'ouverture à la connaissance
infinie. [9.91]
Pandore
a refermé la boîte avant que
l'espérance en ait pu sortir.
Mais nous priver d'une aussi
dangereuse vertu, fut-ce
vraiment un malheur ?
L'espérance moderne, que les
Grecs ignoraient, n'est-elle
pas responsable de tous nos
maux ?
Car il est besoin de ne pas
espérer pour ne point tuer au
nom du futur. Non qu'il faille
alors désespérer, ou renoncer.
Surtout pas. Mais la croyance
au Paradis, puis en l'avenir
radieux, nous n'en avons pas
besoin pour aimer l'avenir. Au
contraire, et c'est quand on
croit à l'éternel, sous toutes
ses formes, qu'on nie le
temps.
La
croyance
aux mondes futurs n'est-elle
pas responsable d'une sorte
particulière de bêtise,
inconnue des Grecs ?
La perfection certaine, la
perfection promise :
gages de paresse
intellectuelle.
L'intelligence, elle, ne nie
rien, pas même la possibilité
d'outre-mondes, mais elle ne
se repose jamais sur eux.
La
Grèce
hellénistique, le monde
d'Apulée, la Rome impériale,
voilà des mondes désespérés.
Contre ce désespoir-là, vive
l'Évangile, tant que ses
promesses touchent la dignité
de l'homme, et n'y mêlent pas
l'éternité. Et puis, j'insiste :
un monde désespéré n'a rien à
voir avec un monde sans
espérance. L'Empire n'est pas
la Grèce classique. [5.90]
(Cette
réflexion,
rédigée avant d'avoir lu le Principe
responsabilité de Hans
Jonas, m'en paraît aujourd'hui
bien proche). [5.92]
Évidemment
à
cause de la « taille
de guêpe »,
qui a suscité chez Jouve de
belles métaphores désirantes,
(mais sans doute également à
cause de la « guerre »
et surtout de la « guipure »,
mot qui, selon l'étymologie,
n'a rien à voir), cet(te)
insecte hyménoptère,
hyménoptère, vous dis-je, est
nécessairement,
irrésistiblement associée à la
jeune fille — sauf, peut-être,
lorsque la « vraie »
guêpe se présente et se jette
à l'attaque. Mais là encore,
il faudrait, dans un sursaut
de merveilleuse sagesse, se
détendre, se laisser aller,
accepter qu'elle se pose,
jusque sur notre cœur battant.
[6.90]
Même
chez
les pacifistes occidentaux les
plus sincères, la part de
l'homme qui condamne la guerre
n'est, précisément, qu'une
part de l'homme. La
renonciation à l'agressivité,
même pour les civilisations
les plus « avancées »
— et même pour les
civilisations les plus
avachies — reste
prodigieusement « contre-nature ».
Il ne sert à rien de se cacher
cette vérité élémentaire :
l'agressivité, donc la guerre,
font partie de l'instinct de vie.
L'erreur
serait
d'en déduire que par
conséquent il faut réhabiliter
moralement la guerre, erreur
qu'ont allégrement commise
tant de chantres du
militarisme :
c'est la « vie »,
donc c'est bon. Non,
l'humanité véritable commence
au moment où la vie elle-même,
et son instinct, sont
interrogés — par la vie. Au
moment où l'on élit ou élabore
des valeurs qui tentent de
dépasser la « vie »
pure et simple. Mais ce que je
déplore seulement, c'est que
les pacifistes n'osent pas
dire toute la vérité, de peur
d'affaiblir leur position. Et
la vérité, c'est que combattre
la guerre, ce n'est pas
combattre la mort seulement,
c'est aussi et peut-être
d'abord combattre l'instinct
de vie. Pour préserver les
vies, il faut aller contre
l'instinct de vie.
Et
l'on
aborde alors un autre risque,
celui-là même qu'il faut
dénoncer dans la pensée « écologiste » :
en lieu et place d'une valeur,
on élit la « vie »
tout court, c'est-à-dire qu'on
invoque la survie d'un maximum
d'individus humains. Or cette
survie pure et simple relève
davantage de l'instinct de
mort que du désir d'humanité
accomplie. En face d'elle,
ceux qui font la guerre ne
peuvent que se sentir plus « vivants ».
Bref, combattre l'instinct de
vie de la guerre ne peut avoir
des chances de succès que si
nous ne lui opposons pas la
vie tout court, la vie à tout
prix, mais une vie plus haute.
[2.91]
Je
voudrais
dire que le piano plane
au-dessus de tout. Grandeur,
puissance, beauté, velours et
acier, liquide et flamme,
soleil et nuit. Mais la
guitare, malgré son envergure
moindre, son moindre éventail
de nuances, sa sonorité plus
ténue, est plus merveilleuse
encore. Toute musique, en
elle, est un souvenir
inaccessible, une fierté sans
espoir, une douleur derrière
des paupières aux longs cils.
Et si forte est cette personne
infiniment discrète,
infiniment effacée, si
impérieuse sa présence, que la
Chaconne de Bach, jouée
en elle, devient la sœur
exacte d'une danse du seizième
siècle ou d'un Prélude
de Villa-Lobos. Bach à
l'orgue, au piano, à
l'orchestre, au clavecin,
c'est Bach. Bach à la guitare,
c'est la guitare.
O
guitare, « sèche »
comme ces joues tendres de la
jeune fille qui devrait
pleurer, mais que trop de
pudeur, trop de noblesse, trop
de fierté retiennent. [6.91]
*
Comment
éviter
le double écueil du
progressisme et de
l'antiprogressisme ?
L'un et l'autre disposent
d'arguments irréfutables,
tirés de l'observation, au
point qu'on peut à tout
moment, selon l'humeur et les
événements immédiats, pencher
en faveur de l'un ou de
l'autre.
C'est
bien connu :
qu'on observe le comportement
quotidien d'une société
policée moderne, avec ses lois
et règlements respectés bon an
mal an, sa démocratie
passable, sa prospérité, son
savoir accumulé, ses
conceptions morales, sa vie
spirituelle, ses scrupules et
ses délicatesses ;
que l'on compare ce spectacle
non pas avec l'homme de
Cromagnon, mais simplement
avec la société romaine
antique (cruauté du droit
pénal, torture judiciaire,
inexistence des humbles,
esclavage, règne des
haruspices et des magiciennes,
etc.). Du coup, on félicite
Victor Hugo, et l'on a raison.
Qu'on
se reporte à divers aspects
non moins réels de l'actualité
la plus immédiate
(esclavagisme de fait dans de
nombreux pays, torture sans
jugement, simulacres de
démocratie, disette et misère
de milliards d'hommes, vernis
de religion raffinée
recouvrant tout un bric-à-brac
de croyances infantiles,
etc...). On félicite
Baudelaire, et l'on a raison
itou.
Quand
deux
thèses ont d'excellents
arguments en leur faveur, il
doit s'agir de deux manières
de voir la même chose. Tant
pis, nous serons simpliste, et
nous ferons un instant comme
s'il n'existait pas, de par le
monde, quelques bonnes
dizaines de théories élaborées
de l'Histoire, sans compter
deux ou trois visions
géniales. Nous essayerons de
voir si, pour nous tirer
d'affaire, il ne serait pas
bon de comparer, comme au bon
vieux temps, l'humanité tout
entière à l'individu tout
simple.
Le
petit
d'homme, plus il grandit,
mieux il donne les signes
extérieurs de « civilisation ».
Cela ne signifie pas qu'il
aurait simplement assimilé la
science de l'hypocrisie, sans
intérioriser la moindre valeur :
tout ce qui, dans sa personne,
passe par la conscience, est
réellement amélioré. Mais (ô
viol, ô inceste, ô assassinats
de grands-mères pour cinquante
francs, ô palpation de la
fille coincée contre vous dès
que la bousculade le permet)
ses pulsions ne meurent pas
pour autant, elles continuent
une existence non point
souterraine mais parallèle.
L'homme fait des progrès, mais
disons que sa conscience a
quelque chose d'un bras droit
qui, travaillé, gagne en
précision, tandis que le bras
gauche, l'inconscient, risque
à tout instant de renverser le
lait, ou de rater la main que
lui tend la jolie voisine,
pour se précipiter plus loin.
Bref, le progrès de l'individu
ne signifie ni l'extinction ni
même la modification des
pulsions, mais leur omission
volontaire ou, au mieux, leur
sublimation relative.
Le
bras
droit et le bras gauche ne
sont ni plus ni moins « vrais »
l'une que l'autre, et ne
prouvent rien l'une contre
l'autre. L'homme,
simultanément, fait et ne fait
pas des progrès. Et les
sociétés ?
Je
ne
vois pas de différence. Sinon
dans l'ampleur des effets
désastreux du bras gauche.
Cela dit, nous ne savons pas
davantage qu'auparavant si
l'on pourrait assurer, à
l'individu comme à la société,
un progrès sans risque de
rechute, une omission
définitive, une sublimation
décisive des pulsions. Pour
que cela soit, il faut
impérativement que ma
comparaison des deux bras soit
impropre. Car elle sous-entend
que par nature les
sociétés comme les individus
sont habités par la conscience
et son contraire. (Voir NOUVEAU ;
PROGRES).
Soixante-dix
ans
de communisme en Union
soviétique, au point de
transformer l'Histoire en
Nature. Le désarroi des plus
grands ennemis de l'URSS est
la preuve que ce régime haï
faisait partie du paysage.
Vous avez en face de vous
depuis toujours cette
montagne, on vous l'ôte
soudain. Même si c'était une
montagne de cadavres, quelle
douleur du vide.
Au
demeurant,
ce n'est pas de cela qu'on
veut parler ici. Mais de la
folle soudaineté des
événements. L'Histoire,
dit-on, s'était figée, et
brusquement elle explose.
Cependant, ceux qui le
contestent ont sans doute
raison :
le chêne qu'on abat, font-ils
valoir, ou le chêne pourri qui
s'abat tout seul, commence par
tomber très lentement, mais il
tombait depuis toujours. Les « accélérations »
de l'Histoire ne sont que les
accélérations des conséquences
visibles de l'Histoire.
Pour
être à la mode, on peut alors
invoquer la « théorie
du chaos »,
et sa « dépendance
sensitive des conditions
initiales » :
un infime grain de sable (un
seul esprit non convaincu par
le génie et les mensonges de
Staline, tel l'unique Juste de
Sodome), et de proche en
proche, puis avec une rapidité
toujours plus grande,
l'édifice est miné. C'est
également le principe de la
bombe atomique. Quand l'effet
de l'élément perturbateur ou
détonateur devient
macroscopique, alors nous
sommes presque au terme du
processus, nous le voyons, et
nous avons le sentiment que
soudain l'Histoire démarre
après un long sommeil.
Mais
tout
de même, nier les « accélérations »
de l'Histoire, ou les réduire
à de pures apparences n'est
pas non plus totalement
satisfaisant. Il suffit de
prendre l'exemple canonique
des peuples dits primitifs, ou
« sans
Histoire »,
précisément, pour constater
qu'en effet il existe, pour
reprendre les termes de
Lévi-Strauss, des sociétés « chaudes »
et des sociétés « froides ».
Comment, à la fin des fins,
expliquer ces différences ?
Comment les pays communistes
ont-ils pu passer si
brutalement du froid au chaud ?
Cela nous conduit aux
spéculations du chapitre
III...
Ne
pourrait-on
pas, dans le domaine précis de
leur mouvement, de leur
bouillonnement, de leur
vitesse de transformation,
classer les sociétés en trois
catégories :
les sociétés primitives ou
traditionnelles, les sociétés
modernes démocratiques et les
sociétés modernes
totalitaires ?
Et ne pourrait-on prétendre
alors que ce qui fait leur
plus ou moins grande « vitesse »
historique, c'est leur mélange
plus ou moins équilibré de réel
et d'irréel ?
Nous
dirions
alors que les sociétés
primitive et totalitaire sont
immobiles parce que tout, en
elles, est réel (pour la
première), irréel (pour la
seconde). Que la société
démocratique est la seule qui
connaisse le mouvement
régulier de l'Histoire, parce
qu'elle seule connaît un mixte
plus ou moins harmonieux de
réel et d'irréel.
Dans
le
cas de la société « primitive »
(réputée concevoir le temps et
la vie sous une forme
cyclique), rien n'excède le
réel (rien de souhaité, de
rêvé, de conçu, de projeté, de
futur). La société primitive
est pleine, close, saturée de
réalité, elle ne fait nulle
place, dans son idée
d'elle-même, à ce qui n'est
pas. L'omniprésence des dieux
ou du divin ne prouve
évidemment rien contre cette
affirmation, puisque les dieux
ou le divin, dans de telles
sociétés sont
éminemment. Ils sont même,
dans leur immobilité, le
comble de l'être. Tout est
réel, donc l'Histoire ne
saurait trouver place :
évoluer ne peut signifier que
dégénérer, perdre de sa
substance.
Dans
les
sociétés totalitaires,
l'Histoire s'arrête ou se fige
parce que tout est irréel.
Bien entendu, de telles
sociétés prétendent au
contraire avoir conquis le
réel dans sa plénitude, mais
le problème est justement
qu'il n'en est rien. Déjà dans
les dictatures non communistes
le phénomène est à l'œuvre :
on prétend que règnent
l'ordre, la vertu, la
prospérité, l'amour du
dictateur, tant et si bien
qu'il n'y a plus rien à
souhaiter de mieux ;
on est dans le réel absolu. Et
comme toutes ces affirmations
ne survivent que de contrainte
et de mensonge, on erre au
contraire dans l'irréel
absolu.
La
dictature
communiste a porté le
phénomène à son plus haut
période, y ajoutant un
mensonge colossal sur l'état
de l'économie, sur la réalité
des sentiments nationaux et
religieux. Mais le pouvoir
communiste se distingue
surtout par l'ampleur de ses
efforts en vue de faire
intérioriser le mensonge par
ses sujets. Dans ces
conditions, pas d'Histoire non
plus :
puisque tout est achevé,
pourquoi désormais changer ?
Seule
zone
intermédiaire, les sociétés
dites démocratiques, dont
l'imperfection n'est plus à
dire, mais dont
l'imperfection, précisément,
est dite ;
or, dans la perspective de
l'Histoire et de sa
possibilité, c'est cela qui
compte. Les démocraties
constituent des mixtes de réel
et d'irréel :
des sociétés où le « donné »
sans cesse est contesté par le
souhaité, le rêvé, l'espéré,
le conçu, et l'être par le
non-être (le non-être qu'on
appelle de ses vœux devient le
n'être-pas-encore). Sociétés
où les individus sont en
mesure de marquer la
différence entre le réel et
l'irréel ;
seul moyen de féconder l'un
par l'autre.
Et
seul
moyen de faire exister
l'Histoire. Accessoirement, on
voit bien pourquoi cette
Histoire, dans les pays
totalitaires communistes,
s'est non pas arrêtée, mais
suspendue :
l'irréel n'y jouait plus son
rôle de moteur, il se faisait
passer pour le réel. On
comprend aussi que
l'effondrement soit aussi
fulgurant :
il suffisait qu'on dise :
le roi est nu. Il suffisait
que l'irréel se lève comme une
brume matinale, ou si l'on
préfère, qu'il cesse d'être
soutenu artificiellement dans
le réel.
Qu'il
l'ait
été si longtemps, voilà le
plus remarquable. Car comme la
Création divine, l'irréel,
lorsqu'on veut le faire passer
pour réel (cela s'appelle le
mensonge), demande de notre
part un soutien de tous les
instants. Seul le réel tient
debout tout seul. L'irréel est
une poupée de chiffons qu'il
faut perpétuellement maintenir
sur ses jambes absolument
molles. Tôt ou tard le
marionnettiste attrape la
crampe.
On
ne
trouve plus guère aujourd'hui
d'intellectuel « croyant »
en l'Histoire comme on croit
en Dieu. Il n'en reste pas
moins que l'Histoire, d'une
façon plus retorse et plus
subtile que naguère, reste
l'objet de foi des incroyants.
Comment
font-ils ?
Eh bien, au lieu de proclamer
fièrement, comme jadis et
naguère, que l'Histoire est
une valeur absolue, ils nous
signalent aimablement
qu'aucune valeur n'est
absolue... puisque tout
est historique.
Autrement dit, l'Histoire sert
à démontrer que toutes les
valeurs (Dieu, l'âme, la
vertu, le Beau-Bien-Vrai) sont
déboutées de leur prétention à
l'universalité ou à la vérité,
dès lors qu'on peut en repérer
la naissance et le
développement — donc en
prédire la mort — dans
l'Histoire.
À
la limite (et je connais des
gens qui raisonnent ainsi), on
se refusera même à tenter
d'approcher le concept
de vérité ou de bien, au nom
de l'historicité de ces
notions ou de ces valeurs. Ne
dites pas :
le bien ou le beau ;
dites :
il y a des gens qui ont une
histoire, et cette histoire a
forgé peu à peu dans leurs
esprits ce qu'ils appellent le
bien ou le beau. Ainsi de
suite.
Position
d'une
sagesse inexpugnable. Sain
relativisme, belle prudence
devant les valeurs ou les
concepts. Sauf que cette
conscience modeste des
réalités n'est que la
formulation rénovée d'une foi
très ancienne. Et cette foi
n'est autre que celle des
hégéliano-marxistes. Certes,
on ne met plus la majuscule à
l'Histoire, qu'on se garde de
définir comme l'ultima ratio
de l'univers et de la
philosophie. On prétend encore
moins qu'elle est une valeur
absolue. On avance simplement
que c'est une réalité
qui relativise toutes
les valeurs.
Or,
et
c'est là que la chatte a mal
au pied, aucune réalité
ne saurait jamais relativiser
des valeurs, encore moins les
détruire. Il s'agit là de deux
ordres différents. Seule une
valeur peut en cacher une
autre, je veux dire la mettre
à mal :
nul ne peut nier que le Bien,
par exemple, ait une histoire,
et que la conscience humaine
se soit déployée dans le
temps. Mais cela ne prouve en
aucune manière que cette
valeur soit soumise au temps,
relative au temps, pur produit
de l'Histoire. Naître dans
l'Histoire, ce n'est pas
naître de l'Histoire.
Explication :
le relativisme historique, qui
se donne pour pure observation
du réel, est une façon de
croire absolument que
l'Histoire est explicative.
L'Histoire qu'on invoque n'est
pas une « réalité »,
c'est précisément une valeur,
qu'on tient pour la mère de
toutes les autres, ou plutôt
pour leur exécutrice. « Tout
est historique »
est un acte de foi comme un
autre, mais pire qu'un autre
en ce sens qu'il ne se
reconnaît pas pour tel. [9.91]
Bonne
vieille
vertu qui sent son instituteur
de village. Vertu qui consiste
à faire abstraction de nos
désirs, de nos ambitions, de
nos prétentions (sources de
déformations intéressées) pour
tenir compte de l'existence
d'autrui, donc, tout bêtement,
respecter la réciprocité, la
réalité communautaire :
payer ce que l'on doit, en
argent, en actes ou en
paroles. Vertu d'égalité,
puisqu'elle fait du Moi un
homme parmi les hommes, qui ne
saurait se prévaloir de sa
Moïté pour s'arroger des
privilèges matériels ou
moraux.
Et
l'honnêteté
dite « intellectuelle » ?
On l'invoque plus souvent que
l'honnêteté tout court. Mais
parce qu'on la croit moins
solennelle, moins désuète,
moins encombrante :
l'adjectif édulcore le
substantif. Mieux qu'une
vertu, l'« honnêteté
intellectuelle »
est une élégance. Si Monsieur
X manque d'honnêteté
tout court, c'est un être peu
recommandable ;
s'il manque d'honnêteté intellectuelle,
c'est seulement qu'il ne joue
pas le jeu ;
c'est un habile, qui frise le
code. Mais après tout, s'il
gagne...
Durant
ces
dernières semaines, dans deux
publications qui me sont peu
ou prou consacrées, et dont
les auteurs sont des
professionnels de l'écriture,
on me cite (guillemets à
l'appui) de manière
incorrecte, et
significativement incorrecte :
on me « fait
dire »
ce que je n'ai pas dit, pour
le profit de telle ou telle
démonstration. Les gens qui se
comportent de la sorte
sont-ils « malhonnêtes » ?
Non, n'est-ce pas !
Tout au plus « intellectuellement
malhonnêtes ».
Et encore :
simplement distraits,
inattentifs, ou trop emportés
par leur volonté de prouver.
N'en faisons pas un plat.
Au
fait,
comment avions-nous défini la
malhonnêteté-tout-court ?
N'était-ce pas, somme toute,
une façon de faire passer son
Moi devant autrui, une manière
de faire valoir, contre le
réel, ses prétentions
matérielles et morales ?
Mais alors, horribile
dictu, ceux qui
pratiquent la citation erronée
(du moins quand l'« erreur »
est orientée, mais elle l'est
pratiquement toujours, fautes
de frappe exceptées), sont
tout simplement, tout
bêtement, tout clairement, et
tout court, malhonnêtes.
Et moi, qui croyais que
l'honnêteté intellectuelle
régnait chez les gens du
métier, je suis, tout aussi
court, un niais. (Voir PRÉCISION).
[6.91]
Œuvre
de
Cicéron, qui fournit à Saint
Augustin la révélation de la
philosophie. J'ai toujours eu
l'idée qu'il le lut dans son
jardin, déambulant parmi les
roses (à cause d'« hortus »,
évidemment), et que, le
déchiffrant, il se regardait
lui-même du haut de sa
fenêtre. Découvrant, il se
voyait découvrir. Dans
l'émotion la plus vive, on
sort de soi. Cette œuvre est
aujourd'hui perdue, et comme
tous les textes dont il
n'existe que le titre ou le
souvenir, elle surpasse de
loin les réussites littéraires
les plus achevées.
Seul rien peut contenir le
tout.
Mais
dans
le cas de l'Hortensius,
le phénomène est encore plus
subtil. Nous nous demandons :
quelle est l'œuvre qui a bien
pu convertir Augustin à la
philosophie ?
Et nous imaginons alors que sa
conversion au christianisme
est due, de même, à des textes
aujourd'hui perdus. Ces
textes, nous essayons de les
reconstituer. Puis nous
pensons que le silence et le
vide sont préférables,
infiniment. [6.90]
L'un
des
mots les plus nobles, évoquant
la relation la plus pure qui
soit entre deux êtres :
« Vous
êtes mon hôte »
signifie :
je vous donne le gîte et le
couvert parce que vous êtes
moi-même ;
je ne vous juge pas, même et
surtout si vous êtes banni,
réprouvé, coupable de mille
crimes. Réciproquement, si
vous êtes sous ma sauvegarde,
vous êtes sous ma juridiction.
Je suis votre serviteur mais
vous êtes le mien. Vous vous
plierez à mes coutumes, boirez
mon eau, dans la coupe que je
vous aurai tendue. Nous sommes
égaux, parfaitement égaux, et
c'est pourquoi la langue
française nous donne à tous
deux le même nom.
Un
seul
reproche à La Source
de Bergman :
le père n'aurait pas dû
zigouiller les assassins et
violeurs de sa fille — tant
qu'ils demeuraient sous son
toit. Il les aurait laissés
partir, eux qui ne se
doutaient de rien, puis, à
cheval, il les aurait
rejoints. Mais dans sa maison,
ces monstres étaient des
hôtes. Songeons à Ran,
de Kurosawa :
l'aveugle accepte de recevoir
et de soigner le despote
infâme et misérable qui lui
avait arraché les yeux. C'est
insensé ?
Oui, comme l'accueil d'Achille
par le vieux Priam. La
relation d'hospitalité veut
cette noble folie. L'être qui
franchit notre seuil est un
humain. [5.90]
J'ai
beau
retourner la chose dans tous
les sens, j'ai beau être
l'auteur d'un essai qui parie
pour l'humanisme le plus franc
et le plus massif, je sais
très bien que je ne convaincrai
jamais personne, à commencer
par moi. Je ne convaincrai
personne qu'il est bon d'être
bon, et que la bonté vaut
mieux que de... ou de...,
bref, que tout ce dont tu
rêves depuis tant d'années, et
qui ne ferait de mal à presque
personne, et d'ailleurs tu
t'exprimes encore absurdement,
puisque tout d'abord nul n'a
jamais prouvé qu'il est mal de
faire mal.
Tout
est
à reprendre, et je n'ai même
pas envie de reprendre quoi
que ce soit, car qui nous dit
qu'il est juste et nécessaire
de reprendre la question de
l'humanisme ?
Ne comprenez-vous pas, faux
frères humains, qu'on peut par
moments se haïr de son
humanisme comme on hait sa
prison ?
Et c'est encore le même vieil
affreux humanisme qui me
menace du doigt, et me
démontre sévèrement que je me
hais trop parce que je m'aime
trop. On ne s'aime jamais
trop, voilà tout ;
d'ailleurs on ne s'aime pas,
on veut seulement vivre,
respirer, sortir de sa prison ?
[3.91]
Souvent,
comme
tant d'autres sentiments, elle
est le fruit de l'ignorance.
Parce qu'on a mis toute sa
foi, toute sa fierté dans ce
qui ne le méritait pas, dans
ce qui ne valait pas un clou,
dans ce qui tôt ou tard allait
nous décevoir, parce qu'on a
coupé tous les ponts d'une
retraite honorable, les
événements ne peuvent que nous
humilier. Les événements, ou
tout simplement la réalité.
D'où, bien sûr, désir de
revanche, que ne pourront
satisfaire que des promesses
encore plus énormes, encore
plus vaines que les
précédentes. Mais ces
promesses, on les croira tout
de même, parce qu'on veut
sortir du trou. Et l'on ne
fera que le creuser davantage.
Spirale de la fierté toujours
plus vaine, de l'humiliation
toujours plus cuisante. Et le
déshonneur, alors, devient
lui-même une volupté, une
ivresse, une grandeur
pathétique.
Cependant
cette
volupté, à son tour, n'est que
du vent, ne se nourrit de rien
d'autre que de l'ignorance du
réel. L'humilié se trouve donc
totalement dépossédé de sa
propre vie, plus encore qu'il
ne le croit. Le droit et le
devoir qui nous incombe à son
égard, c'est de lui dire la
vérité. [2.91]
Il
n'en
existe qu'un dont nous voulons
nous souvenir :
le shérif de la Mecque et roi
du Hedjaz, le père du roi
Fayçal (1883-1933) comme
Philippe était père
d'Alexandre. Fayçal, fils
digne entre tous, mais à qui
l'on ne permit pas d'être
Alexandre :
Lawrence d'Arabie avait promis
que l'Angleterre et la France
lui donneraient, à la fin de
la Première guerre mondiale,
ce qui lui revenait :
la souveraineté sur toutes les
anciennes possessions arabes
de l'Empire ottoman. Le
président Wilson y était aussi
disposé, malheureux idéaliste,
impénitent fils de pasteur !
Les accords Sykes-Picot,
par-dessus la tête de
Lawrence, de Hussein et de
Fayçal, avaient déjà mis en
coupe réglée toute la région,
et prévu la fabrication de ces
Etats nommés l'Irak, la Syrie
ou la non-Palestine, et qui,
aujourd'hui, ne paraissent pas
précisément satisfaits de leur
sort.
Pour
revenir
au nom de Hussein. Il se
trouve qu'un certain nombre de
nouveaux-nés, dans les pays
arabes ou musulmans, reçurent
ce nom durant l'année 1991.
Nul ne doute que c'est en
hommage au shérif de la
Mecque. [2.91]
Ici
nous
parlerons de sexe. On s'attend
peut-être à quelque nouvelle
mouture des plaintes
séculaires contre la société
bourgeoise, plaintes
artistement modulées par tant
de poètes, de Baudelaire à
Freud. Ce n'est pas tout à
fait cela. Au siècle dernier,
au début de ce siècle, et
peut-être jusque dans les
années cinquante, l'hypocrisie
sociale en matière de sexe
consistait à cacher les corps
et condamner les désirs tout
en pratiquant la débauche
discrète. On ne connaissait
que les oies blanches et les
prostituées. Mais les choses
ont décidément changé, et
l'hypocrisie s'est déplacée.
On sait assez que la
révolution sexuelle des années
soixante et suivantes a permis
de proférer la chair, souvent
de façon brutale et violente.
Et même si dans les années
quatre-vingts et suivantes on
n'a plus la fougue ni la foi
sexuelle des premiers élans
révolutionnaires, on n'est pas
pour autant retombé dans la
silencieuse hypocrisie
d'antan. On édite calmement
Sade à la Pléiade. On dit les
choses, on les montre, on les
fait parfois.
Mais
le
problème ressurgit ailleurs.
La société d'aujourd'hui
prétend se comporter comme si
le désir — cet élan toujours
effrayant, ce séisme
intérieur, cette houle, fille
de la lune et du soleil,
capable aujourd'hui comme hier
de provoquer tant de naufrages
— comme si le désir n'existait
pas.
Exemple
simple,
la mode féminine de cet été.
Jamais les jeunes filles n'ont
été vêtues et dévêtues de
manière plus séduisante, plus
mortellement provocante ;
jamais le désir masculin n'a
été plus douloureusement
agressé (et pour m'assurer que
je ne faisais pas état d'un
délire tout mâle et tout
personnel, je recueille ici
l'avis d'une femme).
Conséquence
de
la libération du corps
féminin, juste expression du
droit de la femme à se
montrer, à mettre en valeur
ses charmes ?
Assurément. Mais c'est la
suite qui importe. Et la suite
(je cite toujours un avis
féminin), c'est que si le
malheureux mâle, dans le bus,
devant la piscine, à la sortie
des écoles, permet à son
regard de succomber au vertige
d'un corps féminin, donc de
s'y perdre plus fixement qu'il
ne le fait sur un réverbère,
un portail ou une dalle de
béton, s'il s'avise de faire
comprendre, par le geste ou la
paralysie, qu'il désire
tant soit peu, que
suscitera-t-il d'autre que la
gêne, la stupeur ou le
scandale :
voyez-moi ce sale type qui me
souille de ses regards
vitreux, et me tache du
soupçon que je me suis dénudée
en vue d'éveiller ses
dégoûtantes envies...
(Précisons :
dans cette probable réaction
de la jeune personne, c'est
toute la société qui
s'exprime, y compris les
messieurs eux-mêmes, les
premiers à s'accuser de
réactions égarées).
Conclusion :
la libération de la sexualité
conduit à la négation, ou pour
le moins à l'omission de la
sexualité. Je sais, on a déjà
beaucoup dit que la
pornographie tuait le désir et
l'érotisme. Que le fait de
tout montrer conduisait à tout
annihiler. Mais il ne s'agit
pas ici de pornographie, ni de
« tout »
montrer. La pornographie tue
le désir parce qu'elle se
situe volontairement après
tout désir possible, elle nous
submerge de solutions avant
que nous puissions poser les
problèmes. En outre, il s'agit
d'une entreprise hautement
consciente et volontaire.
La
fille
désirable, mais que la société
refuse de considérer comme
telle, c'est une tout autre
histoire. Elle prouve que nous
ne voulons toujours pas
savoir, en 1991 pas plus qu'en
1900, ce qu'est le désir.
Jadis, on cachait la sexualité ;
aujourd'hui on la déboute en
la montrant. Ou si l'on
préfère, on prétend montrer
qu'elle n'est rien. Et dans un
sens on a raison, puisqu'après
tout, sauf exceptions
rarissimes, les messieurs les
plus chavirés ne se décident
pas à violer les demoiselles
dans les bus, à la piscine ou
à la sortie des écoles. La
boucle répressive est bouclée :
puisque le désir est
victorieusement réprimé, c'est
qu'il n'existe pas.
La
boucle
est même bouclée à double
tour. Car il arrive
effectivement que des
messieurs particulièrement
exposés finissent, histoire de
survivre, par se déconnecter
de leur désir :
victoire, ils se fanent
doucement, s'éteignent
bravement, et finissent, dans
le bus, par regarder des
gamines à la beauté déchirante
comme ils regardent leur
percepteur ou leur charcutier.
Ils ont coupé leur rapport
sexuel au monde. Ainsi
peuvent-ils subsister, dans
cet état de mort (oui, de
mort, car les eunuques
eux-mêmes souffrent de désir).
En
face
de cet Occident qui cache en
montrant, l'islam, du moins sa
version la plus intégriste,
qui montre en cachant. Qui
considère comme la première
évidence le fait que le
moindre morceau de chair
féminine est occasion de
désir, et que le désir est
violence. Qui tire les
conséquences brutales d'une
obsession sexuelle avouée. Qui
projette dans toute la société
ce qui passe dans l'âme du
mâle en face de la femelle :
elle se montre, donc elle veut
qu'on la prenne ;
or une femme qui veut être
prise est une putain.
Je
voudrais
bien qu'il ne soit pas
nécessaire de choisir entre
Charybde et Scylla. Ne
faudrait-il pas, à l'exemple
de l'islam, reconnaître la
réalité du désir et ne pas
confondre hypocritement
libération sexuelle avec
cessation du désir ?
Mais en revanche, ne
devrait-on pas, comme
l'Occident, bien
maladroitement, tente parfois
de le faire, libérer non la
sexualité mais la femme :
lui reconnaître le droit, en
toute dignité, d'éveiller le
désir, et celui de disposer de
son corps sans toujours
impliquer sa chair ?
Mais qu'elle sache ce qu'elle
fait, et que la société
surtout sache ce qu'elle fait.
L'Occident doit admettre enfin
qu'il ne suffit pas de montrer
les corps pour que se taise la
chair. Et l'islam doit savoir
qu'il ne sert à rien non plus
de les cacher. L'un comme
l'autre veulent domestiquer le
désir ;
ils ne parviennent qu'à le
tuer ou l'exacerber. [8.91]
*
L'homme
qui
sut écrire :
« Mon
cœur est devenu capable de
revêtir toutes les formes / Il
est pâturage pour les gazelles
et couvent pour le moine /
Temple pour les idoles et
Kaaba pour le pèlerin / Il est
les tables de la Thora et le
livre du Coran / Je professe
la religion de l'Amour, quel
que soit le lieu vers lequel
se dirigent ses caravanes / Et
l'Amour est ma loi et ma foi. »
(Tarjuman al-ashwâq, « l'Interprète
des désirs »,
cité par M. Chodkiewicz, dans
son introduction aux Ecrits
spirituels de l'émir Abd
el-Kader) (Voir ABD
EL-KADER).
Ce
mot,
l'un des plus beaux de la
langue française, évoque ou
devrait évoquer d'abord
l'enfance :
les livres d'images, la
lanterne magique. Des
merveilles si belles que les
enfants, à les regarder,
deviennent eux-mêmes sages « comme
des images ».
Dans
un
sens plus niais, on a parlé
d'images pieuses. Et cette
acception fut peut-être le
commencement de la fin. Ces
images-là n'étaient déjà plus
le monde dans sa réalité
concentrée et silencieuse,
c'était une sorte de rappel du
catéchisme, une mnémotechnique
de l'âme, un prie-bête, un
bonbon spirituel ;
bref, un succédané.
Aujourd'hui
l'on
dit volontiers, sans rire ni
pleurer, que telle entreprise
finance telle manifestation
artistique pour améliorer son
« image » ;
ou, mieux, que tel homme
politique accomplit tel acte
ou se garde de tel autre pour
éviter que n'en souffre son « image ».
De l'aveu même du langage, la
question, pour l'entreprise ou
l'homme politique, est
uniquement d'avoir l'air.
L'étonnant est que les
journaux et autres médias, qui
recourent vingt fois par jour
à cette formule :
une bonne image, une image
déplorable, améliorer son
image, nuire à son image,
reculeraient avec scandale si
nous leur proposions de
recourir à des expressions
comme « ce
qu'il veut avoir l'air d'être »
ou « ce
qu'il fait semblant d'être ».
Or il s'agit pourtant bien de
synonymes.
Résultat
de
cette manigance, de cet
escamotage du réel par le
verbe :
ça marche. C'est-à-dire que le
peuple élit les hommes
politiques dont l'« image »
est la meilleure. Mais il les
élit sans le plus petit atome
d'estime. Exactement comme il
fait de la télévision, le soir
après le travail. Il la
regarde et ne la voit pas, il
la subit et la méprise. [7.90]
Le
peintre
Géricault :
« S'il
est pour nous, sur cette
terre, quelque chose de
certain, ce sont nos peines.
La souffrance est réelle, les
plaisirs ne sont
qu'imaginaires ».
D'accord pour la première
phrase. Mais n'y a-t-il pas
glissement dans la seconde ?
« Réel »
n'est pas un synonyme de « certain ».
Contrairement à la souffrance
et à la mort, les plaisirs ne
sont pas certains, mais cela
ne veut pas dire pour autant
qu'ils soient imaginaires. Ils
sont réels même si leur
réalité n'a pas le dernier
mot. Et le dernier mot, c'est
à la mort, évidemment, qu'il
revient de le prononcer ;
à la mort, pas à la souffrance :
humainement il n'est pas
impossible de mourir dans et
par le plaisir. On peut bien
sûr estimer que la mort,
puisqu'elle a toujours le
dernier mot, est la seule
réalité. Mais si l'on
considère qu'outre la mort, la
vie est réelle également,
plaisir et douleur ont le même
degré de réalité ;
ce sont deux indices de
réalité. [4.91]
Ce
mot,
dont l'usage est en principe
assez limité, pourrait
peut-être retrouver un emploi
plus large, s'il désignait
clairement ce qui relève à la
fois de la bêtise, de
l'obscurantisme, de l'égoïsme
et du fanatisme. S'il
signifiait exactement, comme
le veut son sens originel, une
faiblesse extrême et
généralisée :
une débilité mentale,
certes, mais également une
débilité de la volonté, ainsi
qu'une faiblesse de la vue,
une incapacité de se
représenter le monde.
On
doit
constater que l'humanité
contemporaine, ni plus ni
moins, peut-être, que
l'humanité très ancienne, est
frappée de cette faiblesse-là.
Voici un candidat au
baccalauréat qui fait un signe
de croix avant de pénétrer
dans la salle d'examens.
Plutôt que de se fier à ses
forces propres, plutôt que de
voir que tout est affaire de
travail, le jeune homme essaie
de la baguette magique, et
considère que Dieu n'a rien de
mieux à faire qu'à lui
souffler la liste des verbes
déponents. Voilà ce qu'on
appelle, pour le moins, de la
faiblesse.
Maintenant,
imaginons
qu'avant un match de football
international, les joueurs des
deux équipes, au moment de
pénétrer sur le terrain, donc
à portée de regards
réciproques, fassent le signe
de croix. Voilà ce qu'on doit
appeler de l'imbécillité. Mais
là, tout de même, j'exagère ?
Nous ne sommes plus imbéciles
à ce point ?
Hélas, ce double signe de
croix, identique au double Te
Deum des deux armées
ennemies (dont parle Voltaire
dans Candide), on
pouvait le voir l'autre jour à
la télévision. [7.90]
Prenons
connaissance
des deux faits suivants.
Premier
fait :
le rédacteur d'un journal à
grand tirage, comme plusieurs
de ses confrères, et sans y
prêter une attention
particulière, a reproduit dans
ses colonnes le mot « cul »
(une actrice de cinéma,
interrogée sur son dernier
rôle, tenait à préciser que
cette partie de sa personne,
visible dans le film, comptait
infiniment moins que son « âme »).
Du coup, notre journaliste a
reçu des dizaines de
lettres de lecteurs indignés :
je ne pourrai plus lire votre
journal, comment peut-on
s'abaisser ainsi, etc.
Deuxième
fait :
selon une organisation de
secours à l'enfance
maltraitée, on compte en
moyenne un à deux appels
téléphoniques par jour faisant
état d'actes incestueux commis
par des parents sur la
personne de leurs enfants. Le
même nombre, à peu près,
d'actes de violence non
sexuels.
Ces
deux
faits sont constatés dans le
même pays, la Suisse. On dira
que, si remarquables
soient-ils l'un et l'autre,
ils ne signalent aucune
incohérence. Pour qu'il y ait
incohérence en effet, il
faudrait prouver que ceux qui
prennent la plume parce que le
mot « cul »
les a choqués, et ceux qui
violent ou battent leurs
propres enfants sont les mêmes
personnes. Tout au plus
pourra-t-on parler d'extrême
diversité humaine, et
constater que la société
helvétique compte presque
autant de pudibonds que de
criminels.
Je
prétends,
moi, qu'il s'agit bel et bien
des mêmes personnes. Peut-être
pas toujours les mêmes
individus (encore que les
schizophrènes du genre
violeur-moraliste ne manquent
pas). Mais en tout cas de la
même catégorie d'êtres, dont
font aussi partie ces gens
qui, locataires modèles et
saluant toujours poliment
leurs voisins, les dénoncent
anonymement à la police quand
celle-ci recherche un
délinquant dans la région.
Ces
excès
de vertu et de vice procèdent,
dans les âmes, d'une seule et
même incohérence, d'une seule
et même méconnaissance
profonde de leurs propres
réactions, de leurs propres
pulsions. Au hasard, on adhère
à des valeurs, mais sans être
en mesure de leur fournir le
moindre sens. Plus exactement,
on est saisi par des pulsions
de pudeur ou d'inceste sans
que ces pulsions, avant de
s'exprimer, n'aient affaire à
notre personne :
notre personne n'existe nulle
part.
Les
êtres
les plus conscients
d'eux-mêmes ne peuvent
s'empêcher de s'éprouver
multiples. Mais être multiple
sans le savoir, voilà
l'incohérence ;
on est alors fait, moralement,
de pièces et de morceaux.
Excessif en tout, puisque
chacune de ses tendances
s'exprime à l'état pur.
Chacune pénètre dans
l'individu pour s'y ébattre à
l'aise, telle quelle, sans que
nul œil intérieur ne la
regarde. [9.91]
Les
sujets
d'indignation ne manquent
jamais ;
ils manquent si peu qu'ils
fournissent à tout
ecclésiastique en panne des
idées de sermon, et des idées
de discours à tout politicien
soucieux de nous convaincre
qu'il est soucieux de morale.
En outre ils permettent
l'existence florissante de ce
qu'on peut bien appeler le « journalisme
d'indignation ».
Régulièrement, tel
éditorialiste prend la plume
pour dénoncer, avec une sombre
ironie ou une noire virulence,
l'égoïsme des pays riches, la
cruauté des dictateurs, la
complaisance des Etats face
aux trafiquants de drogue,
l'augmentation du paupérisme
dans les pays du Tiers-Monde,
l'ignominie du communisme et
la bassesse du capitalisme,
le cynisme des uns, la soif de
pouvoir des autres, les
injustices de chaque jour et
les inégalités de toujours.
Certes,
rien
n'est plus nécessaire que de
guérir les maux qu'on vient
d'énumérer. L'on ne peut même
pas reprocher au journalisme
d'indignation son hypocrisie,
car la plupart du temps
l'auteur de la philippique
prend soin de nous préciser
que « nous
sommes tous responsables »,
à commencer par lui-même.
Allons plus loin :
la revendication de
responsabilité constitue une
partie essentielle de la
dénonciation. C'est souvent sa
pointe la plus acérée et la
plus amère.
Toujours
mieux !
Toujours plus juste et
légitime !
Vraiment, il serait difficile
d'avoir raison davantage... Et
voilà bien ce qui me gêne.
Avoir raison à ce point, c'est
troublant. Cela ne voudrait-il
pas dire par hasard que, loin
d'éveiller la conscience des
lecteurs, on aménage d'abord
pour la sienne le plus
confortable des lits de repos ?
Admettons
que
je me trompe. Admettons que le
dénonciateur soit profondément
sincère, profondément révolté
par les crimes qu'il vitupère,
profondément horrifié par les
maux de l'humanité. Pourtant,
pourtant... il n'y a rien à
faire :
ses paroles continuent à me
donner le sentiment d'être
vaines, comme le sont les
conseils avisés de celui qui
regarde les joueurs d'échecs
ou de football sans s'engager
lui-même. Dénoncer le train du
monde n'est pas agir sur le
monde, mais se retirer du
monde ;
c'est sortir du jeu. M'inclure
dans les coupables ne change
rien à l'affaire :
cet acte est purement
conjuratoire, et me déconnecte
encore davantage de la réalité
que je prétends rejoindre. Car
il n'est tout simplement pas
vrai que nous soyons « tous »
responsables des excès du
capitalisme japonais ou de la
misère de Bogota.
Dénoncer
n'a
de sens positif et plein que
si je mène une action, si je
suis porteur d'un projet
humain constructif, dont la
dénonciation serait la
première phase, ou l'une des
phases. Et même dans ce cas,
le doute subsiste :
est-il un projet humain
constructif dont la première
phase soit nécessairement
la dénonciation ?
C'est improbable, autant pour
le pasteur qui tonne en chaire
que pour le journaliste qui
fulmine dans son éditorial. Ce
qui peut améliorer l'homme
appartient au silence. Dire
cela, moi qui passe ma vie à
aligner des mots !
Nulle contradiction, votre
Honneur :
la littérature est
silencieuse, ou du moins
s'efforce vers le silence.
Comme l'action véritable.
[12.91]
Autrefois,
les
Occidentaux croyaient au monde
clos. Ils étaient notoirement
incapables de penser l'infini.
Bien moins habiles à ce jeu
que les hindouistes :
sous le rapport du temps,
notre monde n'excédait pas
sept mille ans depuis sa
création, tandis que l'Orient
s'ébattait sans complexes dans
les milliards d'années. Quant
à l'espace, nous nous
trouvions également, comparés
à d'autres civilisations
humaines, fort à l'étroit.
La
situation
a-t-elle beaucoup changé ?
Nous avons certes élargi nos
horizons, mais l'accueil que
nous faisons à notre propre
idée de l'infini ne laisse pas
d'être bizarre :
nous ne croyons pas que
l'univers soit sans limites,
nous croyons seulement que sa
clôture ne nous est pas
accessible :
si vous étiez en mesure de
marcher suffisamment longtemps
en ligne droite depuis votre
pas de porte, vous atteindriez
aux portes de l'univers, mais
voilà :
malgré tous vos efforts, vous
ne pourrez pas garder le cap.
Comme une punaise sur un
ballon, vous croirez marcher
droit, et vous « finirez »,
un beau millénaire, par vous
retrouver à votre point de
départ.
Qu'est-ce
à
dire ?
Qu'il nous est infiniment
interdit, pensons-nous, de
toucher à la fin de notre
monde fini. Nous sommes dans
l'impossibilité infinie de
quitter notre prison. Telle
est la psychologie collective
dont procède aujourd'hui notre
physique. De deux choses l'une :
ou bien Dieu existe et se
moque de nous comme nous nous
moquons de la punaise rampant
sur son ballon ;
ou bien le concept d'infini,
tel que nous prétendons
l'avoir créé, puis assimilé,
n'est pas plus réel que M.
Jourdain n'est mammamouchi ;
et ce dont on ne peut parler,
il faut le taire. (Voir VÉRITÉ
I). [5.90]
Pourtant
ce
mot n'induit, par lui-même,
aucun mensonge. À part son
sens judiciaire, le
dictionnaire lui donne pour
synonyme le mot de « renseignement »,
puis de « nouvelles ».
Mais la clé du mystère est
dans l'acception scientifique :
on qualifie d'« information »
ce qui est transmis, ou
transmissible par des signaux
combinés (électriques,
lumineux,
électromagnétiques)...
Or,
dans
l'incapacité où nous sommes de
penser conjointement sciences
exactes et sciences humaines,
nous les séparons dans la
conscience pour mieux les
confondre dans l'inconscient :
d'où le sens monstrueux et
mystificateur qu'a pris
aujourd'hui le mot :
parce que les « nouvelles »
peuvent être effectivement
transmises par signaux
combinés, et parce qu'en ce
sens nous maîtrisons
réellement l'« information »,
nous voulons croire que ces
paquets de signaux contiennent
la vérité plénière des faits
historiques, politiques et
humains. Nous confondons très
bêtement et très gravement la
perfection du médium avec la
vérité de la chose médiée.
Nous croyons que la
transmission sans parasites et
l'archivage sans perte des
plus sinistres mensonges (ou
tout simplement des réalités
les plus obscurément
complexes) participent d'une
vérité sans faille, sont
facteurs d'un enrichissement
sans équivoque. [3.91]
Les
visiteurs
professionnels, qui viennent
voir en vous la « personnalité »
(journalistes, photographes,
gens de radio, etc.), divisent
a priori leurs hôtes en deux
grandes catégories. Primo :
les
ouverts-sympathiques-accueillants-merveilleux,
avec qui, bien sûr, ils vont
passer quatre heures
passionnantes quand ils
croyaient rester dix minutes ;
des gens-extraordinaires, avec
lesquels le contact est
immédiat, n'est-ce pas, si
généreux qu'ils oublient tout
de leurs horaires pour se
consacrer à vous sans compter ;
des types formidables, avec
qui, d'emblée, on boit des
verres, on est en confiance,
on échange expériences, récits
de voyage et de barouds. Ah,
quelles après-midis
mémorables, quelles soirées
folles, quelle chaleur humaine !
La
deuxième
catégorie, c'est évidemment le
contraire :
les
pincés-fermés-coincés-inaccessibles-pesants-puants,
avec qui rien n'est possible.
Et pourtant si, quelque chose
est possible :
que par la vertu de la visite,
ou plutôt du Visiteur
Professionnel, ces
irrécupérables basculent
inopinément, et d'autant plus
superbement, dans la première
catégorie :
oui, sous le charme de leur
hôte, vaincus par sa qualité
d'écoute ou son humour, ces
butors finissent parfois,
souvent, presque toujours, par
se dérider, se détendre,
s'humaniser ;
ils se révèlent, au bout de
quelques heures, aussi
ouverts-sympathiques-accueillants-merveilleux
que les « personnalités »
de la première catégorie ;
eh oui, il suffisait de percer
la carapace sociale, de
franchir les défenses, de
lever les masques... quant aux
réfractaires qui, envers et
contre tout, resteraient
pincés-fermés-coincés-inaccessibles-pesants-puants,
le Visiteur Professionnel n'a
plus, hélas, qu'à les rejeter
dans les ténèbres du dehors.
Mais il faut convenir que ces
mauvais joueurs sont
décidément très rares. En
général, le Visiteur
Professionnel saura toujours « trouver
la faille »,
et tout finira dans l'extase
d'une Rencontre
Exceptionnelle.
Une
seule
catégorie de visités n'est pas
prise en compte, et demeure à
tout jamais inimaginable,
inconcevable, inaccessible à
l'esprit du Visiteur
Professionnel :
la catégorie des zigotos qui
par extraordinaire ne seraient
ni
ouverts-sympathiques-accueillants-merveilleux
ni
pincés-fermés-coincés-inaccessibles-pesants-puants-potentiellement-merveilleux.
Ces spécimens vraiment
extravagants, qui se montrent
corrects, normalement
aimables, qui reçoivent leur
hôte une heure et quart quand
ils ont promis une heure, qui
parlent volontiers de grandes
et de petites choses mais sans
se déshabiller ni se draper,
qui offrent leur temps mais
pas leur âme, beaucoup de leur
attention mais rien de leur
intimité. Bref, les gens
normaux.
Malheur
à
la normalité !
Car, qu'on se le dise, les « personnalités »
ne peuvent être que
merveilleusement disponibles
ou détestablement fermées. Et
si ces deux catégories
existent seules, et n'en font
qu'une pour le narcissisme du
Visiteur Professionnel, c'est
qu'elles en recouvrent deux
autres :
la catégorie des gens qui ne
lui résistent pas du tout et
celle des gens qui essayent de
lui résister. Quiconque
n'entre pas dans ce schéma ne
mérite même pas qu'on le
rejette dans les ténèbres du
dehors, puisqu'il n'existe
tout simplement pas. Si vous
n'êtes pas absolument
merveilleux ou tout à fait
odieux, vous n'êtes rien.
[3.92]
Synonyme
de
peinture ;
davantage :
elle signifie le sens de la
vue. Tandis que l'Allemagne
serait synonyme de musique, et
signifierait l'ouïe. Cette
bipartition peut s'expliquer
par mes préférences musicales
et picturales :
je n'aime pas Dürer ou Cranach
du même amour que Donatello,
que Botticelli. Inversement,
je ne placerais pas Verdi
aussi haut que Wagner, et,
jusqu'à présent, la grande
musique de la Renaissance
italienne, y compris
Monteverdi, ne m'émeut que
rarement.
Mais
ces
goûts eux-mêmes s'enracinent
plus profondément, ils sont
liés, j'en suis sûr, à l'usage
le plus élémentaire des cinq
sens. Le Nord, en moi, ne
connaît pas l'espace
structuré, il ne connaît que
les espaces. Il ne peut donc
pas susciter une
peinture-sculpture-architecture
à la manière italienne. En
revanche, la musique est
précisément l'art des
espaces, ou de l'espace
infini. Le visuel-pictural, ou
le monde de la limite, le
musical-auditif, univers de
l'illimité.
Cela
ne
vaut rien ?
Cela n'a rien d'objectif ?
Sans doute. Mais quoi, nous
pensons et ressentons par
métaphores, et nous ne pouvons
appréhender le monde sans
pratiquer ce genre de
jugements sensibles, de
classements affectifs, qui
révoltent la raison
raisonnable. [2.91]
*
Défaut
qui
s'aggrave avec l'âge. On ne me
fera pas croire, en effet, que
les enfants sont jaloux des
adultes. À la rigueur sont-ils
passagèrement envieux de leur
liberté supposée, ou des
pouvoirs qu'ils leur
attribuent généreusement. Mais
alors ils peuvent se dire :
quand je serai grand... Leur
envie est éphémère par
définition. L'âge mûr, en
revanche, est jaloux de la
jeunesse avec une amertume qui
ne peut que croître, puisque
le temps, jusqu'à nouvel avis,
n'est pas réversible.
Nombre
d'adultes
ne se reconnaissent pas dans
ces propos ?
C'est qu'ils ont décidé
d'avoir des enfants, seule
façon plausible, encore
qu'illusoire, de se dire :
quand je serai jeune... [5.92]
(Environ 275-335 après J.C.). Un des derniers rêveurs qui prétendirent sauver de la mort le grand Pan. C'est à cause de son nom (et de son nom francisé) que nous l'aimons de tendresse, plus encore que Porphyre ou Julien l'Apostat. Et tout de même, c'est lui qui sut écrire, dans les Mystères d'Egypte (II, 3, 73, 6ss) : ???? ?? ??????? ???? ???????? ?? ??? ???? ?????? ???? ???????? ???????????, ??????? ??? ??????? ???? ???????, ????????? ?’ ?????????? ???????????, ?????? ?? ?? ????????? ?????????????, ?????????? ?’??? ??? ????? ????? ??? ??????????. « Outre ces propriétés, les êtres divins rayonnent une beauté comme infinie, qui saisit d'admiration le regard, répand une joie divine, adapte ineffablement son éclat à l'œil du spectateur et se distingue de toutes les autres espèces de vénusté ». :?????? ?? ?? ?????????: « Adapte ineffablement son éclat à l'œil du spectateur » , c'est-à-dire en fait, plus littéralement : « Apparaissant en une symétrie extraordinaire ». Mais le vénérable Père des Places, traducteur de l'œuvre, a certainement raison d'interpréter comme il le fait : la prévenance des dieux, qui prennent soin de ne pas nous brûler de beauté, c'est, réellement et matériellement, une affaire de proportion, de sy-métrie. Touchante fin du paganisme, où la plus grande rigueur mathématique s'allie à la plus douce dévotion pour la lumière des dieux et des anges. [6.91]
Le
plus
grand rêve, c'est de pouvoir
le dire et le vivre dans un(e)
autre. Le plus grand rêve, ou
si l'on préfère, la
transgression suprême. Mais
attention, ce qu'on
transgresse alors, ce n'est
plus rien qui puisse choquer
ou léser autrui, ni même
quelque loi que ce soit,
puisque c'est tout simplement,
tout uniquement le « moi »,
dépouillé comme le serpent
dans sa mue. L'avant-dernier
stade de la transgression
concerne l'Autre. Le dernier
concerne soi. À partir d'un
certain degré de passion, de
désir, de volonté, l'on
s'aperçoit qu'on ne veut pas « avoir »
mais « être »,
ce qui implique rigoureusement
qu'un autre soit je.
[6.91]
On
va
de nouveau croire que je
plaisante. Mais il ne lui a
manqué qu'une chose :
être une jeune fille. [12.91]
Les
« animaux
supérieurs »
jouent dans leur enfance, d'où
cette déduction raisonnable :
le jeu permet l'apprentissage
des gestes de la vie, le
contrôle du corps et de
l'espace, la découverte des
autres corps ;
il introduit donc à la vie
sociale comme à la vie
physique. La nature ne fait
rien en vain, et le jeu, somme
toute, sert à quelque chose.
Pour
aggraver
cette erreur, presque tous les
jeux humains sont aujourd'hui
parasités par le spectacle et
la compétition, si bien, ou si
mal, que décidément leur
pureté nous échappe. L'univers
du jeu fait songer à un anneau
métallique et parfait que,
pauvres magiciens paresseux et
tricheurs, nous avons scié,
puis entrebâillé de force (en
grimaçant laidement sous
l'effort) pour y faire
pendouiller l'anneau mou de
notre monde prétendu réel.
Mais maintenant que nous
l'avons forcé, ce cercle
parfait, voilà qu'il se
referme mal :
le monde prétendu réel en
retombe sans cesse, et le jeu
perd toute beauté sans avoir
livré le moindre mystère.
Il
faut
tout reprendre à zéro,
recommencer à regarder les
chatons, les enfants,
recommencer à ne rien savoir.
(Voir LOISIRS).
[5.90]
Lieu
géométrique
de la distance la plus
infranchissable entre le
pour-soi et le pour-autrui.
(Ceux qui prendraient cette
phrase pour une boutade
abstraite ou pour du charabia
sont respectueusement invités
à la relire dans le calme).
[6.91]
Oh
oui,
je suis bien d'accord avec
vous !
Comme je suis d'accord avec
vous tous, cœurs ulcérés !
Je
me
sentais « vieux »
à seize ou dix-huit ans. Mais
tout de même, je me persuadais
facilement que, devenu plus
âgé, je mesurerais ma douce
erreur. Je saurais, avec un
sourire d'indulgence amusée,
que « se
sentir vieux »
quand on est tout jeune, c'est
simplement éprouver une vague
mélancolie, une mélancolie
éminemment caractéristique de
la jeunesse :
l'envers de sa fougue, le
sillage de son espérance.
Or,
et
maintenant que j'ai dépassé le
milieu du chemin de notre vie,
je m'aperçois que ce que
j'éprouvais n'a pas changé :
toujours la même douleur
mélancolique, la même mort
étrange de ne pas mourir, la
même noirceur de vivre, piquée
des mêmes étoiles. Mais cela
ne veut absolument pas dire
que j'étais, dans mon premier
âge, envahi de vieillesse
prématurée :
non, il faut constater le
contraire :
c'est aujourd'hui que je suis
perdu, éperdu. Aujourd'hui, je
devrais être assagi,
raisonnable, et je continue
d'éprouver, tels quels, les
élans absolus et mourants de
l'extrême jeunesse.
Adolescent,
je
me croyais inadapté, si bien
que je le fus. Et maintenant,
perdue la liberté de le croire
ou non, je le suis encore
plus. Naguère je ne me sentais
pas ce que j'étais ;
aujourd'hui je me sens ce que
je ne suis plus. [6.91]
Il
est
des prénoms qui toujours
feront peur et désir, qui
toujours seront coupants et
doux comme une lame féminine.
Celle qui aujourd'hui incarne
ces syllabes assassines et
caressantes, j'ignore si l'âge
la fera rentrer dans le rang.
Je l'ai rencontrée quand elle
avait douze ans, et qu'elle
avait déjà tranché la mâle
tête de plusieurs Grands
Maîtres d'échecs. Je conserve
son autographe. Et pour le
scoliaste futur, comme dit
Mallarmé, la partie que je
fais gagner à mon héros
(masculin) dans Une
Atlantide, c'est en
réalité la partie que Judith,
douze ans, a gagnée contre le
GMI bulgare Spiridonov, en
1988. [11.91]
Voici
l'histoire.
Jules était âgé de
quatre-vingt-un ans. En
Suisse, à la fin du vingtième
siècle, il travaillait pour
gagner sa vie. Chaque jour, au
petit matin, il enfourchait
son vélomoteur pour aller
distribuer un quotidien chez
les abonnés. Comme il voulait
être sûr de ne pas rester
endormi, il installait tous
les soirs, à son chevet, deux
réveils (j'imagine de ces
grosses machines à l'ancienne,
avec sonnettes apparentes,
comme aux vieux téléphones).
Il était très fier de n'avoir
jamais « manqué »,
alors que les jeunes, eux, se
font si souvent porter
malades.
Jules
était
contraint d'aller à vélomoteur
jusque devant les boîtes aux
lettres, car ses jambes le
faisaient souffrir :
il ne pouvait guère marcher.
Mais comme il entreprenait sa
tournée dès quatre heures du
matin, et passait donc sous
les fenêtres des gens
endormis, la dame du
rez-de-chaussée, exaspérée,
finit par placarder un papier
vengeur sur la porte d'entrée
de la maison, exigeant que le
fauteur de vacarme cesse son
activité délictueuse.
Quant
à nous, au deuxième étage,
nous étions moins dérangés ;
nous pestions plus modérément,
mais nous pestions tout de
même, et nous nous demandions
quel jeune fêtard s'obstinait
à rentrer à ces heures indues.
Or le bruit n'avait pas
d'autre cause que nous, les
abonnés du journal distribué
par Jules.
Coup
de
sonnette :
un vieux titubant et rougeaud
se tenait là, brandissant un
chiffon de papier. L'air ivre.
Il tentait même, en
baragouinant des propos
incompréhensibles, d'entrer
chez nous sans y être invité.
Effrayée, on tenta de
repousser ce peu engageant
personnage. « Oh,
vous êtes méchante, vous ! »,
s'exclama-t-il. Finalement il
obtint de faire lire son
papier. Et l'on comprit tout :
le vélomoteur, c'était Jules,
Jules, quatre-vingt-un ans,
levé à quatre heures grâce à
ses deux réveils. Quant à
l'apparente ivresse, c'était
l'hésitation des jambes
douloureuses. Tout
s'expliquait, tout s'arrangea.
On trouva la solution :
Jules déposerait le journal à
distance respectueuse de la
maison, pour ne plus déranger
la dame du rez-de-chaussée. On
lui fit, à la fin de l'année,
un petit cadeau.
Jules,
je
l'ai dit, était fier de son
travail, amoureux de l'ouvrage
bien fait. On n'ose rêver à ce
que serait le monde si tous
ses maîtres avaient cette même
conscience professionnelle. De
la lettre qu'il écrivit pour
remercier du petit cadeau,
l'écriture était ferme, la
syntaxe parfaitement correcte.
Pas une faute d'orthographe
(Jules obéissait à toutes les
lois). Une manière
irréprochable, à peine
solennelle. Cette lettre nous
parvint alors que nous étions
en Amérique. Oui, c'est à Los
Angeles, au-dessus du
Pacifique, que nous reçûmes
l'avant-dernière nouvelle de
Jules. La dernière, nous
l'avons trouvée dans le
journal, après notre retour en
Suisse. Dans le journal qu'il
nous avait apporté longtemps,
et qui pour la première fois
imprimait son nom. Qu'il
veuille bien recevoir ce petit
texte en hommage. [5.90]
*
N'a
strictement
rien de commun, on le sait,
avec la cabale. Cette dernière
est un vulgaire complot,
tandis que la première
contient tous les mystères de
Dieu. C'est que la lettre « k »,
dans notre langue, évoque
l'étranger et l'étrange, elle
les invoque plutôt, les fait
descendre dans les mots. Que
vaudrait un écrivain nommé
Cafca, je vous demande un peu ?
Où serait son crédit
métaphysique ?
Quant à la kabbale, si sa
graphie, et singulièrement son
initiale, lui confère un
surcroît de sérieux, ce n'est
que logique et justice,
s'agissant d'une
théogrammatologie, d'une
théologie de la Lettre.
Cela
dit,
l'alphabet latin-français
manque de mystère. Nous ne
faisons pas mieux que le z, le
k, le x et le y. Il faudra
changer tout cela :
ce n'est pas seulement de mots
nouveaux que nous avons
besoin. Nous devons prendre le
problème à la racine. [6.91]
Cet
adjectif
qualifie la nature désagréable
d'un léger embarras d'ordre
administratif, tel qu'on en
subit de loin en loin dans les
démocraties avancées. Ainsi,
lorsque, pour renouveler son
permis de hors-bord, on a dû
passer par deux guichets
difiérents, et subir le manque
d'aménité de quelque préposée
revêche et peu capable, par
ses seules forces, de
transcender les impératifs du
règlement.
Le
cauchemar
de Kafka, c'était de voir le
destin se comporter comme une
administration. Nous l'avons
compris quelque peu de
travers, et nous nous
efforçons de croire que
l'administration prend le
visage du Destin. (Voir GOULAG).
[6.90]
L'un
de
ces mots que, depuis l'âge de
désir, donc depuis toujours,
j'aime trouver dans tous les
dictionnaires, à défaut des
bibliothèques. Mais le mot
suffit largement au rêve. Il
désignait, croyais-je, le
défendu :
mais il désigne bien plutôt
l'inaccessible. Si l'Occident
produit un tel livre, il ne
sera plus l'Occident. À moins
que... (voir CHAIR) [2.91].
Ce
grand
roi, disait Michel Leiris, ce
puissant guerrier, unificateur
de l'archipel hawaiien, serait
aussi célèbre en Occident
qu'Alexandre ou César s'il
avait disposé, pour battre sa
renommée, de tambours aussi
puissants que les nôtres. O
Kamehameha Ier, nous ne
t'oublierons pas, nous
publierons ta vie, et celle de
ton royaume lumineux, si cher
à notre cœur. Mais dans
combien de siècles les
écoliers européens se
feront-ils un devoir
d'apprendre, afin de mieux se
connaître eux-mêmes, la langue
riche en voyelles d'un si
grand conquérant ?
[5.90]
Pour
démontrer
qu'il n'était pas un
philosophe sans chair ni cœur,
on parle beaucoup de sa
promenade quotidienne, ou de
son goût pour le café.
Peut-être serait-il plus
simple et plus juste de dire
au lecteur :
si vous faites l'effort,
immense, de pénétrer vraiment
dans son œuvre, vous serez
saisi d'admiration, et presque
d'effroi, devant son humanité,
vous y sentirez la chair et le
cœur, qui ne font pas sa
pensée même, mais fournissent
la fabuleuse énergie qu'il lui
fallut pour se maintenir à de
telles altitudes
intellectuelles. Kant, en
toute simplicité, a pris toute
une vie, la sienne, et l'a
mise dans une œuvre. Il ne l'a
pas sacrifiée à l'œuvre, il
l'a vraiment mise en elle. Car
toutes les amours, les joies,
les aventures et les
pérégrinations qu'il s'est
refusées, il ne les a
pas refusées, il les a données
à l'intelligence, ou, mieux
encore, à la concentration de
l'intelligence. [2.91]
Une
des
preuves les plus irréfutables
de la « ressemblance
humaine ».
Quel livre m'est plus proche
que Les belles endormies,
ou La danseuse d'Izu,
ou Le tournoi de go ?
Certaines œuvres me touchent
autant ;
aucune ne me touche davantage.
Et je ne lis que des
traductions, peut-être
moyennes !
Assurément ce n'est pas le « style »,
au sens étroit et convenu, qui
me touche et me bouleverse,
c'est le style au sens large,
au sens vrai :
une vision du monde, une
sensibilité au monde que nulle
traduction n'empêchera de
transparaître. Parce qu'il est
en deçà des mots, au delà des
mots. Formule facile,
dira-t-on :
ce sont bien des mots que vous
lisez, et votre ineffable
style, bel et bien, passe par
eux. Oui. Mais comme des
fleurs passent à travers un
grillage.
Les
œuvres
les plus fortes n'ont pas
besoin d'être traduites pour
être comprises de tous, pas
plus que l'on ne doit
expliquer à nul être, sur la
face de la terre, ce que
signifie un corps de jeune
fille endormie, un corps
d'homme égorgé.
Il
existe
des Occidentaux (et dans la
mesure de mes forces je me
bats contre eux, à travers
tous mes ouvrages) pour qui
des notions comme le beau, le
bien et le vrai sont
dérisoires, ou tout simplement
obsolètes. Sans insister sur
le fait que l'accusation même
d'obsolescence suppose une
conception du monde
vertigineusement
problématique, et me
contentant, au lieu d'une
démonstration, d'une
monstration, je leur rapporte
ici les paroles de l'écrivain
japonais Kawabata, qui s'avoue
requis par les « démons » :
« Tout
artiste aspirant au vrai, au
bien et au beau comme objet
final de sa quête, est hanté
fatalement par le désir de
forcer cet accès difficile du
monde des démons, et cette
pensée, apparente ou secrète,
hésite entre la peur et la
prière »
(Discours Nobel).
Mais
les
esprits esclaves penseront
peut-être que ce Nippon s'est
arrangé pour parler aux
Suédois traditionalistes le
langage qu'ils comprennent.
[6.91]
Pour
plusieurs
motifs, dont certains sont
dicibles et d'ailleurs
évidents, cet homme m'est
toujours apparu comme le vrai
successeur de Platon :
le désir, dans son œuvre, est
philosophe ;
à la fois l'objet et le moteur
de la philosophie. Et, le
christianisme étant venu,
cette intuition première,
indéracinable, prend une
couleur particulièrement
tragique. Le mot de tragédie
convient, puisqu'il désigne le
combat de deux forces d'égale
dignité, combat dont l'issue
ne peut être la vie.
Le
vrai
successeur de Platon,
disais-je. Mais il faut y
ajouter Nietzsche. Disons que
Platon n'eut que deux fils. Le
premier continua de penser le
désir, le second reprit en
charge la vérité (donc le
simulacre). Et tous les deux,
pour la même raison, furent
des martyrs. (Voir FIANCÉES).
[2.91]
Île
inhabitée,
à cinquante milles de la côte
thaïlandaise, dans la partie
sud de ce pays. Un jour de
novembre 1978, des
représentants d'organisations
des Nations Unies y ont trouvé
cent cinquante-sept personnes
tenues là prisonnières depuis
vingt jours par des pirates.
La journée, les geôliers
s'absentaient en laissant de
l'eau et de la nourriture à
ces « boat
people »
vietnamiens (ou plutôt
vietnamiennes, puisque les
hommes avaient été
préalablement massacrés à
coups de marteaux et de barres
de fer). La nuit, on revenait
pour la chasse et la
jouissance.
Avant
de massacrer les hommes, on
les avait torturés pour leur
faire avouer où se trouvaient
les femmes (car l'île est
assez grande pour qu'on s'y
dissimule, elle comporte des
grottes à demi-immergées, et
des zones de hautes herbes).
Cachées plusieurs jours dans
les grottes, certaines filles
ont eu les jambes rongées
jusqu'à l'os par les crabes de
mer (mais les crabes ne
connaissent pas la cruauté).
Une autre a été brûlée vive
dans les hautes herbes (rien
de plus simple, pour déloger
les récalcitrantes, que de
mettre le feu). L'article du Monde
(11 janvier 1980) précise que
les filles, dès l'âge de huit
ans, furent violées des
centaines de fois.
Les
survivantes
furent donc sauvées par
l'intervention de Nations
Unies. Un mois plus tard, un
nouveau groupe subissait le
même sort. [2.92]
Le
Nil,
à cet endroit (ou n'est-ce que
dans mon souvenir) se divise
en deux branches, dans une
extraordinaire lumière à la
fois métallique et poudreuse.
Etrave du bateau contre étrave
de la terre. Au dernier moment
la proue choisit de rompre
l'engagement. Il n'y a que ce
fleuve, la frise verte de ses
berges, mince jusqu'à
l'invraisemblable, et le
temple jaune orangé. Pour un
peu, les marins pourraient
amarrer notre Neptune
au fût d'une colonne.
Avez-vous vu Komombo ?
Oui, et je le sais, mais je
vous prie de me le redire, de
me le confirmer, de me le
chanter, d'effacer la honte de
l'oubli. Vous la mémoire, vous
la vie. [6.91]
Jeune
fill
de pierre, faite pour soutenir
avec aisance les linteaux les
plus lourds ;
faite pour relever d'un
sourire les cieux les plus
bas. Voici que le marbre ne
veut pas dire l'immobilité ni
la froideur mais la force
inflexible de la grâce
flexible. Non la matière d'une
statue, mais le but et le sens
de la forme :
la vérité de la jeune fille,
c'est le marbre. Tous les
hommes le savent, dont le
désir ou simplement
l'admiration rejaillissent,
rebondissent comme des
poignards sur la pierre.
Ebréchés, ils blessent
d'autant plus terriblement
l'expéditeur. (Car le désir,
sachez-le, êtres féminins,
c'est ce poignard du fou, ce
poignard involontairement
jeté). [6.90]
*
Esthétiquement
—
mais une fois de plus
l'esthétique est bien
davantage qu'elle-même — les
larmes sont supportables — et
plus que supportables,
franchement belles, quand
elles coulent sur un visage
qui se maîtrise et qui reste
serein. Cela peut paraître
étrange. On penserait de prime
abord que les expressions
du visage, même grimaçantes,
sont plus « civilisées »
que les larmes :
plus « secondaires »,
plus humaines, donc plus
aisément belles :
les larmes ne sont-elles pas
de vulgaires humeurs qui
sourdent du corps, exactement
comme d'autres humeurs dont
l'exhibition publique est
encore moins tolérable ?
Quoi de plus animal, de plus
primitif, de plus obscène ?
Mais
non.
La déformation du visage par
la douleur (presque toujours
accompagnée, il est vrai, de
gémissements) nous semble
infiniment plus « laide »,
en tout cas moins supportable,
moins admissible que
l'activité silencieuse des
glandes lacrymales. Pourquoi ?
Sans doute parce qu'on admet
implicitement que les
expressions faciales et
sonores dépendent de nous,
tandis que les larmes sont
l'expression pure, trop
profonde pour être contrôlée,
de la douleur (du moins les
larmes dans un visage calme :
si le pleureur ou la pleureuse
grimace, nous y voyons le
signe d'un double incontrôle).
Quand les larmes coulent dans
un visage impassible, ou du
moins maîtrisé, nous pensons :
il ou elle montre tout son
courage, tout le courage qu'un
humain peut montrer ;
les pleurs qui sourdent
néanmoins sont la preuve d'une
douleur plus profonde que
toute volonté. Ils sont la
douleur même, l'essence de la
douleur, et le silence de son
excès. [2.91]
On
a
bien de la peine à comprendre
que le passé, s'il est vivant,
s'il est riche
d'enseignements, n'est jamais
identique au présent.
Résultat :
quand on ne méprise pas les
livres d'histoire, on les
prend pour des livres de
recettes. On invoque le passé
mécaniquement, on le plaque
sur le présent, et l'on se
vante alors de « tirer
les leçons de l'histoire ».
Assurément, sur les thèmes du
passé, l'humanité ne cesse de
vivre des variations. Mais
elle ne vit jamais que des
variations. À l'occasion de
deux guerres récentes ou
présentes (le Golfe et
l'ex-Yougoslavie), et de
l'éventuelle intervention d'un
pays comme la France, on n'a
cessé de brandir le spectre de
« Munich ».
Je ne me lancerai même pas ici
dans la délicate opération qui
consisterait à suggérer
pourquoi les situations de
1990 ou de 1992 ne sont pas
celle de 1938. Je me
contenterai de rappeler que « Munich »
même, tel que nous le
percevons aujourd'hui, n'est
en rien comparable à ce qu'il
apparut à ses contemporains,
en 1938. Certes « Munich »
fut le lieu d'une
compromission, perçue comme
telle par beaucoup (mais
nullement par de très honnêtes
pacifistes, nullement par
Jean-Paul Sartre, qui n'était
pourtant point un salaud, que
l'on sache ?).
Une compromission, soit, mais
face à un « Monsieur
Hitler »
qui apparaissait, au pire,
comme un chef d'Etat trop
remuant, bien peu fréquentable
et fort expansionniste. Or
aujourd'hui, dans la
conscience collective, qu'est
devenu « Munich » ?
L'ignoble approbation donnée à
la solution finale. Un
blanc-seing pour le bourreau
d'Auschwitz.
Bref,
« Munich »
a changé parce que son futur
nous est connu. Mais
aujourd'hui, quoi que nous
fassions, quoi que nous
espérions, le futur, parce que
futur, ne nous est pas connu.
Et quoi qu'il puisse être, il
ne sera jamais la copie du
futur-accompli de « Munich ».
Nous sommes peut-être
clairvoyants sur « Munich »
parce que le temps travaille
pour nous ;
ce n'est pas que nos yeux
soient plus perçants, c'est
que le brouillard lentement se
lève sur le passé, au fur et à
mesure que l'éclaire le soleil
des conséquences. Mais le
présent, lui, demeure opaque.
Là
voilà,
notre erreur, notre paresse,
notre vraie lâcheté :
nous prétendons « tirer
les leçons de l'histoire »,
mais nous rêvons surtout de
ramener toute décision sur le
futur à la connaissance du
passé — non, pas sa
connaissance, mais son
invocation rituelle et
conjuratoire. Si bien que le
passé ne nous aide nullement à
penser la réalité
d'aujourd'hui (alors qu'il le
peut effectivement dans une
certaine mesure, pourvu qu'on
cherche vraiment à le
connaître, donc à connaître sa
différence, sa distance au
présent). Le passé nous
dispense, croyons-nous, de la
pensée. En vérité, nous rêvons
de nous délivrer, par le
recours illusoire à de
prétendus modèles, du drame de
la responsabilité. Mais le
passé n'est pas une recette,
et ne nous épargnera jamais
les vertiges de la liberté.
[8.92]
Lorsqu'autrui
nous
enchaîne, l'espoir de se
libérer, même dans les pires
situations, n'est jamais tout
à fait vain. Du moins sait-on
que, le libérateur venu, et
les chaînes détachées, nous
tremblerions de bonheur et
fuirions le plus vite possible
le lieu de notre détention.
Lorsque nous sommes notre
propre geôlier, nous espérons
nous détacher, mais cet espoir
est implacablement
déraisonnable, immensément
stupide. Et quand, dans des
moments d'égarement, nous
parvenons vraiment à secouer
nos chaînes, quand nous les
voyons à nos pieds, nous ne
tremblons pas de joie, mais
d'angoisse.
On
se
rappelle, dans La voie
royale, le personnage de
Grabot, aveugle, bâté, faisant
tourner la meule comme une
bête. Détaché, il continue sa
ronde atroce. Parce qu'il est
esclave depuis des années ?
Sans doute. Mais surtout parce
qu'il s'est placé lui-même en
état d'esclavage. « Ah,
si je pouvais défaire les
chaînes dont je me
suis entravé, si je pouvais me
déchaîner ! ».
Ce cri, le plus grotesque et
le plus comique du monde, nous
le poussons tous et toujours,
avec des airs tragiques, dès
lors que nous ne gémissons
plus dans les fers d'autrui.
Il faut craindre sérieusement
que la formule suivante ne
définisse l'humaine condition :
être, c'est être en prison.
[3.91]
Je
ne
pense pas à des concepts, je
n'arrive pas à des
définitions, même
approximatives ou bancales. Je
ne vois que des images,
puériles ou charmantes :
Rimbaud dans sa « bohème »,
un sourire de fille, Charlot
partant sur la route infinie,
à la fin du Cirque...
et déjà tout se complique :
la liberté s'associe-t-elle à
la marche en plein air, à la
joie, à l'angoisse, à la
mélancolie ?
Au présent, à l'avenir ?
Serait-on par hasard tenté par
la méchanceté quand on est
libre, comme le Caligula
de Camus ?
Du moins pas quand on est
heureux, n'est-ce pas ?
Qu'on me pardonne, je crois
bien que la liberté c'est le
bonheur — et me voilà sauvé :
le bonheur se quête, il se
vit, il ne se définitt pas.
La
liberté
c'est le bonheur, et pourtant
le bonheur seul n'est pas
toute la liberté. Il faudrait
dire :
la liberté, voilà le seul
bonheur digne de l'homme.
(Voir GOÛTS
ET COULEURS). [2.91]
S'il
s'agit
d'acquérir une certitude
d'ordre « scientifique »
à cet égard, il est une fois
pour toutes entendu qu'on ne
peut trancher. L'un croit à la
liberté, l'autre croit que le
destin le mène et mène le
monde ;
l'un croit que son voisin
choisit de croire à la
nécessité, l'autre croit que
son contradicteur croit « nécessairement »
à la liberté, et ainsi de
suite à l'infini. Mais voilà,
cette question n'appelle pas
de réponse scientifique ;
ou plus exactement, prétendre
qu'elle appelle une réponse
scientifique, c'est déjà
formuler une réponse, dans le
sens de la nécessité.
En
fait,
il s'agit d'une question
prement éthique :
plus je crois à la liberté,
plus j'agis « comme
si »
elle était vraie, et plus le
monde, fût-il gouverné par la
Nécessité, ressemble à un
monde de la liberté. Que
m'importerait, en dernier
ressort, que l'Anankè me
régente et régente tout
l'univers, si à force de
vouloir la liberté, je
parviens à donner à cette
Anankè toutes les allures (et
plus que les allures, les
qualités) de la liberté ?
Si tout est libre dans le
monde humain, si tout est
possible, ouvert, en
croissance, si je m'éprouve
créateur du monde et de
moi-même, on peut bien venir
me prouver in fine que
mes créations étaient voulues
par le Grand Horloger, ou la
Grande Horlogerie, je n'y vois
plus qu'une querelle de mots.
À l'inverse, si je crois que
tout est nécessaire, et si je
suis cohérent avec cette
croyance, tout finira bel et
bien par ressembler à la
Nécessité, en dépit de nos
pouvoirs de libre création.
Bref,
il
n'y a pas en cette matière à
constater ce qui est, mais à
décider ce qui sera, même et
surtout si la « décision
de la liberté »
provoque un sourire entendu
sur les lèvres avisées des
Nécessitaires. [3.92]
Je
sais,
on nous rebat les oreilles de
la différence à faire entre
l'artiste et l'homme. Qui ne
sait pas respecter cette
différence passe pour un naïf
qui ne connaît ni la vie ni
l'art. Tel ou tel « créateur »
est avare, tel autre grossier ?
Celui-ci se montre stupide,
celui-là méchant, bête,
vulgaire ou haineux ?
Aucune importance. Rien à voir
avec le beau génie de son
œuvre, laquelle peut fort bien
exprimer la grandeur d'âme et
la suprême beauté. Au
contraire, même :
que voulez-vous, ce grand
homme est si grand, son « œuvre »
l'élève à de telles hauteurs
qu'il faut bien le laisser,
dans la « vie »,
respirer un peu, redescendre
un petit...
Eh
bien
non. Faisons justice de ce
qui, parfois, est une erreur,
et souvent un mensonge. Sans
doute l'artiste ne vaut-il pas
mieux, humainement, que la
moyenne de ses frères
anthropes. Sans doute, ce
n'est pas parce qu'il est
affligé de défauts qu'il sera
nécessairement incapable d'« exprimer »
le monde avec talent. Il reste
cette infrangible évidence
qu'un homme grossier dans sa
vie le sera dans son œuvre,
qu'un homme avare dans la vie
ne sera pas généreux dans son
œuvre, et qu'un imbécile à la
ville va rester, à la scène,
un imbécile. « Les
livres sont plus intelligents
que leurs auteurs » ?
À la bonne heure. Mais cette
phrase veut dire qu'aucun
homme ne peut faire le tour de
son propre imaginaire ;
elle ne veut pas dire que les
livres d'auteurs bêtes seront
des livres intelligents.
Un
certain
Richard Wagner est assurément
« génial ».
N'empêche que les limites de
son œuvre sont les limites
même de sa personne :
égocentrisme et mégalomanie.
Franz Liszt n'a pas ces
limites. Est-il « moins
génial »
que Wagner ?
Le prétendre, ce serait se
tromper sur le génie, qui est
gloire et lumière de l'être
tout entier, et point
seulement exaltation
boursouflée d'une partie de
l'humain.
Ecoutez
ou
jouez les Années de
pèlerinage. Si vous n'en
ressortez pas meilleur, si
vous n'y vivez pas, en même
temps que l'exaltation de
l'amour, de la mélancolie ou
de la beauté, l'amitié d'un
homme, et la bonté humaine à
son plus haut période, ce sera
de votre seule faute. À Franz
Liszt il ne manque rien. De
même à Chopin. Deux êtres
supérieurs, qui rendent
meilleur en rendant heureux.
Cette
courbe
très longue, très ample, très
lente, créée par une double
frappe de la note, additionnée
du double écho de la main
gauche. Incroyable gain de
puissance et de violence ;
mais surtout, comme dans la
peinture impressionniste, la « touche »,
et plus seulement le son (ou
le dessin), devient moyen
d'expression ;
l'effet d'ensemble est d'une
autre nature, d'une autre « qualité »
que le détail des notes
successives. Le martèlement prestissimo
crée une lente plainte. (Et la
notation disperato,
lors de la deuxième
énonciation de cette mélodie
trépidante, est d'une parfaite
justesse). Musique à programme ?
Non, véritable dire du
désespoir, nombre d'or de ses
effets. [6.91]
De
plus
en plus d'adolescents et
d'adultes passent aujourd'hui
leurs loisirs à des jeux qui
semblent réservés à la petite
enfance ;
en particulier les jeux sur
ordinateur, qui correspondent
strictement à l'âge puéril.
Si, comme je le pense, il
s'agit d'un véritable
phénomène de société, quelle
en est la cause ?
Réponse :
nous sommes dans une
incapacité de plus en plus
grande à éprouver le sérieux
de la vie hors du monde
professionnel. Ou, en d'autres
termes, la profession absorbe,
chez la plupart des gens, tout
le sérieux de la vie ;
elle l'absorbe tout en
l'instrumentalisant, ce qui
veut dire qu'elle ne le prend
pas en charge comme tel. Ce
que nous appelons « travail »
est une nécessité parcellaire,
conséquence d'un sérieux
implicite et impensé. Et sorti
des heures de bureau, il ne
reste absolument rien à
l'homme que le contraire de ce
sérieux instrumentalisé :
le jeu instrumentalisé,
c'est-à-dire le jeu qui sert à
fuir les nécessités du
sérieux, le sérieux comme
nécessité.
Or
c'est
une mutilation, un mensonge et
une catastrophe. Car dès que
la vie est pensée tant soit
peu, il apparaît que le jeu
véritable est évidemment le
frère du sérieux véritable,
son miroir ;
et dans une vie telle que je
voudrais la concevoir, il
n'est pas de solution de
continuité entre sérieux et
jeu, donc entre travail et
loisirs :
dans l'un comme dans l'autre,
la vie est présente, la vie
est consciente, la vie est « mise
en œuvre »
et « mise
en jeu ».
Mais
à
l'ère de
l'instrumentalisation, le jeu
et le sérieux sont de plus en
plus disjoints, de plus en
plus antinomiques et de plus
en plus caricaturaux. Nous
sommes des gamins sous le joug
du Travail, mais à qui la
Nécessité propose, à
intervalles réguliers, de
petites récréations. (Voir JEU).
[3.92]
Dans
la
Préface d'Aphrodite, on
lit cette phrase, écrite à
l'âge de vingt-cinq ans :
« Ceux
qui n'ont pas senti jusqu'à
leur limite, soit pour les
aimer, soit pour les maudire,
les exigences de la chair,
sont par là même incapables de
comprendre toute l'étendue des
exigences de l'esprit ».
Cela peut paraître facile, ou
grandiloquent, ou faussement
profond. Mais Pierre Louÿs
n'était pas faussement
profond. Trois filles de
leur mère, ouvrage qu'on
peut qualifier de violemment
pornographique, est un
ouvrage violent tout court, un
ouvrage dur, cruel, assez
impressionnant d'humanité. Les
« exigences
de la chair »,
pour cet auteur, cet écrivain,
c'étaient bel et bien les
exigences de l'absolu, ou du
moins les impatiences
physiques d'un être qui savait
ce qu'absolu veut dire.
La
phrase
de Louÿs ne signifie
d'ailleurs pas que l'esprit,
en ses exigences, n'est qu'une
tumescence charnelle. Au
contraire, elle souligne que
la chair même est esprit :
la « chair »
toute seule n'a pas d'« exigences »,
elle n'est qu'instincts et
réflexes. Pour qu'elle
devienne exigeante, extrême,
nous conduisant à aimer ou à
maudire, il faut qu'elle
acquière une dimension
spirituelle ;
pour tout dire, qu'elle
devienne humaine. (Voir CHAIR).
[6.91]
La
croyance
au Progrès, indissociable des
Lumières, est aujourd'hui
largement battue en brèche.
Plus exactement, on ne prend
même plus la peine de s'en
moquer, tellement il est
entendu qu'elle était naïve.
Depuis Horkheimer-Adorno,
l'intelligentsia tient même
les Lumières pour directement
responsables, ou peu s'en
faut, de la Nuit et du
Brouillard de ce siècle.
(Habermas, marchant sur des
œufs, et sur des têtes d'œufs
plus encore, tente de
réhabiliter les Lumières. Sa
tâche est rude parmi les
philosophes).
Pourtant
Condorcet
n'a pas vieilli ;
que son Esquisse d'un
tableau historique des
progrès de l'esprit humain
n'a rien de ridicule. Son
éventuelle naïveté, ce fut de
sous-estimer les forces de
résistance aux Lumières, mais
non point, au grand jamais, de
prôner les Lumières
elles-mêmes. La question n'est
pas de croire ou de ne pas
croire au Progrès, mais d'y
travailler. Prétendre que le
Progrès n'est pas possible ne
relève pas du constat, mais de
la décision humaine, donc de
l'abdication. [4.90]
Un
jour
de 1927, dans les neiges de
Davos où, visité par une
vision solaire, Hans Castorp
avait failli mourir, deux
philosophes se rencontrèrent,
qui n'étaient point
Settembrini-Naphta, mais bien
Ernst Cassirer et Martin
Heidegger. Discussion
infiniment subtile sur
l'interprétation correcte du
kantisme. Et derrière les
propos académiques, cette
question :
l'homme est-il nuit ou lumière ?
Raison ou vertige ?
Architecte ou errant parmi les
ruines ?
Là encore, là surtout, la
réponse n'était point de fait
mais de choix. Douze ans plus
tard, la guerre commençait. Il
a fallu redescendre de la
montagne magique, et mesurer
les conséquences. (Voir PROGRÈS).
[5.90]
*
En
France,
elles se nomment « affichettes ».
On désigne ainsi des placards
publicitaires, dans lesquels
les journaux, surtout
quotidiens, présentent en peu
de mots grassement écrits les
principaux événements de la
veille, selon des critères de
choix que nous qualifierons de
particuliers. Chaque matin, en
me rendant à mon lieu de
travail, je peux méditer
devant ces textes, qui ne
contiennent jamais qu'un seul
message :
payez, vous serez excité pour
un franc.
Une
précision :
le sexe est toujours là, mais
toujours hypocrite ;
les petites filles
transpercées et les petits
garçons défoncés suscitent
toujours, dans les « manchettes »,
des cris d'indignation ;
pour le moins, de sublimes
angoisses et d'intenses
pitiés. La violence, faut-il
le dire, est un utile
substitut du sexe
(éventuellement un complément
bienvenu). L'étrange est que
nul moraliste ne s'en étonne.
Sans doute le moraliste est-il
lui aussi victime d'une légère
illusion :
il croit que les « manchettes »
lui transmettent des faits et
des informations. Donc
il s'indigne contre ce qu'on
lui dit, non contre ceux qui
le lui disent. Comme qui,
recevant un crachat dans la
figure, se fâcherait contre le
crachat. Voici quelques
spécimens authentiques,
récoltés durant l'an de grâce
1989 :
« Arrêté
en France :
il avoue plus de cent viols ».
« L'homme
aux cent viols :
sa femme le croit innocent ».
« La
France bouleversée par les
viols d'enfants ».
« Il
torturait les pigeons ».
« Inséminée
artificiellement :
mère d'un fils-frère ».
« Triple
drame à Ryad. Enterré vivant
il provoque deux décès ».
« Angoisse
à X :
Y (10 ans) n'est pas rentrée
de la fête ».
« Esclave
de 13 ans violée deux fois ».
J'attendais qu'on m'explique
en quoi ces faits à peine
divers sont des « informations »,
en quoi ils intéressent le
citoyen, en quoi ils peuvent
l'enrichir ou l'orienter dans
la vie. Mais j'ai fini par
mesurer mon ingénuité. J'avais
cru, quelques instants, que
les journaux, réellement,
songeaient à cela :
à nous informer.
Il
faut
donc le dire, puisque personne
n'en prend la peine :
ces annonces ignobles ont un
seul but, parfaitement
atteint, parfaitement reconnu
par tous :
que les gens sortent leur
porte-monnaie pour s'indigner
à leur aise dans le secret de
leurs alcôves ou de leurs
cuisines. Chaque matin, avec
une impudence inégalée, le
sexe-argent s'étale dans nos
rues. Cela n'empêche pas — au
contraire, cela explique
parfaitement — que le bon
peuple, lorsqu'on juge un
criminel sexuel, crie
vengeance et se découvre plus
vertueux qu'en nulle autre
circonstance.
Soyons
juste :
il existe une autre catégorie
de « manchettes »,
celles
qui permettent aux Suisses de
se sentir intégrés au vaste
monde, tout en restant bien
chez eux, et bien de chez eux.
D'autres gras propos, qui les
autorisent à penser :
nous aussi, nous existons, à
nous aussi il arrive quelque
chose. La corde alors pincée
est celle d'un patriotardisme
étique et niais. Exemples de
cette catégorie :
« Le
vacherin renaît dans la peur ».
« Suisse
romande :
aveugles à l'assaut de
l'Himalaya ».
« Suisse :
ces vies brisées en un instant ».
« Lausanne :
policier agressé en plein jour ».
« Chauves :
Romand champion du monde ».
« Boat
people à Lausanne :
le choc d'un nouveau monde ».
« Bangkok :
Suisse mort en cage ».
Voudrais-je
qu'on
soit moral ?
Non, mais qu'on soit
conscient. Or je constate
qu'une société tout entière
trahit chaque jour,
tranquillement, sa totale
hypocrisie :
elle cultive en toute impunité
les valeurs exactement
opposées à celles qu'elle
prétend respecter, un peu
comme ces tricheurs
professionnels, dans Lucky
Luke, dont les fausses
cartes, à tout instant,
tombent des poches, des
manches, du chapeau, les
désignant à tous, mais ne les
empêchant nullement de
persévérer dans la triche.
[10.90]
« Enfin,
vous n'avez qu'à la quitter
(cette personne, ou cette
place, cette activité) ;
avec elle, vous n'êtes pas marié,
tout de même ».
Le drame, justement, c'est
qu'on est marié, d'un mariage
involontaire et forcé, avec
tout ce qu'on fait, tout ce
qu'on vit, tout ce qu'on
touche. C'est que nos actes
poussent leurs racines dans le
monde, à des vitesses
effarantes et dans les
directions les plus
inattendues. Quand Sartre
parlait de la liberté comme
d'un « arrachement »
au monde, il ne croyait pas si
bien dire. Et pour ce genre
d'exercice, cruel pour
soi-même comme pour les
autres, il faut être doué
d'innocence et d'oubli.
La
vie
n'unit pas, elle agglomère ;
elle ne coupe pas, elle
effiloche. Tout cela,
disons-le, est répugnant. Que
nos douleurs au moins soient
nettes !
[5.91]
On
dit
que les nazis durant la
dernière guerre, ou je ne sais
quels obscurs Barbares en des
temps fort anciens, les
commettaient en chantant. Puis
il y eut le temps des
massacres soviétiques, du
style méthodique, commis en
raisonnant, éventuellement en
débitant des litanies
marxistes. Il ne faudrait pas
oublier une troisième
catégorie, les massacres
commis en pleurant. En
sanglotant qu'on est victime
et que le monde entier nous en
veut. [12.91]
Je
n'ai
rien contre les saints du
calendrier. Mais on pourrait,
à leurs côtés, faire une
petite place aux trois cents
soixante-cinq hommes qui ont
créé les mélodies les plus
belles du monde. J'y pense en
ce moment sous la douce
injonction du Summertime
de Gershwin (dans la version
pour deux pianos, si pure et
si pleine, de Percy Grainger).
Bien sûr, la mélodie n'est pas
toute la musique — et de nos
jours, certains compositeurs
auraient même tendance à
prétendre qu'elle n'est rien ;
qu'ils pourraient en écrire à
la pelle, mais que cela ne les
intéresse pas. Dommage, alors.
Souhaitons au moins qu'il ne
s'agisse pas là du désintérêt
du renard pour les raisins.
La
mélodie
n'est pas toute la musique,
mais elle en est, si l'on peut
dire, la preuve existentielle,
ou la face visible, comme le
Beau platonicien permet de voir
le Bien. Elle est aussi, ou
pourrait être, le bien commun
des musiques savantes et
populaires ;
la mélodie n'est pas le seul
lieu de l'invention musicale ;
mais elle n'existe pas sans
invention. Elle est, par
excellence, et dans les deux
sens du terme, un « bonheur
d'écriture ».
Oui,
comme
il serait juste et bon de
fêter saint Mozart (les quatre
mouvements du Quatuor en
ré mineur KV 421), saint
Schumann (la première des Trois
pièces pour hautbois et
piano), saint Beethoven (tel
passage du mouvement lent du Trio
pour l'Archiduc), saint
Chopin (le thème de la
dernière Etude opus 25),
saint Wagner (la mélodie
infinie), saint Bizet (le
mouvement lent de la Symphonie
en do majeur) et même
saint Tchaïkovski (mouvement
médian du Concerto pour
violon, ou du Deuxième
Concerto pour piano).
J'en passe, j'en passe
tellement. [7.90]
Puis-je
prétendre,
comme le jeune Pierre Loti,
que la mer, dès mon enfance,
s'est imposée en moi, que je
la voyais près de moi, que sa
beauté sinistre m'est entrée
dans le cœur parce que chaque
soir je pouvais m'enfuir de la
maison, courir jusqu'à elle,
la saluer, l'affronter, la
redouter, avant de regagner
l'abri chaleureux de mon lit,
pour la rêver, l'aimer, me
vouer à elle ?
Non bien sûr. Et pourtant...
À
l'âge de neuf ans, pendant un
mois, j'ai vécu des vacances
en Bretagne. Un mois, c'est
long, à cet âge surtout. C'est
assez pour être bouleversé,
des décennies plus tard, par
la lecture de L'été
quatre-vingt de
Marguerite Duras. Quoiqu'en
famille, nous étions, nous
autres enfants, séparés chaque
jour de nos parents pour un
certain nombre d'heures :
régime de semi-colonie. Oui,
je suis alors tombé amoureux
pour la première fois (d'une
monitrice de dix-huit ans). Et
j'ai gardé pour toujours le
souvenir du froid, de la
violence venteuse, des
rouleaux qui nous
interdisaient d'avancer, de
l'écume effrayante avant
d'être belle, des varechs, des
os de seiche répandus par
centaines dans le sable
glacial, des odeurs
insurmontables, et puis encore
du froid. Le monde, là-bas, me
traversait, me transissait, je
lui appartenais, rien ni
personne n'aurait pu m'en
protéger, pas plus que de la
monitrice. C'était un été
pourri, et breton. Souvenir de
couleurs noires, verdâtres,
glauques, de coups de fouet,
de mélancolie écœurée,
infinie.
Aujourd'hui
je
ne sais si je pourrais vivre
au bord de la mer, encore
moins sur la mer. Mais j'ai
besoin d'elle, je ne l'oublie
jamais. Je voudrais parler
d'elle, encore et encore. Je
parlerai d'elle. [11.91]
Il
n'est
pas correct de les définir
comme des exceptions aux lois
de la nature. Justement pas.
Car quelle est la loi
naturelle la plus
fondamentale, sinon celle qui
sanctionne l'irréversibilité
du temps ?
Or je n'ai jamais entendu dire
qu'un miracle ait rompu cette
loi-ci. Lazare ressuscite,
mais rien ne peut faire qu'il
ne soit d'abord décédé, et
qu'il ne demeure un ancien
mort. Les phénomènes de
rajeunissement, ou
d'effacement du passé ne
relèvent pas du miracle, mais
de la féerie - même aux yeux
des croyants. Qu'est-ce à
dire, sinon que notre idée de
la toute-puissance divine
demeure pétrie de prudent bon
sens ?
[5.90]
Ensemble
de
tout ce qui existe, mais conçu
comme fermé sur lui-même ;
sphère de tout ce qui n'est
pas ce qui n'est pas. Vous me
suivez ?
Ou bien préférez-vous :
lieu dans lequel on ne peut
pas ne pas être dès qu'on est ?
Les enfants le savent très
tôt, qui aiment à décliner
leur adresse postale de la
manière la plus complète
possible :
Prénom, Nom, Rue, Ville, Pays,
Continent, Monde ;
ils assurent ainsi leur
existence et reculent le plus
loin qu'ils peuvent
l'inéluctable frontière avec
le rien. Les adultes ne feront
jamais mieux. [4.92]
Il
est
deux catégories de gens qui
n'en parlent jamais. La
première est celle des brutes
épaisses, qui sincèrement ne
savent pas de quoi il
retourne, et réellement
n'agissent point selon les
critères du bien et du mal. La
seconde catégorie est celle de
ces êtres d'exception qu'on a
longtemps appelés « saints »,
et qui, eux aussi, ne savent
pas au juste ce qu'est la
morale, commettant le bien
dans une simplicité proche de
l'hébétude, ainsi que l'a
définitivement compris
Dostoïevski (le saint, c'est
l'« idiot »).
Entre ces deux extrêmes se
tient, grouillante, la masse
de ceux qui, des maffieux aux
ecclésiastiques en passant par
les écrivains et les
politiciens, parlent de
morale, se disent moraux, font
la morale — et parfois, par
à-coups, sur certains plans,
se rapprochent d'une certaine
moralité.
Or,
comme
en beaucoup de domaines, ce
dont on ne peut parler, il
faut le taire ;
et ce qu'on ne peut accomplir,
il ne faut point y prétendre.
Le seul discours moral qui
tienne est celui des actes.
Et, mis à part les « saints »,
qui se taisent et ne se
prétendent donc pas moraux,
tous les humains démentent tôt
ou tard, gravement ou non,
leurs beaux discours et même
leurs belles résolutions.
Pourquoi ?
Parce qu'il est impossible,
même au saint, d'être moral.
Depuis Pascal, nous devrions
le savoir. Les hommes peuvent
atteindre à la sainteté, qui
ne consiste pas à tuer leurs
défauts mais à déployer leurs
qualités, tandis que la
moralité parfaite leur est
inaccessible, ou se retourne
en maniaquerie répugnante, en
bigoterie puante, en
crapauderie de bénitier.
Vouloir
tuer
ses défauts, c'est mourir.
Dans un sens très simple, et
sans polémique nietzschéenne,
le discours moral est un
discours de mort. L'invention
de la morale, conçue comme
anéantissement de nos défauts,
est une invention du néant.
[7.90]
Si
j'affirme
qu'elle n'est pas le « contraire »
de la vie, on me classera
parmi les adeptes plus ou
moins mystiques des mois
lunaires, des saisons, des
cycles astrologiques, etc.
(Pluton, pourrissement et
régénération conjoints...).
Mais ce n'est pas cela. Ce
n'est pas pour affirmer que
tout bien pesé la mort
appartient à la vie (même s'il
est juste et banal de rappeler
qu'elle est effectivement une
condition de la vie naturelle).
Il s'agit plutôt d'exprimer
(avec une insuffiance
littéralement intolérable) que
la mort est trop différente
pour être « le
contraire ».
Qu'elle tient du retrait plus
que de la coupure, de la
stupéfaction plus que de la
négation. Pour la conscience
(et non pour la nature), la
mort est exactement à côté
de la vie, mais sans que nous
soyons jamais capables de
saisir le sens de ce décalage.
Un peu comme le phénomène de
la vision dédoublée, due à
l'ivresse mais également à la
fatigue extrême :
si vous vous concentrez sur la
double image afin de percer
son secret, votre effort même
a pour effet de recoller les
deux réels disjoints. Vous ne
pouvez que subir la
dissociation ;
la comprendre, c'est
l'abolir. Dans votre ivresse
de douleur, vous voyez le
corps mort juste à côté du
corps vivant. Mais, surmontant
votre désarroi, vous n'aurez
plus que la mort seule, ou la
vie seule. (Voir SOLEIL).
[12.91 ;
4.92]
Je
lis
dans un journal, sous la plume
d'un critique de cinéma, la
formule suivante :
« Quant
à X (une actrice), elle
ajoute, à son irrésistible
beauté, blablabla... ».
Dans vingt autres articles
vous trouverez des formules du
même acabit :
« Quant
à Y, sa beauté à damner un
saint... quant à Z, comment ne
pas en tomber fou amoureux...
quant à la sublime A... quant
à B dont la splendeur nous
bouleverse... ».
Or à de très rares exceptions
près, que je suis tout disposé
à imaginer et à saluer, je ne
sache pas que les journalistes
en question, à la sortie du
film où X, Y, Z, A ou B
faisaient rayonner leur « irrésistible »
beauté, se soient comportés en
amoureux ;
ils n'ont pas fait leurs
valises pour essayer de les
rejoindre et d'accomplir leur
rêve ;
X, Y, Z, A, B se révélèrent,
en dépit de tous leurs
charmes, éminemment résistibles ;
le lendemain du film ou de
l'article, nos frémissants
critiques retrouvaient tous
leurs esprits (pour autant
qu'ils les aient réellement
perdus), et, dans la plus
romanesque des hypothèses, ils
se rappelaient qu'ils ont une
femme à nourrir, des enfants à
élever, d'autres films à « visionner »...
D'ailleurs les actrices,
parlez-m'en !
Des caractères impossibles, et
ne dit-on pas qu'à la ville
elles n'ont jamais l'éclat
dont elles nous éblouissent à
la scène ?
À
quoi tendent ces
considérations ?
N'aurais-je pas compris que
l'adjectif « irrésistible »
est une façon de parler,
tout comme la formule « on
ne peut qu'en tomber fou
amoureux »
n'est qu'une façon de noircir
du papier ?
N'aurais-je donc pas saisi que
par l'usage de ces
expressions, le journaliste
veut simplement signaler les
charmes de XYZAB, et ne
prétend jamais nous faire
croire qu'il en est réellement
tombé amoureux, à en perdre le
sommeil ?
Ne suis-je pas en train de
chercher de sottes noises à
d'honnêtes critiques, et de
tout prendre, comme un
balourd, au pied de la lettre ?
Eh
bien
non. Je soupçonne que
l'émotion du critique est
réelle, et qu'il dit en somme
la vérité :
XYZAB sont
irrésistibles, et s'il leur
résiste néanmoins, c'est parce
qu'il les s'efforce avec
succès de les rejeter dans
l'irréalité. En d'autres
termes, à la lecture de ces
articles, j'éprouve le même
malaise, toutes proportions
gardées, que celui que me
procurent les poèmes de
Pétrarque à Laure. Mais oui,
parfaitement. Pour Pétrarque,
s'il faut en croire le Canzoniere,
Laure est « irrésistible »
et damne le saint qu'il rêve
d'être. Mais on sait d'autre
part que le poète, frustré de
sa divine, lui « résistait »
donc involontairement, et se
rabattait sans honte sur les
amours ancillaires. Autrement
dit, le lieu du verbe amoureux
était pour lui, peu ou prou,
le lieu gratuit, le lieu de
l'irréel, même et surtout
si cet irréel lui causait
des émotions sincères.
Pétrarques du traitement de
texte et de la frappe au
kilomètre, nos critiques de
cinéma (les seuls écrivants
publics à être effectivement,
professionnellement et quasi
quotidiennement confrontés à
la beauté humaine dans toute
sa gloire), usent à l'égard
des actrices des mêmes
dithyrambes que l'auteur du Canzoniere
le fit pour Laure. Ces gens-là
ne parlent pas pour ne rien
dire quand ils décrivent
l'actrice XYZAB comme « irrésistible ».
Ils ne tombent même pas dans
l'exagération rhétorique, ils
ne recourent pas à une simple
« façon
de parler » :
ils éprouvent à chaque fois la
piqûre douloureuse de l'amour
naissant. Mais ils réservent
cette émotion sans espoir à
leur poème critique.
Avec
cela
— mais à l'inverse, cette
fois-ci, de Pétrarque — ils
confortent leurs lecteurs dans
l'idée abominable que le beau
relève de l'imaginaire (au
sens de l'irréel et finalement
de l'insignifiant), et ne
saurait visiter, encore moins
ordonner la vie réelle.
Pétrarque certes lutinait les
bonnes tout en gémissant pour
Laure, mais de la beauté, il a
tout de même fait, sur le mode
de l'imaginaire, la substance
de sa vie. Il ne mettait pas
ses actes en rapport avec ses
mots, mais c'est du côté des
mots qu'il a finalement mis le
réel. Journalistes, c'est à
vous !
[3.92]
*
À
cause de la lune, à cause d'un
vers de Baudelaire, à cause
aussi de ces coquillages
minuscules, faciles à trouver
sur toutes les plages, et que
l'on ne ramasse guère, mais
dont il suffit de regarder
l'intérieur pour trouver toute
la beauté du monde, cette
couleur, cette matière sont
irrévocablement liées à
l'amour pur ;
l'amour dont le désir, loin
d'oublier la chair, l'a
transfigurée à force de
ferveur. Exactement l'amour
tel qu'on l'éprouve enfant.
Quelque chose de l'eau
fraîche, jaillissante, quelque
chose de l'opale, avec une
impossible transparence mate,
quelque chose de nuancé, de
nocturne, de doux, mais
d'absolument ferme, décidé,
profond, fou de calme, ravagé
de sérénité ;
voulant pénétrer et vivre dans
l'aimée, mais sans plus de
violence que les dents
argentées de ce peigne dans
les cheveux. [7.90]
Il
a
reconnu que « l'esprit
finit toujours par vaincre
l'épée ».
Cela suffit-il à l'absoudre ?
Et fallait-il tant de coups
d'épée pour s'apercevoir que
l'esprit ne se laisse pas
vaincre par le fer ?
Cependant,
pourquoi
dénigrer Napoléon, mais
tolérer César, admirer
Alexandre ou Lawrence d'Arabie ?
La seule vision juste
n'est-elle pas celle de Simone
Weil, qui s'indigne aussi
violemment contre le
Macédonien que contre
n'importe quel soudard ?
Oui, Simone Weil a raison, si
l'on n'oublie pas que la
conquête et la guerre relèvent
du désir de vivre et
d'agrandir la vie. Il faudra
bien des millénaires pour que
la force vitale, pour le
commun des hommes, ne soit
plus force de tuer. La
question qu'on peut se poser
pour les grands conquérants du
passé, c'est :
que seraient-ils devenus sans
épée, armés des exigences qui
peuvent être les nôtres
aujourd'hui ?
Pour Alexandre, n'aurait-il
pas été prophète, poète, ou
simple désespéré, comme
Lawrence ?
Pour César, je ne sais. Pour
Napoléon... (Voir GUERRE).
[11.91]
Comme
il
se doit, l'un des mots les
plus chargés d'être. C'est
extraordinaire à quel point,
prononçant, pensant, lisant
ces quelques lettres, on a
l'impression de Quelque Chose :
boule, trou, nuit, brume,
disparition, vide, creux à
l'estomac, paupières fermées,
escamotage sublime. L'une des
causes est en la structure
même du mot, avec son hiatus
intérieur, comme si l'« eau »
s'était disjointe (on songe à
la ville d'Eauze, fameuse pour
ses Armagnac — et nous voici
dans le goût, le parfum, la
couleur, très loin du rien).
Beaucoup trop riche, beaucoup
trop étrange, beaucoup trop
présent, ce mot de néant.
Une
autre
raison, d'ordre culturel :
Sartre a fait du néant le
synonyme de la conscience
disant à l'être :
je ne suis pas celle que vous
croyez. Mais justement,
l'invention de Sartre ne vient
pas par hasard. Le gaillard a
profité du fait que tous les
mots du rien disent quelque
chose, et surtout celui-ci.
Autre question, maintenant :
puisque nous sommes incapables
de dire le néant, sommes-nous
capables de le concevoir ?
Et si la réponse devait à son
tour se révéler négative, il
faudrait alors demander :
le
néant-qui-voudrait-vraiment-dire-le-néant,
le néant-réalité, donc
l'antinéant, existe-t-il ?
Peut-être n'existe-t-il pas.
Mais à ce moment, ce non-être
du non-être, est-ce une
manière, pour le non-être,
d'être ou de n'être pas ?
Allons, mouche, continue à te
cogner contre la vitre, pour
l'amusement des enfants. (Voir
ÊTRE).
[7.90]
Savez-vous
comment
les pilotes y naviguent la
nuit, même au xxe
siècle ?
Tous feux éteints. Car
occulter ses phares
terrestres, c'est voir
apparaître le frémissement
chaleureux des étoiles ;
couper l'étroit et dur
faisceau de nos projecteurs
blafards, c'est percevoir le
ciel tout entier, pénétrer le
ciel à des profondeurs
toujours plus grandes ;
non plus forcer le monde comme
on force un coffre à la pointe
du poignard (ou du laser),
mais s'ouvrir à l'espace,
offrir son visage aux brises
de lumière millénaire ;
et se faire, comme le grand
fleuve, à l'image du ciel. « On
ne commande à la nature qu'en
lui obéissant » ?
Mais il ne s'agit pas d'obéir,
il ne s'agit pas de commander,
il s'agit d'être. [5.90]
« Les
Allemands sont plus
travailleurs, mieux organisés,
plus efficaces, donc plus
riches et plus puissants » :
lieu commun ?
O combien. De leur côté les
Italiens, et plus encore les
Arabes du Nord, et les
Africains Noirs, ou les
habitants des îles du
Pacifique, ne sont-ils pas
moins systématiques, plus
nonchalants, moins rationnels,
donc moins riches et moins
puissants... Nous voici en
train d'expliquer les
difficultés Nord-Sud par la
psychologie des peuples et la
théorie des climats.
Eh
oui.
L'on se croit souvent tenu de
mépriser ce genre de
considérations, en les
qualifiant, au mieux, de « pré-scientifiques ».
Mais cette dualité, qui
finalement est celle du soleil
et de la grisaille, du chaud
et du froid, de la
contemplation et de l'action,
du sourire et du front
verrouillé, toutes ces
oppositions élémentaires sont
les plus fortes et les plus
vraies. Le reste, les facteurs
économiques et politiques,
n'est que dérivé. Et la grande
coupure se situe entre ceux
qui se chauffent à la vie et
ceux qui doivent ou veulent
remplacer par des chauffages
artificiels ce soleil
défaillant, hors d'eux et en
eux.
« Trop
de Nord en moi »,
disait, je crois, Breton, mais
avec fierté. Je voudrais
répliquer, avec la même fierté :
trop de Sud en moi. Trop de
Sud pour que je ne croie pas
que le travail est moins
humain que le sourire. [11.91]
Rien
de
plus poignant, de plus
déchirant que les mélodies qui
expriment non la nostalgie
(comme chez un Schubert par
exemple) mais la nostalgie de
la mélodie, comme on en
trouve chez les compositeurs « attardés »
ou « réactionnaires »
de ce siècle, les
tardo-romantiques et autres
Rachmaninov ou Medtner :
leur phrases, souvent belles,
sont comme des gémissements,
comme les bras levés de celui
qui s'enlise dans le marécage,
les bras tendus vers Schumann
ou Brahms ou Chopin, mais
aussi et tout simplement vers
la simple et naturelle
possibilité de chanter comme
le font, encore aujourd'hui,
et sans être accusé de
passéisme, mais en drainant au
contraire des foules
innombrables et ravies, les
godelureaux et péronnelles à
la mode, les fonds sonores de
films et de grands magasins —
toutes les musiques, à vrai
dire, sauf celle qui se
préoccupe de conscience.
Nostalgie
déchirante,
oui. Et chez Medtner (qui fut
le protégé du maharajah de
Mysore, cela ne s'invente
pas), nostalgie proche de
l'enfermement, de la manie, de
la folie. Qui sait si quelque
beauté n'est pas là, dans
cette torture ?
De l'autre côté, chez ceux qui
répudient la mélodie et la
nostalgie, il y a torture
également, volonté farouche et
crispée de ne pas être tonal,
de ne pas céder, de ne pas
donner voix au paradis perdu.
Torture non moins douloureuse,
mais qui ne veut pas s'avouer
et ne peut donc se résoudre en
beauté. (voir MÉLODIE).
[4.91]
Tout
est-il
nouveau pour ce millénaire,
pour ce siècle, pour cette
génération, pour ce jeune
homme ?
Après cette guerre, cette
horreur, cette expérience, ce
changement, cette trouvaille,
cette perte, tout est-il
nouveau ?
Ou bien tout cela n'est-il
qu'apparence, et rien ne
serait neuf sous le soleil :
tous les jeunes gens ne
font-ils pas l'expérience
sempiternelle de l'amour, tous
les humains celle de la mort ?
Tous les changements
techniques, physiques,
intellectuels de l'époque ne
sont-ils pas réalités de
surface, tandis que les
grandes passions humaines, les
grandes questions humaines,
les grandes faiblesses ou
forces humaines se montrent
les mêmes, immuablement, à
travers quelques variations
elles-mêmes canoniques, au fil
de tous les âges et sur toute
la face de la terre ?
Etonnant,
tout
de même, de songer qu'il est
impossible de trancher
honnêtement et clairement
cette question pourtant
simplissime.
Le
piège
en cette affaire est que l'on
prétend résoudre le mystère
après avoir préalablement
(mais sans s'en aviser) décidé
de la définition même de
l'Etre et du Paraître. On ne
regarde pas d'abord le monde
et l'homme :
on décide d'abord que l'Etre
est l'Immuable ou, tout au
contraire, le Muable, donc le
Nouveau. Dans le premier cas,
toute nouveauté sera
disqualifiée sous le nom
d'apparence. Et dans le second
toute immutabilité passera
pour insignifiante. Bref, la
question que les humains se
posent n'est pas tant de
savoir s'il y a du nouveau
dans le monde, c'est de savoir
quel crédit ontologique ils
accordent à la nouveauté (et à
l'immutabilité). L'ennemi du
Nouveau ne dit pas :
le Nouveau n'est qu'apparence.
Il dit :
puisque c'est nouveau,
cela n'est qu'apparence, et ne
relève pas de l'Etre.
Inversement, l'ami du Nouveau
s'écriera :
tout ce qui est immuable est
insignifiant, socle grisâtre
de la réalité, qui est au
contraire mutation constante,
invention de l'Etre, devenir
et progrès. Puisque
cela n'est pas nouveau cela
n'a pas de pertinence
ontologique. Tout ce qu'on
peut rapporter à l'ancien peut
se ramener au néant.
Dans
ces
conditions, comment trancher ?
On pourrait, à défaut d'y
parvenir, poser le problème en
ces termes :
sera décidément Nouveau
(c'est-à-dire surgissant pour
la première fois dans l'Etre,
surgissant dans le temps et
néanmoins doué d'Etre) ce que
tous, amis et adversaires de
la « nouveauté »,
reconnaîtraient comme l'Etre,
et qui néanmoins se distingue
de l'Etre « ancien ».
Ainsi, pour le christianisme,
la personne de Jésus (c'est
pour cela bien sûr que le
christianisme est la « porte
ouverte »
aux philosophies du Nouveau).
Réciproquement, ne relève pas
du Nouveau (au sens
métaphysique) ce que l'Etre
suffit à qualifier au delà des
apparences :
les manipulations génétiques
obligent à poser d'une manière
plus aiguë et
superficiellement nouvelle un
problème que se posaient déjà
les Grecs. (Voir HISTOIRE ;
PROGRÈS).
[4.91]
Il
est
juste que ce mot soit court,
et qu'il dessine la récurrence
parfaite de UN :
lorsque vous avez dit ce
palindrome :
« Un
nu »,
vous avez tout dit, même et
surtout la féminité,
grammaticalement absente. Vous
avez proféré dans et par le
silence. [7.91]
*
Vous
ne
savez pas ce que c'est ?
Quel dommage. Rien à voir avec
l'« oasis »,
mais bien sûr, dans l'esprit
du lecteur, dans le cœur de
l'enfant qu'il demeure, ces
deux éclosions verbales, et la
double plage heureuse,
infiniment ouverte, de leur
double voyelle initiale, sont
pour toujours unies. L'une se
vit dans l'autre, toutes deux
sont couleurs simples,
matières douces, lumières
vives, vie fraîche tout auprès
de la brûlure et de la mort.
[6.91]
On
attribue
souvent à Saint Anselme la
paternité de ce monstre, un
des plus beaux hommages qui
fût jamais rendu au pouvoir
créateur, à la puissance
ontogène de la pensée humaine.
L'argument ontologique (déjà
présent, à vrai dire, dans la
bouche de Socrate), consiste à
conclure de l'« essence »
à l'« existence »,
en arguant du fait que
l'existence fait partie des
attributs d'une essence bien
comprise :
puisque je peux concevoir
l'essence de Dieu, et que
cette essence implique et
comprend l'existence de Dieu,
Dieu ne peut qu'exister.
On
a
coutume de considérer que la
réfutation décisive de cet
argument à la fois énorme et
follement subtil fut l'œuvre
de Kant. Convenons, malgré
toute notre admiration pour
l'auteur de la Critique de
la raison pratique, que
cette réfutation péchait par
un bon sens frisant la
vulgarité :
dix thalers pensés, disait
Kant, ne font pas dix thalers
réels. On pourrait lui
rétorquer qu'il n'est point
(hélas) dans l'essence des
thalers d'exister
nécessairement ;
or l'argument ontologique
prouve l'existence réelle de
ce dont l'existence est nécessaire
de par son essence. En outre,
si nous avons l'idée de dix
thalers, c'est bien parce que,
naguère ou jadis, les dix
thalers furent réalité, ou du
moins s'inspirèrent du réel.
De
même
la Chimère, autre exemple
kantien ;
nous avons l'idée de la
Chimère, triomphait Kant, et
pourtant la Chimère n'existe
pas. Mais si. Du moins, rien
de ce dont est faite la
Chimère, rien de ce que notre
imaginaire invente de plus fou
n'est totalement étranger au
réel. Nous pensons toujours ce
qui existe ;
ce qui existe n'est jamais
innocent de nos pensées.
C'est
pourquoi,
très sérieusement dit,
l'argument ontologique est
irréfutable... un seul
problème :
le Dieu qu'il prouve n'est pas
celui qu'on pense — ou pour
mieux dire il n'est justement
que celui qu'on pense
et qu'on a la force de
concevoir. C'est-à-dire peu de
chose. Tout ce que nous
parvenons à penser, c'est un
point d'interrogation décoré
de beaux bijoux votifs (qu'on
appelle perfection, éternité,
amour, toute-puissance,
existence). Ce Dieu-là, sans
doute, existe, mais ne change
pas grand-chose à notre
destin. C'est le signe inversé
de notre ignorance.
Soyons
plus
précis. L'argument ontologique
est valide, mais uniquement
sur le terrain de la question
métaphysique. On pourrait
alors le formuler ainsi :
puisque le monde me permet et
me contraint de poser la
question « qui
sommes-nous, d'où venons-nous,
où allons-nous ? »,
cette question est bien
réelle. Le monde-pensée, en
nous, franchit la clôture du
monde-matière. Ceux qui vont
affirmant :
« Le
monde est, un point
c'est tout, les questions
métaphysiques sont nulles et
non avenues, elles n'existent
pas »,
etc., ceux-là ont très
exactement et rigoureusement
tort, et c'est l'argument
ontologique, oui, qui leur
donne tort. À vrai dire, ils
croient ignorer les questions
métaphysiques, mais ne font
qu'y répondre à leur manière :
leur réponse à la question du
monde, c'est :
« Il
n'y a pas de question qui
tienne ».
Mais ils devraient au moins
reconnaître que l'essence
de la question métaphysique
implique nécessairement son
existence. [8.90]
De
préférence,
choisir un écran couleur ;
puis, sélectionner la teinte
bleu roi, ciel des Tropiques,
regard de jeune fille. Savoir,
de science fascinée, que
l'écran n'est rien d'autre que
le ciel. Chercher et trouver
un « logiciel
d'éphémérides »,
capable de vous donner en
quelques fractions de secondes
le nombre de jours écoulés
depuis votre naissance, ou la
date de Pâques en l'an 9999,
mais surtout, de vous offrir
le ciel en tous lieux du
monde, à toute heure du monde,
en toute année pensable. Après
cela, pourrez-vous encore ne
point aimer d'amour
l'ordinateur ?
[5.90]
Instrument
de
musique-architecture. Sans
doute, on peut les trouver en
salle de concert, voire en
studio — comme on trouve des
fleurs ou des arbres en pots.
Mais les orgues, par naissance
et par nature, sont partie
intégrante d'habitats
spécifiques, appelés églises ;
comme le lierre, ils
s'accrochent à leurs
murailles. Leur musique est
espace concret, sculpture,
moulures, colonnades, vitraux,
vision.
L'Art
de
la Fugue (ou quelque autre
variation sur B-A-C-H, de
Liszt ou de Reger), sonnant à
l'orgue d'une grande
cathédrale :
fusion parfaite entre les arts
de l'espace et les arts du
temps. Les âmes sont saisies
et soumises à cette enivrante
autorité que Wagner souhaitait
à l'œuvre d'art totale.
Etrange :
ce rapt spirituel, conspiré
par deux arts (qui n'hésitent
pas à recourir aux grands
moyens, aux moyens physiques :
gigantisme de l'église,
puissance sonore des orgues,
noyant le spectateur-auditeur
sous ses voûtes sublimes ;
cathédrale engloutissante et
grondante) ;
cette ébriété grandiose ne se
goûte que dans les auberges du
Dieu chrétien. Les orgues ?
Enorme flûte du dieu panique.
[6.90]
Dans
le
domaine scientiflque, où les
faits sont têtus, pas besoin
de gardiens de l'orthodoxie
(sauf en régime totalitaire,
où la science même est soumise
aux décrets du pouvoir
politique) :
si la science observe son
cours naturel, les erreurs tôt
ou tard s'effondrent, les
théories tôt ou tard sont
dépassées, complétées,
affinées :
on se repère sur les amers du
« réel
expérimental »,
c'est-à-dire d'un monde qui ne
nous a pas attendus pour
exister.
Dans
le
domaine religieux, les choses
sont à la fois semblables et
différentes :
l'orthodoxie (en Occident tout
au moins) se prévaut, ô
combien, de la rationalité,
mais, selon toute apparence,
ce n'est jamais la sanction
des « faits »
qui va réfuter le mauvais
choix, l'hérésie. D'où la
nécessité non pas de
théorèmes, non pas de théories
ou de lois, mais de « dogmes ».
Non de la règle, mais du doigt
levé. Le dogme codifie
strictement ce qu'il faut
penser de l'impensable.
O
la vigilance voluptueuse des
gardiens de l'orthodoxie !
O leur méfiance attentive,
leurs dénonciations empressées
et triomphantes, ô le plaisir
qu'ils ont à se faire peur en
frôlant, l'espace d'un soupir
intellectuel, telle pensée
déviante !
Leur Dieu, comme ils aiment à
le définir avec une précision
« diabolique » !
Comme ils aiment sanctionner
les demi-fautes de leurs
coreligionnaires, encore bien
plus que les erreurs
grossières ou les errances
désastreuses des Gentils !
Pas trois et deux, trois en un !
Pas ??????????
homoiousios
(de
substance similaire), ?????????
homoousios
(conssubstantiel) !
Plaisir
compréhensible.
Etre le proférateur autorisé
de l'improférable, voilà qui
vous pose son penseur. Mais il
y a plus :
nos maîtres d'école
religieuse, dans leur ivresse
de vérité détenue, ne tardent
pas à oublier l'irrationalité
totale (et par ailleurs
pompeusement revendiquée) du
monde qu'ils prétendent
arpenter par la raison. Leur
plancher est solide, mais
c'est celui du bateau dans la
tempête :
ils ne veulent pas le savoir.
Ces indicateurs du droit
chemin, dès qu'on a l'esprit
tourné, ne laissent pas
d'invoquer sans vergogne la
sanction des « faits »,
exactement comme s'ils nous
entretenaient de théories
scientifiques. C'est ainsi
qu'ils proclameront le « fait »
du péché originel ou celui de
la résurrection. Dans un
premier temps, ils admettront
peut-être qu'il s'agit là d'un
« fait »
religieux, donc sans commune
mesure avec un fait
scientifique. Mais presque
aussitôt, cette clause de
style étant produite une fois
pour toutes, ils se fonderont
sur ce « fait »
comme les hommes de science
invoquent la rotondité de la
terre ou la vitesse de la
lumière.
Sans
avoir
beaucoup de sympathie pour les
« hétérodoxes »
dont les conceptions, souvent,
relèvent d'une fantaisie
encore plus débridée que le
homoousios
victorieux du homoiousios,
on ne peut se défendre d'un
sentiment d'abus, et de
charlatanisme notoire. Vieux
débat, vieille question du fides
quaerens intellectum ?
Peut-être, peut-être... mais
de grâce, un peu d'humilité !
Trop souvent, presque
toujours, la raison se fait
d'autant plus arrogante,
d'autant plus intransigeante
et policière, que ses titres
sont trafiqués. Tel un faux
noble qui prendrait de grands
airs pour faire oublier son
manque de naissance.
Voilà
dix
ans, cinq ans, j'aurais cru
devoir écrire ces lignes
contre le marxisme.
Aujourd'hui les choses ont
changé, ou plutôt, je dois
constater qu'elles n'ont
jamais changé (Voir THÉOLOGIENS).
[7.91]
*
Désigne
une espèce d'animaux
humanoïdes qu'on rencontre
dans tous les lieux très
fréquentés, mais
particulièrement dans les
stations touristiques et
balnéaires, durant les
périodes les plus chaudes de
l'année. Ils ont pour
caractéristique la plus
remarquable de vous heurter,
de vous bousculer, de vous
râper les côtes ou de vous
abîmer les orteils sans s'en
apercevoir.
Vous
commencez par vous demander si
l'être en question ne vous a
pas meurtri par
l'intermédiaire de quelque
objet inerte, ce qui
expliquerait sa monstrueuse
insensibilité. Un appareil
photographique par exemple, ou
quelque sac à dos. Et parfois,
il en va bien ainsi. Mais
cette circonstance, tout bien
pesé, n'a rien d'atténuant :
portez un appareil
photographique en bandoulière,
un sac sur votre dos, heurtez
votre prochain, et vous me
direz si réellement vous ne
sentez rien. Tout au
contraire, vous éprouvez
parfaitement le choc ;
mieux, vous devinez qu'il doit
être beaucoup plus désagréable
à autrui qu'à vous-même, et
vous en sursautez d'autant
plus violemment, vous priez
d'autant plus instamment qu'on
vous excuse.
Le
pachyderme, lui, ne sursaute
point, ne sent point, ne voit
point. Un affreux égoïste,
alors, qui ne songe qu'à
lui-même ?
Vous n'y êtes pas. Car
imaginez ce même individu
subir la caresse du vent,
celle d'une fleur ou celle
d'une jeune fill. Lui que les
coups de boutoir laissent
indifférent, croyez-vous qu'il
va soudain se mettre à frémir ?
Non, le pachyderme n'est pas
altruiste, il n'est pas
davantage égoïste. Il n'existe
pas ;
mais de toute sa masse, il
occupe l'être. [8.90]
Etat
normal des écrivains et autres
artistes. Normal, et, somme
toute, naturel :
les écrivains et autres
artistes se sentent, dans leur
être personnel, dans leur
corps même, concernés par le
monde. Comme tout un chacun,
mais un peu plus intensément
que tout un chacun. C'est
parce qu'ils se sentent
concernés, parfois à leur
corps-âme défendant, qu'ils se
trouvent sollicités de l'« exprimer »
par leurs œuvres. Le monde
s'occupe d'eux, les tourne et
les retourne sur son gril. Par
la création, l'homme se gratte
où le monde le démange.
Or,
en quoi consiste la paranoïa ?
Simplement à se convaincre que
tous les mouvements et
toutes les intentions
du monde vous concernent. Et
quel artiste pourrait faire
œuvre de quelque valeur s'il
ne vit pas dans cette
conviction ?
Une
précision cependant :
Simone Weil, qui pleura
lorsqu'elle apprit qu'un
tremblement de terre avait
fait des milliers de morts
dans la lointaine Chine, était
prodigieusement concernée par
le monde entier, mais
nullement paranoïaque. Elle ne
croyait pas que le tremblement
de terre chinois fût dirigé
contre elle. Pour faire œuvre
de sainteté, il n'est pas
besoin de se sentir visé, par
le monde, dans son ego. Mais
pour faire œuvre d'artiste,
oui, probablement. Pour se
sentir inspiré, il faut croire
que le monde conspire contre
vous. Il faut se sentir piqué
au vif. [8.90]
Il
affirme d'un air sérieux,
posé, réfléchi :
« Je
suis poursuivi ».
« Par
qui ?
»
lui demandai-je. « Par
eux, voyons. »
« Et
vous ne vous retournez pas
pour savoir si l'on vous
rattrape ? ».
« Inutile,
on finit toujours par me
rattraper. Ils sont trop
nombreux. Car tout le monde me
poursuit, absolument tout le
monde. »
Alors
je voulus raisonner ce
malheureux :
« Vous
vous trompez. Par exemple,
dans la rue, les gens que vous
croisez ne sont pas des
gens qui vous poursuivent,
puisqu'ils ne circulent pas
dans le même sens que vous ».
Lui, toujours grave et calme
et réfléchi :
« Je
connais l'argument. Et les
autres sophismes que vous
allez aligner derrière
celui-ci. Laissez-moi les
réfuter tous d'un bloc, cela
vous évitera de vous fatiguer
à parler. »
Je
m'assieds donc pour écouter.
Cependant, c'est moi qui me
sens essouffé. Je dois faire
un effort pour ne pas me
retourner, car je commencerais
presque à me sentir épié,
poursuivi. Reprenons-nous. Mon
vis-à-vis commence à dérouler
sa démonstration, dont je suis
obligé d'avouer qu'elle est
terriblement irréfutable :
« Tout
le monde me poursuit. J'ai dit :
tout le monde, et je vous le
prouve. Prenons successivement
tous les cas possibles. Dans
la rue, les gens qui me suivent,
c'est évident, me poursuivent.
Sinon, pourquoi me
suivraient-ils sans me
dépasser ?
Me fera-t-on croire que leur
pas se règle sur le mien comme
par hasard ?
Et même si c'était par hasard
pour quelques instants, la
gêne de se trouver toujours à
la même distance de quelqu'un
d'autre, avec l'air de le
poursuivre, les contraindrait
bien vite à changer de rythme,
non ?
Donc les gens qui marchent du
même pas que le mien me
poursuivent. »
« Maintenant,
les gens qui me suivent, me
rattrapent et me dépassent
sans me faire de mal apparent.
Ceux-là sont déjà plus malins :
ils ne m'attaquent pas tout de
suite, mais vont faire
demi-tour après m'avoir
dépassé, pour revenir une
deuxième fois dans mon dos,
mieux armés. C'est
élémentaire. En tout cas, ce
n'est pas parce qu'ils me
dépassent qu'ils vont cesser
de s'occuper de moi. Si vous
le prétendez, c'est à vous
qu'incombe la charge de la
preuve. »
« Troisièmement,
les gens qui vont franchement
en sens contraire de ma propre
marche et se contentent de me
croiser, sans même me
regarderm, du moins
apparemment. Ceux-là me
croisent pour noter les traits
de mon visage, observer l'état
de ma résistance. Ils vont,
eux, faire demi-tour derrière
moi, afin de mieux me
poursuivre ensuite. Là encore,
si vous voulez me prouver le
contraire, j'attends vos
arguments. »
« Quatrièmement,
les gens qui restent immobiles
sur mon passage, affectant par
exemple de regarder une
vitrine en me tournant le dos.
Ceux-là bien sûr s'embusquent,
et le font avec des ruses
aussi grossières que dans les
vieux romans d'espionnage. Je
les repère en un clin d'œil.
Ceux qui, appuyés à des
réverbères, me regardent avec
une fausse franchise, je
reconnais qu'ils sont plus
subtils. Mais enfin, ils ne
trompent personne. Et ce n'est
pas parce qu'ils font exprès
de me regarder pour faire
croire qu'ils me regardent par
hasard qu'ils ne me regardent
pas vraiment... Vous me suivez ? »
« Et
quand il n'y a personne, que
les rues sont désertes, me
direz-vous ?
Oh c'est très simple :
mes poursuivants se cachent,
mais croyez bien que je ne
suis pas dupe. Je les sens.
Même hors des villes, même
dans les lieux apparemment
déserts. Même quand il n'y a vraiment
personne — et vous voyez que
je ne suis pas fou, je vous
concède qu'il peut n'y avoir
vraiment personne — c'est que
mes poursuivants se reposent
et se concertent en vue d'un
nouvel assaut, qui sera plus
terrible encore que les
précédents. Voilà. Je crois
que nous avons énuméré tous
les cas possibles. »
« Mais
Monsieur »,
m'écriai-je (et je me sentais
tout oppressé), « il
reste une preuve irréfutable
que nul ne vous veut du mal !
C'est que chaque soir, en
dépit de tous vous ennemis,
vous rentrez chez vous et
pouvez vous enfermer à double
tour, sans que personne jamais
ne s'y oppose ! »
Alors
l'homme observa quelques
secondes de silence, puis me
jeta un long regard de misère
incomprise, avant de murmurer,
comme pour lui seul (car moi
aussi, qui le comprenais si
mal, j'étais évidemment devenu
son poursuivant, son ennemi) :
« Eh,
Monsieur, que croyez-vous
qu'ils cherchent, mes
persécuteurs ?
À quoi visent-ils, si ce n'est
à m'enfermer chez moi, à
double tour, dans
l'impossibilité de voir
quiconque, dans la privation
de toute joie, de tout contact
avec le monde ?
Que cherchent-ils, si ce n'est
à m'emprisonner ?
Et quand, après une longue
fuite, je réussis, haletant et
glacé, à gagner mon chez-moi,
à m'écraser de tout mon poids
contre ma porte, à tourner la
clé d'une main fébrile, c'est
alors que je m'aperçois, ô
ironie, qu'ils ont atteint
leur but !
Sans même me toucher, ils
m'ont forcé dans la prison,
ils m'ont bouclé dans la
solitude, définitivement. Et
vous voudriez que je prenne
mon échec pour mon triomphe ?
Allez-vous en, Monsieur, vous
êtes repéré. »
[12.91]
Le
problème est qu'elle existe,
et point du tout dans un autre
monde :
sur terre, dans cette sorte de
vie qui nous est impartie, qui
commence et se termine par la
mort. Car enfin, que signifie
la perfection ?
Un achèvement ;
quelque forme ou quelque être
ou quelque œuvre tels qu'il
n'y faut rien ajouter, qu'on
n'y peut rien ajouter (ni
retrancher) sans les diminuer
irrémédiablement, sans en
détruire la qualité. Mais
encore ?
La perfection suggère et
suppose l'autonomie. Ce qui
est parfait se maintient seul
dans l'existence. Il
s'explique sans aide, se
dresse sans support, se
déploie même dans les âmes où
ne règne que le calme plat.
Les
arts comptent de nombreuses
œuvres parfaites, souvent des
œuvres brèves ou petites, il
est vrai, mais pas toujours.
La Sonate Hammerklavier de
Beethoven est parfaite, le
temple d'Abou Simbel ou la
cathédrale de Chartres
également. Soit, mais les
actions humaines ?
Les êtres humains ?
Là, vous ne prétendrez pas
qu'il en est de parfaits ?
Du moins pas durablement ?
Pas
durablement, en effet. Mais
c'est bien là que gît le
lièvre. Quand nous croyons que
la perfection n'existe pas,
nous avons en tête un fantasme
dont la réalisation, comme
celle de n'importe quel
paradis proposé par les
religions, serait ennuyeuse,
obligeant les corps et les
âmes à prendre la pose, à se
crisper, à se figer dans la
posture du suprême. Bref, on
croit que la perfection ne
peut être qu'éternelle et ne
vivre que d'éternité. Alors
que le contraire est vrai :
la perfection ne peut qu'être
de ce monde et de cette vie « imparfaite ».
Si la vie était parfaite,
c'est alors que la perfection
la déserterait sans espoir de
retour.
La
perfection existe, elle est de
ce monde, elle est de tous les
coins de rue, et sinon,
pourquoi diable notre douleur
infinie à la croiser comme la
chair croise le fer ?
[7.90]
C'est
une tête de pierre, de
quelques centimètres, réplique
exacte de l'original égyptien,
et fabriquée par les soins du
Metropolitan Museum de
New-York, ville si peu
égyptienne, mais si touchante
par son amour furieux, puéril
et juste de ce qui lui manque.
Toutankhamon.
Lui dont il est bon de porter
le signe d'or à son cou. Sans
nulle superstition, mais avec
bonheur. Ce visage est d'une
beauté parfaitement épicène,
angélique, pure. Il n'est pas
accablant mais réconfortant,
au contraire, de penser que
voilà quatre mille ans,
l'humanité parvenait à ce
degré de complétude, dans la
beauté physique, et dans la
maîtrise artistique :
sans doute est-ce l'œuvre d'un
sculpteur parmi d'autres, et
non point d'un Phidias ou d'un
Rodin. Telle est la civilisation :
qu'un artisan, tout
naturellement, en suivant les
leçons de sa main, et du monde
qui l'entoure, accède à cela.
Accablement de constater à
quel point nous en sommes
loin, dans ce xxe
siècle où trop d'artistes ont
refusé d'être des artisans.
Mais non, soyons heureux,
fraternellement, de savoir que
l'Egypte existe, et qu'elle
peut donc exister. (Voir DONATELLO).
[10.91]
À
la vieille question :
existe-t-il une « philosophie »
non-européenne, non-grecque,
indienne en particulier, les
réponses dépendent évidemment
des critères que l'on adopte.
Dans son passionnant ouvrage
intitulé L'oubli de l'Inde,
R.-P. Droit s'attache à
montrer que le seul titre de
la philosophie occidentale à
se prétendre unique repose sur
une croyance illusoire :
tandis que les pensées de
l'Inde seraient toujours
ordonnées à des intuitions
pré-philosophiques, et
seraient toujours des
sotériologies, des chemins
vers la délivrance, la pensée
occidentale, seule, serait
purement théorétique, et sans
visée pratique. Or, fait
observer l'auteur, comment ne
pas voir que Platon, ou
Plotin, mais Bergson ou
Spinoza tout aussi bien,
recourent à des expériences
spirituelles fondatrices et
cherchent à leur manière le
salut, la délivrance ?
Même et surtout Husserl...
Or
cette réflexion, irréfutable,
ne me paraît pas suffire à
établir la ressemblance entre
l'« Orient »
et l'« Occident ».
La différence, capitale, qui
subsiste à cet égard, c'est
que l'« Orient »
pense pour atteindre à
la délivrance, tandis que l'« Occident »,
s'il cherche la délivrance, le
fait dans et par la
pensée elle-même. En ce sens
capital, l'Européen se révèle
d'ailleurs moins « pratique »
(au sens vulgaire aussi bien
qu'au sens philosophique du
terme) que l'Indien. En tant
qu'il pense, il ne pense pas pour.
Et c'est peut-être parce que
l'Europe s'est si
vertigineusement détachée de
l'utilitarisme spirituel que
ce dernier, chassé par la
fenêtre, est rentré par la
porte, sous forme
d'utilitarisme matériel ;
la pensée la plus purement
théorique et théorétique a
donné naissance aux
applications les plus durement
pratiques et techniques.
Cependant, aux origines, et
dans un élan qui demeure
aujourd'hui son élan premier,
l'Européen croit qu'il n'est
d'autre « délivrance »
que la pensée même. La pensée,
à ses yeux, n'est pas un
voyage vers le réel, elle est
le monde du réel. [4.92]
Comparons
le portrait de Chopin par
Delacroix, et la terrible
photo prise peu avant sa mort,
une des seules que nous
possédions de lui. Devant la
peinture — je dois ici redire
cette considérable banalité —
nous ne contemplons pas le
personnage de Chopin, mais
Chopin vu par une conscience
de peintre. Nous regardons un
regard. Et l'œil de Delacroix
comprend l'être et l'œuvre de
Chopin. Il nous livre
l'essence de Chopin, à la
faveur de ses traits
physiques. Dans le cas de la
photo, me voici devant un
personnage du dix-neuvième
siècle, appelé Frédéric
Chopin, un pauvre homme
maladif, qui ne rayonne guère
de son propre génie, et dont
je suis abruptement,
absurdement, insupportablement
le contemporain. Plus de
médiation. Le miracle brut, le
miracle presque horrible du
temps en conserve, du Chopin
tel qu'il fut à cette minute,
absent de lui-même,
indifférent à son statut de
créateur. Le miracle
impitoyable du temps suspendu
réellement, et non
métaphoriquement.
J'entends
bien les exclamations de tous
ceux qui considèrent la photo
comme un art. Attendez !
Bien sûr qu'elle peut être un
art. Mais dans la mesure même
où elle y parvient, elle tend
à orner, à obscurcir son
propre mystère originel, qui
est l'insondable mystère
technique. Avec
l'enregistrement vocal (mais
d'une façon beaucoup plus
envahissante, parce qu'elle
affecte le sens de la vue), la
photographie est bien l'acte
de Faust, ou de Prométhée, que
sais-je encore ;
elle est bien plus
extraordinaire que la bombe ou
les circuits électroniques.
Elle est le comble de la
technique humaine, elle
réalise le rêve de
transgresser nos limites
spatio-temporelles. Bref, la
photo, à l'origine, est le
comble vertigineux de la
science, non de l'art. Par
elle, vous tenez Chopin tel
qu'il fut objectivement, vous
tenez un Chopin non médié par
la vision, le souvenir ou
l'imaginaire. La photo, en
tant que telle, n'est pas un
médium, encore moins un « média »,
c'est une transcendance
mécanique, une une effarante
victoire de la science sur le
temps.
Or
donc, la photo, bien vite, a
voulu devenir un art, mais
n'était-ce pas pour édulcorer
cette victoire même ?
Ce qui est sûr, et j'y
reviens, c'est que les
raffinements d'objectifs, de
lumière, de cadrage, de plans,
de tout ce que vous voudrez,
tendent à rapprocher
effectivement la photo de la
peinture, donc à substituer à
l'immédiateté du présent
ancien, la médiation,
l'interprétation, la vision de
ce miracle par un artiste
appelé photographe. Elle tend
donc à étouffer sous une
transcendance d'emprunt (celle
de la création artistique), sa
transcendance propre, qui est
d'ordre technique. Plus un
photographe est artiste, plus
il tend à masquer, à embrumer
cette transgression
originelle, dont la force nous
est cependant toujours
sensible, surtout si nous
regardons les documents du
dix-neuvième siècle — ou si
nous considérons nos photos de
famille, dès lors qu'elles
datent de plus de six mois.
Devant les unes et les autres,
nous ne pouvons nous empêcher
de penser, à combien juste
titre :
ah, c'est comme cela qu'il
était en réalité.
Etrange
affaire :
les peintres veulent surmonter
le temps par la transcendance
de leur vision. Les
photographes, sans trop le
savoir peut-être, cherchent
d'abord à vaincre la victoire
de la science sur le temps,
une victoire qui, c'est vrai,
a quelque chose
d'insupportable, d'à peine
pensable. Le peintre veut
suspendre le vol du temps, ou
plutôt dire la signification
humaine de son flux à jamais
inarrêtable. Le photographe
tente de nous rendre
supportable, en l'ornant de
son art, le scandale absolu
d'une suspension réellement
advenue. [8.92]
« Amicus
Plato, sed magis amica veritas » ?
Sed Plato veritas.
[6.91]
On
imagine qu'il existe deux
catégories de philosophes (et,
plus généralement, d'esprits) :
ceux qui pensent d'un bloc,
édifiant un système d'une rare
puissance, mais un système qui
ne se critique pas lui-même et
ne peut qu'être accepté en
bloc ou refusé en bloc (style
Hegel). Et ceux qui, rejetant
le Système, pensent
inlassablement contre
eux-mêmes, s'observent
pensant, se critiquent, se
flagellent et se mettent en
question douloureuse. Ils
n'ont pas l'édifice, ils n'ont
pas la puissance, mais ils ont
le vertige, la folie de
l'honnêteté, les jeux de
miroir, la quête nocturne.
Exemples évidents :
les philosophes existentiels,
Kierkegaard, Nietzsche.
Or
Platon, le seul à ma
connaissance, illustre et
contient les deux manières de
penser. Quel système est plus
formidablement englobant que
la théorie des Idées ?
Mais quel philosophe, par tous
les biais du dialogue, de
l'ironie, de la dialectique
virtuose, a traqué les
difficultés, voire les apories
ou les absurdités de sa propre
théorie (la « participation »,
l'Idée de la crasse, etc...),
sans pour autant ruiner le
palais ?
Platon s'observe et se jauge
toujours lui-même, il se pique
et se blesse, et pourtant les
blessures, mortelles pour tout
autre, le laissent debout. Il
nous donne toujours le
vertige, mais du haut de son
édifice. [12.91]
Cet
art, aujourd'hui comme hier,
s'il veut être digne de ce
nom, doit se régler sur des
fins. Or ces fins ne sont pas
« à
côté »
de la politique, mais
forcément au-dessus ou
au-dessous :
soit il s'agit de défendre
certains intérêts, soit
d'accomplir une certaine idée.
On dira qu'en ces matières
l'un ne va jamais sans l'autre :
durant des siècles, les grands
politiques purent avoir de
hautes « idées »
de leur peuple, de leur race
ou de leur destin ;
ces idées coïncidaient
toujours avec la défense de
tel ou tel intérêt. La « grandeur »
de la France ou de
l'Allemagne, ce fut toujours
peu ou prou la puissance de la
France ou de l'Allemagne.
Mieux, l'on n'aurait pas
compris, dans l'Antiquité
surtout, mais au Moyen-Age et
dans la modernité même,
presque jusqu'à nos jours, le
pourquoi d'un distinguo entre
l'idée et l'intérêt. On se
serait demandé pourquoi épurer
celle-là de celui-ci. On n'eût
guère imaginé qu'une idée,
accomplie sur la terre par des
hommes et pour des hommes, pût
être dissociée d'un intérêt
matériel, d'un gain de
puissance.
C'est
qu'en effet personne jusqu'à
nos jours, pas même Alexandre
le Grand, n'a jamais conçu la
politique comme le soin donné
à toute l'humanité, l'art de
gouverner toute l'humanité, de
prendre en main les intérêts
de toutes les races, de tous
les peuples et de toutes les
nations (ou du moins de
conduire les destinées de son
pays sans jamais oublier le
monde). Aujourd'hui nous le
concevons, au moins en
théorie. Et c'est à la lumière
de cette conception, de cette
entrevision, que nous pouvons
et devons distinguer les
intérêts des idées. Une idée
devient un intérêt dès lors
que son accomplissement se
fait au détriment, ou
simplement dans l'ignorance ou
la négligence d'une partie de
l'humanité. La vraie
politique, nous le savons
aujourd'hui, ce serait l'art
de gouverner tous les humains
en défendant leur « intérêt »
d'espèce contre l'emprise de
la matière et la menace de
l'inhumain. Nous n'avons plus
les excuses de nos ancêtres,
qui pouvaient croire encore
que la ????? était limitée à
leurs murs.
Je
sais bien que pratiquement les
choses se passent aujourd'hui
comme dans la plus haute
Antiquité, ou presque. Mais
avec plus de diffculté, plus
de mauvaise conscience. les
Anciens savaient distinguer
les gouvernants dévoués au
peuple de ceux qui ne
servaient qu'eux-mêmes (les
tyrans). Nous commençons de
savoir distinguer ceux qui
servent leur peuple de ceux
qui songent à tous les
peuples. [8.92]
Certains
réalisateurs de films X,
peut-être des malheureux
artistes privés des moyens
financiers qui leur
permettraient de tourner les
œuvres de leurs rêves,
s'efforcent, dans le cadre qui
leur est imparti, à
l'originalité, à l'invention.
C'est ainsi que l'un d'eux
choisit de placer sa caméra
dans un intérieur étrange, aux
parois duquel étaient
suspendus des masques aux
couleurs vives, un peu comme
des fétiches des
Nouvelles-Hébrides. Et
l'objectif, à intervalles
réguliers, quittait les corps
besognant pour se fixer sur
tel de ces masques, ou sur un
des tableaux qui complétaient
la décoration du mur — sans
autre motif que de varier, de
rythmer l'image, de
contre-pointer, d'alterner.
Louable intention.
L'extraordinaire est que ce
travail de la caméra, cet
effort esthétique ne
s'appliquait jamais,
strictement jamais à la
fornication elle-même, aux
corps copulants, bref, à
l'essentiel.
Non
seulement les gestes des
chairs filmées, ou plutôt
leurs mouvements, s'en
tenaient au rituel le plus
élémentaire, mais encore et
surtout les allées et venues
de la caméra, sur ces corps,
étaient aussi pauvres que dans
les autres films de cette
catégorie. Le filmeur ne
devenait cinéaste qu'à
l'instant de se détourner de
son sujet. Comme si des lois
sévères voulaient que la
fornication filmée se déroulât
toujours selon des rites
absolument immuables, et
progressât comme une mécanique
implacable, implacablement
fermée à toute invention,
toute fantaisie, tout suspens,
toute recherche, tout érotisme
donc. Les bonnes intentions du
cinéaste n'y pouvaient rien.
On l'a dit souvent, mais c'est
littéralement vrai :
la pornographie, c'est
l'interdiction formelle de
l'imaginaire. [3.91]
On
le
sait depuis le « O
Adam »
de Pic de la Mirandole, on le
sait pratiquement et jusqu'à
la nausée depuis les deux
guerres mondiales :
l'homme est capable de tout,
dans le mal comme dans le
bien. Ce que je veux me
répéter ici, les meilleurs
auteurs le disent également
depuis belle lurette, mais
peut-être qu'on n'en mesure
pas toujours toutes les
conséquences :
l'homme est capable de trouver
éminemment normaux
tous les comportements, quels
qu'ils soient. J'y songe en
découvrant les années 1944-45
en Hongrie, vues par un enfant
juif, dans un roman de György
Konrad. Et bien sûr, tous les
témoignages sur les atrocités
de la guerre ou des camps le
disent et le répètent :
le pire de tout, c'est la normalité
de ces atrocités. Normalité
pour les victimes aussi bien
que pour les bourreaux. La
face du monde a changé ;
si cette face est lépreuse, et
que nous ne l'avons jamais vue
saine, comment pourrions-nous
faire des comparaisons ?
Or
(et
cela, j'y pense au moment où
la guerre civile se développe
en Yougoslavie, tout près de
nous), la conséquence ultime,
mais non pas improbable, d'un
tel phénomène, c'est que
(comme dans Rhinocéros
ou dans Nous autres,
ce fabuleux chef-d'œuvre de
Zamiatine) il n'y ait plus personne
pour prendre la mesure de la
folie et de l'atrocité
ambiantes ;
plus personne pour trouver
qu'elles sont atroces et
folles. Si j'en crois les
récits de guerre, toutes les
consciences, et même les plus
éveillées, les plus
exigeantes, en viennent à
composer avec le scandale et
l'ignominie, ne serait-ce que
pour survivre sans perdre la
raison. (Je l'entends au sens
où le brancardier vomit à son
premier blessé, puis, bon gré
mal gré, s'habitue).
On
dira :
ce n'est pas vrai, car si
c'était vrai, l'humanité ne
pourrait jamais ressortir de
tels enfers, qui
s'installeraient
définitivement sur terre. Sans
doute, mais on aura remarqué
que les changements heureux,
dans ce genre de drames, se
produisent sous), ou bien de
causes mécaniques et
matérielles (la folie et
l'horreur finissent par se
fatiguer, comme le bacille de
la peste ou du choléra).
Ce
qui
est sûr c'est qu'en tout
temps, y compris le nôtre, ici
et maintenant, la normalité
relève de l'impensé, du
consensus. Elle est exactement
la somme de ce qu'on ne
voit pas. Sans doute,
les esprits qui réfléchissent
continuent de voir ce que la
plupart des gens ne
distinguent ni ne remarquent
plus ;
si bien qu'ils prennent leurs
distances avec tel ou tel
aspect, telle ou telle
expression de la norme
sociale, dans tel domaine
précis. Mais ils ne peuvent se
soulever au-dessus de cette
norme pour la contempler et la
juger dans son ensemble, pas
plus que le baron de
Münchhausen ne pouvait
s'arracher de l'étang en se
tirant lui-même par les
cheveux. Notre idée de la
bonté ou de la justice
sociale, par exemple, fera
peut-être frissonner d'horreur
un millénaire à venir. [9.91]
Le
seul
adversaire sérieux d'un
pouvoir, c'est la personne
réellement insensible à ce
pouvoir, la personne venue
d'ailleurs. Phénomène
apparemment étrange, puisque
l'ignorance est ici vertu.
Mais bien entendu, l'ignorance
signifie alors le refus de la
compromission, la décision
consciente de ne pas toucher
au verre d'alcool ou à la
prise de drogue, donc, en un
sens, de les « connaître »
et de les « comprendre » ;
bref, l'ignorance au nom d'une
science plus large, et qui
voit plus loin.
Prenons
le
cas de l'argent. Si vous n'« ignorez »
pas cette valeur, dès que vous
en aurez tâté vous serez
soumis aux riches, vous
chercherez à faire aussi bien
qu'eux ;
ou vous les combattrez, mais
sans songer à contester leur
autorité morale, oui, morale,
sur vous. Sans pouvoir vous
défaire de leur échelle de
valeurs. Pour « réussir »
il faut de l'argent, on
n'échappe pas à cette
évidence. Si vous prétendez
vous opposer à cette
évidence-là, il faut commencer
par ne pas vouloir « réussir »,
et encore cela n'est-il pas
suffisant :
il faut ne rien comprendre
à ce que signifie « réussir ».
Il ne faut pas être contre, il
faut être ailleurs. (Ce « il
faut »
n'est pas une injonction
circonstancielle, une décision
ponctuelle. C'est une manière
d'être, qui se cultive, se met
à l'épreuve ;
l'ignorance consciente est
l'affaire d'une vie entière).
Il
en
va de même pour le pouvoir
politique. L'ennemi d'un parti
n'est pas le parti d'à côté,
ni même celui qui siège à
l'autre extrémité de
l'hémicycle. Il faut être
extra-parlementaire, à
condition que cette position
même ne se mette pas à
ressembler, à son tour, à un
parti. À mon sens,
l'apolitisme est infiniment
supérieur, et le sera
toujours, à l'« antipolitisme ».
Il ne faut pas entrer dans le
jeu. Car il est un jeu
supérieur, dont la règle est
la suivante :
si vous entrez dans le jeu de
la politique ou de l'argent, ipso
facto vous avez perdu.
[12.91]
L'âme
et
la précision, disait Robert
Musil. À l'occasion de
quelques maltraitements
journalistiques dont mes
livres sont victimes (et rien
ne vaut d'être concerné pour
ouvrir les yeux), je découvre
ou redécouvre que la
précision, qualité d'abord
physique, puis intellectuelle,
est indissociablement une
qualité morale.
À
l'université, l'on apprend à citer
correctement. Tous les
enseignants savent que même
les meilleurs des étudiants
commencent par citer avec une
effarante imprécision, en
toute bonne foi. Ils croient
lire, ils croient comprendre,
ils croient que cela revient
au même, ils croient que cela
va bien ainsi... Bien vite
cependant, s'ils ont quelque
sensibilité au langage, et
quelque sensibilité tout
court, ils comprennent la
nécessité d'être vigilant. Ils
comprennent aussi la gravité
du tort fait à la pensée qu'on
cite de travers. Ils
acquièrent la précision parce
qu'ils acquièrent le respect
de la pensée d'autrui. Ils
sentent que faire une citation
fausse, c'est pécher
contre l'exactitude
matérielle, mais surtout
bousculer autrui pour
installer son Moi dans la
place. Citer correctement,
c'est apprendre à vivre en
communauté. Être précis, c'est
donc ne pas dépasser les
limites de son Moi. (Voir HONNÊTETÉ).
[6.91]
On
les
porte, puis ils nous portent,
c'est connu. Si la plus jolie
des filles de votre classe,
quand vous aviez dix ans,
s'appelait Aube ou Zéphyre,
votre cœur, jusqu'à la mort,
sursautera toujours à ces
vocables, quand bien même
d'autres incarnations peuvent
s'en révéler moins dignes. Et
si, à votre histoire
personnelle, se joint
l'histoire du monde, et la
beauté presque insoutenable du
passé mythifié, la puissance
du prénom devient carrément
divine. Au point que les mères
les plus présomptueuses
reculent devant l'idée
d'appeler leur fille Cléopâtre
ou Zénobie.
Mais
il
est des prénoms très communs
dont la force est pourtant peu
commune. André Gide avait
trouvé belle et troublante, au
point de surpasser presque les
jeunes garçons, une petite
Arabe qu'il jugea bon de
recommander à son ami Pierre
Louÿs. Lequel, sur la foi d'un
prénom, partit à son tour pour
Biskra. Certes, il n'était pas
à convertir, mais quel ne fut
pas son enthousiasme
émerveillé. Il faut dire que
la jeune fille s'appelait
Meryem. On connaît aussi ces
contes arabes, appréciés de
Borges, dans lesquels un jeune
homme tombe amoureux d'une
jeune fille sur la foi de son
prénom. Borges, aveugle,
savait ce que beauté veut
dire. [9.91]
Depuis
que
j'écris des chroniques dans un
hebdomadaire, j'ai été pris à
partie deux fois par des
lecteurs. Ces correspondants
m'attaquaient volontairement,
bien sûr, mais à vrai dire
leur agression la plus
terrible, leur botte la plus
meurtrière, leur flèche la
plus empoisonnée était aussi
la plus innocente. Leur pire
insulte était strictement
involontaire. Le premier
d'entre eux m'écrivit en effet
(je résume) :
« Vous
les journalistes,
vous allez toujours au plus
superficiel » ;
et le second :
« Monsieur
le Conseiller national,
vous êtes lamentable »
(il me prenait pour le
personnage principal d'un
petit apologue ironique).
Comme
tout
écrivain, comme tout artiste,
je supporte aisément qu'on me
traite de criminel ou de
sombre brute, de filou, de
violeur ou d'ordure, mais je
supporte mal qu'on ignore
aussi candidement ma « profession »
réelle. Ma vanité fait plus
qu'en souffrir, elle en reste
hébétée.
De
même,
au cours d'une invitation chez
des amis communs, après une
heure de conversation, telle
dame me demande avec un aplomb
tranquille si je suis bel et
bien notaire ?
Et je m'interroge :
cette situation grotesque
n'est-elle pas typiquement suisse ?
Imagine-t-on, en France, qu'un
écrivain tienne une chronique
au Monde ou au Nouvel
Observateur, et qu'il se
trouve des lecteurs pour le
traiter de député ?
Que M. Le Clézio ou M. Modiano
soient invités dans une
soirée, et que leurs
commensaux leur demandent de
confirmer qu'ils sont bel et
bien tabellions ?
Ce
n'est
pas, évidemment, que je
considère comme infamantes les
professions que généreusement
on m'attribue. La question
n'est pas là. La question,
c'est simplement que l'inexistence
sociale de l'écrivain
suisse est prodigieuse,
vertigineuse. Encore
devrais-je dire :
de l'écrivain suisse romand.
Car un Frisch ou un Muschg,
s'exprimant dans les journaux,
ne passent guère pour des
pigistes ou des hommes
politiques.
La
« profession »
d'écrire est par excellence
une profession publique. L'une
des raisons d'être de
l'écrivain (comme de tout
artiste), c'est qu'on le lise
et l'entende ;
c'est donc qu'on le
reconnaisse pour tel.
L'écrivain n'existe que par et
pour la société. Un écrivain
sans existence sociale est
réellement une non-personne.
Me faire traiter de conseiller
national, de notaire ou de
journaliste ne blesse pas ma
vanité mais me prive de ma
substance, me laisse stupéfait
devant un miroir vide.
On
me
dira :
votre mésaventure vous fait
les pieds, un peu d'humilité
ne saurait nuire... mais c'est
mettre les vertus où elles ne
sont pas :
faut-il qu'un chirurgien, pour
rester humble, accepte de se
faire prendre pour un
directeur de banque ?
Un patron d'usine pour un
pilote de ligne ?
En outre, ce genre de méprise
est tout simplement exclu :
un chirurgien, un avocat
peuvent, à la très grande
rigueur, être méconnus dans
une soirée mondaine ;
ils ne peuvent qu'être
reconnus, durant toute la
journée, pour ce qu'ils sont,
par leurs clients ou leurs
patients. Où sont mes patients
qui me disent docteur, mes
clients qui me disent maître ?...
Mon écran d'ordinateur, mes
murs, mes paperasses.
La
« traduction »,
dans d'autres contextes et
pour d'autres métiers, de ma
mésaventure, ce n'est donc pas
qu'un chirurgien passe pour un
directeur de banque ou
réciproquement ;
c'est qu'un chirurgien
s'aperçoive, au terme d'une
opération de cinq heures,
qu'il n'a opéré qu'un
mannequin ;
un enseignant, qu'il a parlé
devant une classe vide ;
un directeur de banque, qu'il
a joué au monopoly toute la
journée. Ose-t-on leur
souhaiter ces cauchemars sous
prétexte de les former à
l'humilité ?
[3.92]
Sous
sa
forme
occidentale-industrielle, rien
n'interdit de le récuser en
bloc, et d'estimer que les
civilisations contemplatives
et non cumulatives valent bien
celles qui ne rêvent que
microprocesseurs plus rapides,
armes plus perfectionnées,
entassement plus rapide des
capitaux. En revanche la
notion de progrès de la
conscience pourrait
peut-être, sous des
dénominations très diverses au
gré des sociétés, revendiquer
une valeur universelle. Toute
civilisation, semble-t-il,
vise un minimum de bien-être
matériel, mais, beaucoup plus,
un accomplissement spirituel.
Accomplissement qui exige
toujours une manière de
mouvement, fût-il intérieur.
En ce sens précis, toute
civilisation veut le progrès.
Mais
d'autre
part la réalité du monde,
aujourd'hui, veut que la
question matérielle se pose
universellement, et partout
dans les mêmes termes. Elle
veut aussi que pour se
rejoindre soi-même, pour
accomplir son progrès
spirituel, la civilisation la
plus étrangère qui soit à
l'Occident passe non seulement
par le mieux-être matériel,
mais par les étapes même qui,
en Europe et en Amérique,
définissent le progrès :
singulièrement, l'instruction
et la démocratie. L'Occident,
ou la flèche de Philoctète ?
[4.90]
Traditionnellement,
ce
mot désigne le contraire du « réactionnaire »,
et qualifie l'homme ou
l'attitude de qui veut changer
le monde au nom de l'avenir,
l'organiser mieux que jamais
il ne fut dans le passé ;
le réactionnaire, lui,
souhaite « retourner
à » ;
et si le monde tel qu'il est
ne lui convient pas toujours,
c'est parce qu'on y néglige
trop, à son goût, les valeurs
et les vertus éprouvées,
celles même du passé.
Mais
il
faut tout de même noter, entre
le réactionnaire et le
progressiste, une ressemblance
importante, ressemblance qui
leur permet d'ailleurs de
ferrailler et d'échanger
(parfois) des arguments :
l'un et l'autre se refusent à
considérer que ce qui est
doit être. L'un et
l'autre contestent la réalité
dominante. Le réactionnaire au
nom du passé, le progressiste
au nom du futur, soit. Mais
l'un et l'autre héritent d'une
semblable définition de
l'homme :
l'animal qui peut, qui veut,
qui doit modifier les
conditions données. On
s'aperçoit alors que le
réactionnaire n'est que
l'image inversée du
progressiste ;
car cette conviction que
l'homme peut dépasser l'homme,
que le devoir être peut
modifier l'être, c'est l'idée
même du progressisme. Et
vouloir activement troquer les
mœurs d'aujourd'hui contre
celles d'hier, c'est admettre
que l'homme peut se changer
lui-même, et point seulement
assister en spectateur aux
modifications de sa propre
espèce.
Le
réactionnaire
et le progressiste partagent
donc un même humanisme.
Cependant, les frères ennemis
devraient bien s'aviser,
ensemble, qu'une menace pèse
sur l'homme tel qu'ils le
définissent ;
et que la vision fataliste,
inhumaniste du
ce-qui-est-doit-être ruine
aussi bien l'attachement aux
valeurs anciennes que la
volonté de trouver du nouveau.
Mais
n'est-ce
pas trahir une attitude
subtilement réactionnaire que
de prétendre qu'autrefois
on comprenait l'idée de
progrès, fût-ce pour la
combattre, tandis qu'aujourd'hui
l'humanité se traîne dans
l'hébétude ?
Ne suis-je pas, au deuxième
degré, laudator temporis
acti ?
Peut-être. Mais je me sens
également progressiste au
deuxième degré, dès lors que
je souhaite ardemment que
revienne ou s'intensifie
l'idée de progrès, et la
confiance en cette idée. Car
tout bien pesé, et parce que
j'aime le passé, je veux le
futur, un futur nouveau.
La tendance réactionnaire et
la tendance progressiste
cœxistent en tout homme dont
l'existence n'est pas un pur
présent. (Voir NOUVEAU ;
HISTOIRE ;
THÉOLOGIENS).
[8.90]
*
Désigne
à
la fois un âge et l'isolement
forcé. Comme cela tombe bien.
Je ne souhaite à personne
d'être « mis
en quarantaine »,
et pourtant nous y passons
tous, il suffit d'attendre. Et
quand on en sort, c'est pour
être déclaré franchement
malade, bon pour un isolement
plus sévère encore.
Je
ne
connais guère d'argument qui
puisse sauver de l'opprobre
non seulement le grand âge,
mais la simple quarantaine. La
prise matérielle sur
l'univers, qu'on croit avoir
meilleure qu'avant ?
Oui, mais la prise matérielle
n'est pas la prise charnelle.
Plus on avance, plus
décidément on est expulsé du
monde. Les enfants sont rois,
les adolescents princes, les
jeunes gens possesseurs. Dès
la quarantaine, les lumières
commencent à s'éteindre, on
vous signale que la fête est
finie, que les vacances ne
sont plus les vacances ni le
ciel bleu le ciel bleu, ni la
chaleur de l'été la chaleur de
l'été. Non, personne ne vous
le signale. Mais vous le
sentez, vous sentez que vous
sentez moins, vous êtes loin
du monde où vous vous enfoncez ;
de plus en plus loin du monde.
Vous marchez docilement, comme
ces gens qu'on menait à la
mort et ne se révoltaient pas :
leur terreur même les
empêchait de croire à la
réalité. (Voir AGE).
[8.91]
La
course
par excellence, et peut-être
l'épreuve sportive par
excellence. D'abord parce
qu'elle dessine, dans le
stade, l'ovale complet et
parfait, contrairement aux
cent et deux cents mètres qui
débordent le tracé pur ou
doivent composer ligne droite
avec ligne courbe ;
mais le quatre cents mètres
représente aussi le plus beau
des oxymores :
« sprint
prolongé »,
c'est-à-dire pointe de vitesse
en croisière, éclatement
suspendu, foudre durable,
comme dans ces orages
tropicaux et nocturnes où le
ciel ne s'éteint plus.
Pour
ajouter
au mythe, le record de Lee
Evans, Mexico, 1968, 43'87, a
tenu vingt ans, jusqu'aux
43'23 de Butch Reynolds,
lequel rêvait de l'impossible
depuis son enfance. Mais
l'essentiel n'est pas là. Il
est que le coureur du quatre
cents mètres plat doit
conjuguer la « forme »
et le « fond » ;
porter à son plus haut période
la vitesse et l'endurance,
l'intensité et la patience ;
bref, dans la plus expressive
métaphore de l'amour, la
jouissance et la tension.
[8.91]
Dans
sa
perfection, vous évoque-t-il
la musique ou la littérature ?
Mille architectures sonores,
grâce à Mozart, Beethoven,
Schubert et tant d'autres, ou
les blancs palais du Nil,
grâce à Lawrence Durrell ?
Ne vous privez de rien, frères
humains, la beauté reçue n'est
jamais perdue, même si vous
mourez demain. La perfection
connue est la seule douleur
dont il ne faille pas
souhaiter la fin. Ecoutez les
seize cordes et lisez Le
quatuor d'Alexandrie. La
musique jouée sur les marches
du palais qui mènent à la mer,
ce ne peut être celle d'un
mauvais film ou d'un rêve
complaisant. Ce doit être la
vérité. [4.92]
A
pu signifier :
« torture ».
C'est dire à quel point les
hommes n'aiment pas répondre
quand on les interroge. Mais
le monde non plus. Même soumis
aux pires traitements
philosophiques, scientifiques,
techniques, métaphysiques et
religieux, le monde se tait
prodigieusement. S'il avait
un esprit, je dirais qu'il a
bien raison. Mais il se
contente d'être. Et l'être ne
répond rien à personne. Il
est.
Cependant,
comment
puis-je prétendre que le monde
se tait ?
Ne bruisse-t-il pas au
contraire de mille voix qui
sont autant de réponses ?
Et les hommes, depuis l'aube
des temps, ne se sont-ils pas
mis, avec succès, à l'écoute
de la Nature, des dieux, des
forces occultes ou visibles ?
Le monde n'est-il pas une
vaste réponse que les hommes
ne cessent d'écouter avec
amour, attention, dévotion ?
Aux hommes de science, le
monde ne livre-t-il pas ses
secrets, un à un, tôt ou tard ?
Aux hommes de foi,
n'accorde-t-il pas d'accéder à
ses mystères, par
annonciations, évangiles et
messages interposés ?
Cher
Albert
Camus, comme on t'a mal
écouté, toi qui décrivais avec
tant de juste ferveur, tant
d'amertume chaleureuse le
silence du monde !
Toi qui savais si bien
dénoncer ceux qui prennent la
parole à la place du monde, et
prétendent écouter sa voix !
Le monde se tait, il se tait
absolument, décidément,
impitoyablement. Et sur ce
silence terrible et
bienfaisant, les hommes
radotent, babillent,
calculent, prêchent,
décrètent, affirment,
tranchent, sermonnent,
décident, discourent,
enseignent, trissotinnent.
Mais non, mais non, Messieurs.
Ce n'est même pas que vous
deviez vous taire à tout prix.
C'est seulement que vous devez
savoir et faire savoir le nom
du parleur, du répondeur :
vous. Pas le monde.
Si
vous
avez cette honnêteté, vos
réponses seront enfin ce
qu'elles devraient toujours
être :
des variations sur la
question, des modulations
nouvelles, des joies nouvelles
peut-être. Les questions sont
notre vie, notre vérité, notre
énergie ;
les réponses qu'on prétend
tirer du monde sont notre
mort, notre mensonge, notre
abdication, notre lassitude.
(Voir ABSURDE).
[7.90]
À
défaut de remplir celui de
Proust, je proposerai celui-ci :
1) Qui ?
2) Où ?
3) À quelle époque de la vie
(futur ou passé revécu) ?
4) Dans quelle absence de but ?
5) Attendrez-vous une mort
dite naturelle, ou
choisirez-vous le moment ?
Ceux
qui
ne comprennent pas les
questions sont éliminés.
[9.91]
« Oh,
que ma quille éclate... ».
Ce vœu du Bateau Ivre
est-il sensé ?
Je veux dire :
est-il possible, est-il
pensable, au sein même de la
parole articulée, d'espérer la
perte de conscience ou
d'équilibre intérieur (car
c'est de cela qu'il s'agit) ?
Ce souhait lui-même n'est-il
pas contradictoire,
insurmontable du seul fait
qu'on peut le formuler ?
Est-ce que l'appel à
l'inconscience n'est pas un
comble de conscience, et ne
signifie-t-il pas, dans
l'instant qu'on le profère, la
radicale impossibilité d'un
exaucement ?
N'en est-il pas de
l'inconscience souhaitée comme
de ces pièges logiques du
genre :
« La
présente phrase n'est pas
celle que vous lisez en ce
moment » ?
Ou,
pour
employer une comparaison sans
doute mieux adaptée :
ce genre d'appel n'est-il pas
voué à l'échec au même titre
que les tentatives conscientes
de se rappeler un rêve ?
Chacun connaît l'irritant
phénomène :
voilà que pour une fois vous
faites un songe merveilleux et
gratifiant. Vous vous
réveillez tout plein de ses
voluptés, mais vous ne vous
souvenez plus de grand-chose,
vous avez perdu le fil d'or.
Du coup vous vous précipitez,
vous remuez dans tous les sens
le foin du passé nocturne pour
y retrouver l'aiguille du rêve
sublime. Mais le rêve,
justement, n'est pas une
aiguille. Et voilà que vous
vous réveillez toujours
davantage ;
vous n'avez fait qu'enfouir
plus loin de vous, plus
profondément, le mystère
délicieux. La seule solution,
c'eût été tout simplement de
vous rendormir, donc
d'abdiquer à nouveau la
conscience et la vigilance.
Et pour s'endormir, il ne faut
pas vouloir s'endormir, pour
abdiquer la conscience il ne
faut pas vouloir l'abdiquer.
Si
le
rêve est par définition
l'inconscience passée de
l'homme, la quille éclatée du
poème sera son inconscience
future. La souhaiter, en
formuler le souhait, c'est se
crisper dans la conscience, et
c'est à coup sûr s'interdire
le bienheureux voyage.
Pourtant je ne cesse de dire :
« Oh,
que ma quille éclate »...
[8.91]
Bizarre
ensemble
instrumental, dépositaire ou
créateur de chef-d'œuvres bien
particuliers. Comme un cénacle
intime :
chez Schubert, la fameuse
Truite. Chez Mozart et chez
Brahms, les joyaux pour
clarinette et quatuor à
cordes. Chez le même Brahms,
et chez Franck, Fauré, les
ouvrages non moins secrets,
non moins intimement
fascinants, pour piano et
cordes. J'en oublie
évidemment. Peut-être que le
charme unique de ces œuvres
tient à leur imperfection
même, ou du moins au
déséquilibre intime de leur
forme :
le quatuor à cordes est un
comble de réussite formelle,
il n'y a rien à lui ajouter.
Le quintette, par définition,
sera perçu comme une sorte de
redondance, ou d'excès, ou de
char à cinq roues. Les limites
parfaites ont éclaté, les
quatre instruments idéaux sont
inquiétés, relativisés,
contrebalancés, contrecarrés
par un intrus, ce dernier
fût-il un second violoncelle.
Oui, le quintette est le plus
imparfait des ensembles, donc
le plus humain. C'est un être
vivant :
après le quatuor, qui relève,
comme un cristal qu'il est, de
l'ordre minéral ;
avant l'orchestre, avec sa
rumeur de foule, ses pouvoirs
d'océan.
J'espère
ne
jamais oublier la première
fois que j'entendis le
quintette pour clarinette et
cordes de Brahms, dans le
petit théâtre baroque de
Spolète, à midi, au cours du
festival de cette cité
d'Ombrie. Arrivé au dernier
moment, je n'ai eu que le
temps de m'asseoir, et la
mélodie est montée dans le
silence, aussi douce que
fulgurante. [8.91]
Il
est
des lieux où souffle l'âme.
Des lieux et des temps où le
souffle est plus puissant,
plus coupant, sans arbres pour
protéger nos visages. Quelque
deux cents ans avant notre
ère, un prêtre juif, ivre
d'ascèse, a fondé la secte « essénienne »,
dont les textes, cachés dans
les grottes de Qûmran, seront
retrouvés à la fin de nos
années quarante. Qûmran :
un désert tout semblable à Nag
Hammadi.
Nag
Hammadi ?
C'est en Egypte, non loin des
tombeaux de la Vallée des Rois :
au début de notre ère, des
sectes gnostiques y fleurirent ;
sans doute persécutées, elles
se cachèrent et cachèrent
leurs écrits dans des jarres,
au fond d'une grotte. Des
bergers les y dénicheront,
presque en même temps que ceux
du Qûmran.
Après
le
« Maître
de justice »
des Esséniens, avant les
gnostiques judéo-zoroastriens,
mentionnons un troisième
prêtre, un Juif nommé
Chrestos, dont les écrits
n'ont pas été retrouvés. Mais
les gloses ne manquent point.
[5.90]
Ne
croyez
jamais celui ou celle qui vous
invite à l'approuver quand il
ou elle parle de sa
décrépitude physique ou
mentale, de sa faiblesse
croissante, de sa mort
prochaine. C'est la vieille
histoire de l'archevêque de
Grenade. Non, plus profond
encore :
car l'archevêque de Grenade,
lui, est simplement trop
gâteux pour accepter l'idée de
son gâtisme. Tandis que, très
souvent, la personne qui vous
parle de sa fin (ou des
prémisses de sa fin), et qui
vous réclame d'abonder dans
son sens, est parfaitement au
clair, parfaitement
authentique, parfaitement
prête à vous entendre. De fait
elle vous entend, elle vous
approuve de l'approuver, elle
vous remercie de votre
sincérité, sans colère et sans
amertume.
Quoi
donc,
alors ?
Eh bien, tout à coup, au sein
du silence et de l'accord
mutuel, vous voyez passer dans
ses yeux la stupeur et
l'angoisse :
elle a vu venir à elle, dans
les mots, ce que d'habitude
elle chassait par les mots.
Elle ne voit plus le dos du
fantôme, mais sa face
grimaçante. Les mots proférés
d'ailleurs n'exorcisent plus
comme ils faisaient lorsqu'ils
venaient de sa bouche. Ses
propres mots sortaient de son
corps et le quittaient, mais
les mêmes paroles, prononcées
par autrui, sortent d'autrui
pour entrer en elle. Vous ne
l'avez pas vexée ni même
blessée, mais emplie de mort.
[3.91]
*
Les
plus belles difficultés
techniques sont celles qui
demeurent inaperçues de
l'auditeur non prévenu. Ainsi,
entre mille, la deuxième étude
opus 10 de Chopin :
qui devinerait que la mélodie
en doubles croches rapides et
fuyantes s'y joue uniquement
aux derniers doigts de la main
droite ?
Mais la légèreté même de cette
mélodie est faite de son
impossibilité, de sa
transcendance secrète.
La
beauté croît encore lorsque la
vitesse elle-même n'est pas
perceptible comme telle,
lorsque une épouvantable
arythmie est ressentie comme
le plus doux balancement, et
que la violence mécanique
débouche sur la paix
mélodique.
À
cet égard, je ne connais pas
de réussite plus stupéfiante
que les premières mesures d'Ondine :
les triples croches de la main
droite sont proprement
injouables :
leur doux frémissement est
d'une irrégularité plus
abominable, plus immaîtrisable
que le pire casse-tête
([sol#-la-sol#-sol#]-[la-sol#-sol#-la]-[sol#-la] :
de quoi rendre cinglé !).
Et le résultat, ce sont les
murmures de l'eau, la beauté
légère d'Ondine dans les
reflets et les éclats de
soleil, un spectacle de pure
douceur et de sérénité
lumineuse.
L'exécutant
est réduit à l'état de
parkinsonien contraint de
faire de la peinture sur
porcelaine.Mais les vrais
pianistes y parviennent, et le
résultat, bien sûr, est
merveilleux. Car les saccades
et les arythmies ne sont ni
gommées ni noyées ni
recouvertes par la mélodie de
la main gauche. Elles sont
toujours là, mais bel et bien
créatrices de paix et de
beauté. Elles sont exactement
ces reflets de la lumière dans
la rivière, reflets au rythme
toujours varié, toujours
cassé, toujours imprévisible,
mais dont l'eflet, pourtant,
est celui d'une berceuse
visuelle. Le résultat de la
vitesse folle, des syncopes
démentes et du bégaiement
primitif, c'est la
contemplation voluptueuse...
[9.91]
« Ah,
vous êtes en recherche ».
Telle est la façon dont les
croyants accueillent celui qui
ne se déclare pas de leur bord
sans faire profession
d'athéisme militant. À
première vue, une telle
formule n'a rien de choquant :
l'agnosticisme ne campe pas
sur des positions qu'il n'a
pas ;
il est donc indissociable
d'une « recherche »,
que d'autres nomment plus
volontiers « quête »,
« interrogation »,
« parcours »,
etc. Mais hélas, l'agnostique
a tôt fait de s'apercevoir
que, pour le croyant, qui
cherche trouve, et qui ne
trouve pas n'a pas vraiment
cherché.
S'il
est encore admissible d'être « en
recherche »
à vingt ans (vous les voyez
d'ici, ces jeunes gens qui
fréquentent l'église tous les
dimanches mais qui se
demandent tout de même avec
anxiété si « Christ »
est bien mort pour eux, « mort
pour moi ») ;
à quarante ans, il est aussi
indécent d'être « en
recherche »
que d'écouter du Chopin ou
d'écrire des lettres d'amour.
Les croyants, alors, usent et
abusent du mot de Pascal, le
trop fameux « tu
ne me chercherais pas si tu ne
m'avais déjà trouvé » :
Pascal n'a jamais écrit :
« Tu
ne † chercherais pas »,
sans le « me » ;
il s'adressait à des gens pour
qui n'existait qu'une
alternative :
l'incroyance ou la religion
chrétienne-catholique-janséniste.
Et de fait, chercher le Dieu
des
chrétiens-catholiques-jansénistes,
ce n'est pas chercher, c'est
se mettre en quête de l'œuf
dont on sait qu'il est caché
dans le jardin.
L'outrecuidance
du croyant fait peine (et
parfois rage) à voir :
la « recherche »,
à ses yeux myopes, c'est
seulement le préalable à la
découverte de ce que lui, en
toute humilité bien sûr,
possède déjà. Mon Dieu, se
dit-il, ce malheureux,
toujours en « recherche »,
à son âge. Toujours à se
prétendre entre l'athéisme et
la foi, comme l'âne de
Buridan. Mon Dieu comme c'est
triste, ce pauvre hère qui ne
cesse de « chercher »
ce qu'on a déjà trouvé :
comme qui, aujourd'hui,
chercherait à inventer la
roue — ou la poudre.
Du
coup, le pauvre hère, l'âne de
Buridan se sent tenté de
fausser la vérité, et de
répondre au croyant, la
prochaine fois qu'on
l'interrogera :
rassurez-vous, j'ai trouvé, ma
recherche aboutit :
je sais que Dieu n'existe pas,
passez votre chemin.
Jadis
existaient les sages. Puis
vinrent les savants. Puis les
hommes de science. Puis les
chercheurs, enfin la « recherche »,
terme qui, presque
automatiquement, évoque des
problèmes de budget national
plutôt que de compréhension du
monde. Le lecteur a compris ce
que signifiaient et
traduisaient ces changements
progressifs de vocabulaire :
une domestication lente et
sûre de la pensée humaine par
les valeurs d'utilité. Avec
cette conséquence très précise
et très inévitable :
le sage ancien « cherchait ».
Le moderne « chercheur »
veut et doit trouver, obtenir
des « résultats »
utiles à la société, à la
communauté, à l'Etat.
Curieusement et tristement,
l'acception scientifique du
mot « recherche »
tend donc à rejoindre son
acception théologique.
Certes,
s'agissant des sciences, les
laboratoires ne s'échinent pas
à trouver des réponses déjà
connues. Mais dans les deux
cas la recherche n'est qu'un
état transitoire et
regrettable, qui doit cesser
au plus vite pour céder la
place à l'état béat,
satisfait, comblé, renforcé,
enrichi, de celui qui a
trouvé. L'idée d'une recherche
infinie et de questions sans
réponse n'est même plus un
spectre qu'on chasse, c'est
une chimère inconcevable.
[7.90]
Je
ne vais pas dire ici qu'il ne
faille pas faire de
révolutions. Mais une
révolution ne sert de rien, et
n'apporte aucun changement
réel, si elle n'est pas le
masque éclatant derrière
lequel s'avance la réforme. La
réforme ?
Mais c'est la part la plus
radicale, la plus
mystérieusement agissante, la
plus problématique d'une
révolution. On dit d'ailleurs
souvent, par boutade, que
réformer est plus difficile
que de révolutionner. Or c'est
absolument vrai, pour une
raison d'ordre métaphysique.
Posons
que la révolution rejette
absolument l'ordre existant,
l'être-donné, afin d'instituer
son contraire, tandis
que la réforme ne récuse pas
le réel en bloc, et se situe
dans la différence plutôt que
dans l'absolue opposition ;
pratiquement bien sûr, les
choses sont plus mêlées et
plus subtiles, mais
prenons-les dans leur essence,
leur type-idéal. La réforme,
qui veut l'altération
de l'être-donné, est plus
difficile, effectivement, que
la révolution, qui veut le
contraire de l'être-donné.
Pourquoi ?
Parce que le Contraire
révolutionnaire n'est pas
l'inconnu comme peut l'être la
différence réformiste. Le
Tout-Autre n'est justement pas
l'Autre :
c'est une figure du Même, et
son miroir, bien sûr. Le
révolutionnaire, dans quelque
domaine que ce soit, parle le
langage de son ennemi. Mais il
n'est pas l'Autre de son
ennemi... Le nouvel ordre et
l'ordre ancien sont
symétriques, ils se suscitent
réciproquement, s'appellent
réciproquement ;
bref, ils se connaissent.
L'Autre,
métaphysiquement parlant,
c'est ce qui n'est justement
pas le contraire exact du Même ;
qui est cela sans être cela :
une distance, un décalage, un
biais, un regard oblique sur
l'être-donné. Or rien n'est
plus décidément angoissant,
pour ce dernier, qu'une
contestation qui ne se pose
pas comme son Contraire :
plus de miroir où se
reconnaître inversé ;
l'adversaire, parce qu'il ne
s'arrache pas totalement à
lui, parce qu'il ne le renie
pas, ne lui ressemble plus...
Pratiquement, l'être-donné ne
parvient plus à se prendre
pour le Bien face au Mal,
comme peuvent le faire si
aisément les tenants de
l'ordre établi face aux
révolutionnaires qui les
vomissent. Elle est
vertigineuse, oui, la
conscience que l'Autre n'est
pas le contraire du Même. Et
c'est dans la réforme que gît
tout le mystère du changement
réel. [8.92]
Ce
qui fait le génie d'une œuvre,
ce n'est certes pas une phrase
isolée, un groupe de notes, un
coin de tableau. À ce taux-là,
les peintres pompiers
révéleraient des merveilles
plus audacieuses que van Gogh,
n'importe quel penseur pour
calendrier serait digne de
Chamfort ou de Joubert, et, à
l'inverse, on trouverait sans
trop de peine, chez Beethoven
par exemple, des mesures
carrément plates. Nabokov
aimait à dire que le génie
littéraire est dans le détail :
peut-être, mais un détail
n'est pas génial tout seul. Il
l'est dans un ensemble. La
perle doit être sertie.
J'ai
parfois l'impression cependant
que certaines œuvres,
rarissimes, semblent capables
de s'imposer par leur détail
avant même que l'on accède à
leur ensemble, et revêtent au
premier instant toute
l'autorité de la
transcendance. C'est sans
doute une illusion, car il
faudrait se souvenir de la
façon dont on les a reçues la
toute première fois. Dès la
seconde écoute, ou dès qu'on
approche ces œuvres avec des
préjugés culturels, tout est
faussé. Admettons donc qu'il
s'agit d'une illusion
rétrospective. Mais grande est
la puissance d'une telle
illusion. Pour moi l'exemple
le plus saisissant, le plus
haut, de cette transcendance,
de cette irruption d'une
beauté sans réplique, ce sont
les premières mesures du Requiem
de Mozart. [11.91]
L'homme
qui écrivit, sur son enfance,
la page que voici (extraite
des « Revies »,
citée dans Monsieur
Nicolas, Pléiade, I, p.
1202, note 5) :
« Je
fus berger l'été. C'est alors
que j'eus souvent Marie pour
bergère. (...) je recherchai
l'attouchement de ses plus
secrets appas. Elle me les
livrait en rougissant, mais
avec plaisir. Je lui baisai
cette partie délicate avec
fureur. Mais je ne pus jamais
m'y introduire. Je lui suçais
les seins naissants des heures
entières, couchés dans le
grand pré ;
je me relevais avec une
colique horrible, causée par
l'irritation des parties
génitales, sans émission.
Marie, me voyant souffrir,
s'en accusait ;
elle les baisait avec des
expressions douces et naïves.
La douceur de ses caresses
m'endormait sur son giron, et
je m'éveillais guéri. »
[6.91]
J'en
ai
tâté une fois, à l'armée,
quand bien même je ne faisais
partie que des « sanitaires-
complémentaires-sans-armes »
(pas même la seringue). Une
occasion que j'ai saisie, au
stand. Un beau « neuf
millimètres »,
dont un spécialiste, tireur de
tous les dimanches et parfois
de la semaine, m'a expliqué
qu'une seule de ses balles
suffisait pour arracher le
bras d'un homme. À cinquante
mètres, j'ai obtenu de bons
résultats. J'aimais bien cet
exercice.
Au
point
que le spécialiste, un vrai
dingo des armes, était tout
ébaubi de mon intérêt, moi le
poète et l'intellectuel. Oui,
j'aimais bien, ce qui ne veut
évidemment pas dire que
j'aimerais arracher le bras
d'un homme. Simplement, on
saura par où me prendre :
par mon goût de la précision.
[8.91]
Originellement,
système de mesure de
l'intensité des séismes.
Actuellement, l'un des points
d'émergence de l'ignorance
crasse, du mépris de soi-même
et d'autrui dont font preuve
les « moyens
d'information ».
On procède à coups de formules
calquées sur le modèle suivant :
« Ce
tremblement de terre fut
d'intensité six sur l'échelle
de Richter, qui en compte
neuf ».
Louable précision
scientifique, souci
pédagogique encore plus
louable ?
Oui, sauf que, si l'on répète
toujours « ...
sur l'échelle de Richter, qui
en compte neuf »,
on ne signale jamais
que cette échelle est
logarithmique, et que par
conséquent un séisme de six
(sur l'échelle de Richter) est
encore bien modéré ;
qu'un séisme de sept (sur
l'échelle de Richter) ne sera
pas un peu plus fort mais dix
fois plus fort. On se trompe
et l'on trompe, sous couleur
de renseigner et d'instruire.
L'« échelle
de Richter »
ne sert pas à mesurer
l'intensité des séismes, mais
à moduler l'intensité du
frisson provoqué par l'annonce
dudit séisme.
Le
phénomène
est constant dans sa
perversité. Lorsqu'un journal
vous donne une précision
d'ordre scientifique sur tel
phénomène, une précision
d'ordre technique sur tel
usage, ou vous fournit
gracieusement la définition de
tel mot, vous pouvez être sûr
que précisément il se
goure, et fait plus de mal que
s'il n'avait rien dit. Un
fameux exemple :
la « glasnost »
soviétique :
dans tous les articles de tous
les journaux vous trouverez
régulièrement la formule
suivante :
« La
"glasnost" (c'est-à-dire la
transparence) ».
À chaque fois, on prend soin
de nous traduire le terme, et
de nous enseigner un peu de
russe. Quoi de mieux ?
À ceci près que « glasnost »
ne veut pas
dire transparence. Confusion
probable avec le « glass »
anglais ou le « Glas »
allemand ?.
Peu importe. C'est un
contresens. (À quoi il
faudrait d'ailleurs ajouter
que « transparence »,
en vocabulaire politique
français, ne veut rien dire,
sinon des choses fort opaques ;
mais c'est une autre affaire).
Au moment où l'on prétend
quitter le vague, c'est pour
tomber dans le faux.
Ces
confusions
(qui ne sont pas minuscules,
mais énormes, monstrueuses,
affreuses) trahissent la
nature même des « médias »,
qui ne peuvent pas, quoi
qu'ils en aient, être précis,
justes et véridiques. Les
médias ne sont pas des
instruments neutres, qu'on
pourrait utiliser au service
de la vérité, ou pervertir au
service du mensonge. Ce sont
des machines à erreur, des
broyeurs de réel d'où sortent
des saucisses d'approximation,
des pâtées de vague, des
bouillies d'inconnaissance.
C'est plus fort qu'eux.
Pourtant, l'occasion ne leur
est-elle pas souvent donnée de
fournir une précision, de
dégager ou de mettre en
évidence une vérité de fait,
fût-elle infime ?
Ne pourraient-ils pas, du jour
au lendemain, se racheter ?
Illusion. Quand on leur jette
une corde, ils se la mettent
au cou. Ils ne pourraient
s'arracher sans mourir à leur
milieu naturel, le mensonge et
l'erreur, ou plutôt le magma sans
nom ;
ils vivent de patauger dans
l'équivalence de tout avec
tout, dans ce langage qui ne
veut et ne peut plus rien
dire, qui n'est plus que le
déchet, l'haleine, l'excrément
du monde.
Quoi ?
Tant de colère pour l'échelle
de Richter ?
Mais est-il pire crime que
l'enseignement du faux ?
Non, l'ignorance n'est pas
pire. Et puis, les petites
choses indiquent les grandes,
et toute faute vient du
langage, comme le savait bien
Karl Kraus. [6.90]
Le
plus
puissant martyr du
piano qui soit en vie
aujourd'hui. [8. 92]
Erlkönig
de Schubert, partie
d'accompagnement. À devenir
frénétique. On sait que pour
tout pianiste non
professionnel, pour quiconque
ne s'astreint pas à plusieurs
heures d'entraînement
quotidien, ces notes sont tout
bonnement injouables, elles
qui obligent la main droite à
répéter des centaines de fois,
très vite, le même mouvement
en octaves ou en accords. À le
tenter, on devient de plus en
plus rageur, jusqu'à ce que la
brûlure du poignet se fasse
insupportable.
Schubert,
plus
que personne, se moquait
assurément de la virtuosité
pour elle-même. Cependant, on
ne peut s'empêcher de penser
que cette difficulté
contre-nature de la partie
pianistique est fille de sa
frénésie de compositeur, de sa
fureur d'adolescent. Les
témoignages des contemporains
nous disent d'ailleurs qu'il a
composé ce Lied en
quelques heures, dans la
fièvre.
Pour
le
reste, qui n'est pas un simple
reste, et Gœthe bien sûr y
contribue, on demeure comme
frappé, épouvanté de cette
perfection définitive. Il n'y
a plus rien à dire, plus rien
à faire. Si, tôt ou tard, on
finit par reprendre le cours
de la vie, par écouter
d'autres œuvres, si Schubert
lui-même en a composé
d'autres, ce n'est pas qu'Erlkönig,
en dépit des apparences,
n'était pas parfait. C'est que
nous ne le sommes pas assez
pour ne pas nous lasser ;
la merveille, entendue vingt
fois de suite, se fane,
devient ritournelle, et finit
par nous irriter. Mais je ne
me lasserai jamais de le
répéter :
dans tous les ordres de ce
monde réputé défectueux, et
d'abord dans les créations de
l'homme, la perfection, sans
nul doute, existe. (Voir PERFECTION).
[9.91]
On
fait
beaucoup d'efforts pour
distinguer les « bons »
livres des « mauvais ».
Il vaudrait mieux distinguer
la fausse littérature de la
vraie. Et contrairement à ce
qu'on croit, c'est extrêmement
facile, pour la belle raison
que les auteurs de fausse
littérature (appelons-les des
écriveurs) se trahissent bien
volontiers, en toute candeur,
en toute bonne foi. Ces
gens-là vous disent toujours,
en effet, que pour « traiter »
tel sujet, raconter telle
époque, approcher telle
passion, ils ont « eu
recours »
au roman. Eh bien voilà, vous
tenez vos faussaires. Car
jamais un véritable romancier
n'a recours au roman —
pas plus qu'aucun artiste n'a
jamais recours à telle
forme d'art ou d'expression.
Sous-entendre, de l'homme à
l'écriture, un rapport
instrumental, voilà bien la
marque la plus sûre de
l'écriveur.
Dans
les
cas les plus grossiers,
rapport instrumental signifie
rapport utilitaire, et
l'écriveur est un fabricant de
best-sellers, qui fait
consciemment de l'écriture
une source de profit matériel.
Cependant cet abus n'est que
l'aggravation d'un phénomène
plus subtil et plus répandu :
considérer l'écriture comme un
moyen, non de gagner des sous,
mais de servir tel ou tel but,
généralement respectable :
dénoncer ceci, proclamer cela,
ou simplement « exprimer »
ceci ou cela.
Je
n'oppose
pas à cette conception je ne
sais quel vieil idéal de l'art
pour l'art. Tout au contraire.
Dans ce que j'appelle, plutôt
que la bonne littérature, la
littérature, l'écrivain
n'écrit jamais « pour ».
Il écrit ;
son geste d'écrire est
désintéressé, intransitif. Or
c'est justement pour cela
que ses livres parleront du
monde, diront le réel, et qui
sait, changeront peut-être la
vie. C'est justement parce
qu'il écrit sans « recourir »
à l'écriture que sa
littérature échappe à l'art
pour l'art.
Un
écrivain
écrit. Par la suite, viennent
les critiques et les lecteurs,
qui répartissent les œuvres
littéraires en épopées, poèmes
lyriques, romans sociaux,
historiques, psychologiques,
futuristes, intimistes, ou que
sais-je. Mais de telles
classifications n'ont
évidemment de sens qu'après
coup. Une forme sans œuvre
n'existe pas. Or, voici que
les écriveurs surgissent, et
nous annoncent qu'ils vont
couler leur « inspiration »
dans ce qu'ils prennent pour
des moules préexistant à tout
« contenu » ;
voici qu'ils vont « recourir
au roman »
pour y enfourner leur vision
du monde. « J'ai
pensé faire un roman parce
que... ».
« Dans
mon roman j'essaie de dire
que... ».
« Il
m'a semblé que le roman
pouvait... ».
Quelques formules, parmi
d'autres, qui trahissent qu'on
prend l'écriture pour un moyen
de transport ;
ce qu'elle peut être
assurément, dès qu'elle n'est
plus littérature. [2.92]
Chacun
connaît
la géniale et toute simple
trouvaille de Rouletabille, le
héros de Gaston Leroux. Autour
de lui, les enquêteurs
s'échinent à trouver comment
diable l'assassin put sortir
d'une chambre hermétiquement
fermée et parfaitement gardée.
La victime a crié, tout le
monde s'est précipité... il
n'y avait personne. Et
Rouletabille, avec un bon sens
implacable, finit par brandir
la clé de l'énigme :
si le coupable a pu
disparaître alors que c'était
impossible, c'est qu'il n'a
pas disparu. Et s'il n'a pas
disparu mais que néanmoins il
n'est pas là, c'est qu'il
n'est pas entré du tout !
C'est qu'il n'était pas,
du moins à ce moment-là, dans
la fameuse Chambre jaune :
la tentative de meurtre avait
eu lieu plusieurs heures
auparavant, et c'est dans un
cauchemar subséquent que la
victime a crié, alertant tout
le monde alors qu'il n'y avait
plus le moindre assassin dans
la pièce.
Je
propose
modestement la même
explication pour percer le
mystère, non moins épais, de
la Chambre Rouge :
du jour au lendemain, la
Russie se retrouve orthodoxe,
antimarxiste et
traditionnelle, la Pravda
ne sait plus qui sont Marx et
Lénine, etc. Comment donc un
pays entier, comment donc des
millions de gens ont-ils pu
sortir de ce communisme
pourtant si bien fermé, si
bien gardé ?
Ne vous fatiguez pas, vous ne
trouverez jamais, car
effectivement une telle
métamorphose, en si peu de
jours, est strictement
impossible. La seule solution ?
Si tous ces gens ont pu sortir
si vite, si complètement, si
magiquement de la Chambre
rouge, eh bien, c'est qu'ils
n'y étaient pas. [1.92]
Pierres
disposées
par l'homme en vue d'un bel
abandon. Pierres livrées au
ciel très bleu, aux herbes
folles, à la méditation
païenne, aux jeux d'enfants
explorants et perdus. Il doit
faire chaud, les grillons
doivent chanter, les
lauriers-roses crouler vers le
haut. Dans de rares cas, on
peut tolérer un temps
abominable, un orage créateur
d'ombres cinglantes. Lieu
d'anxiété heureuse, d'amour
parfois, d'amitié toujours.
[6.90]
*
Les
animaux
en sont capables, ne
l'oublions jamais. Les loups
notamment. Ce que l'homme peut
faire de plus haut, et
justement ce qu'il peut faire
de plus haut, bien des bêtes
l'auraient fait, bien des
bêtes le font. Savoir regarder
à droite et à gauche avant de
traverser la route, les chiens
n'y parviennent guère. Mais
mourir pour leur maître, oui.
S'il y a supériorité de
l'homme, c'est parce que ce
bipède parvient parfois au
sacrifice, à l'oblation, au
courage absolu, à l'amour
indéfectible malgré
ses vertus proprement
humaines, dont la plus
démobilisatrice, la plus
calculatrice, la plus
peseuse-du-pour-et-du-contre,
la plus ennemie du don de soi,
est évidemment la conscience.
(Voir ANIMAL
;
SENSIBILITÉ).
[4.92]
Son
importance
est réelle, puisqu'il est
l'auteur d'une démonstration
sans faille, quoique
involontaire ;
l'une des rares démonstrations
qui se puissent faire à propos
de l'homme :
il a prouvé d'une manière
décisive que le mot « tout »,
en humanité, comporte
plusieurs sens :
lorsqu'on a tout dit
des corps et des désirs, tout
reste à dire. Non que Sade ait
échoué dans ce qui eût été le
projet d'anéantir le désir
dans le dire. Son intention
n'était pas de tuer l'Eros
mais de l'exacerber ;
néanmoins, il rêvait aussi de
l'épuiser, de le forcer par le
verbe. Il rêvait d'en finir.
Or
si,
après lui, l'on n'a rien
ajouté de significatif à son
formidable catalogue de
possibles charnels, à sa
tératologie de l'érotisme, on
peut dire qu'il n'a rien
anéanti, rien épuisé, rien
forcé ;
qu'il n'a pas tué le mystère
des corps, pas évent(r)é ni
même effleuré le secret des
désirs ;
l'Eros, après lui, sinon
malgré lui, ne fait que
commencer, et recommence avec
chaque être. Car l'Eros n'est
pas ce qu'on peut ou doit
dire, il est ce qui fait
dire ;
et même si la parole tente de
se retourner sur son origine,
elle ne parvient pas à en
finir avec cette origine ;
le serpent ne peut se piquer
lui-même avec succès.
Cela
n'est
pas pour insinuer que la
lecture de Sade serait de tout
repos :
puisqu'à tout prendre il ne
dit rien sur l'Eros, n'est-ce
pas, lisons-le donc en toute
décontraction, et puisque nous
sommes des grands garçons,
achetons les 120 journées
de Sodome dans l'édition
de la Pléiade, et parcourons
d'un œil académique ces
histoires de chèvres, de fer
rouge et de hurlements
étouffés par des excréments.
Non, il faut être profondément
inhumain, ou diaboliquement
snob pour rester impavide en
face d'un texte pareil. Qui
prétendra sérieusement que
Sade ne dit rien ?
Il dit tout. Mais c'est ce
tout qui n'est pas tout. (Voir
BIOGRAPHIE).
[2.91]
C'est
comme
l'intelligence :
on suppose toujours qu'autrui
n'en est pas moins doué (pas
moins privé, pas moins
affligé) que soi. Que de
malentendus ne cause pas une
telle présomption !
Car qui sait si les
différences, entre les
individus, ne sont pas plus
grandes encore en ce domaine
qu'en celui des capacités
intellectuelles ?
La
question,
cependant, ne se pose pas
vraiment en ces termes :
car ce qu'on nomme (ou devrait
nommer) intelligence
m'apparaît décidément comme
une dimension de la
sensibilité, comme un moyen de
faire la clarté sur sa
douleur, ou plus exactement de
reconnaître sa douleur comme
clarté. Si bien que le monde
est fait d'individus qui
connaissent plus ou moins
intensément, plus ou moins
précisément la douleur. Et
nous avons tort de présumer
que tout un chacun la connaît
identiquement.
N'est-il
pas
abusif, malgré tout,
d'identifier la sensibilité à
l'intelligence ?
Des animaux comme les chiens
sont prodigieusement
sensibles, mais ne sauront
jamais additionner deux et
deux. Eh oui :
la définition même de
l'animal, et ce qui le
différencie de l'homme, c'est
qu'il est sensible mais non
point « intelligent »,
du moins au sens où il ne lui
est pas donné de voir sa
douleur comme une clarté. Et
le propre de l'homme, c'est ce
retournement compréhensif de
sa sensibilité sur elle-même,
donc cette dimension nouvelle
de son être sensible. En
d'autres mots, on peut
concevoir la sensibilité sans
intelligence d'elle-même (le
cas des animaux). Mais non
l'intelligence sans la
sensibilité. Le mathématicien
glacial n'est pas intelligent :
sa conscience du monde n'est
pas plus large que celle de
l'individu qui saurait à peine
compter sur ses doigts. En
outre, le mathématicien
glacial, comme par hasard,
n'existe pas. [11.91]
Il
en
est de deux sortes. Le silence
de mort, et l'autre. Le
premier règne, ou tend à
régner dans des pays comme la
Suisse, et dans les quartiers
cossus de ce pays. Le moindre
enfant qui crie en jouant, ou
qui joue en criant, exaspère
le bourgeois décati, qui
appelle la police ;
et la police vient, ne coffre
pas le bourgeois décati mais
admoneste l'enfant, quand elle
ne lui confisque pas sa
planche à roulettes. Un
silence de ce genre apparaît
vraiment comme l'ennemi de la
vie, d'autant plus qu'il n'est
pas authentique :
ce n'est pas pour la gloire de
l'intériorité que le grincheux
se débarrasse des cris
d'enfants, c'est pour excréter
à l'aise ses petits bruits
personnels, haut-parleur de
radio ou de télévision,
caquetage téléphonique de
Madame, jappements privés de
la marmaille. Cherchant le
silence, il ne cherche pas la
profondeur, il ne veut
qu'étaler sa propre nature,
comme une vilaine et pâle
tache grise.
Et
puis
il y a l'autre silence, le
vrai. Il exige effectiement
que cessent tous les bruits
(radios, conversations,
machines, même les cris
d'enfants, et peut-être ceux
des oiseaux). Si bien qu'il
semble d'abord ennemi de la
vie, lui aussi. Mais au
contraire, il est le comble de
la vie ;
il est propice, indispensable
à la réflexion, à la
contemplation, à la pensée, à
l'écoute du monde tout entier.
Toutes les civilisations
dignes de ce nom connaissent
leurs zones, leurs lieux ou
leurs temps de silence.
Toutes, elles sentent que le
bruit, fût-il discret et
privé, signifie distraction,
futilité, dispersion, usure.
Toutes, elles savent que le
silence seul nous permet
d'écouter le monde et nos
semblables. [8.90]
C'est
un
pléonasme. Toutes les sociétés
sont secrètes, même si l'on ne
fait pas signer à leurs
membres des promesses de
silence. Oui, toutes, même les
cercles les moins occultes et
les plus abordables. J'entends
par là qu'il vous suffit
d'être admis dans le sein d'un
groupe quelconque, dont les
décisions et les discussions
ne sont pas censées apparaître
immédiatement au grand jour
(rédaction d'un journal,
conférence d'enseignants,
colloque des patrons de telle
ou telle branche, etc.), pour
qu'automatiquement,
instinctivement, sans que rien
ne vous y force, vous vous
sentiez doucement et
agréablement tenu par le « secret
professionnel ».
La raison, bien sûr, en est
simple :
ce que vous savez vous
valorise, ce que vous
divulguez vous diminue :
plus vous ouvrez la porte à
tout venant, plus vous perdez
cette impression de cohésion,
ce sentiment d'appartenance
que vous ne pouvez connaître
ni tout seul, ni à deux, ni à
plusieurs milliards, mais
seulement en groupe
d'importance restreinte ou
moyenne.
Les
vraies
sociétés secrètes ne font
qu'exacerber ce sentiment
d'appartenance ;
plus est secret le secret,
plus nous nous serrons les
coudes et nous nous tenons
chaud. Toute association
d'humains répond au besoin de
s'augmenter d'autrui. Et la
société dite secrète trahit ce
besoin jusqu'à la névrose. En
dépit de ce qu'en pensent les
membres et les mystes, la
nature du secret lui-même
importe fort peu. À vrai dire,
plus un secret de société
secrète est profond,
insondable, indicible, plus il
est banal. Mais le secret,
c'est le calorifère de la
chambre commune. [3.92]
« Le
soleil ni la mort... ».
Ce qu'on oublie, c'est le côté
lumineux, si je puis dire, de
la comparaison :
s'il s'éteignait, ce soleil
qu'on ne peut regarder en
face, la nuit même, la lune et
ses ombres subtiles, seraient
abolies dans une horreur
glaciale et sans nom ;
la forme même du monde, la vie
la plus élémentaire seraient
anéanties. Ce qu'on ne peut
regarder en face, c'est aussi
ce dont on ne peut se passer
sans mourir. Le soleil, sans
doute, « n'est
pas nommé, mais sa puissance
est parmi nous » :
même chose pour la mort. Dès
lors qu'on cesse de prétendre
la regarder en face, dès lors
qu'on recueille, sans plus
songer à défier du regard leur
source ardente, ses bienfaits
obliques, on s'aperçoit
qu'elle est la vie même.
La
mort
est la vie :
hélas, cette formule a tôt
fait de basculer, selon les
circonstances, dans la
niaiserie mystique ou la
consolation facile. Mais elle
est strictement vraie. (Voir MORT).
[4.92]
La
phrase
la plus terrible jamais écrite
à son sujet :
« On
mourra seul. Il faut donc
faire comme si on était
seul... »
Et cette atroce vérité,
insoutenable, innommable, que
Beckett n'osait pas écrire,
nous la devons à la plume d'un
certain Blaise Pascal, Pensées,
éd. Brunschvicg, III, fr. 211
— citée par Vladimir
Jankélévitch dans son Liszt
et la rhapsodie, p. 99.
Citée sans véritable raison,
sauf celle-ci, bien
suffisante, qu'on ne cite
jamais assez la vérité. [3.91]
Le
treizième
revient :
voici quatorze vers
D'un poème sans fraude, et
sans faille, et sans frime.
Mais Rimbaud subvertit ses
règles et ses rimes,
Tel une Anadyomène exhibant
son revers.
Maint
poète,
du coup, ne vaut pas mieux
qu'un ver
Qui se tord sans étoile ;
un meurtrier sans crime.
Nulle vie jamais sans forme ne
s'exprime.
Il faut une douleur pour que
naisse un Arvers.
Non
la
douleur, bien sûr, d'un amour
impossible :
Eros n'est point le seul à
nous prendre pour cible.
Mais la douleur d'un verbe
extrême ;
à notre honte,
Nous
n'avons
guère, hélas, les formes de
jadis,
Epées que leur ombre appelait
paradis.
Il ne nous reste plus que le
sonnet d'Oronte.
[6.90]
Considérons
un
arbre. Composé d'un tronc, de
branches, de rameaux, de
feuilles, chaque feuille se
présentant à son tour comme un
arbre miniature, avec son
tronc, ses nervures, ses
veines, ses veinules. Ainsi de
suite, jusqu'aux arborescences
microscopiques, aux cristaux
d'atomes, aux fines méduses
subatomiques. Quant à l'arbre
tout entier, le voici qui
plonge ses racines dans la
terre, aux côtés de mille
autres arbres ;
voici que la terre n'est que
la croûte du fer et du feu ;
voici que la planète flotte
dans un rien formidable, dans
un réseau, une résille de
planètes, voici que le soleil
est un tronc sanglant, un cou
coupé, que des milliards de
troncs et de cous sanglants
dérivent dans la nuit, et que
la flotte des galaxies cingle
à la découverte d'un nouveau
monde qui le fuit
éternellement, qui jamais ne
sera.
Le « spécialiste »
se tient assis sur l'arbre
dont nous parlions en
commençant ;
non sur une branche mais, au
mieux, sur un rameau, le plus
souvent une ramule. Pour ne
pas compromettre son
équilibre, il ne doit point
peser trop lourd. L'activité
du spécialiste consiste à
comprendre la branche, ou le
rameau, ou la ramule. On sait
qu'au fil des siècles, son
domaine s'est infiniment
affiné, effilé, subtilisé :
signe de sérieux, gage
d'efficacité. Le spécialiste
est pleinement légitime,
éminemment nécessaire.
La
branchette
ou la veinule, c'est ce qu'on
nomme, en terme de sciences,
le problème du
spécialiste ;
l'arbre (puis l'atome et ses
fibrilles frémissantes, ou la
Terre, poussière prise dans le
rai de la nuit insondable),
c'est ce que la sagesse
désigne sous le nom de mystère.
Il n'est pas grave que le
spécialiste n'ait pas le souci
des problèmes qui pullulent
autour de son problème. Tout
le monde ne peut pas s'occuper
de tout. Le drame commence
quand ce louable travailleur
oublie que sa branche est une
branche ;
que le découpage du monde en
portions bien congrues ne nous
rapproche pas du mystère ;
que nos découvertes sur la
nature de telle veinule de
telle feuille n'auront de sens
que si nous gardons
conscience, toujours, de
l'arbre tout entier, du monde
total. Le « problème »
fut inventé par l'homme pour
accéder au mystère — ou,
disons mieux, pour le formuler
et le reformuler sans cesse.
Oh,
que
voilà de grandes vérités !
Qui ne sait cela depuis
longtemps ?
Procès mille fois intenté...
Sans doute. Mais alors
pourquoi continue-t-on de
faire comme si l'on n'en
savait rien, comme si
l'apologue de l'arbre valait
pour toutes les branches sauf
la ramule où nous trônons ?
Pourquoi, surtout,
continue-t-on d'agir et de
penser comme si le spécialiste
n'était pas né de l'oubli de
l'être en tant qu'être, rien
de moins ?
Tant que cet oubli demeure
volontaire, tant qu'il est
conçu comme tel, tout va bien
(car nous sommes semblables à
des marcheurs dans le désert,
qui devons à tout prix
terminer l'étape avant que
l'eau nous manque ;
et si nous nous arrêtons à
chaque mètre pour penser à
notre amour, à notre passion,
à notre folie, à Celle qui
nous attend, alors nous
mourrons). Mais dès que nous
oublions notre oubli, dès que
nous prenons les spécialités
pour autre chose que la
patience du généraliste, la
science pour autre chose que
la patience de la sagesse
(ainsi la poésie est la
patience du désir), alors tout
devient triste, tout devient
lamentable, tout devient
indigne, tout devient noir.
(Voir RECHERCHE,
II). [7.90]
Je
lis
sous la plume d'un auteur
contemporain qu'on ne peut
plus écrire d'une manière
tenue, académique, classique,
canonique, etc., mais qu'il
faut disloquer, hacher,
accélérer, casser, dynamiter.
Vieille antienne, et vieille
erreur, qui donne beaucoup
trop d'importance au « style ».
Le style, au sens où
l'entendent et le glorifient
beaucoup de gens, parmi
lesquels tous les écrivains
mineurs et même quelques
majeurs, en réalité n'a pas
la moindre importance :
on peut tout dire, tout le
temps, par tous les moyens.
Même Céline, que je lis en ce
moment non sans une admiration
parfois éperdue (et dans un
sentiment d'inattendue
fraternité, cf. Le Pont de
Londres), même ce
puissant créateur tombe dans
le panneau dès qu'il théorise,
en accusant toute écriture
autre que la sienne de mettre
bas des livres morts-nés et
d'entraver l'expression
directe de l'émotion. Le « style »
de Céline est génial, oui,
mais pourvu qu'on entende le
mot de « style »
au sens le plus profond et le
plus large :
un monde dans une écriture ;
non point une manière
d'écrire.
On
rougit
de préciser qu'un auteur (il
en existe, hélas) qui
reprendrait les points de
suspension céliniens, l'argot
célinien, la brutalité et les
raccourcis céliniens, les
manières céliniennes,
n'écrirait pas pour autant de
bons livres, et ne permettrait
pas plus à l'émotion de vivre
que s'il avait adopté le style
drapé d'un académicien des
années vingt. Bref, le secret
du style n'est pas dans le
style, ou si l'on préfère, le
vrai style se moque du style
(de la question du style). Le
style, comme qualité séparée,
n'a aucune importance. Un
écrivain, c'est un homme en
qui le monde fraye son chemin
vers l'écriture, voilà tout.
[2.92]
Les
écrivains
mineurs nous accablent
régulièrement du récit
détaillé de leurs peines de
cœur ou de porte-monnaie, ils
nous détaillent l'organisation
de leur bureau, nous précisent
s'ils préfèrent le stylo Bic
ou l'ordinateur, s'ils dorment
avec ou sans coussin, s'ils
aiment le sucre, le pastis ou
les boutons de manchette ;
ils nous établissent la liste
des stations balnéaires qu'ils
n'aiment qu'à moitié, des
races de chiens qu'ils
abominent et des parfums dont
ils raffolent ;
ils nous content par le menu
leurs relations, au demeurant
excellentes presque toujours,
avec leur concierge. Ces
écrivains mineurs sont ainsi
persuadés d'être majeurs. En
effet, clament-ils, la
littérature, c'est la
subjectivité glorieuse, c'est
le Moi qui livre ses
entrailles et qui s'en vante,
c'est la victoire de la
sensibilité personnelle sur
les froideurs conjointes de la
science, de la raison, de la
routine, de la philosophie, de
la morale et de
l'administration. Je parle de
mes cors aux pieds et de mes
maîtresses, donc je suis un
écrivain. Je m'exhibe, c'est
la preuve de mon génie. L'art,
n'est-ce pas le règne sans
partage de la subjectivité ?
Ces
pétulants
exhibitionnistes n'ont pas
entièrement tort :
l'art, c'est en effet le règne
de la subjectivité. Mieux
encore :
si j'apprends que Thomas Mann
avait une mère d'origine
créole ;
si je lis que Nabokov adorait
les papillons et vivait au
Palace de Montreux ;
si je découvre que Dostoïevski
fut Stavroguine à plus d'un
égard ;
si je sais que Kleist et son
amie se sont suicidés ensemble ;
si je lis que Camus fit le
même voyage, ou presque, que
son héros l'ingénieur d'Arrast :
tous ces faits, toutes ces
anecdotes futiles ou graves
enrichissent réellement,
indubitablement, ma
connaissance des auteurs
concernés. Tout est précieux
qui touche un grand homme, et
rien de ce qu'il touche n'est
indifférent. Plus j'apprends
sur lui de détails minuscules
et plus je suis heureux, parce
qu'en effet chacun de ces
détails participe de son être,
de sa subjectivité, mais
surtout prend le sens que
lui donne son œuvre.
Voilà
le
hic :
pour que, dans la vie d'un
homme, le plus petit détail
soit important, il faut
d'abord que l'homme soit
grand, et que l'œuvre soit là.
Ce qui ruine l'entreprise de
nos écrivains gentiment
débraillés, c'est tout
bêtement que chez eux l'œuvre
manque. Ils confondent la
cause et l'effet :
ce n'est pas parce que les
papillons de Nabokov sont
importants qu'il va suffire de
chasser les papillons et de le
faire savoir pour prétendre au
génie subjectif. Ce n'est pas
parce que d'Arrast est presque
Camus qu'il suffit de raconter
un voyage au Brésil pour
écrire La pierre qui
pousse.
On
dira
que ces précisions sont naïves
tant elles vont de soi. Je ne
crois pas :
plus encore que la cause et
l'effet, nos écrivains mineurs
confondent la partie et le
tout :
les papillons et les
maîtresses, les marottes et
les voyages, qui participent
de la vie subjective d'un
écrivain, n'ont de sens et de
valeur que si cet écrivain
d'abord existe par d'autres
moyens, je veux dire par une
œuvre réellement
transcendante à sa vie
personnelle (je n'ai pas dit :
indépendante de sa
subjectivité, car
effectivement ce n'est pas
possible). Les singularités
biographiques n'ont de
signification que si l'auteur
est capable de nous parler
sans elles. Bref, la vie n'a
d'intérêt que si l'œuvre en a.
Quand
ils
s'appliquent à raconter leur
vie de la manière la plus
détaillée et la plus impudique
possible, nos écrivains
mineurs mettent la charrue
avant les bœufs ;
ils jouent à l'écrivain. Comme
qui endosserait un smoking,
prendrait des airs inspirés,
et s'assiérait sur un tabouret
carré pour réclamer le silence
et se proclamer pianiste.
Pour
être
grands, nos écrivains mineurs
croient qu'il suffit de se
faire leur propre valet de
chambre. (Voir BIOGRAPHIE).
[12.91]
L'une
des causes de l'esclavage, dès
le moment où la canne à sucre
fut connue en Europe. Avant,
l'on sucrait à l'essence de
fruit, et d'abord au miel.
Mais pourquoi, pourquoi cette
demande soudaine, pourquoi
tant de Noirs furent-ils
saisis dans des filets, jetés
à fond de cale, ballottés
horriblement des jours durant,
des jours qui n'étaient que
nuits épaisses, battus
jusqu'au sang, battus encore,
aux Antilles et ailleurs, pour
du sucre ?
Pourquoi tant de cruauté pour
une poudre blanche dont les
paradis tuent si lentement ?
C'est que, mon ami, tu n'as
pas encore compris l'argent,
ni le pouvoir. [4.90]
Le
symbole
est absolument nécessaire et
manifestement faux. Qui peut
vivre sans la dimension
symbolique ?
Qui peut exister sans croire
que les réalités
insaisissables peuvent devenir
chair, images,
représentations ?
Toutes les religions vivent de
ce besoin, toutes les
religions sont la mise en
forme de ce besoin — jusqu'au
protestantisme non compris. Et
le protestantisme — un un sens
très profond, un sens qui
justement n'est pas
superficiel — est le
commencement de l'athéisme.
Nécessaire
et
faux, le symbole. Pour
admettre qu'il ne soit pas faux,
il est indispensable de
résigner la raison (voire le
simple bon sens). Cela n'est
pas interdit, bien sûr ;
c'est le « saut »
que, depuis toujours, ont
exigé toutes les religions ;
il est seulement significatif
que jusqu'au christianisme, et
singulièrement au
christianisme moderne, ce saut
n'a guère été perçu comme tel.
Tandis qu'il paraît plus
difficile, plus irréalisable à
proportion des progrès de la
rationalité contemporaine.
Pour admettre en revanche que
le symbole ne soit pas nécessaire,
il faut renoncer à donner une
suite articulée et
communicable à notre
postulation vers l'absolu ;
là encore, c'est parfaitement
possible, mais alors l'absolu,
si tant est qu'on l'éprouve
encore, devient presque
irrespirable. Et, beaucoup
plus grave, beaucoup pénible,
ce n'est pas tant de « Dieu »
mais des autres humains que
nous sommes alors coupés. Car
telle apparaît décidément la
fonction la plus profonde du
symbolisme et de la re-ligion :
re-lier, non pas tant les
hommes au divin que les hommes
entre eux ;
leur donner un langage commun ;
leur permettre de vivre
ensemble leur surprise la plus
intime et la plus haute :
l'existence. Je ne veux pas
dire ici, répétant Durkheim,
que la religion ne fait
qu'hypostasier la société.
Mais simplement que par elle,
et par son symbolisme,
l'absolu nous échoit en partage.
Sommes-nous
décidément
pris entre le mensonge
nécessaire et la vérité
désolée ?
Non :
il y a l'œuvre d'art. À
condition que l'art soit
grand, plus grand que jamais.
Et que nous pénétrions le sens
de sa grandeur. [8.92]
*
Il
existe
(voir TOUCHER).
Je ne dis pas qu'il s'explique
tout entier par la passion
pour le monde. Car on me
répliquerait que la prétendue
passion pour le monde (pour la
connaissance, la maîtrise,
l'expression, la
transformation) ne saisit,
comme par hasard, que les gens
talentueux. Mais tout de même,
l'énorme tort qu'on se fait à
soi, c'est d'expliquer la
passion par le talent (« bien
sûr, c'est normal qu'il aime
peindre, jouer au football,
conduire les foules, mettre la
matière en formules
mathématiques, il a le talent
pour ça »)...
et non le talent par la
passion :
il peut faire cela parce qu'il
l'aime. Et s'il aime cela,
c'est parce qu'il aime le
monde, ou plus généralement
encore parce qu'il se jette,
corps perdu, âme vigilante,
dans le monde ;
parce qu'il a l'impression
irritante, exaltante,
amusante, que le monde lui
cache quelque chose. L'être
est ?
Sacré mystère, qu'il faudrait
bien aller voir de plus près.
L'amour
du
monde, donc le talent, c'est
en dernière analyse la volonté
de ne pas s'ennuyer dans la
vie. Cela précisé, je
reconnais que cette volonté
même ne va pas toujours de
soi. [6.90]
Si
vous
ne savez pas comment animer
votre soirée, si la
conversation languit, si vos
invités semblent incapables de
se disputer sur quoi que ce
soit, si l'écologie,
l'avortement, les taux
d'intérêt de la Bundesbank ou
le port de la ceinture de
sécurité ne provoquent chez
eux que le consensus le plus
béat, parlez-leur de
tauromachie. Il est
inimaginable qu'alors la
dispute ne commence pas. Car
c'est bel et bien une question
de vie et de mort, dont on ose
néanmoins parler, grâce à la
distance que permet le « spectacle ».
Pour
ma
part, j'ai mon avis sur la
corrida, comme tout le monde.
Rien ne m'a bouleversé plus
que le premier taureau tué
qu'il m'ait été donné de voir.
Rien ne m'a ému d'une pitié
plus monstrueuse. Et pourtant
je ne peux pas être ennemi de
la tauromachie. Au contraire,
je l'aime, j'aurais voulu la
pratiquer. Mais de cette
contradiction bien peu
raisonnable, ce n'est pas ici
le lieu de parler. L'heure du
taureau viendra. [5.92]
Le
temps
est généralement considéré, en
tant qu'il passe, comme la
réalité la plus incontestable
du monde :
on a beau faire, on a beau
s'agiter, se crisper, courir
ou rester immobile, agir ou ne
pas agir, le temps passe. Oui,
mais les intuitions les plus
profondes et les plus
bouleversantes de l'homme sont
invariablement celles qui
contredisent cette vérité —
sans en perdre pour autant la
conscience. Sans en perdre la
conscience, je le précise, car
il ne s'agit pas de mener un
combat d'arrière-garde
métaphysique, et de prôner ce
platonisme dont Borges nous a
dit à quel point il est
impossible aujourd'hui, dans
notre monde irrémédiablement
désenchanté :
pour Platon (rappelle le
Tirésias argentin), le temps
n'était que l'apparaître et
l'apparence de l'éternité ;
pour nous, hélas, l'éternité
n'est qu'une illégitime
extrapolation du temps.
On
ne
saurait guère revenir
là-dessus. Mais les deux
visions, l'ancienne et la
moderne, ne sont pas
exclusives ;
elles portent deux vérités
d'ordre différent :
que le temps passe et que la
mort triomphe, voilà certes un
constat peu récusable. Que la
vérité de la vie soit un foyer
qui projette du temps comme on
crache des braises, que la
réalité intime de chaque être
corresponde, quel que soit son
âge, à tel « moment »
de son existence temporelle,
que la vie de chaque humain
soit une ronde fascinée
au-dessus du temps, voilà qui
n'est pas moins vrai. La mort,
dans cette perspective, et la
temporalité linéaire,
apparaissent comme des « réalités »,
certes, mais secondaires ;
des conditions de l'expérience
intérieure, de l'expérience
éternelle. Il ne s'agit pas de
prétendre que ce sont les
supports d'une éternité
positive, objective, externe.
Mais d'y voir le mode
d'apparition de la vérité
intérieure qui les nie et nous
fait tout entiers.
Dire
que
le temps seul est réel, que
l'éternité n'est qu'une
invention, cela est exact si
l'on conçoit l'éternité sur le
mode même du temps, sur le
mode objectif. Mais c'est
justement parce que l'éternité
n'est pas de la nature du
temps (et n'est donc pas son
contraire), qu'elle peut
exister en nous, et que, d'une
certaine manière (à la manière
d'un cœur qui bat et ne battra
pas toujours), il n'existe
qu'elle.
Soit,
mais
alors, dans cette acception
tout intérieure, et presque
métaphorique, l'éternité
mérite-t-elle encore son nom ?
Cela peut se discuter. Mais ce
qui est sûr, c'est que la
place est libre pour ce
nom-là. Car l'éternité n'est
pas le
temps-linéaire-sans-fin.
[3.92]
Peu
importent
ici les causes du phénomène :
la plupart des gens, dans
notre société, « n'ont
pas le temps »,
puisque leur temps, toujours,
est dévoré par le travail et
les loisirs. Or le manque de
temps n'est pas ce qui empêche
de faire ceci ou cela ;
c'est ce qui empêche d'accéder
à une certaine conscience du
monde, à un certain type de
rapport interrogateur,
réflexif, pensif, au monde. En
termes plus directs :
parmi les conditions
indispensables à la création
artistique et spirituelle, il
y a le temps. Pour penser
il faut du temps, comme pour
se mouvoir il faut de
l'espace. Notre société,
donc, est l'ennemie implicite
mais mortelle de la pensée.
Comme on chasse la douleur en
se jetant dans l'action, elle
chasse la pensée et la
conscience en se jetant dans
les obligations. Mais à vrai
dire il n'est pas exact de
prétendre que le penseur ou le
créateur « ont »
le temps. La formule est
encore une invention de ce
monde qui ne pense ni ne crée.
Avoir le temps, c'est ne pas
s'inféoder à l'irréversibilité
du temps. Bref, c'est
appartenir à l'éternité, au
sens défini sous le point I.
[3.92]
Dans
un
passé reculé, j'eus l'occasion
de voir un film tourné en
1947, année de ma naissance.
L'actrice principale (je
l'appellerai X., car elle vit
toujours), dans tout l'éclat
de sa jeunesse, d'une beauté
altière, à la fois brûlante et
froide, me rendit franchement
amoureux. Avec l'amère
absurdité des sentiments que
nous font éprouver de pures
images, des êtres dont on se
persuade qu'ils nous regardent
alors qu'ils fixaient, in
illo tempore, l'objectif
d'une caméra. Jamais mon
regard désirant ne croiserait
ce regard-là, quand bien même
que je m'y absorbais avec une
totale ferveur.
Infiniment
plus
tard, au cours d'une réception
dans la ville de N., une femme
d'âge, à la beauté
subsistante, mais figée, et
comme plâtrée, lança une
œillade soutenue et sans
équivoque en direction d'un
encore jeune homme, qui se
sentit lui-même figé de
stupeur, presque d'horreur :
c'était elle, la merveille de
1947, elle qui, sortie de
l'écran comme dans La rose
pourpre du Caire, le
regardait, l'appelait,
l'invitait, oui. Au moment de
contempler l'étoile du film,
le jeune homme aurait tant
voulu remonter le temps,
renverser l'irréversible. Or
voici :
le temps, c'était elle qui
l'avait descendu jusqu'à lui ;
elle qui sans le savoir lui
répondait, comme si pourtant
la course épuisante,
interdite, de la fiction
jusqu'à la réalité, ne pouvait
être qu'une course à la mort.
Songe, tu demeures impalpable.
Réelle, tu vieillis et tu
meurs dans l'instant :
terrible image, terrible
réalité si bien perçue par Elle,
le roman fondamental de Rider
Haggard. [5.92]
Qu'est-ce
qu'un
court de tennis ?
Réponse :
le lieu du monde où vous
entendrez le plus de gens
vitupérer contre eux-mêmes. À
les ouïr, on se prendrait à
espérer pour l'avenir de
l'humanité :
quelle modestie, quelle
constance dans
l'insatisfaction de soi,
quelle générosité dans la
flagellation publique, quelle
rigueur dans l'abaissement !
Et jamais un mot contre
l'adversaire. Ce ne sont que :
« Mais
comment peut-on être aussi nul ?
Sombre crétin !
Triple imbécile !
Quintuple nullité !
Mais ce n'est pas vrai !
Mais non !
Mais ce n'est pas possible ! »
adressés durement,
exclusivement,
impitoyablement, à soi-même.
Sans compter, bien entendu,
nombre d'auto-insultes plus
raides ou plus colorées ou
plus sordides, dont la plus
vertigineuse qu'il m'ait été
donné d'entendre était, sous
forme d'un rugissement
désespéré dans son infinie
vulgarité :
« Mais
quelle pédale !
Ferais mieux d'entrer dans les
Ordres ! »
Hélas,
même
lorsque les invectives contre
soi-même sont d'une meilleure
tenue, et disent un désespoir
plus noble, il ne faudrait pas
croire un instant, hélas,
qu'elles expriment la modestie
ou la sainte humilité du
flagellant — lequel serait
vraiment digne, alors,
d'entrer dans les Ordres. Si
le pénitent ne formule pas le
moindre reproche à son
adversaire, c'est tout
bêtement que l'adversaire n'a
pas droit à l'existence. Je
loupe cette balle ?
C'était forcément une balle « facile »,
dont l'ectoplasme d'en face ne
saurait se vanter en aucune
manière. Je suis mauvais,
soit, mais pas question
qu'autrui soit bon. Autrui
n'est qu'un faire-exister, un
faire-briller, un faire-hurler
de rage.
Mieux :
cette façon de se traîner
soi-même dans la boue n'est
rien d'autre qu'une
proclamation de génie :
« Moi
qui dans mon essence profonde,
dans mon exquise réalité, suis
un joueur si talentueux, si
maître de la matière, comment
puis-je me laisser aller à
produire un coup si peu
conforme à mon exquise
sublimité ?
Comment mon paraître peut-il à
ce point trahir mon être ? »
Tout bien pesé, donc, on
s'insulte soi-même pour
rappeler à l'adversaire
(lequel, à vrai dire, existe
puissamment), qu'il ne faut
pas se fier aux apparences, et
que l'on est le numéro
un, sur la terre battue comme
au Ciel.
Drame
assez
poignant. Car la vérité
contraint bien sûr à inverser
les choses :
le Paraître, c'est ce talent
qu'on éprouve en soi, ce génie
dont on se croit possesseur,
cette maîtrise à laquelle on
s'identifie en rêve. Et les
fautes abominables, les
laideurs grotesques, les
balles avortons, les bois
misérables, les coups trop
longs et trop courts, les
démarrages tardifs, les
courses vaines, les feintes
éventées, tout cela, c'est
très précisément la réalité,
c'est notre Etre exact, notre
juste expression, la claire
sanction du réel. Les cris et
les insultes dont on se
fustige signifient donc,
pitoyablement :
« N'ai-je
pas bientôt fini de révéler à
nu mon Etre ?
L'apparence ne peut-elle me
faire la grâce de triompher du
réel, sous le regard de cet
adversaire trop présent, et
qui me nargue et qui me juge
et qui m'insulte par son
silence ? »
Douloureuse
affaire,
mais point totalement
désespérante :
on ne progresse dans l'être
que si l'on garde les yeux
fixés sur la vision de sa
propre perfection, fût-elle
impossible. Cependant il faut
s'y faire :
bien jouer ne sera pas
paraître enfin ce qu'on est,
mais conquérir enfin ce qu'on
n'est pas. [9.91]
Les
qualités
ou les défauts de leur
confrérie, apparemment, ne
devraient pas concerner grand
monde :
la théologie n'est certes pas
la profession intellectuelle
la plus répandue ;
en outre, elle suppose,
bizarrerie extrême, que ses
représentants exercent leur
intelligence dans le cadre
préalable et contraignant de
ce qu'on appelle la « foi ».
Sortis de ce cadre, tous leurs
propos, extrêmement argumentés
pourtant, sont étrangement
frappés de nullité. Un peu
comme si les démonstrations
rigoureuses des mathématiciens
devenaient parfaitement
inopérantes dès lors qu'on
voudrait les appliquer au
domaine de la physique ou de
la vie pratique :
deux plus deux égalent quatre,
mais deux pommes plus deux
pommes n'égalent pas quatre
pommes. Ou si l'on préfère,
une entité théologique plus
une entité théologique plus
une troisième entité
théologique égalent
incontestablement une Unité
trine. Mais ce calcul
rigoureux, de l'aveu même des
théologiens, ne vaut plus si
vous ne n'avez pas la « foi ».
En
dépit
de cette limite surprenante,
les théologiens sont,
aujourd'hui encore,
aujourd'hui surtout, les
penseurs par excellence — ou,
si l'on préfère, les
paradigmes du penseur.
Pourquoi ?
Parce qu'ils sont, par
définition, contraints de
faire ce que tous les
penseurs, d'une manière moins
évidente et moins
spectaculaire, font dès lors
qu'ils entrent en pensée :
concilier le temps et
l'éternité. En termes moins
pompeux :
prendre une posture en face du
monde, une distance critique
par rapport au réel, n'être
pas seulement les historiens
ou les journalistes du
présent. Le théologien juge
son temps (mais cherche
éventuellement à le
comprendre) au nom de
l'éternité. Plus modestement,
mais non moins réellement, le
penseur laïc cherche à prendre
à l'égard de son temps une
distance qui est celle même de
l'observateur. Bref, l'éternité
du penseur théologien, c'est
la distance critique
du penseur laïque. Il n'est
pas de pensée qui ne soit
confrontation du temps présent
à quelque chose qui s'en
distingue pour mieux le
regarder — ce regard, ensuite
permettra soit de rejeter
l'aujourd'hui, soit de le
comprendre ;
de l'articuler, de le
dépasser, de le fournir de
sens, etc. Le théologien reste
donc le modèle du penseur, et
c'est d'ailleurs pourquoi il
fournit les exemples les plus
éloquents des égarements de la
pensée. (Voir II).
Les
théologiens
dogmatiques, ou, si l'on
préfère, les « Anciens »,
sous couleur d'honorer
l'éternité, mettent la pensée
en conserve, et sous prétexte
de « ne
pas être du monde »,
méconnaissent l'être du monde ;
ils sont passéistes au nom de
l'éternité, et refusent de
connaître le présent de peur
d'être souillés par
l'éphémère. Ils font ainsi
mauvais usage du rapport
temps-éternité. L'instrument
de la distance devient entre
leurs mains l'instrument de la
fuite.
Les
« Nouveaux »,
eux, redoutent justement qu'on
prenne le souci de l'éternel
pour celui du passé. Voyant
leur collègues se murer dans
la méconnaissance du monde,
ils ne veulent rien tant
qu'éviter cette méprise. Ils
se proclament « présents
au monde »,
mais en confondant, cette
fois, la présence avec
l'acquiescement ;
ou, pire, avec l'adoption des
tics du présent le plus futile
et le plus passager. Ils
prennent les trains en marche,
et quand ils ne sont pas
broyés sous les roues, ils
vont, tout essoufflés, tout
suants et tout ridicules, se
mêler avec des sourires
démagogiques à des
conversations où personne ne
les a conviés, et dans
lesquelles ils n'apporteront
évidemment rien qui leur soit
propre. C'est ainsi que l'un
des plus célèbres d'entre eux
nous avise sans rire, dans un
récent ouvrage, qu'à ses yeux
l'Eglise aurait avantage à
faire sa « perestroïka ».
Un autre fait un demi-scandale
médiatique en donnant du
christianisme, près d'un
siècle après Freud, une
interprétation
psychanalytico-symbolique. Un
troisième, qui fut
théologien-de-la-libération,
prône maintenant
l'éco-théologie.
Comme
on
l'a suggéré plus haut, le
rapport temps-éternité,
c'est-à-dire le rapport entre
le monde et ce qui permet de
voir ou de juger le monde, est
le talon d'Achille des
théologiens. Et presque
toujours ce rapport est
faussé, « au
profit »
du temps ou à celui de
l'éternité, c'est selon. Mais
une telle distorsion menace à
vrai dire tous les penseurs.
Sous sa forme laïque, elle
consiste soit à rejeter le
monde d'aujourd'hui par
horreur de sa doxa
présente (excès de l'« éternité »),
soit, à l'inverse, à
enfourcher la doxa
sous prétexte de présence au
présent (excès du « temps »).
Or
la
vraie pensée et la vraie
connaissance ne sont
évidemment ni rejet de la
réalité présente ni
génuflexion devant cette même
réalité. Elle sont mixtes de
temps et d'éternité, donc, en
termes laïques, accueil
critique. (Voir ORTHODOXIE ;
PROGRESSISTE).
[4.92]
Si
je
m'efforce de ne pas proposer
de théorie sur le terrain
moral ou philosophique, c'est
parce que je ne mettrais pas
en pratique mes propres
préceptes. Ce que je suis
capable de mettre en pratique
n'est franchement pas à la
hauteur d'une théorie. Si pour
d'autres gens il en va
différemment, tant mieux pour
eux. Mais je ne reconnais pas
à autrui plus qu'à moi-même le
droit de prendre pour théorie
ce qui n'est que la mise en
concept de sa pratique
instinctive — ou l'envers de
celle-ci.
Quelque
part
dans ses Mémoires,
Simone de Beauvoir, contre
l'avis de ses chers frères les
bourgeois, décrète qu'un riche
communiste, comme il s'en
trouvait à l'époque, vaut
assurément mieux qu'un riche
fasciste, et qu'un
plouto-communiste n'est pas
une contradiction :
car on peut très bien posséder
une immense fortune et
souhaiter que les richesses du
monde, grâce à la Révolution,
soient un jour mieux
réparties. Quant aux pauvres,
ajoute notre auteur, loin de
se scandaliser d'un tel
phénomène, ils sont
reconnaissants aux
milliardaires rouges de
soutenir la cause des damnés
de la terre.
C'est
juste
et c'est faux. Il est
incontestable que si le riche
se dépouille de ses millions,
la face du monde ne va pas
changer, et que cet
appauvrissement n'enrichira
pas les foules. Mais le
problème, pour le milliardaire
rouge, ce n'est pas de se
faire pauvre comme Job du jour
au lendemain. C'est de
renoncer à mille comportements
ennemis de ses idéaux
proclamés, à mille actions
contraires aux intérêts du
pauvre, mais qu'on ne peut pas
ne pas commettre dès lors
qu'on est riche. Comment cet
homme opulent ne sera-t-il pas
en relations avantageuses avec
ses pairs en richesse et en
puissance ?
Comment pourra-t-il se garder
d'user de telles relations à
son profit, même sans le
chercher ?
Comment pourra-t-il éviter
d'être précisément celui qui
ne paie rien pour ses
vacances, parce qu'un voisin
millionnaire lui prête sa
demeure à Marbella ?
S'il est question de
construire près de sa villa
somptueuse des appartements à
loyer modéré, quelle sera sa
réaction ?
Et si l'on institue un impôt
sur les grandes fortunes ?
Plus
sérieusement :
son argent ne reste pas dans
un bas de laine. Il est
investi quelque part. Où ?
Que rapporte-t-il ?
À qui profite-t-il ?
Tant qu'il possédera, comment
le milliardaire rouge
pourra-t-il agir et réagir
autrement qu'en homme qui
possède ?
Comment pourra-t-il se
défendre d'agir sur le
pouvoir, d'être le pouvoir ?
Bien
entendu,
je ne fais pas ici l'éloge des
riches qui, plus noirs que
rouges, défendent sans fard et
sans complexes leurs intérêts
matériels, à l'exclusion de
toute autre considération. Car
ceux-là, s'ils ne sont pas
dans la contradiction, nagent
en revanche dans l'hypocrisie :
ils se persuadent, ou tout ou
moins prétendent nous
persuader qu'ils œuvrent pour
la liberté, le travail,
l'esprit d'initiative, de
responsabilité, que sais-je
encore :
pour tout sauf pour leurs
intérêts.
Mais
si
l'on ne veut ni de cette
hypocrisie, ni de la
contradiction du « milliardaire
rouge »,
contradiction qui menace à
tout instant de se dégrader
elle aussi en hypocrisie, il
n'est que deux solutions :
ou bien le cynisme absolu
(proclamer que l'on défend ses
intérêts de riche, et rien
d'autre). Ou bien l'altruisme
absolu (renoncer,
progressivement ou non, à ses
richesses).
Simone
de
Beauvoir, aveuglée par sa
haine du bourgeois, donc
d'elle-même, a tort :
ce n'est pas parce que le
milliardaire rouge ne
résoudrait rien, sur le plan
social, en se dépouillant de
ses biens, qu'il ne vit pas
dans la contradiction s'il ne
s'en dépouille point, et qu'il
n'est pas condamné, à terme,
au choix simple et décisif :
ou rouge ou milliardaire.
[3.91]
Ville
d'Algérie,
dont Pierre Benoît, en son Atlantide,
se plut à imaginer une
étymologie arabo-hellénique :
ti-pasa, la tout entière. Tout
entière beauté :
à jamais, et surtout pour les
malchanceux qui n'y sont point
allés, Tipasa demeurera la
ville des Noces du
jeune Albert Camus. Les ruines
au bord de la mer, la vie
rayonnante et heureuse de
cette chair humaine dont toute
la douleur de mourir est
transmuée en joie d'exister ;
les ruines, chrétiennes et
païennes, invite sereine à
vivre le présent. Ruines
dressées à l'écart du temps,
comme le soleil, comme la
pierre que l'homme n'a pas
sculptée.
Une
joie
consciente d'elle-même ne
risque-t-elle pas de s'affadir
à force de chanter sa propre
saveur ?
Le discours, la démonstration,
la preuve, la satisfaction,
autant d'ennemis du bonheur.
Par la grâce, peut-être, de
Tipasa, Camus parvient à faire
de la conscience l'aura de sa
propre joie. Il dit son union
au monde, mais sans nous
accabler de théories sur la
fraternité de l'homme avec la
terre ou la mer ;
il en veut aux naturistes
comme aujourd'hui nous
pourrions en vouloir aux
écologistes ;
il dit l'amour charnel, comble
de l'union rêvée, mais il ne
se fait jamais du bonheur un
devoir.
Pendant
la
deuxième guerre mondiale,
retourné sur les lieux de sa
félicité, il découvre une
Tipasa froide, hostile,
enserrée par les barbelés.
Mais il peut tout de même
accéder au site, rejoindre la
beauté, savoir que rien n'a
changé. Aujourd'hui, les
journaux nous apprennent que
les autorités de Tipasa,
fidèles aux prescriptions du
fondamentalisme islamique,
interdisent, sur la plage, le
port de maillots de bains à
l'occidentale, en particulier
pour les femmes. Il faut
croire que, sous la pensée de
midi, nous risquons les
brûlures. [7.90]
Le
« toucher »
désigne d'abord une qualité de
contrôle mécanique et nerveux
qui permet au pianiste, par
exemple, de jouer une mélodie
avec ses quatrième et
cinquième doigts de la main
droite, tandis que les autres
doigts de la même main
exécutent un accompagnement
avec une intensité moindre ou
un legato différent. Avoir du
toucher, c'est donc maîtriser,
réconcilier, harmoniser
plusieurs forces distinctes ou
divergentes. Technique
raffinée, que seule autorise
une perception non moins
raffinée. L'exercice ne suffit
pas à conquérir cette
perception, tant sont
nombreuses les données
sensorielles à maîtriser
simultanément ;
seule ce qu'on appelle
l'intuition permet cette
maîtrise.
Dans
une
seconde acception, le toucher
d'un interprète qualifie la
manière inimitable qu'il a
d'attaquer la note et de la
faire vibrer. Autant de
personnalités, autant de
touchers différents.
Or,
s'agissant
de gestes sportifs, dans le
football ou le tennis, la
langue française parle
volontiers de « toucher ».
Et dans la même double
acception. Choisissons le
tennis :
avoir du toucher, c'est être
capable de faire cohabiter
dans son bras la violence et
la douceur, le geste appuyé et
le geste retenu, de concilier
les directions et les forces
les plus contradictoires, tout
cela dans le réflexe d'une
fraction de soupir. Quant à la
seconde acception, chacun sait
que les vrais champions se
signalent toujours par un
toucher à nul autre pareil ;
l'espace, toujours, porte leur
marque.
Conclusion :
le sport, pratiqué par des
êtres vraiment talentueux,
confine à l'art :
non pas simplement parce que
les mêmes qualités de toucher
se manifestent dans les deux
domaines. Mais parce que le « toucher »
signifie une victoire non sur
autrui, mais sur la matière et
le chaos. Le sport est un art
dès lors que son exercice même
rend inessentielle, ou même
dérisoire, l'idée de « victoire ».
(Voir TALENT).
[6.90]
Dans
l'antiquité,
ce mot désignait un homme
détenteur de tous les pouvoirs
politiques, exploitant son
peuple pour un profit tout
personnel (sans d'ailleurs
l'opprimer systématiquement et
nécessairement). Aujourd'hui,
on recourt volontiers au mot
de tyran pour dissimuler la
réalité :
aucun individu (même dans les
Etats les plus autoritaires)
n'est en mesure d'exercer la
tyrannie, c'est-à-dire de
soumettre un pays entier aux
caprices de sa seule
psychologie individuelle.
La
preuve
la plus pathétique et la plus
odieuse de cette évidence fut
le procès grand-guignolesque
et l'assassinat du roumain
Ceaucescu. Chacun de ses « juges »
s'efforça de le faire passer
pour un tyran classique, mais
l'accusé joua fort mal sa
partition, se présentant sans
cesse pour ce qu'il était en
réalité :
un petit cordonnier bourré
jusqu'aux yeux de convictions
rugueuses, gonflé de
marxisme-léninisme comme une
poupée de son, brutal certes,
ivre de puissance au faîte de
sa splendeur, mais capable,
tout près de la mort, et d'une
façon convaincue sinon
convaincante, de s'identifier
à l'Etat ;
capable en tout cas, par sa
seule rage et ses seuls rires
d'incrédulité, de transformer
ses futurs exécuteurs en
gouapes de banlieue. La
spontanéité de ses réactions
outragées ne fait aucun doute.
Nous n'étions pas devant
Denys, pas davantage devant
Caligula. Tout simplement
devant un homme d'appareil,
affublé de tous les vices
qu'on voudra, mais qui, « vertueux »,
n'eût pas agi très
différemment. Les hommes
d'Etat contemporains, si
nuisibles soient-ils (et nul
ne doute que Ceaucescu fut
nuisible) ne sont justiciables
ni de la morale ni de la
psychologie individuelles. Ils
ne ricanent pas comme les
méchants de cinéma. Nous avons
encore des tyrannies, pires
sans doute que par le passé.
Mais nous n'avons plus de
tyrans. [5.90]
*
Les
mathématiciens,
et tous les hommes de bon
sens, nous expliquent cette
évidence :
si le chiffre « un »
n'existait pas, le chiffre
deux (les amants) n'existerait
pas non plus, ni trois (le
christianisme), ni sept (le
sacré de partout), ni
trente-et-un, ni trente-six,
ni onze mille, ni mille
millions de mille, ni cent
mille milliards, ni rien. « Un »,
donc, est la condition de
toute numération, de tout
dénombrement, de toute
administration du réel. Sans
l'« un »,
Dieu ne pourrait pas compter
ses brebis, ni l'homme ses
moutons.
La
belle
affaire, puisque ce chiffre
est aisément conçu par tout un
chacun ;
les primitifs les plus dignes
de ce nom décrié, même s'ils
ne dépassent guère, en calcul
précis, les doigts de la main,
connaissent tous et toujours
la différence entre un et
plusieurs. Pas de problème,
donc.
Si,
pourtant.
« Un »
n'est pas un point de départ,
une évidence originelle. C'est
au contraire un point
d'arrivée, auquel on ne
parvient qu'au terme d'une
longue, d'une ascétique
abstraction. La preuve, s'il
en était besoin, c'est que
l'Un, chez les philosophes,
fait l'objet des spéculations
les plus difficiles et les
plus vertigineuses. Originel
ontologiquement, il est ultime
existentiellement. Ineffable
foyer de toute procession, au
delà même de l'Etre, on ne
l'atteint qu'au fond
douloureux du silence
mystique.
Et
pourquoi ?
Parce que, contrairement à
l'idée paresseuse que l'on
s'en fait souvent, l'« un »
n'existe pas dans la nature ;
il ne s'offre guère à la
perception, pas plus qu'à la
mémoire :
peut-on, sans trancher dans la
chair du monde comme le
boucher sectionne sa
côtelette, concevoir,
appréhender, voir, au naturel,
une fleur, un
arbre, un homme, une
jeune fille, une
pensée, un élan ?
Nenni.
Le
nom
de toute chose est légion.
L'intuition de l'enfant, mais
celle de l'homme tant qu'il
n'y fait pas des coupes
claires, est l'intuition d'un
bruissement infini d'êtres, ou
plutôt d'être ;
d'une étoffe aussi serrée,
aussi moirée que celle des
songes où tout coule, tout se
tient, tout fluctue ;
où la réalité flue, luit,
scintille, se déverse et
reverse en elle-même. Où nulle
fleur n'est absente d'un
bouquet, dans l'espace naturel
ou dans le souvenir. L'Un,
s'il existe, n'est alors autre
chose que le sac Uni-vers où
fourrer toutes ces diversités,
tout ce bric-à-brac du
Multiple ;
l'Un, s'il est, ne peut être
que le Tout, ce Tout
inconcevable à moins de
s'arracher au monde, à notre
condition même.
Dans
toute
perception, toute idée, il en
va comme dans l'amour :
nous pouvons désirer, voire
accomplir l'union, mais non
point l'Un :
les amants ne sont Un que si
leur conscience est évanouie ;
ils sont Un, mais pour
personne, sinon pour ceux qui,
accoudés à la fenêtre de
l'Eternité, contempleraient
leur catalepsie.
Conclusion
bien
inévitable :
la chose la plus simple du
monde, le Simple par
excellence — et qui nous
permet réellement de tout
concevoir, de tout calculer —
ne nous est pas accessible, n'existe
pas pour nous. Cela même
qui nous permet de vivre et de
comprendre est invivable,
incompréhensible. Même chose,
d'ailleurs, pour la vie même,
qui n'existe que grâce à son
contraire, souvent appelé
néant. [3.91]
Les
hommes
ne se pardonnent rien, sauf
leurs contradictions.
C'est-à-dire qu'ils se
pardonnent tout. Tel cet
intellectuel cultivé,
formateur des élites, qui
croit au « magnétisme »,
à la radiesthésie, et de façon
générale aux vaticinations sur
le microcosme et le
macrocosme. Inconséquence
formidable, coma de la raison,
honte de l'esprit ?
Mais non, vous n'y êtes pas,
il s'agit d'une simple et
pardonnable contradiction.
La
contradiction,
délicieuse et providentielle,
permet de ne pas être ce qu'on
est, ou, pour le moins, de
l'être à peu de frais. Elle
permet, à tout coup, de
reculer devant les
conséquences.
Dans
un
domaine apparemment tout autre :
on porte à ma connaissance le
fait suivant, d'intérêt mineur
apparemment :
M. Karl Barth, le rude auteur
d'une immortelle Dogmatique,
théologien classé dans les dix
premiers mondiaux, connut
durant de longues années une
liaison de type ancillaire et
charnel avec sa secrétaire
dactylographe, sans doute aux
fins de vérifier la
praticabilité de sa Doctrine
de la Création. De son côté —
le fait est beaucoup plus
largement connu — Son Eminence
le cardinal Jean Daniélou,
compétent et sourcilleux
doctrinaire de l'Eglise,
expira, dit la Tradition
orale, dans les bras d'une
prostituée. Ce qui est plus
agréable et plus indiqué, sans
conteste, que de mourir cloué
sur une croix.
Que
vous
font ces ragots ?
protestera le lecteur bien
élevé. D'ailleurs, si cela
est vrai, ces péchés plutôt
sympathiques ne changent rien
à l'importance ou l'intérêt
d'une pensée purement
théologique.
Rien ?
Ah pardon. Il ne s'agit pas de
condamner, en elles-mêmes, les
terrestres amours de ces
hommes. S'il est vrai qu'ils
besognaient leur secrétaire ou
payaient des filles de joie,
grand bien leur fasse.
Simplement leur œuvre, telle
qu'ils l'ont eux-mêmes voulue,
n'a de sens que par la
profession de foi qui la
sous-tend. Or ladite
profession de foi se trouve en
contradiction notoire
avec le comportement réel des
professants. Si bien que leur
œuvre est non seulement privée
de preuve existentielle, elle
est dépourvue de tout soutien,
de tout sens
existentiel ;
elle est vide, nulle, non
avenue dans la réalité
humaine. Les robinets du verbe
chrétien crachent à gros
bouillons concepts et
préceptes. Mais —
contradiction !
— l'on néglige de placer le
bouchon. Et la baignoire ne se
remplit pas.
Disons-le
nettement.
Si les deux gaillards se sont
vraiment comportés comme on le
dit, la petite Histoire
appartient à la grande :
MM. Barth et Daniélou ne
sont pas des chrétiens,
comme l'intellectuel dont je
parlais au début n'est pas
un intellectuel. Si bien que,
strictement parlant, et je
tiens à parler strictement,
pas une ligne de leur énorme
travail ne subsiste et ne doit
subsister dans nos esprits.
Leur œuvre entière est flatus
vocis, ou motus
calami. Il n'y a pas à
sortir de là, sinon par la
tangente.
Je
dirai
la même chose, bien sûr, du
prêcheur de l'égalité qui
amasse des dollars, de
l'écologiste qui jette des
boîtes de conserve dans la
nature, ou de l'écrivain dont
on prétendrait que la bassesse
de caractère ne nuit pas à la
grandeur de l'œuvre. Or en
général ces êtres « contradictoires »,
tout comme les théologiens
tringleurs, suscitent la plus
grande indulgence. On semble
ignorer cette exigence
élémentaire :
les contradictions sont faites
pour être surmontées. Et si
l'on ne parvient pas à les
surmonter, ce qui est
parfaitement imaginable et
pardonnable en soi, on perd
simplement, dans le domaine
concerné, le droit à la
parole.
L'unicité
de
l'être :
nulle conquête n'est plus
difficile. Mais sans elle, on
n'a pas voix au chapitre de
l'humain. Feindre l'unicité,
voilà qui est honteux. Mais ne
pas même voir qu'elle est
nécessaire, voilà qui est plus
consternant encore (Voir CONTRADICTIONS).
[8.91]
Nous
la
connaissons si peu que les
pires événements sont
parfaitement impuissants à la
faire régner en nous, à nous
rassembler tout entiers. Je ne
dis pas qu'il faille
s'uniformiser intérieurement,
je dis qu'il serait heureux,
beau, souhaitable que nous
soyons en mesure d'ordonner
tout notre être à sa plus
haute passion, à sa douleur la
plus profonde, à sa joie la
plus vive ;
or ce n'est pas souvent le
cas.
Au
contraire,
s'il est vrai qu'une part de
nous-mêmes, de loin en loin,
se trouve saisie par la mort
ou par l'amour, nos autres
passions, manies ou tics, loin
de se taire en ces occurrences
brûlantes ou terribles, vont
continuer leur bonhomme
d'existence avec une
impudence tranquille et
grotesque. Ainsi cet homme
ravagé par un deuil douloureux
n'en continue pas moins d'être
un patron avare et
pointilleux. Ce maniaque de
l'ordre, loin d'oublier sa
manie quand tout, autour de
lui, en lui, n'est que
recueillement et larmes, fait
de l'ordre, encore de l'ordre,
toujours de l'ordre. Ce
troisième, qui aimait chanter
à la quinte pour étoffer
plaisamment les chorales
familiales, chante à la quinte
à l'enterrement d'un proche.
[12.91]
J'en
suis
un, paraît-il. Parce que
j'écris un livre qui parie
pour une fragile « ressemblance
humaine »,
voilà qu'aux yeux de X je n'ai
rien compris à la douleur du
monde, tandis que pour Y je
prépare les totalitarismes de
demain (c'est trop d'honneur).
Mais tiens, je m'aperçois que
X comme Y sont d'anciens
utopistes. Par la barbe du
faux prophète, on ne les y
reprendra plus :
quiconque désormais n'a pas
laissé toute espérance de
progrès humain (ce progrès
fût-il conçu comme infiniment
lent, infiniment douteux,
infiniment menacé), quiconque
n'a pas décrété la prééminence
écrasante sur cette Terre du
Mal radical, ne peut être
qu'un fieffé rêveur, un
fauteur de rêves criminels, un
Staline en puissance.
Les
anciens
utopistes sont devenus
religieux — par désespoir ;
et leur désespoir n'est que
l'envers de leurs espoirs
anciens. Lesquels, pour
prendre la forme d'un délire
utopique, n'étaient eux-mêmes
déjà que désespoir déguisé. Il
n'y pas d'anciens
utopistes. Il y a des gens qui
oscillent de l'espoir
outrancier au désespoir
absolu. Des excessifs
impénitents. Ils aimaient tant
la noyade, ils ont failli
réussir. Et voilà qu'on leur
assèche la mer. À peine
sauvés, ils courent chercher
la corde pour se pendre.
[6.91]
*
Son
Requiem, dirigé par
Toscanini. Théâtral autant
qu'il est possible, donc
éloigné, autant qu'il est
possible, de la réalité de la
mort ?
Non, c'est l'excès même de
l'énergie et du désir de vivre
qui peut faire croire au
théâtre, donc à
l'inauthentique. Mais à tort.
Après
tout,
comment parler de la mort ?
La gravité compassée n'est
qu'une vie ralentie, qui singe
la paix des cimetières. Une
telle paix, on ne peut
d'ailleurs que la singer, ou
la combattre. Et ce Requiem,
à sa manière, la combat. C'est
une explosion de vie,
désespérée et pleine d'espoir.
Bien sûr, contrairement au
chef-d'œuvre de Mozart, la
vie, chez Verdi, est conçue
sous les espèces, relativement
simples et naïves, de la
vitalité. Chez Mozart la
douleur même, la langueur même
sont la vie absolue. Mais il
n'empêche que ce Verdi-là
n'est pas théâtral, pas plus
que ne le sont, en général,
les expressions de la « foi
romantique »,
laquelle est d'abord
l'expression d'un attachement
innocent, ardent, sincère
autant qu'il se peut, à la
vie. (Voir REQUIEM).
[3.92]
N'existe
pas.
Remarquons l'étrangeté du
phénomène. Car la vérité, en
dernière analyse, c'est
précisément ce qui existe,
ce contre quoi se
fracasseraient éternellement
toutes les tentatives de
négation. Mais comme par
ailleurs nous sommes
parfaitement incapables de
prononcer avec une certitude
absolue des phrases aussi
simples que « le
monde est »,
de nous prouver à nous-mêmes
que nous ne sommes pas le rêve
d'une ombre, nous voilà bien
forcés, alors, de concéder que
ce qui existe n'existe pas —
n'est pas à la portée de nos
jugements d'existence.
Là-dessus,
des
origines à nos jours, les
hommes n'ont cessé de tenir
pour vrai tel ou tel Principe,
telle ou telle Réalité
première, et de mettre un
butoir à leur vertige d'être,
tel un baron de Münchhausen
qui recevrait sa propre chute
sur le sol de ses mains,
soigneusement disposées en
panier métaphysique sous son
derrière existentiel. Mais il
est à noter que les hommes
d'aujourd'hui sont à cet égard
infiniment plus prétentieux
que ne le furent leurs
ancêtres :
tant qu'on invoquait des dieux
terribles ou monstrueux, des
Principes ineffables, des
Genèses éléphantesques, on
reconnaissait l'impossibilité
d'atteindre à la vérité, sinon
par le biais de la métaphore
tâtonnante et de l'image
angoissée. Mais est venu le
temps du concept, et des
religions langagières. Est
venu le temps des commentaires
pitoyables sur la miséricorde,
la patience, la colère ou les
exigences morales, voire
juridiques, de la Vérité. Le
temps des batteurs d'estrade
métaphysique. Malgré Xénophane
et plusieurs autres, nous en
sommes toujours là, en cette
fin de vingtième siècle. C'est
la triste Vérité.
Dans
le
cadre évidemment étroit, mais
suffsant tout de même pour les
intéressés, de l'humanité,
l'on peut dire que la « vérité »
existe, une vérité négative :
nous nous faisons nous-mêmes,
nous ne pouvons trouver hors
de nous-mêmes une garantie
d'existence et de réalité,
nous n'avons pas le droit « aléthique »
d'invoquer plus que
nous-mêmes. Nous sommes
autonomes. Du moins
n'avons-nous rien fait ni
pensé, dans toute notre
histoire, qui ne puisse
finalement nous être imputé.
Nul de nos actes, nulle de nos
pensées ne laisse de résidu
surhumain dans l'Histoire.
Nous sommes des enfants
abandonnés, mais de personne.
Un rasoir d'Occam, impitoyable
et fier, tranche toute
velléité de barbe blanche.
On
entend
les contra :
vous prétendez tout de même à
la vérité :
votre vérité, c'est que la
vérité n'est point, etc.
Objection classique au
scepticisme, mais qui demeure
sans force :
ce n'est point de scepticisme
qu'il s'agit ici, mais d'agnosticisme.
Autrement dit, la possibilité
qu'« existent »
tous les dieux qu'on voudra
demeure réservée. Ces dieux
inconnus, il n'est même pas
absurde de les prier. Ce qui
est absurde, c'est de s'en
réclamer. Et la « vérité »
de l'agnosticisme, quant à
elle, est inarticulable. Elle
n'est rien d'autre que le vent
dans les cheveux, ce vent que
nous sentons le temps de notre
chute vers la mort. Mais
est-il rien de plus
merveilleux que le vent dans
les cheveux ?
(Voir AGNOSTICISME).
[4.90]
On
reproche
à Pétrarque — et je le fais
dans ces pages (voir MOTS)
— de donner de lui-même une
image constamment embellie,
drapée, ennoblie. L'excuse de
cet auteur, et de bien
d'autres Anciens qui
soignèrent leur image, c'est
qu'ils se croyaient tenus de
respecter, et respectaient
avec plus ou moins
d'hypocrisie, une certaine
échelle de valeurs morales.
Les Modernes — je citais
ailleurs l'exemple de Leiris
(voir BIOGRAPHIE)
— ont
généralement rejeté cette
échelle, pour placer au faîte
de leurs valeurs la sincérité
ou l'authenticité — avec les
risques de distorsion, de
provocation et de fausse
sérénité que cela comporte.
Quand je méditais sur
l'autobiographie, j'ignorais
cependant ce qui m'apparaît
maintenant comme le comble du
mensonge, et dont l'honneur
revient à un écrivain moderne :
Mme de Beauvoir, prêtresse de
l'authenticité s'il en fut,
nous raconte dans La force
de l'âge comment elle
repoussa fermement les avances
amoureuses d'une collègue de
travail ;
de façon générale, elle ne dit
mot de ses aventures
homosexuelles, dont nous
apprenons maintenant, post
mortem, toute la place
qu'elles prirent dans son
existence. Autrement dit, on
se pique d'authenticité, on
place l'authenticité au sommet
de son échelle de valeurs, et
non seulement on dissimule,
mais on ment et on travestit
les faits de la manière la
plus éhontée, pour des motifs
qui, au mieux, rejoignent ceux
de Pétrarque, mais sans
l'excuse d'avoir dissimulé
pour se conformer au code
moral en cours. O chers
humains, mentez tant que vous
voudrez, mais faut-il encore,
par-dessus le marché, que vous
nous rebattiez les oreilles de
votre authenticité ?
[8.92]
Ne
correspond
pas, en général, à l'idée
qu'on s'en fait. Chez les
autres, mais surtout chez soi.
Car on oublie trop que le vice
entraîne une activité ;
il n'occupe pas seulement les
pensées, il dévore le temps
concret de notre vie. De
Dostoïevski, l'on peut dire
sans abus de langage qu'il fut
possédé, longtemps, par le « vice »
du jeu :
il allait jouer, il perdait,
souffrait horriblement,
recommençait pourtant.
Contrairement à l'« obsession »,
qui peut demeurer interne et
ne pas conduire nécessairement
à l'acte, le vice est ce qu'on
ne peut s'empêcher de faire,
la plus grande partie de son
temps, et quelles que soient
les conséquences. C'est une
obsession désillusionnée et
désespérée :
tant qu'on n'agit pas, on
conserve l'espoir, même
illusoire, que le passage à
l'acte, enfin, va nous
apaiser. On passe donc à
l'acte. On n'est pas apaisé le
moins du monde. Mais on ne
peut s'empêcher de continuer.
D'où, bien sûr, l'assimilation
du vice à l'« enfer »,
répétition perpétuelle d'un
tourment choisi, voulu par
notre liberté.
Mais
si
réellement le vice est activité
constante et concrète,
beaucoup de gens (du moins
dans cette classe sociale qui
pourrait se permettre de
passer moins d'heures au
bureau sans mourir de faim),
s'apercevront sans doute que
leur vice principal, sinon le
seul, porte un nom tout bête
(et je le dis sans rire, sans
aucune envie de faire un bon
mot) :
le travail. [8.90]
Quand
on
a vécu son enfance à la
campagne, et qu'on ne goûte
pas la campagne, est-ce la
preuve qu'on déteste son
enfance, comme Malraux
détestait la sienne ?
Peut-être non. Mais cela
marque une distance, une
méfiance plutôt. S'il fallait
à tout prix habiter la
campagne, on y survivrait,
mais ce qui nous gêne en elle,
c'est ce qu'elle a de trop
tempéré, de trop modéré ;
les collines et les plaines
sont des solutions données
avant tout problème. Du coup,
ce qui nous émeut, ce qu'on
veut exclusivement, ce sont
les lieux sublimement communs
du voyage, à commencer par les
Tropiques et leurs couleurs
violentes. On croit, à tort ou
à raison, ne trouver la
douceur que dans leur dureté.
De
toute
manière, on ne préfère pas un
paysage à un autre, on préfère
élire tel ou tel lieu pour
témoin de son existence. Il
n'y a donc pas à choisir entre
la ville, la montagne, le
désert, la mer ou la forêt. Un
tel choix n'a pas de sens,
parce que ces différents lieux
n'existent guère en eux-mêmes.
Les rêves de nature ne
sont-ils pas toujours liés à
des rêves de culture humaine,
je veux dire, essentiellement,
d'amour ;
et les rêves de ville, encore
davantage. On ne cherche nulle
part la solitude, ni davantage
la foule. On cherche l'alter
ego, grâce à qui peu importe
qu'on marche sur les pavés ou
sur la plage. Ce n'est pas
qu'un paysage soit un état
d'âme, c'est qu'il n'est rien.
Il n'y a que des états d'âme.
[12.91]
Vient
du
mot « vertu ».
Il n'existe pas de virtuosité
« pure »
— ou alors, elle est impure.
Normalement, chez le
compositeur et chez
l'exécutant d'une œuvre, elle
accompagne, comme sa cause et
sa conséquence, le désir
d'expression et de dépassement
de soi par l'expression. Elle
est geste de la transcendance,
incarnation de l'inaccessible,
arrachement aux pesanteurs,
vagance hors des possibles,
sereine reconnaissance des
terres vierges et des cieux
irrespirables. Je songe à la
musique, et dans la musique,
aux Etudes de Chopin,
puis de Liszt.
Mais
on
ne doit pas oublier les autres
arts, ni ce qu'on appelle en
général sport et jeu. La
virtuosité en football, aux
échecs, et celle des
magiciens, peut-être la plus
merveilleuse de toutes, parce
qu'à tout instant elle pousse
les plus incrédules à croire
au miracle, à l'extra-humain,
quand il ne s'agit à la vérité
que de surhumain :
d'un fantastique travail de
l'homme pour se dépasser. Oui,
comme nous sommes pessimistes
sur l'homme, nous autres
spectateurs de la magie, prêts
à croire à des forces occultes
plutôt qu'à l'extrême habileté
d'un de nos semblables.
Le
sport,
le jeu, la magie. Voici l'« antipodiste »
chinoise, qui se produit au « Cirque
du Soleil »
de Montréal :
pieds vers le ciel de
l'immense chapiteau, elle
jouait d'abord avec une
ombrelle miraculeusement
dansante, puis immobile
(miracle plus grand encore)
sur l'extrémité de son manche,
sur l'arête de sa corolle ;
ensuite, l'artiste faisait
tourner, donc déployer sur ses
orteils des tapis rouges, qui
flottaient dans l'air comme
les anémones de mer le font
dans l'eau (plus exactement
comme ces méduses-parasols,
c'est leur nom, qui
respiraient, qui battaient,
cœurs minuscules, dans
l'aquarium de Monterey) ;
et la virtuose, l'artiste,
faisait vivre les étoffes, sur
un pied, puis sur deux, puis
sur les deux pieds et les deux
mains ;
elle les faisait bondir d'une
main sur l'autre, d'un pied
sur l'autre. Virtuosité,
beauté du surhumain. (Voir CIRQUE).
[6.90]
Tout
intellectuel
ou artiste qui se respecte se
doit à la fois de voyager et
de voyager « autrement »
(pas comme ces imbéciles de
touristes, bien sûr, mais pas
non plus comme ceux qui
croient faire mieux que les
touristes, ni comme ceux qui
croient faire mieux que ceux
qui croient faire mieux :
au-tre-ment, vous dis-je). Or
le voyage moderne, même fait à
quatre pattes, même au pain
sec et à l'eau, ne peut être,
par définition, qu'une
activité de luxe et surtout
d'artifice.
Je
ne
nie pas qu'il existe, à côté
des touristes grossiers, des
voyageurs infiniment délicats.
Mais ceux-là font des
safaris-photos plutôt que des
safaris-fusils. Où sera la
vérité dans les rapports
humains quand vous avez décidé
un beau jour, fût-ce en toute
humilité, de « rencontrer
l'Autre »,
alors que l'Autre ne vous a
rien demandé de tel ?
Vous êtes alors comme qui
décide un beau jour de se
marier et se met en tête de
faire la tournée des bars et
des bals. Même s'il opère avec
une délicatesse irréprochable,
il a choisi de rencontrer une
Idée de l'Épouse, et toute
femme réelle sera vue, dès
l'abord, en fonction de ce
choix préalable. Le voyageur
le moins touriste, et surtout
lui, « va
vers l'Autre »
avant toute expérience. Or
dans la vraie connaissance,
les êtres rencontrés échappent
à toute catégorie, et d'abord
à celle de l'Autre. L'idée
même d'une distance à réduire,
à vaincre, à dépasser, porte
déjà jugement sur les
personnes.
Alors
quoi ?
Ne faut-il pas voyager du tout ?
Si, pour voir les pierres et
les paysages — ce qui, certes,
n'est pas moins égoïste que de
vouloir « rencontrer
l'Autre ».
Mais moins artificiel :
si j'aime la peinture
italienne, le geste de me
déplacer en Italie pour
nourrir ma passion n'est pas
une décision abstraite. En
outre, si j'entreprends un
voyage pour des choses et
seulement pour des choses, je
n'en rencontrerai pas moins
des êtres. Mais avec cet
avantage que je n'aurai rien
pensé d'eux préalablement. Je
ne les aurai ni méprisés ni
divinisés. Je n'en aurai pas
fait les représentants de
l'Autre, titre dont ils n'ont
que faire, eux qui sont, comme
moi, le Même.
Bizarrerie
remarquable :
ceux qui proclament leur
humble désir d'aller à la
rencontre de l'Autre, présumé
infiniment digne, sont
également ceux qui proclament
haut et fort leur décision de
se distinguer de ces Autres
particulièrement vils que sont
leurs congénères immédiats,
leurs compatriotes, ceux qui
s'entassent avec lui dans
l'autobus ou l'avion :
bref, les (autres) touristes.
Ainsi donc, l'Autre, quand il
est mon voisin d'aéroport, est
essentiellement méprisable, et
lorsqu'il est exotique,
essentiellement admirable. Or
il s'agit de fantasmes
symétriques. L'Autre ne mérite
ni cet excès d'honneur ni
cette indignité. [5.92]
*
Nom
du
serviteur de Faust, chez
Gœthe. [5.90]
Son
œuvre
est pure, désintéressée,
ascétique, exemplaire, et
personne aujourd'hui ne peut
le nier. En outre, son langage
musical, qu'il partageait avec
certains confrères viennois,
ne fait plus peur ni même
horreur. Mais on continue à ne
pas écouter Anton von Webern,
et sans doute ne
l'écoutera-t-on guère dans
l'avenir. Ce compositeur
représente le cas étrange, et
typiquement moderne, d'une
œuvre reconnue sans
contestation, et pourtant inconnue.
La valeur est ici totalement
disjointe de la popularité. La
perception qu'on a de la
grandeur webernienne est
comparable à celle qu'on peut
avoir d'un génie mathématique,
un Hilbert ou un Cantor.
Incontestables, immenses,
inconnus du grand public, même
« cultivé ».
Et
après ?
dira-t-on. Eh bien, après se
pose la question de l'œuvre
d'art et de son universalité
présumée. Il semble qu'avec un
Webern, et après lui,
l'artiste ne soit plus ce
qu'il avait été depuis qu'on
lui reconnut un rôle
spécifique dans le monde :
le spécialiste du général. Il
semble qu'il ne se définisse
plus comme le
génie-reconnaissable-par-tous.
L'art définitivement éclate en
deux parties inégales :
d'un côté les successeurs de
Webern, parfois géniaux mais
confidentiels, c'est-à-dire
reconnaissables par leurs
pairs, à la façon des génies
mathématiques. Et de l'autre
côté les amuseurs publics,
reconnaissables par chacun
pour la bonne raison qu'il
parlent le langage de nous
tous — sans dire un mot que
nous n'aurions été capables de
prononcer nous-mêmes. Mais le
génie à la Mozart, qui dit
plus que tous dans le langage
de tous, nous est
provisoirement interdit.
En
prenant
les choses sous un angle
légèrement différent :
les émotions les plus hautes,
dans la modernité, ne sont
plus les émotions
communautaires. Et le
communautaire, inversement,
nous paraissons lui réserver
notre part la plus médiocre.
[8.91]
Autre nom pour le séquoia, conifère originaire de Californie, dont, aux Etats-Unis, l'on