TABLE


 

 

MON ENCYCLOPÉDIE
 

        (janvier 1990 - août 1992)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

A

 

 

ABD EL-KADER (ou Abd al-Qadir al-Jazira, émir)

« Dieu dit à l'un de ses serviteurs (...) : "Que penses-tu que tu ferais si, alors que tu te trouvais dans un état extrême de faim, de soif et d'épuisement, Je t'appelais à Moi tout en t'offrant Mon paradis avec ses houris, ses palais, ses fleuves, ses fruits, ses pages, ses échansons, après t'avoir prévenu qu'auprès de Moi tu ne trouverais rien de cela ?" Le serviteur répondit : "Je me réfugierais en Toi contre Toi." »

Ce texte, propre à briser d'exigence et de douceur les cœurs les plus distraits, ce texte en qui l'islam respire aux cimes de toute pensée humaine, qui donc l'écrivit ? Tout de même pas l'adversaire des Français dans l'Algérie du XIXe siècle, ce chef de guerre qui pendant quinze ans mena la vie dure à l'envahisseur ? Tout de même pas cet Abd el-Kader ? Eh bien si, cet Abd el-Kader. « Le combat spirituel est plus rude que la bataille d'hommes »...

Abd el-Kader sera donc, par la vertu des hasards phonétiques, le premier nom de cette petite encyclopédie. Un guerrier qui, sans peur de l'engagement physique, sait que la guerre est tout intérieure ; un croyant dont la qualité spirituelle transcende les limites de toute religion. Au fait, par quel nom désigner un tel être, fait d'intériorité et d'universalité ? Convenons de l'appeler un homme. [4.92]

 

ABÎME

L'homme en est un : cela signifiait, dans la bouche du Woyzeck de Büchner, que chaque individu, âme insondable, était capable de tout, jusqu'au crime. Cela peut signifier aussi, d'une façon non moins certaine, que les hommes pris dans leur ensemble, que l'espèce humaine peut succomber à la panique de soi-même. Il n'est plus rien, hors d'elle-même, qui puisse faire peur à l'espèce humaine. La nature, les animaux nous causent encore du mal, mais nous n'y voyons plus le dieu Pan. Le dieu Pan n'est plus qu'en nous. Présent comme jamais. D'une voix insinuante, il nous murmure : vous redoutez l'abîme ? Pourquoi prolonger cette souffrance d'angoisse ? Il suffit de tomber. [12.91]

 

ABSOLU

Tissu de voyelles et de consonnes, recouvrant, tel le foulard du magicien, un objet volatilisé. Mais l'objet se trouve quelque part, il brille par son absence, il nous impose le souvenir ou le rêve de sa forme, plus intense que si nous pouvions le voir et le toucher.

L'absolu, nul n'en doute, est introuvable dans l'expérience du monde. Rien dans cet univers n'est absolu, c'est-à-dire détaché de toute contingence, intégral et total. « Absolu », comme « parfait », « pur », « infini », n'existent pas. Ce sont les mots préférés, je l'espère, de tout un chacun, tout le contraire de flatus vocis, mais qui désignent avec une impérieuse plénitude (celle de notre désir) des non-êtres. Statues et sacrifices au dieu inconnu.

Il faudrait nuancer et préciser : ils existent, au sens où nous en avons souvent l'idée et plus que l'idée : l'expérience. Mais cette expérience même est celle de l'inaccessibilité, de la saisie impossible, du mirage qui comble et fait mourir.

Nous aimons, voulons, espérons, désirons ce qui n'existe pas ? Ce n'est pas assez dire : nous n'aimons, ne voulons, n'espérons que cela. C'est cela seul qui fait notre amour, notre vouloir, notre espérance. Même les hommes qui ne croient aspirer qu'à ce qu'ils n'ont pas, n'y tendent que parce qu'ils ne le sont pas. Le défaut d'être, voilà ce qui meut notre être. Mais notons-le bien, le défaut n'est pas où l'on pense. Il ne niche pas tellement en nous que dans l'« être » même. Ce n'est pas nous qui aspirons à ce qui nous manque, tels des réceptacles vides en espérance d'un monde plein. C'est notre être bourré de réel, replet de vie, qui n'a de cesse de s'abreuver à la source du non-être. Ce qui fait notre soif inextinguible, notre rêve à jamais inassouvi, c'est la merveille du néant, dont l'un des plus adorables visages s'appelle l'absolu. Ah, pouvoir être enfin ce qui n'est pas ! (Voir PERFEC­TION). [8.91]

 

ABSTENTION

Ne pas commettre ceci ou cela (qui paraît effectivement condamna­ble, ou qui lèse autrui d'une manière ou d'une autre), ce n'est que le premier pas, qui risque bien, s'il n'est pas suivi d'un autre, d'être un sinistre faux-pas. Ne pas commettre, c'est alors ne pas se commettre ; c'est très exactement se retirer de la vie pour se retirer du « mal ». Cette façon de se soustraire en croyant vaincre ne concerne pas seulement l'exercice des vertus. Finalement c'est avec l'existence tout entière qu'il s'agit de se commettre ou non : le meilleur moyen de ne pas mourir, c'est ne pas vivre. (Voir MORALE). [2.92]

 

ABSURDE

Mot rendu célèbre par l'écrivain Albert Camus (1913-1960). Il désignait une stupeur, une angoisse, une hébétude essentiellement humaines : le sentiment d'habiter un monde qui ne nous a rien demandé, qui ne nous attend ni ne nous aime, et qui se tait aussi obstinément que les dieux maternels, pour peu qu'un adulte les supplie de le reprendre dans leurs bras. Indifférence du ciel bleu, indifférence du Ciel. La vie n'a pas de sens plus fort que les soirs de solitude, et même les matins de beauté. À nous de mourir ou de créer le sens.

Faut-il préciser que l'« absurde » existe en 1990 comme il existait dans les années quarante. Avec une seule différence, mais de taille : on ne veut plus voir l'indifférence du monde à notre égard, on se persuade, comme les très anciens Grecs, que la nature est notre alliée, et nous veut du bien. Mais les Grecs peuplaient aussi la nature de forces hostiles. À nos yeux, il n'en est rien. Tout le mal vient de nous et de notre esprit. Nous nous refusons donc le droit de nous sentir mortellement malheureux devant un beau paysage. Nous en souffrons d'autant plus. Et nous avons cessé de penser en termes de sens et de non-sens, pour ne plus parler qu'innocence (s'agissant du monde) et culpabilité (s'agissant de nous-mêmes). [6.90]

 

ABYSSES

 

Qui n'a pas rêvé des grandes profondeurs sous-marines, pour y habiter, pour y vivre dans la lumière ? Comme les films nous montrent toujours ces profondeurs éclairées par des projecteurs, l'on en vient à oublier qu'après quelques dizaines de mètres, la nuit règne seule. Et que les merveilles révélées par le bathyscaphe sont à proprement parler créées par l'homme, artificielles.

 Pourtant, nul ne pourra nous convaincre qu'il n'existe pas, dans les très grandes profondeurs, non seulement des poissons d'or, des poissons-chats, des poissons-toupies, des poissons-oiseaux bariolés, mais surtout (grâce, peut-être, à je ne sais quelles pierres phosphores­centes), une lumière à la fois intense et douce, une lumière de ciel hawaiien. Avec en prime, le pouvoir de respirer dans ces eaux douces ? Après tout, ce que la science ne nie pas, c'est l'existence de poissons-phares, donc le pouvoir animal et végétal de créer la lumière. Il suffit d'y croire, d'y croire encore un peu plus, et le soleil va régner au fond des eaux. [12.91]

 

ACÉTONE

Douceur, oui, déchirée, secouée ; souffrance irremplaçable, de ne pouvoir être au monde comme les autres enfants, qui jouent dans le bruit joyeux, sous la chaleur saine, tandis que l'on gît dans l'amertume, l'excès et la faiblesse de son corps. Nausées incœrcibles, et la main d'une mère sur le front, pour soulager le mal de tête, mais aussi les crispations, les convulsions de tout l'intérieur qui se noue, qui veut déjà, qui veut seulement s'exprimer, qui jamais dans le futur ne le fera si terriblement, si complètement ; qui voudra, plus tard, dire que le monde est trop, qu'il est trop fort, trop présent, demander grâce au monde, se relever après avoir plié sous la grâce du monde. Le pourra-t-il jamais ? [8.92]

 

ACROSTICHE

À notre connaissance, il n'en existe qu'un seul qui, dans la langue française, illustre sa propre définition, tout en triplant ses exigences : non seulement la première lettre de chaque vers constitue un mot (en l'occurrence, le mot « acrostiche », précisément), mais ce sont à chaque fois trois lettres du vocable en question qui composent le début du vers, permettant de lire trois fois le mot dans le sens vertical (avec, à chaque colonne, décalage d'une lettre). Pour faire bonne mesure, les rimes de ce poème sont en « iche » et en « cro ».

Rappelons, pour l'intelligence de ce texte biscornu, que le mot grec « ichtus » signifie le poisson, mais que ses lettres dessinent l'acrostiche « Iésous Christos Theou Uios Sôter » (Jésus-Christ, Fils de Dieu, Sauveur) ; l'« Eacide », quant à lui, désigne évidemment Achille, fils de Pélée et petit-fils d'Eaque, le noble juge Infernal.

Nous n'avons pu retrouver l'auteur de ce dizain baroque — inférieur, sans doute, aux réussites d'un Raymond Queneau ou d'un Georges Perec : une œuvre de jeunesse de ce dernier ?

S'il ne nous a pas paru superflu de proposer à nos lecteurs un tel divertissement, c'est qu'il suggère, dans la ligne de la littérature « oulipienne », que des règles d'une sévérité notoire ouvrent des possibilités d'expression riches à proportion. Plus exactement, un certain usage du verbe, qui paraît virtuose et seulement virtuose, dévoile, dans le langage des mots, les possibilités expressives que dégagent, en musique, les « Etudes d'exécution transcendante ». (Voir SONNET, VIRTUOSITE).

 

 

À L'ACROSTICHE

 

 A C R obatie en vers dont l'écrivain s'entiche ?
 C R O tte de l'esprit
 ? Non : tissu vierge d'accroc.
«
 R O S e » est sa contre-rime épineuse et fétiche.

 

 O S T réiculteur pauvre, aux perles de raccroc ?
 S T I mulant biscornu
 ? Poésie postiche ?
 T I C paresseux
 ? Vain jeu ? Du tout. Simulacre ? Oh !

 

« I C H tus » : preuve que Dieu lui-même n'en est chiche.
 C H E r et pur acrostiche, à quand donc ton sacre, ô
 H E A ume au front de Pégase, et trophée à ses crocs,
 E A C ide au talon plus fort que pied-de-biche
 !

 

[6.90]

 

ADMIRATION

Peut-être plus proche encore de l'amour que du respect. Mais de l'amour le plus haut, qui veut être et non point avoir. Admirer quelqu'un, c'est rêver d'accomplir ce qu'il accomplit, d'être ce qu'il est. C'est aussi penser qu'on pourrait y parvenir, au moins tant soit peu. Mais c'est, plus essentiellement encore, avoir foi dans l'homme. C'est penser que les actions humaines ne sont pas toutes ni toujours réductibles à des mobiles inférieurs.

On comprend mieux ce qu'est l'admiration si l'on est attentif à ceux qui n'admirent pas, ceux qui systématiquement se refusent à ce geste intérieur. Leur méthode la plus courante consiste simplement à minimiser l'exploit, la grandeur ou la vertu : il ne joue pas si bien que ça, il n'est pas si désintéressé qu'on le croit, elle se sacrifie moins qu'il n'y paraît, etc... Mais cette méthode, souvent, se révèle insuffisante : certains talents sont si éclatants, certains dons si lumineux que le rabat-joie ne parvient pas à les nier. Reste alors une solution, une méthode imparable : soupçonner à chaque fois de bas mobiles.

Mère Teresa se sacrifie, oui, et sœur Emmanuelle, mais n'est-ce pas une façon de chercher à se faire valoir, d'exercer un subtil pouvoir, à moins que ce ne soit une compensation ? Ce violoniste est sublime, mais franchement, cherche-t-il autre chose que la gloire ? Cette acrobate est fabuleuse, mais croyez-vous qu'elle ferait un métier pareil si elle avait pu s'enrichir à moindre risque ? Les reproches de Nietzsche à Wagner, formulés au nom d'une exigence de pureté ? Admirables, assurément, mais ne croyez-vous pas que cette vertu cache une jalousie ?

Contre de tels soupçons, aucune preuve absolue ne pourra jamais être fournie. Admirer, c'est faire acte de foi. Et c'est assurément courir le risque de la déception, car si les mobiles bas ne sont pas universels, ils ne sont pas toujours absents. Mais, de même qu'il vaut mieux relâcher un coupable plutôt que de punir un innocent, il vaut mieux admirer, à l'occasion, qui ne mérite pas de l'être, que de ne point admirer la vraie grandeur. (Voir CONFIANCE). [11.91]

 

ÂGE

Ce qui le caractérise chez l'être humain, c'est bel et bien l'entropie, ou si l'on préfère, la distinction de plus en plus floue entre les divers états du corps et de l'âme. Il n'est pas vrai, par exemple, qu'avec l'âge on ne supporte plus les nuits blanches. Au contraire, on parvient très bien, mieux qu'à vingt ans, à ne pas dormir la journée du lendemain ; simplement, on n'est pas tout à fait éveillé non plus. Le désir est plus incertain, le plaisir plus mitigé, la satiété plus douteuse. La santé jamais sûre, mais la maladie vague. Règne de l'entre-deux, du ni... ni, de la progressive in-différence. Il en va même ainsi dans le domaine de la connaissance : à force de temps, de lectures et d'expériences, on sait de tout un peu ; mais de tout, l'on a beaucoup oublié : rien n'est neuf, rien n'est assuré. L'oubli n'est plus un vide et la connaissance n'est plus une plénitude. Et, de toute cette dégradation simplement insupportable, infâme, odieuse, la honte même est assourdie. (Voir QUARANTAI­NE). [8.90]

 

 

AGNOSTICISME

Peut-être le plus beau mot du monde. En tout cas l'un des moins illégitimes. Mais silence ! (Voir VÉRITÉ). [4.90]

 

ÂME

Comment y croire, et comment n'y pas croire ? Nous pouvons et devons, dans l'état actuel de nos convictions (janvier 1990), renvoyer dos à dos matérialistes et spiritualistes. Les premiers niant tout bonnement l'existence de l'âme (y compris dans le corps), les seconds l'affirmant à outrance (outre même le corps). Mais les premiers ont le tort de négliger que ce qui nous meut n'est jamais ce que nous maîtrisons et connaissons de part en part. Les seconds sont fautivement persuadés que pour établir l'existence de l'âme il faut affirmer sa persistance en tant que principe séparé, comme si pour établir l'existence de l'oiseau, il fallait prouver qu'il vole dans le vide. Bien sûr, une longue tradition spirituelle, englobant à vrai dire presque toute l'histoire de l'humanité, invite à faire de l'âme un vol qui nous a fuis. Mais dire qu'elle est nous-mêmes, simplement, nous-mêmes en notre force, notre élan, notre désir, notre incomplétude, notre exigence, est-ce moins digne ? Au contraire, c'est renoncer au matérialisme étrange de nos ancêtres : décréter l'âme séparée du corps, c'était la placer quelque part, lui supposer une vitesse, une résistance, une élasticité. L'âme hors du corps ? Soit. Mais alors où ? Non, l'âme est la chair, la cervelle et le sang. Elle est le meilleur nom qu'on puisse donner à notre décision de n'être point des corps morts.

Du point de vue de la morale individuelle comme de la morale sociale (pour ceux qui, sincèrement ou cyniquement, se préoccupent de maintenir des croyances utiles à la survie de l'espèce), on ne saurait brandir le spectre du « si l'âme autonome-autarcique n'existe pas, tout est permis ». Renoncer à l'hétéronomie de nos ancêtres n'est pas renoncer à la morale. Au contraire, bien sûr. Et puis, tout argument istae farinae s'écroulera devant cette conviction qui désormais doit nous guider : rien d'humain ne sera sans la vérité, et si la vérité doit tuer, nous ne préférerons pas le mensonge. D'ailleurs la vérité ne tue jamais, elle blesse seulement.

Usage du mot « âme » : n'y recourir qu'avec prudence, dans un contexte qui permette de sentir, en français, toute la force du « a » circonflexe, condensé du souffle antique et féminin de l'anima latine. L'âme ? Ce qui nous anime, un point c'est tout. (voir VÉRITÉ, IIe partie). [1.90]

 

AMOUR

Lui, le garçon, veut-il quelque chose ? Quelqu'un ? Veut-il des regards, des caresses, des fragments d'une histoire, une vie ? Des parties d'un corps, un corps ? Veut-il avoir, lui qui ne sait plus être ? Il ne veut pas. Il est plus tranquille que la résignation. Ces deux yeux (dans l'amour, ce qui brille au-dessus du néant, ce qui veille sur la mémoire, fait dresser le cœur, ce sont toujours les yeux), ces deux yeux sont là, prodige réel d'un présent qui ne cesse pas.

Elle, la fille, voilà qu'elle accueille absolument tout ce qu'il veut, lui qui ne veut rien. Voilà qu'elle se connaît, en lui qui ne sait plus. Ce qui la regarde, c'est sa beauté devant elle. S'approcher, se toucher, se déchirer pour l'autre, se déchirer dans l'autre, fêter la présence, ils sauront un jour qu'ils l'ont fait, au jour du réveil, si, par un malheur, ils vivent encore. [9.91]

 

ANARCHISME

Incontestablement la meilleure forme de vie en commun (au-delà de tout « gouvernement »), du moins lorsqu'on le conçoit comme le synonyme sourcilleux de l'arétocratie.

Jamais l'anarchisme n'a nié la nécessité d'élire temporairement des personnes appelées à prendre les décisions rapides et globales qu'exige toute vie sociale dans un « Etat moderne ». Mais un « gouvernement » anarchiste, pénétré de vertu jusqu'aux mœlles, est prêt à se démettre pour quitter, couvert de cendres, le palais présidentiel, s'il abuse de sa posture un seul instant. Contrairement à l'homme politique de modèle courant, l'anarchiste endosse l'état de pauvreté, et (comme le souhaitait cet écrivain tchèque devenu président de son pays après en avoir été l'un des dissidents), il quitte, un jour par semaine, l'irréalité des lambris dorés pour la réalité de la prison. Car quoi qu'en disent les subtils, vertus personnelles et vertus politiques vont de pair.

Lorsque l'anarchisme s'accomplit, ce n'est point que nul n'exerce le pouvoir, c'est que tous détiennent le pouvoir sur tous, et sont écrasés par le bonheur de l'universelle responsabilité. Utopie évidemment, tant que les conditions de la conscience ne sont pas offertes à tous. L'établissement de la démocratie, puis de l'arétocratie anarchistes, sont subordonnées à l'établissement de la justice sociale, à l'instruction généralisée, à la diffusion universelle des Lumières. Mais oui.

C'est dire que toutes les formes d'archies actuellement en male vigueur ont encore un fameux avenir devant elles. Mais du moins la pire d'entre elles (à l'exception de toutes les autres) peut-elle œuvrer à son propre dépérissement, créer patiemment les conditions de son inutilité future. Les tyrannies veillent à la perpétuation de l'injustice sociale et de l'obscurantisme. Les démocraties se doivent d'être moins le « gouvernement du peuple » qu'une première étape sur le chemin de l'anarchisme arétocratique. Car disons-le une fois pour toutes, ce n'est pas le peuple, pas plus que les nobles ou les bourgeois, qui doit gouverner. Ce n'est pas non plus la majorité. Personne ne doit gouverner. Ce n'est point l'Etat seulement qui doit dépérir et rentrer sous terre, c'est le pouvoir de quiconque sur quiconque. Le bon contrat social, c'est celui qui rend inutile toute société, et tout contrat. (Voir LUMIÈRES). [1.90]

 

ANIMAL

I. Égalité

La question de savoir si l'homme occupe un rang supérieur dans l'échelle des êtres semble se reposer à nouveau, quand depuis des siècles on l'avait résolue par l'affirmative. Nous autres humains, nous voilà saisis d'une modestie vertigineuse, hypocrite à plusieurs égards, mais bienvenue et légitime à d'autres. Bien sûr, nous sommes des êtres possibles, alors que l'animal est un être réel. Mais cette différence est relativisée par cet autre constat, non moins irréfutable : le possible est encore un possible du monde, il n'outrepasse l'être qu'à vues humaines — précisément. A-t-on suffisamment souligné que la façon de mourir considérée par l'homme comme la plus noble est celle-là même qu'il observe chez plusieurs animaux (calme, discrétion, silence, retrait paisible de la scène) ? A-t-on suffisamment remarqué que le mot de « dignité » convient pour qualifier l'allure comme le comportement de maint animal ? Or, cherchons-nous un accomplissement supérieur à celui d'une vie et d'une mort dignes ? (Voir SACRIFICE ; ZOO). [1.90]

 

II. Pitié

Notre fraternité essentielle avec les animaux : sous le signe d'une pitié qui n'est pas moquerie. Pitié de les voir s'obstiner à vivre, travailler à vivre, pratiquer avec le soin le plus exact, sans ennui, sans faiblesse, sans relâchement, le métier de vivre. Or, rien ne peut éveiller plus grande pitié que ce comportement, puisqu'il est le nôtre, mais pur. Nous-mêmes sans les vêtements du langage. [3.92]

 

ANTICIPATION

 

Pianiste très amateur et très occasionnel, je déchiffre telle pièce du merveilleux et secret Federico Mompou (1893-1987), tirée de sa Musica callada. À la première lecture et dès les premières notes, j'y suis immergé ; que je le veuille ou non, j'y mets le ton, l’h)/?o?, bref, le sens. Mis à part des questions de pur mécanisme digital (et encore !) je ne jouerai jamais cette pièce « mieux » qu'à ce premier essai. Une page que de ma vie je n'ai vue ni entendue. Pourtant ce devrait être impossible : ne faut-il pas connaître l'ensemble (un ensemble qui nous préexiste, et sur lequel nous ne pouvons plus rien), pour faire émerger le sens global dès les premières notes ?

C'est que dès les premières notes nous connaissons l'ensemble ; c'est que chaque son (comme, en littérature, chaque mot) réfracte déjà l'œuvre en son entier. L'œuvre est l'accomplissement d'un possible, mais reste « possible » jusqu'à la fin, reste possible alors même qu'elle est réelle ; réciproquement, elle est réelle et réalisée dans le moindre de ses possibles.

Ma pièce de Mompou, je ne la connaissais pas ; mais je connaissais le compositeur ; j'avais joué d'autres morceaux de lui ; le titre même de Musica callada m'avait guidé vers la sonorité particulière de son silence. [7.90]

 

ARGENT

Tant pis si cela fait rire, mais ce mot, d'abord, m'évoque une lumière, un éclat de lune sur le lac, et ces fameux « haillons » rimbal­diens, si légers, quand la ceinture d'or est si lourde.

S'il faut parler de l'acception courante, ah oui, j'aimerais tellement être riche, comme tout un chacun. Posséder beaucoup d'argent ! Vous vous rendez compte ! Des voyages en mer du Sud, un piano à queue de concert, et la vie au palace de Montreux, comme un écrivain russe émigré génial ! Je ne parle pas des joies esthétiques inavouables que promet et permet un porte-monnaie bien garni : le temps c'est de l'argent ? Non, l'argent c'est du temps ; c'est la victoire sur le temps. Ah, que de variations n'a-t-on pas déjà rabâchées, mais que je voudrais enrichir encore, sur les cheveux argentés et la bourse argentée, instruments de la conquête impure mais incontestable de la jeunesse et de son or adorable !... mais alors, mais alors... je constate soudain, comme tout un chacun, que je ne veux pas être riche. Ce n'est pas être riche que je veux. C'est vieillir le plus tard possible, et, tant qu'on y est, ne pas mourir. Ce que je veux, c'est contempler toujours, pour l'éternité, la lumière, l'éclat de lune sur le lac, les si riches haillons rimbaldiens. [11.91]

 

ATTENTION (maladie de l')

Quand on a l'oreille formée à la musique classique, on a beaucoup de peine à ne pas prêter, aux chansonnettes de consommation, voire aux fonds sonores des grands magasins, la même attention qu'aux fugues de Bach. Et c'est alors qu'on souffre : on espère instinctivement que survienne la nouveauté, la recherche, l'originalité, la complexité, la richesse, et l'on n'entend que des redites insupportables et des platitudes torturantes. À l'aune de Bach, la musique des grands magasins provoque des souffrances littéralement infernales. Mais si l'on se guérissait de la maladie appelée « attention », si l'on acceptait l'idée de ne pas écouter, et de marcher sur cette non musique comme sur un tapis de fond, tout n'irait-il pas beaucoup mieux ?

De même dans l'ordre de la parole. Votre tort, me dirait-on peut-être, c'est de lire votre quotidien comme vous lisez Proust, ou d'écouter le sermon du dimanche comme si vous alliez à la découverte d'un inédit de Jésus. Et c'est alors que vous grincez des dents au spectacle des dilutions, relâchements, facilités, laideurs, mensonges, effets simplistes, paroles creuses et mots intéressés. Mais que ne faites-vous comme l'écrasante majorité des lecteurs et des auditeurs ! Que ne prenez-vous toutes ces paroles vaines pour des bruits de fond ! Que ne comprenez-vous enfin que nous parlons et écrivons comme les grands magasins font de la musique, exactement, et que rien de tout cela n'a d'importance !

C'est vrai, je ne comprends pas ces évidences. Et le jour où je les aurai comprises je serai mort. [3.91]

 

AUGUSTIN (saint)

I. Rhétorique et vérité

Peut-être que je répète une remarque mille fois proférée. Tant pis : dans ses Confessions, ce rigoureux Père n'a pas de mots assez durs pour condamner, au nom de la véracité chrétienne, cette rhétorique et cette poésie auxquelles on avait formé sa jeunesse : maîtresses d'erreur et de fausseté, maîtresses d'artifice, d'hypocrisie, de faux-semblants. Vade retro, rhetorica. Or que se passe-t-il ? Les Confessions, dans leur forme même, à leur base même, ne sont rien d'autre qu'un gigantesque artifice rhétorique : Augustin s'y adresse prétendument à Dieu, et lui raconte sa vie. Mais, ainsi qu'il ne tarde pas à le reconnaître, l'Eternel, dans son omniscience, n'a nul besoin qu'un misérable mortel lui apprenne les frasques de son enfance ou les tourments de son adoles­cence. En réalité, il s'agit bien sûr de s'adresser, par le biais d'une prière, aux frères humains, aux ouailles présentes et futures. Il s'agit de se montrer priant.

Autrement dit, l'adresse à Dieu n'est qu'un procédé d'orateur, une figure du discours, une façon de parler. Les Confessions, dans leur détail, surabondent en procédés de style, balancements, répétitions, oxymores et autres hyperboles. Mais tout cela n'est rien en regard de cette prière spécieuse à Dieu, de cette adresse oblique aux hommes. Quoi de plus littéraire ?

 

II. Douleur ou péché ?

Pour appuyer son idée (qui sera si chère aux jansénismes, sans parler du protestantisme) de la corruption originelle de tout être humain, Augustin invoque sa petite enfance, et la fureur qui le prenait à l'idée de partager le lait maternel (ou celui de la nourrice) avec un autre bébé. J'avais pourtant mon content, dit-il, c'est par méchanceté pure que je criais. Donc les tout petits enfants sont déjà marqués par le péché, perclus de malignité, bons pour la rédemption.

Dans ma Ressemblance humaine, j'avais pris, pour démontrer tout autre chose, sinon le contraire, le même exemple du lait maternel. Je persiste et signe. Augustin ne semble pas songer que le petit enfant, dont l'expérience antérieure et première fut le bonheur absolu du ventre maternel, ne peut supporter sans douleur qu'on se détourne un seul instant de lui, qu'on le laisse en plan dans le monde battu des vents, pour s'occuper d'autrui. S'il réagit alors, ce n'est pas par méchanceté, c'est bien parce qu'il souffre. Son « péché », même s'il est réel et grave, n'est pas premier. Et c'est cela seul qu'il faut démontrer. [7.91]

 

*

 

 

 


 

 

 

 

 

 

 

B

 

 

BACH

Dans certaines fugues pour orgue, mais plus encore dans les sonates ou partitas pour violon ou violoncelle seuls, la difficulté d'exécution de sa musique est extrême au point d'en devenir perceptible au profane. Mais la plupart du temps, les œuvres de Bach, quand on se contente de les écouter naïvement et sans partition, paraissent relativement « faciles ». Or nul praticien n'ignore que la moindre de ses Inventions à deux voix représente un exercice passablement ardu.

Chez les mauvais compositeurs, la virtuosité n'est qu'apparat, et ne recouvre ni beautés musicales, ni même, souvent, difficultés réelles. La véritable virtuosité n'est pas seulement la traduction d'une vraie complexité de pensée, mais l'incarnation nécessaire d'un combat spirituel : contre les pesanteurs du monde, les limites humaines, les lois mêmes du temps. Et ce combat, l'auditeur, même profane, le vit après le compositeur ou l'interprète. Voilà du moins ce que je pensais. Mais il y a l'exception de Bach, chez qui la virtuosité n'est presque pas sensible — ni comme le serait un vain ornement, ni comme témoignage véridique d'un combat contre l'ange de la mort. C'est que Bach n'appartient pas encore à l'époque où l'homme croit devoir lutter avec l'ange. S'estimant simple instrument de Dieu, il crée comme lui : du « fiat » le plus simple jaillit un monde infiniment complexe. Tandis que ses successeurs, habités par l'Eternel, mais humains tout de même, autonomes, ne peuvent être virtuoses sans le savoir ni le sentir. Ayant décidé qu'il n'était rien, Bach pouvait être tout. Depuis Beethoven, il s'agit d'être quelque chose, et voici la douleur. Mais après tout c'est Jésus qui a commencé. (voir BEETHOVEN). [6.91]

 

BAISER

Seulement cette image, tirée d'un conte de l'enfance : le chevalier, dans les ruines orageuses, a retrouvé la belle. Tu peux tout, tout, mais si tu m'embrasses sur la bouche, lui dit-elle, lui murmure-t-elle, ce sera terrible, l'orage deviendra cataclysme, le château s'écroulera sur nous, tu me perdras, nous nous perdrons. Est-il possible, cependant, de ne pas l'embrasser sur les lèvres, de ne pas connaître cet éclair, cette secousse de douce épilepsie. Non, ce n'est pas possible, et je me réveillais de mon faux sommeil, électrisé, le goût d'orage dans la bouche, exalté de désespoir. (Voir YS). [5.90]

 

BARBE

On n'y pense pas assez : la moitié de l'humanité adulte, si elle n'y veillait chaque matin, par une suite de gestes aussi fastidieux qu'extra­vagants, porterait une barbe. La moitié de l'humanité adulte aurait une tête cernée de broussaille. On doit quand même reconnaître honnête­ment que la femme et l'enfant sont plus humains, plus naturellement avancés dans l'humanité, que les adultes mâles, qui, chaque matin, doivent chasser à grand-peine leur naturel d'homme des bois. [12.91]

 

BEAUTÉ

Peut-elle être excessive ? Lorsqu'on regarde les unes à la suite des autres toutes les œuvres d'art retrouvées dans la tombe de Toutankha­mon (toutes et non pas une seule ; voir PHARAON), il semble que la réponse puisse être oui. C'est beau d'une façon douloureuse (comme il se doit), mais parfois le douloureux vire subtilement à l'agaçant, et la postulation des nerfs devient irritation. Peut-être en va-t-il également ainsi du Taj Mahal. Trop de raffinement, trop d'élégance, trop de finesse, des sublimités mièvres de colombe. Mais évidemment il ne faut pas s'y tromper. Ce n'est pas la beauté qui est alors excessive. C'est que l'œuvre a perdu la force de sa propre beauté ; son énergie n'est pas proportionnée à son harmonie. Sinon, que ce soit dans le règne humain, animal ou matériel, dans les êtres ou les créations, il n'est pas, à la beauté, de limite supérieure. [3.92]

 

BEETHOVEN

Dans Contrepoint de Huxley, l'un des personnages se suicide sur fond de Quatuor opus 131 (ou 132 ? ou 135 ? En tout cas l'un des derniers). C'est tout à fait explicable, voire louable : ces ultimes quatuors disent la vie tout entière, ils la résument, la concluent, la signent. Après eux, avec eux, il ne reste plus qu'à mourir. Mais on pourrait imaginer que l'audition des mêmes œuvres détourne au contraire du suicide. Tout comme le spectacle de la souffrance humaine peut ôter la foi ou conduire à la foi.

Que conclure ? Que la vie et la mort sont toutes deux des réponses adéquates aux grandes œuvres, comme à la grande douleur de la condition humaine ? Mais ne devrait-on pas dire qu'elles sont toutes deux inadéquates ? Ce n'est pas à vivre qu'on nous exhorte, et pas davantage à mourir. Peut-être à créer à notre tour.

Beethoven, moins respirable à mesure qu'il est plus parfait ; infiniment plus austère que Bach. Dans son univers, on ne cesse de s'élever, et parce que l'ascension s'opère sur la planète Terre, l'atmosphère immanquablement se raréfie. Musique, oui, de terre et de feu ; elle brûle nos demeures, elle vainc nos pesanteurs, elle monte. Bach, lui, appartient à l'eau, c'est le flux perpétuel, rivières des préludes, ressac des fugues, océans monotones et sûrs des cantates, des sonates, des Passions. Mozart, Schubert sont évidemment des composi­teurs d'air. Colibris, danseuses, parfums naturellement ascendants. Ils nous déchirent de finesse, de transparence, de subtilité. Beethoven nous déchire de courage et d'énergie, d'ascension, de force pure, comme le gymnaste qui se soutient aux anneaux bras en croix, ou comme cet autre homme en croix, voilà deux mille ans, qui n'aurait pas racheté nos péchés s'il n'obéissait pas, comme nous, aux lois de la pesanteur.

Qu'est-ce qui vaut le mieux ? Lequel des quatre éléments vous séduit le plus ? Préférez-vous Mozart ou Beethoven ? Tolstoï ou Dostoïevski ? La face du Christ souffrant ou le sourire de Bouddha ? Je préfère, en toute chose, en toute œuvre, ce qui m'incite à créer. Je préfère toutes les œuvres. [5.90]

 

BERNARD (saint)

Gibbon, en son Histoire du déclin et de la chute de l'Empire romain, rapporte à son sujet l'anecdote suivante : avec ses compagnons de route, il longe, tout un jour, le lac Léman, et campe sur ses bords. Au soir les voyageurs, commentant la journée, évoquent le lac en question. « Quel lac ? », demande Bernard à la stupéfaction générale. Et Gibbon de commenter : pour apprécier à sa juste valeur cette « sainte apathie », il faut, comme moi, avoir les fenêtres de son bureau donnant sur le lac en question.

Reste que l'expression « il ne trouverait pas de l'eau au lac », dont les mères accablent souvent leurs enfants, pourrait bien signifier : c'est un saint. [11.90]

 

BIOGRAPHIE (auto-)

L'exercice a-t-il un sens ? Oui sans doute, si son auteur n'y voit pas la meilleure manière de « dire la vérité », en dévoilant des recoins plus ou moins indicibles de son âme ; oui s'il parle du monde, et d'un homme dans le monde. S'il raconte la grande histoire, traversée par une conscience. Dans ce cas, l'essentiel n'est plus de partir à la poursuite d'une « vérité » supposée intime, et que les mots chassent devant eux. Pour autrui, peu importe que nous n'atteignions pas le vrai, ou même que nous mentions : les Mémoires de Benvenuto Cellini sont passionnants. Et la réalité s'y impose tout de même : on ne peut jamais atteindre la vérité, on ne peut jamais cacher sa vérité.

 Mais voilà : dès Mon cœur mis à nu, et jusqu'à nos jours, beaucoup d'auteurs, par autobiographie interposée, ont joué sur les mots : ils ont prétendu, en gémissant leur vérité, atteindre à la vérité. Les lecteurs les y encourageaient, qui commençaient par confondre le « tout dire » et le vrai (l'auteur était sommé de consigner par écrit le fameux « petit tas de secrets », jusqu'à son dernier brimborion). « Tout dire » signifiait : coucher sur le papier tous les actes, toutes les pensées et tous les rêves qu'il ne fait pas bon, en principe, exposer en public.

En dépit de leurs efforts, les auteurs qui se risquèrent, flagellants pleins d'orgueil, à ces aveux complets, ne sont jamais parvenus à parler justement. Ils ont guindé leurs secrets, leur ont fait prendre la pose. Même un Leiris, qui s'acharne à traiter son intimité dans une espèce de détachement objectif : il se montre détaché ; il perd tout naturel, autant que s'il jouait les provocateurs à la façon d'un Gide ; et ce qu'il confie au papier n'est plus la vérité, c'est sa volonté de braver les conventions sans montrer qu'il les brave.

On dira : tous ces beaux raisonnements justifient-ils en revanche qu'on se taise, sous prétexte qu'on ne parlera jamais sur le ton juste ? Avouant vos secrets, votre ton ne sera peut-être pas adapté, mais au moins les faits seront là, et nous en disposerons comme d'une matière à réflexion. Le lecteur n'est-il pas assez grand pour trier le bon grain de l'ivraie ?

Mais j'y reviens alors : mieux vaut ne pas confondre, au principe, la biographie avec des aveux complets : outre les distorsions que j'ai dites, si l'on s'en tient aux « faits vrais », quel secret n'est pas de polichinel­le ? L'homme n'est pas si compliqué, ni si divers ; on en a vite fait le tour. Le secret n'est bien sûr ni dans l'événement, ni dans l'acte, ni dans la pensée, ni dans le désir. Et sinon, ce n'est jamais un secret pour personne. Les gens qui se contrôlent le mieux finissent toujours par bavarder dans leur sommeil, et par dormir en public. Et ne le feraient-ils pas, tout le monde saurait ce qu'ils contrôlent.

Que l'autobiographie, qui n'apprendra donc rien à personne, soit alors ce que ce sont les autres écrits ; qu'elle livre l'intimité comme une richesse ; qu'elle soit à l'image de toute vie : la mise en œuvre des secrets, leur traduction, l'exposition de leurs effets, l'accomplissement de leurs conséquences. En ce sens-là, et dans la mesure même de votre générosité, vos secrets seront bien gardés.

La douleur cachée de Kierkegaard, est-ce un blasphème de son père ? Est-ce Régine ? Est-ce l'impuissance ? Et l'écharde dans la chair de Saint Paul ? Pour les faits, tels qu'un commissaire de police pourrait chercher à les établir, nous n'avons le choix, au plus, qu'entre quatre ou cinq solutions. Donc le secret n'en est pas un. Mais si nous pouvions choisir une solution, la vie et l'œuvre de Kierkegaard ou de Saint Paul en seraient-elles dévaluées ?

Si vos secrets sont de vrais secrets, c'est-à-dire des sources, des élans, des énergies, fussent-elles désespérées, dites-les, redites-les, il en restera toujours quelque chose. (Voir SUBJECTIVITÉ, VÉRITÉ). [2.91]

 

BUS (théorie du)

Les réactions de rejet provoquées par les Etats-Unis culminèrent-elles à l'époque de la guerre froide et de l'intervention au Vietnam ? Pas vraiment : ces réactions n'ont guère diminué depuis que le paysage politique et idéologique a changé, et que le communisme, censé porter le drapeau de l'anti?américanisme, est discrédité. C'est presque le contraire. Des écrivains de l'Est, naguère violemment anticommunistes (et qui le sont en principe restés), se mettent à ferrailler, avec autant de virulence qu'ils employaient pour attaquer Staline, contre la culture du MacDonald et le nouvel ordre mondial de l'oncle Sam, devenu l'Ennemi absolu, tandis que récemment encore il était l'allié relatif.

De son côté l'Eglise catholique, ces derniers temps, provoque de violents rejets, particulièrement dans un certain nombre de pays de l'ancien bloc communiste, et de tradition orthodoxe. On l'accuse pour le moins de prosélytisme outrancier.

Mon intention n'est pas ici de comparer, sur le terrain historico-idéologico-politique, l'emprise supposée des Etats-Unis à celle, également supposée, de l'Eglise catholique. Mais de les comparer sur le plan mécanique, physique.

Quiconque est allé aux Etats-Unis, quiconque fréquente tant soit peu l'Eglise catholique sait bien que l'un et l'autre, à leurs propres yeux, ne sont impérialistes en aucune manière, et conquérants encore moins : ils existent, c'est tout, et vont souvent jusqu'à regretter sincèrement des « maladresses » commises à l'endroit de ceux qui les exècrent. De leur point de vue ils ont parfaitement raison. Et de leur point de vue, les pays ou les religions qu'ils lèsent ont parfaitement raison : une grande puissance renverse tout sur son passage et prend trop de place, du seul fait qu'elle existe. L'éléphant n'a pas besoin de se mettre en colère ou de se ruer à la conquête du monde pour abîmer quelque peu les sous-bois.

Un bus, au moment de quitter la station, effleure un vélomoteur dont le propriétaire, déséquilibré, presque à terre, se retourne contre le conducteur pour lui lancer une bordée d'invectives haineuses, le visage convulsé de haine. Dans le mastodonte, où je me trouvais, le choc n'avait même pas été perçu. Et le conducteur, à l'image de sa machine, et du haut de son siège, regardait le cyclomotoriste congestionné d'un œil vague, distrait, ni gentil ni méchant. Ah oui, je l'ai touché. Ce n'était pas voulu, c'est une maladresse, mais qu'y puis-je ? Je suis grand, je prends de la place, il faut bien que j'existe moi aussi.

Tous les malentendus provoqués, en politique, par les Etats-Unis, en religion par les catholiques, se résument à cela ; à cette disproportion des forces. Malentendus proprement irréductibles, car ils signifient tout bêtement que pour les petits, les gros existent trop, et que pour les gros, les petits n'existent pas. Les doctrines, les idéologies, les projets conscients sont secondaires. L'important, c'est la place prise au soleil, et c'est l'ombre portée sur la terre. [3.92]

 

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C

 

 

CARPEAUX

(Jean-Baptiste). Sculpteur et peintre français (1827-1875), auteur d'un Coucher de soleil violent et rigoureux, d'une Scène de folie qui n'est pas indigne de Goya, et d'un des chiens les plus émouvants de l'histoire de l'art, prénommé Nero. Ce chien, dans l'ancienne gare d'Orsay, quête éternellement l'affection d'un enfant souverain, qui ne devint jamais Napoléon IV. Auteur, aussi, d'un Autoportrait criant de douleur, peint un an avant sa mort, visage dont la bouche et les yeux sont autant de trous noirs, œuvre effrayante, œuvre d'art, œuvre de victoire. [2.91]

 

CHAIR

 En Occident, le mot le plus chargé d'esprit qui se puisse concevoir. D'esprit mauvais, bien sûr, mais c'est presque secondaire. La « Chair », dans la tradition chrétienne et singulièrement protestante, est le lieu-dit d'une faute spirituelle, de La Faute, (où la majuscule exhibe et dresse l'Objet tu). La Chair est le domicile spatio-temporel du péché ; sinon, elle n'est guère qu'un morceau de viande. Cette espèce d'éveil de l'esprit dans le corps même, si parfaitement analysé par Kierkegaard, ce tourment de l'âme immortelle qui naît au lieu même de la caresse éphémère, tout cela peut aiguillonner la pensée, créer en nous un désaccord fécond. Dans les meilleurs des cas. Pour le reste...

En outre, on ne va pas éternellement en rester à pareil désaccord. Et malheureusement, nous y sommes toujours. La synthèse est à venir : la spiritualité de la caresse même, qui la dira ? L'Esprit dans la Chair, qui le montrera ? En emprunter le chant à je ne sais quel Kamasutra, c'est aveu de faiblesse. Et lorsqu'on prétend l'inventer dans notre tradition, lorsque des groupes de dames chrétiennes entreprennent de découvrir leur corps, lorsque des psychologues-croyants-thérapeutes-physiologues décrivent à des assemblées de veuves ou de délaissées les postures de la prière, on a l'impression d'une singulière obscénité, doublée d'un épouvantable ridicule. Au travail, au travail ! (Voir KAMASUTRA, KIERKEGAARD). [2.91]

 

CHARME

Force infrangible de ce mot : il désigne, de l'aveu général, un pouvoir que par définition l'on renonce à cerner, à préciser, à expliquer. Donc un pouvoir qui laisse à chacun toute liberté de le reconnaître et de le chanter, sans nulle crainte de se voir démenti. Lorsque vous dites : « Cette personne est belle », votre voisin peut prendre le contre-pied de votre affirmation, et vous pouvez engager une discussion là-dessus, qui met en jeu des facteurs « objectifs » un tant soit peu : régularité des traits, finesse, proportions conformes à des canons prédéfinis... En revanche, lorsque vous dites : « Elle a du charme », votre voisin peut n'être pas d'accord, mais s'il vous énumère les défauts de la personne concernée, vous pourrez répondre sans men­songe ni dérobade : « Oui, c'est justement cela qui fait son charme ».

Le plus puissant charme du charme ? À nulle personne il ne peut être dénié sans appel. Par conséquent et réciproquement il protège la subjectivité de celui qui l'éprouve : mieux qu'ineffable, il est irréfuta­ble. Il ménage et préserve entre les êtres des relations d'élection, contre lesquelles nulle « doxa » contraignante ne peut prévaloir. Il répare les inégalités. [5.91]

 

CHAUVINISME

« Patriotisme fanatique et belliqueux », déclare le dictionnaire. Mais ne faudrait-il pas ajouter aujourd'hui : patriotisme qui fait sourire, patriotisme un peu dérisoire ? L'amour de la patrie s'accorde avec le tragique et le sérieux ; le chauvinisme, dans son acception contemporai­ne, beaucoup moins. L'Arabe ou l'Israélien ne sont pas « chauvins ». Le reporter français, qui, lors du championnat du monde de football 1990, où la France n'est pas représentée, ne cesse de saluer d'un « remarqua­blement joué ! » la moindre décision de l'arbitre français, mérite pleinement et glorieusement le titre de chauvin.

Cet exemple touchant ne doit pas nous masquer une vérité douloureu­se, douloureuse notamment pour un pays comme la Suisse : pour oser manifester une autosatisfaction voyante et déplacée, il faut avoir de la réserve ; il faut croire en soi. Ne pas craindre le ridicule, ce n'est pas nécessairement être inconscient ou imbécile ; c'est avoir la conscience de représenter plus que soi ; c'est se sentir suffisamment fort, suffisam­ment environné de gens qui pensent à notre manière, pour ne point être affecté par les ricanements du monde extérieur. C'est se savoir entouré d'une masse d'approbation compacte et large, d'une foule de Moi qui nous mettent à distance décisive des quolibets.

Je n'ai pas dit pour autant que le chauvinisme était une vertu. Il ne l'est jamais. Cependant, il est une force, une assurance ; quiconque le pratique avec bonne conscience est bardé d'une bienfaisante masse non-critique qui l'entoure et le protège. Tel un escargot transportant sa maison. [7.90]

 

CIRQUE

Depuis toujours, ses tentes ont été dressées sur la lune, dans Hipparque ou dans Tycho Brahé. Depuis toujours nous savons qu'il est inaccessible et déchirant, depuis toujours il nous fait signe et nous fuit. L'écurie aux chevaux arabes, et l'odeur sublime, oui sublime du crottin. Le rhinocéros qui court comme une ménagère usée. Charlot qui rôde et qui manque. Dans le vide et la nuit lunaires, les odeurs s'enfuient plus vite encore que dans le vent. Les sons ne portent pas, et la danseuse meurt au premier saut, elle est poussière avant même de retomber. Mais il faut aller au cirque. (voir VIRTUOSITÉ, ZOO). [5.90]

 

CITATION

J'ai toujours trouvé fort plaisant que X. parsème ses ouvrages de citations attribuées à Nietzsche, Shakespeare ou Lao Tseu, alors qu'il s'agit en réalité de propos de son cru. Certes, un lecteur à la fois sensible et cultivé ne devrait jamais s'y tromper, mais (la Chasse spirituelle en est un exemple célèbre) les faux peuvent égarer même des lecteurs avertis.

Du coup, X. (qui pourrait en conclure que Nietzsche, Shakespeare ou Lao Tseu, somme toute, ne sont pas si géniaux que cela) en conclut plus volontiers que son propre génie vaut bien celui de Nietzsche, Shakespeare ou Lao-Tseu. À vrai dire, un peu de complaisance, un brin de paresse intellectuelle risqueraient de nous faire partager son avis.

Mais malheureusement pour X., sa propre conclusion n'est pas moins fausse que celle qui consiste à mettre en doute le génie des trois auteurs derrière lesquels on s'abrite. La réalité, désagréable pour notre aimable faussaire, c'est que la même phrase, ô terrible injustice, ô juste miracle, est géniale quand Nietzsche, Shakespeare ou Lao-Tseu l'ont vraiment prononcée, et pauvre s'ils n'en sont pas les auteurs. La même phrase, eh oui, et mot pour mot. Tel aphorisme, si réellement Nietzsche l'a proféré, prend un sens puissant et plein parce qu'il s'inscrit dans une vision du monde puissante et pleine, parce qu'il se tient au sommet d'une pyramide d'expérience, participe d'un faisceau de pensées, signale une douleur vraie. Et ce même aphorisme, imaginé par X., n'est qu'une banalité.

Si Dostoïevsky écrit : « La souffrance des enfants témoigne contre Dieu », les Karamazov sont derrière lui pour donner à cette phrase sa densité tragique, son poids d'existence et de méditation au bord de la folie. Si l'auteur de cette pensée est Monsieur Homais, la souffrance des enfants a de fortes chances de signifier d'abord un argument providentiel pour athée paresseux. Lorsque, le 8 mars 1977, quelques jours avant sa mort, entre deux interrogatoires policiers, Jan Pato?ka écrivait : « Ce qu'il faut, c'est dire la vérité », sa phrase n'avait pas le même poids que si Dupont-Durand l'avait prononcée au café du commerce, devant un verre de rouge. Ainsi de suite. (Voir SUBJECTI­VITÉ). [12.91]

 

COMPRÉHENSIBLE (ou non)

Ne rien céder sur la pensée, ne rien compliquer dans le langage. Les deux vont évidemment de pair. D'abord parce que si l'on respecte la pensée on respecte le langage ; et simplifier l'une ou compliquer l'autre procéderait d'une seule et même désinvolture.

Plus profondément : la difficulté de pensée et la simplicité de langage sont les deux faces d'une même réalité. Parce que le difficile, c'est le contraire du compliqué : la conquête du simple. Ce qui est le plus ardu pour la pensée — ou plus exactement ce qui est l'objet même de toute pensée, c'est le simple. Plus on pense, mieux on accède au simple. Et le langage du monde profond, le langage même de la pensée, son être verbal, c'est, au delà de toute technicité, de tout jargon, de tout ornement, la pureté même.

Or c'est quand on tend à cette pureté-là, à cette simplicité-là qu'autrui, bien souvent, déclare n'y rien comprendre et vous reproche votre obscurité. Devant des textes compliqués ou jargonnants, les lecteurs réagissent avec beaucoup plus d'indulgence, parce qu'ils sentent, avec un sûr instinct, qu'il n'y a pas là pensée ; donc rien qui soit à comprendre. Seulement à prendre. La pensée, elle, est toujours difficile, donc toujours en quête du simple, en effort pour montrer le simple. [6.91]

 

CONFIANCE

 

Récemment, un certain M. Robert Faurisson, suivi par quelques fidèles, contesta l'existence des chambres à gaz. À l'heure où j'écris ces lignes, il la conteste d'ailleurs toujours. Des critiques attentifs ont déjà relevé que cet homme portait le même nom que l'hilarant auteur d'une étude sur le Sonnet des voyelles de Rimbaud, dans laquelle le lecteur ébahi se voyait invité à découvrir enfin, après des décennies d'errance et de mensonge, la vérité de ce sonnet, et la vérité rimbal­dienne tout entière. — À vrai dire, si le négateur des chambres à gaz porte le même nom que le prophète du vrai Rimbaud, c'est parce qu'il s'agit d'une seule et même personne.Fait passionnant et révéla­teur : de tout temps, M. Faurisson fut possédé du délire monomania­que. Délire aussi grave en critique littéraire qu'en critique historique ; mais les conséquences en sont plus ou moins scandaleuses.

Cependant, M. Faurisson a raison sur un point : il est impossible, strictement parlant, de prouver que les chambres à gaz ont existé. Des récits ? Ils pourraient être mensongers, ou erronés. Des photos ? Elles pourraient être truquées. Des documents ? Ils pourraient être falsifiés. Des aveux ? Ils pourraient être extorqués, ou simplement intéressés (payés par le Congrès juif mondial, qui sait ?). Tout ce qu'on peut prouver, dans l'histoire des hommes, c'est que des hommes ont existé avant ceux d'aujourd'hui. Et encore...

Précisément, on pourrait tenter de réfuter M. Faurisson par l'absurde : si la théorie de l'universel mensonge était vérifiée, ce ne serait pas seulement la vérité des camps qui se verrait détruite, mais ni plus ni moins que tout l'édifice de l'histoire humaine. César n'aurait pas existé, ni Alexandre, ni Napoléon. Eux dont l'existence, après tout, ne nous est pas directement perceptible, à nous qui vivons au XXe siècle. Où sont les preuves ? Pour croire à la réalité de César, Alexandre ou Napoléon, nous faisons confiance aux témoignages des générations qui nous ont précédés. Ces personnages ont existé parce que nous existons après eux, parce que l'être ne commence pas avec nous.

Cependant, M. Faurisson (fort, apparemment, d'une suprême audace intellectuelle), répliquerait sans doute : « Et si tout de même, par l'effet d'une causalité diabolique, la prétendue histoire qu'on nous sert officiellement n'était qu'une vaste conspiration ? Devrions-nous préférer la lumière douteuse de nos croyances erronées à la nuit de la vérité pure ? » Du point de vue de l'improbable déesse Objectivité, on pourrait lui donner raison. Je puis certes douter de toute existence hors de moi, voire en moi, et soupçonner tout fait rapporté, voire constaté par moi-même.

Soit, mais dans les faits, M. Faurisson ne pratique guère ce doute vertigineusement philosophique. Il ne met pas en question, que l'on sache, l'existence de César, ni même celle de Hitler. À vrai dire il se soucie fort peu d'un cheminement cartésien et d'une méditation scrupuleuse sur le Malin Génie. Il se borne plus modestement à nous suggérer que le nazisme n'était pas si barbare que cela.

S'il est quelqu'un qui se moque du doute philosophique et de la vérité scientifique, c'est donc bien M. Faurisson. Mais puisqu'il affecte de s'en soucier plus que personne, concédons-lui ceci : de l'existence des hommes et des faits du passé, nous ne détenons pas la preuve « scientifique ». Certes non. Mais il se trouve que les générations successives en portent le témoignage comme Enée porte sur ses épaules le vieil Anchise. Il se trouve que l'espèce humaine, sur la réalité de sa propre aventure, ne ment pas. Ses représentants, spontanément, se disent et se transmettent ce qu'ils connaissent, à vues humaines, pour la vérité. Ils ne peuvent rien faire d'autre. Le témoignage, en son essence, est la vérité. Bien sûr qu'il existe de « faux témoignages ». Mais ceux-ci, précisément, ne surgissent que sur le fond d'une vérité communément visée, d'une réalité communément vécue. Pour parvenir à créer ce qui n'est pas, donc à falsifier, l'homme doit avoir part à ce qui est. J'ai vu cet accident. Je le raconte sans doute mal, je me trompe sur mille détails, peut-être sur tel aspect essentiel des événements. Mais je cours raconter ce que j'ai vu, je suis de bonne foi, je me dédie spontanément au vrai : « Je vous assure, j'y étais »...

L'histoire humaine est une chaîne de confiance. Que les mensonges existent, même nombreux, et les falsifications, même à grande échelle, qui le nie ? Mais ces distorsions, encore une fois, n'ont de sens qu'en fonction d'un réel incontestable en premier et dernier ressort, et d'une « vérité de fait » sans doute difficile à cerner dans ses nuances, mais dont nous savons que, fondamentalement, elle existe (Hannah Arendt a écrit là-dessus des pages capitales). Dans l'Histoire, tel homme a vécu, et pas un autre ; tel homme a commis tel acte, et pas un autre. Et les témoins, autour de ces acteurs, racontent ce qu'ils ont vu. [11.91]

 

CONTINGENCE

Tel homme dit : « Je vais bientôt me trouver une femme, me marier, fonder une famille ». Et il le fait. Mieux que cela, il tombe amoureux. Raisonnablement, mais sincèrement. Il offre des fleurs et son cœur bat. Il offre un diamant et son cœur bat plus fort. [5.90]

 

CONTRADICTIONS

« Les grands esprits, les grands génies sont pleins de contradictions. Plus le caractère est grand, plus les contradictions sont grandes. Seuls les médiocres sont lisses et sans paradoxes ». Cette phrase fait partie du florilège des lieux communs qu'on se plaît à colporter sur les artistes et autres grands hommes. Or elle est fausse, et sert surtout d'excuse aux petits hommes pour justifier leurs incohérences. Sans doute les grands hommes ont-ils de grandes contradictions. Mais ce n'est pas cela qui fait leur grandeur.

Dostoïevsky, cet homme passionné des plus hautes vertus, tombe dans la contradiction lorsqu'il se met à dépenser tout l'argent du ménage au casino de Saxon. Et Kierkegaard, lorsqu'il demeure follement attaché à ce « stade esthétique » que par ailleurs il condamne. Ou, dans un tout autre registre, Alexandre le Grand, si amoureux de toute l'humanité, et qui se montre volontiers cruel au point de faire exécuter tel de ses meilleurs amis. Mais un homme n'est vraiment grand (et je me demande si le conquérant Macédonien, sous ce rapport, atteint à la grandeur) que si ses contradictions sont vécues et souffertes en toute conscience ; que s'il se sait contradictoire et tend de toutes ses forces à la synthèse, fût-elle impossible, inaccessible. Ce qui fait le grand homme, ce n'est pas la contradiction, c'est précisément l'inverse, à savoir le désir, fût-il désespéré, et le pouvoir, fût-il constamment remis en cause, de la dépasser.

Or on accorde généreusement la grandeur à de petits histrions dont la caractéristique principale est de vivre complaisamment dans la contradiction, de s'y vautrer avec fierté, ou, au mieux, de ne pas s'en apercevoir. C'est l'obsédé sexuel qui prêche la vertu, l'écrivain humaniste saisi par le démon nationaliste, l'amoureux de l'humanité qui rudoie sa femme de ménage. Et pour peu que ces gens-là soient en vue quelque peu, vous pouvez être sûr qu'il y aura foule non seulement pour leur pardonner, mais surtout pour admirer ces belles incohérences, preuves d'un grand caractère.

Tout le monde a des contradictions. Sans doute, les gens très médiocres ou très somnolents n'oscillent-ils pas entre des pôles très éloignés. Leur équilibre n'est guère méritoire. Mais ont-ils plus de mérite, ceux qui, habités par des tendances plus accusées, s'y laissent aller, à gauche, à droite, en haut, en bas, et s'en vantent par-dessus le marché ? S'admirer de ses contradictions, ou les faire admirer, c'est aussi répugnant que d'exhiber son pied bot ou son menton en galoche. (Voir UNICITÉ). [11.91]

 

COURAGE

Peut-être un bien grand mot pour désigner ce dont je voudrais parler ici. Mais il s'agit de l'opposer à l'« inspiration » comme à l'« imagina­tion », et de l'associer à la « volonté », à l'« énergie », à toutes ces vertus d'action qui sont nécessaires et suffisantes pour la création artistique. Ecrire, c'est trouver le courage d'écrire, la volonté d'écrire, l'énergie d'écrire. Le roman sur lequel je peine est déjà là, il existe complète­ment, je n'ai rien à fabriquer, rien à inventer, rien à « imaginer ». La difficulté se situe ailleurs. Elle consiste à travailler, à se faire actif, quand toute la force du roman m'habite et m'envahit, moi passif, moi féminin. L'œuvre est en moi, réelle comme le monde, et je dois l'arracher de moi pour m'en faire la conscience. Je ne dois pas créer cet univers, je dois dire qu'il est. Je dois retourner le gant de l'être. C'est tout. Mais il y faut quelque courage ; il faut croire à la nécessité de l'entreprise. [3.91]

 

CRITIQUES

Tombant dans le même piège que plusieurs de mes confrères, j'ai déjà consacré nombre de pages aux Aristarque, menant, en dépit du bon sens, un combat sans espoir — assez semblable, somme toute, à celui de l'homme contre la mort : la mort n'est pas victorieuse parce qu'elle a raison, mais simplement parce qu'elle a le dernier mot. Parce qu'elle est, physiquement et pratiquement, la dernière à s'exprimer.

Ici et maintenant, je souhaite donc m'en tenir à l'essentiel, à savoir cette formule de Gœthe : un ami poète s'écriait devant le sage de Weimar : « Jamais, le critique dût-il m'éreinter de la manière la plus injuste, je ne commettrai l'erreur fatale de lui répondre. Pour que je réagisse et tente une rectification, il faudrait qu'on m'accusât non d'avoir mal écrit, mais, pour le moins, d'avoir volé des cuillères en argent ». « Même dans ce cas », répliqua Gœthe, « vous devriez vous taire ».

Je crois bien que cette phrase est citée par Montherlant dans ses Carnets. Bonne raison pour la citer à nouveau (cette remarque, peu silencieuse, à l'intention des critiques). [6.91]

 

*


 

D

 

 

DÉPERDITION

L'insupportable, l'intolérable commencent lorsque tout vous est présent. On l'a souvent dit de la mémoire humaine : quiconque n'oublierait strictement rien toucherait très vite aux limites de la folie. Ce qui est vrai de la mémoire l'est également de la conscience (deux synonymes, ou presque) : si toute chose nous atteignait comme elle le doit, nous mourrions de douleur en un temps remarquablement bref. Seule la déperdition nous sauve ; le flou, le vague, la mauvaise communication, l'entropie, le malentendu, l'ignorance, la négligence. O précieuse déperdition.

Mais ce qui est vrai des individus l'est plus encore des groupes et des sociétés. Si tous les raisonnements douteux ou imbéciles qu'on lit (ou qu'on peut lire) dans nos journaux, toutes les images mensongères qu'on voit (ou qu'on peut voir) à la télévision, toutes les erreurs, volontaires et involontaires, toutes les inexactitudes, les médisances, les bourdes qui se profèrent de par le monde à journée faite, atteignaient leur but (les consciences humaines), nous serions vite transformés en dépotoir, en tombereaux d'idioties ou de monstruosités. Mais ce qui nous sauve, collectivement comme individuellement, c'est que nous n'entendons pas tous les mots du monde, que nous ne lisons pas tous les journaux ou que nous les lisons distraitement ; quant à la télévision, sa seule excuse, c'est qu'elle n'existe pas, et qu'heureusement personne ne sait, après s'être trouvé des heures en face d'elle, ce qu'il y a vu.

Le mal lui-même se transmet mal ; le mal lui-même a des ratés, et j'imaginerais volontiers une histoire de truands qui manquent leur coup pour cause de malentendu : telle directive n'a pas été comprise, ou mal énoncée, peut-être parce que les personnes concernées sont moins familières de la langue française que du maniement des armes. Oui, les méchants eux-mêmes peuvent être inefficaces parce qu'ils prennent un mot pour un autre, ou parce qu'ils ont cru que le Pirée était un homme.

Triomphe du bien ? Nullement. Consolation ? Si peu. Disons seulement que le mieux garde sa chance, parce que le pire n'est pas toujours parfait. [2.92]

 

DÉSIR

Son contraire n'est pas l'indifférence ou le calme olympien, mais le dégoût. Le contraire du désir appartient à l'univers du désir. Et le désir, précisément, ne se définit pas comme un instinct, ni comme une pulsion, ni comme je ne sais quel élan du corps plus ou moins complaisamment ou sérieusement relayé par l'âme. Le désir est un univers, un monde complet, une ordonnance de la vie, une hiérarchie du monde, un souffle de sens. Si vous habitez le désir, vous ne le quittez pas à l'heure de la satiété sexuelle ou du sommeil du juste. Vous ne le quittez jamais. Vous êtes tout entier « postulation des nerfs » : le monde, le futur, les êtres, les choses, les actions vous attirent. Et quand ils ne le font pas, ils vous repoussent. Pas de repos, jamais.

Pour sortir de cet univers, pour conquérir l'indifférence, que faire ? Que fait le vent quand il ne souffle pas ? La réponse est que le vent souffle toujours.

Le désir, souffle de sens, laisse une traînée de valeurs, qu'on le veuille ou non. Les êtres et les choses, les œuvres du corps et de l'esprit sont charmes tremblants ou splendeurs éclatantes. Rien, sinon ces charmes ou ces splendeurs, ne peut émouvoir en eux. S'ils ne sont pas pouvoir d'attraction, ils ne sont rien. Hors de la beauté, point de salut ? Hors de la beauté, point d'être. [9.91]

 

DIEU

 

I. Définition

Il faudrait être court. Une bonne méthode pourrait consister non pas à « définir » ce mot, tâche assez difficile, on le sait, mais, pour éviter les confusions et les facilités, à donner un mot tout frais et tout neuf à l'être qui excède toute définition.

Voyons, que choisir ? La syllabe « Om » a déjà été mise en service par les Orientaux. Le tétragramme imprononçable, par les Hébreux. Et les périphrases du genre : « Celui qui est », « l'Etre suprême », l'« ens realissimum » ne sont guère moins usées que « Dieu » lui-même. Le mot tout simple, à la manière zen, enfantine, surréaliste, fait un peu trop ingénu. Ecrire le vocable, puis le biffer, comme certains philosophes extrêmement subtils ? Voilà bien le comble de la facilité.

L'idéal serait un assemblage de lettres qui n'ait pas de sens... mais n'apparaisse pas comme un non-sens ; qui donc ne signifie ni n'évoque le non-sens. Or, quand une combinaison de syllabes ne nous induit pas à des rapprochements fâcheux avec des objets du monde ou des esquisses de signification, elle éclate toujours de non-sens ou de non-être. Elle fait rire.

Il faudrait essayer quand même : une absence de sens et de non-sens, comme un fond blanc sur quoi dessiner le carré blanc de Dieu.

 

II. Le non-Dieu caché

Aux yeux des croyants, s'intéresser à Dieu dans son rapport à la subjectivité humaine ne signifie évidemment pas qu'on renonce à proclamer son existence objective ; si la question de l'existence de Dieu n'a de sens que par rapport à notre vie, cela ne saurait impliquer que Dieu n'est que projection de nos désirs subjectifs, et produit de nos envies métaphysiques.

Comment convaincre le mécréant qu'on ne prend pas ses désirs pour des réalités ? Eh bien, s'exclame le croyant, en s'en tenant aux faits : en se demandant si les actions humaines réellement accomplies dans l'histoire, lorsqu'elles sont inspirées par l'amour du prochain, la volonté de ne pas tuer, etc., prouvent en quelque sorte, ou tout au moins suggèrent, par leur noblesse même, que Dieu existe. Notre grandeur humaine, parfois réelle, ne doit-elle pas se fonder nécessaire­ment sur cet absolu qu'est Dieu ? Et les croyants d'insister : poser cette question, c'est rester sur le terrain des faits, donc d'une probabilité rationnelle ; ce n'est pas la même chose que de dire : nous voudrions tant que Dieu existe pour être bons. Non : « Si tout n'est pas permis, est-ce parce que Dieu existe ? ». Voilà la seule question qu'on prétend se poser. Or tout n'est pas permis à tous les hommes. Le Bien, dans une mesure modeste mais réelle, cœxiste sur terre avec le Mal. Cette présence effective du Bien, cette émergence permanente du Bien dans le monde, s'explique-t-elle, oui ou non, par une force venue d'ailleurs ? Dieu doit-il exister pour expliquer le bien réel ?

La réponse pourrait être oui, et même les incroyants pourraient probablement le concéder... sauf que ce oui cache un non : oui nous devons croire à la réalité de ce qui, en nous, vise à la générosité plutôt qu'à la jouissance. À la réalité de ce qui ne relève en nous ni de l'instinct ni du raisonnement. Il est si facile de se prouver que rien ne nous oblige radicalement à ne pas tuer, à ne pas se tuer, à ne pas ruiner sa vie et celle de l'humanité, etc... — que seul un fondement absolu, strictement et décidément extérieur à l'homme à la fois instinctif et raisonnant peut lui donner une chance de maintenir, contre vents et marées, l'idéal de la vie et de l'amour. Donc, si le pouvoir de servir la vie et l'amour existe effectivement dans la réalité du monde, c'est que nous paraissons bel et bien nous régler, dans nos actions les meilleures et nos pensées les plus généreuses, sur une manière d'absolu.

Mais au fait, qu'a-t-on prouvé ? Que l'absolu existe en nous, et que certains l'appellent Dieu. Le croyant, c'est encore et toujours celui qui désire que le fondement de l'humain soit hors de l'humain ; qui pour plus de sûreté doit éprouver ce fondement comme une loi, comme une objectivité qui échappe à sa prise. Du coup, il a bel et bien, quoi qu'il s'en défende, suspendu la réalité de « Dieu » à sa nécessité subjective ; bref, il n'a rien prouvé, ni même suggéré.

Quand on y songe, c'est Dieu qui est évident, c'est le non-Dieu qui est caché. Reconnaître que l'absolu existe, mais comme notre créature, et que « Dieu » désigne l'ultime et le plus sublime déni de notre responsabilité, voilà le difficile. [12.91]

 

DIFFÉRENCE

« Accepter les différences », « vivre la différence », formules constamment rabâchées, avec celles qui nous engagent à respecter les minorités, les marginaux, les Autres. Fort bien. Mais ces préceptes sont dépourvus de substance. Pire : ils ne recouvrent rien de moins que le refus de la différence. Ce que le monde contemporain semble vouloir à tout prix, ce n'est pas faire admettre les dissemblances entre les hommes, c'est faire croire qu'il n'en existe pas. Des Jeux Olympiques pour paraplégiques aux mariages d'homosexuels, il ne s'agit pas de bénir des différences, mais au contraire de proclamer : nous sommes exactement comme tout le monde, donc nous faisons comme tout le monde. Ou plutôt : puisque nous faisons comme tout le monde, vous voyez bien que nous sommes comme tout le monde.

J'entends les protestations indignées : d'abord je confondrais (de manière insultante pour les uns et les autres) les paraplégiques et les homosexuels ; ensuite n'est-il pas honteux d'ironiser sur les efforts de ces êtres humains pour s'intégrer dans la société, pour rejoindre le commun des mortels ? Réponse : je ne confonds rien du tout ; c'est notre société elle-même qui range sous une seule étiquette les « diffé­rents » de toute nature, et les définit tous, implicitement ou non, comme ceux-qui-ont-droit-à-ressembler-à-tout-le-monde. En outre, je n'ironise ni sur les souffrances physiques ni sur les tortures morales des uns ou des autres. Je constate seulement qu'on nie ce qu'on prétend faire admettre.

La « ressemblance humaine » existe, certes, et je ne cesse de déplorer qu'on y croie si peu. La souffrance du handicapé ou du déviant sexuel est une souffrance humaine, compréhensible par tous les hommes. Mais cette présence commune de l'humanité dans l'homme ne signifie nullement que tous les humains sont identiques, ni que, pour se tolérer les uns les autres, ils doivent faire comme si nulle différence d'aucune sorte ne les séparait. [3.92]

 

DONATELLO

(Florence, 1386-1466). Vasari nous dit que l'acuité de son intelli­gence lui permit d'atteindre un degré exceptionnel de beauté. Que celui qui a des oreilles pour entendre entende !

Après avoir loué le Saint Georges, le même Vasari soutient que rien, dans la modernité, ne peut lui être comparé. Me croira-t-on si je dis que je partage, plusieurs siècles après, ce sentiment, mais que je le partage dans l'enthousiasme et l'espoir ? Car que ressent-on, avec une écrasante légèreté, devant ce Saint Georges, ou la Judith, ou la Madeleine, sans parler du David ? Que ces œuvres sont insurpassables mais contemporaines. Je ne veux plus, je ne peux plus savoir qu'elles datent du XVe siècle. Je ne veux ni ne peux croire qu'elles signifient on ne sait quelle puissance ou quelle vision perdue. Pour cette raison même qu'elles nous parlent avec tant de force, tant d'évidence, à faire plier le genou, elles sont contemporaines, elles sont nous-mêmes. Comprenez cela, mes amis ! Si vous aimez d'amour les œuvres du passé, ce ne sont justement plus les œuvres du passé, et Donatello, avec sa finesse déchirante et sa douceur sans faiblesse, vous appartiendra. Il ne sera plus votre regret mais votre richesse. [11.91]

 

DON JUAN

I. Rapport à l'infini

Les innombrables interprétations du personnage présentent au moins un point commun : Don Juan possède (ou, pour le moins, pourrait posséder mais y renonce ou s'y refuse, par lassitude ou pour d'autres motifs) toutes les femmes et les filles qu'il désire. De Tirso de Molina jusqu'à Max Frisch ou Montherlant, en passant par Mozart, Molière, Hoffmann, Grabbe, Milosz ou Lenau, la règle ne souffre, à ma connaissance, pas d'exception. L'expression courante et populaire : « Un Don Juan » reflète ce lieu commun.

On pourrait même affirmer que la caractéristique première du personnage est cette capacité, ce pouvoir ou cette chance d'arriver à ses fins amoureuses, fût-ce en dépit de lui-même. D'où, d'ailleurs, cette variante du personnage que l'on retrouve assez fréquemment, et qui nous le montre dégoûté, abattu, rassasié, vide à force de satiété, voire irrité qu'on ne cesse de l'identifier à l'image du mâle triomphant. Variante illustrée notamment par le Casanova de Fellini, ce malheureux collectionneur de femmes qui voudrait tant se faire valoir par des dons littéraires ou politiques dont personne ne se soucie.

Or il me paraît pourtant clair que Don Juan n'est pas l'homme encombré de femmes, ni même l'homme à qui toutes les femmes seraient prêtes à dire oui. C'est tout simplement l'homme dont le désir et même l'amour ne se contentent pas d'une seule personne. Ou plutôt — car cette définition paraît trop bénigne, et j'entends d'ici les ricanements de ceux qui croient qu'elle s'applique à tous les mâles : l'homme qui ne peut cesser de brûler, quand bien même il est aimé d'un être qui le paie de retour. Don Juan peut être marié et fidèle ; il peut être vierge. Qu'importe : c'est un amoureux inguérissable, un Hollandais volant que nulle Senta ne peut retenir, un voyageur sans rivage, un homme qui, dans les limites d'un corps et d'une âme, voit toujours l'illimité — et ce corps et ce visage pour lui disparaissent, éclatent, se dissolvent dans l'infini pressenti. Ils ne sont que la figure provisoire, accidentelle, quoique parfaite, de l'ailleurs absolu. C'est bien pourquoi il ne vaut même pas la peine (c'est-à-dire la douleur) de les approcher. Ce n'est pas leur possession qui ferait cesser l'enchante­ment, mais la simple connaissance de leur existence individuelle, de leur prétention à être autre chose que l'occasion de l'infini.

Voilà toute la différence et l'unique différence qui sépare Don Juan de Tristan, pour qui seule une certaine figure, une certaine découpe de l'espace et du temps parviennent à traduire l'illimité, et pour qui la vie infinie est durablement captée dans un seul être fini.

Là-dessus, il importe peu que les êtres rencontrés répondent à l'amour de Don Juan, ou même qu'il leur avoue sa passion. Ni qu'il connaisse une seule femme incarnée. Cela importe d'autant moins que le premier être qui se dissout au feu de son regard et de son désir, les premières limites qu'il franchit d'un vertigineux coup d'aile (oui, c'est un oiseau sujet au vertige...), ce sont ses propres limites, c'est sa personne. Le premier individu qu'il doive dépasser, et dans lequel il ne puisse pas se sentir heureusement débarqué, c'est bien sûr lui-même. [7.90]

 

II. Actualité

Pour que Don Juan existe aujourd'hui dans toute sa dimension, tel que l'ont élaboré les classiques puis les romantiques et même les modernes, il faudrait qu'existent, entre humains inégaux, des rapports de sujétion reconnus (voir, chez Molière, le maître contraignant le valet à l'hypocrisie, voir Don Juan cocufiant et rossant impunément Pierrot, le paysan qui lui a sauvé la vie). Certes ce genre de rapports existe de facto dans l'Occident du XXe siècle, mais nous le vivons sur un mode clandestin, dénié, non reconnu socialement.

Pour que soit plausible aujourd'hui Don Juan, il faudrait également qu'existe le défi métaphysique, le défi à la Réalité suprême, conçue et reconnue comme telle. Or Dieu, s'il existe encore, est un doux ectoplasme ; ce n'est pas même le corps glorieux, c'est le Corps-Jouissant de Vous et Moi. L'idée de défi métaphysique devient alors introuvable.

Il faudrait enfin qu'existe la passion amoureuse, celle qui par elle-même est défi, celle qui n'a d'autre choix que de tuer ou mourir. On admettra que ce genre d'émotion périlleuse se fait assez rare de nos jours, du moins chez les peuples de petits-bourgeois que nous sommes devenus. Sans doute la passion peut-elle naître parmi nous, comme elle faisait jadis et naguère. Mais la famille et la société, pour la tuer à coup sûr, ont trouvé bien mieux que la répression ou la condamnation : l'accueil généreux. Les parents reçoivent au nid leur progéniture, dès qu'amourachée, dès qu'appariée, pour qu'elle s'y dépassionne au chaud. Et ça marche.

Bref, le Don Juan d'aujourd'hui serait un homme déphasé, échouant dans toutes ses entreprises parce que rien ni personne autour de lui n'y prête la main, parce que rien ni personne surtout n'y accorde sens. Un homme qui finalement désespère de ressentir les passions, et qui ne mènera plus qu'un seul combat : contre la menace de mourir sans avoir existé. [5.91]

 

DOSTOÏEVSKI

Pour ne pas tomber dans le pathos maladroit d'une admiration plus qu'éperdue, je préfère commencer par des détails, voire des gaudrioles. Ainsi, je vous défie de résumer les bouquins de Dostoïevski, même les plus courts et les plus simples. Ce n'est pas pour rien que ce Russe hérite du roman noir anglais. Maintenant, dites-nous, les yeux dans les yeux, et du tac au tac, si l'un des frères Karamazov, ou plusieurs, meurent à la fin. D'ailleurs les Russes nous assurent que nous n'y pouvons rien comprendre ; sans compter les problèmes de traduction : les Démons, ou les Possédés ? C'est tout de même extraordinaire : le plus grand roman du monde n'a pas de titre dans notre langue : Satan vient-il d'ailleurs ou de nous-mêmes ?

Quant au Joueur, j'ai eu beau le relire voilà peu : tout ce qui m'en reste, c'est ce qui m'en resta lors de ma lecture d'adolescent : tel personnage, dans ce livre, se déclare prêt à faire exactement n'importe quoi pour une certaine Pauline. Elle lui demande d'insulter un quidam. Il le fait sans bonheur ni tristesse, il le fait parce qu'elle l'a demandé, parce qu'elle est plus forte que Dieu, que le destin, que la matière, et, bien sûr, que la société. J'étais ce jeune homme, j'aimais Pauline avec la même violence, et je ne voyais pas très bien ce que venaient faire là-dedans les drames plus ou moins sordides de la roulette, tout cet écroulement de roubles. Je ne comprenais pas bien la passion du jeu, ni celle de l'argent. Mais ne suffit-il pas d'avoir compris la passion, le néant brûlant qu'elle creuse en nous ? Tous les personnages de Dostoïevski, oui, tous, Ivan Karamazov bien sûr, Stavroguine bien sûr, Kirilov évidemment, mais aussi Muichkine et même Aliocha se retrouvent et se perdent dans cet enfer merveilleux, dans cette mort vivante, cette possession par le néant, cette folie qui coupe les jambes, tord le sexe et le cœur.

Mort vivante ? Sans doute. Mais les deux mots ont même poids, même réalité. La passion ? Ce que devient en nous la mort quand elle vit. La passion, ou notre seule manière de réconcilier les contraires. Par elle nous sommes dévastés, ravagés, détruits. Mais quelque chose, au delà même de notre âme, est en nous réconcilié.

À propos, la clé de l'œuvre dostoïevskienne, pour ceux qui ne l'auraient pas trouvée dans les grands romans, est déposée au cœur de Nietotchka Niezvanov. Mais ne la touchez pas, cette clé d'or brûlant. [5.90, 7.90]

 

*


 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

 

 

 

E

 

 

ÉCHECS (PROBLÈMES D')

Comme dans bien des domaines subtils et brûlants, un certain Vladimir Nabokov a déjà tout dit (voir Autres rivages, les dernières pages). Dans la mesure de ma passion j'ai tenté, dans Une Atlantide, de reprendre ce thème fondamental, et notamment de rendre hommage au fameux « task de Babson », réalisé pour la première fois dans l'histoire de l'humanité par l'Ukrainien Leonid Jarosch, en l'an de perfection 1983. Un fabuleux miracle de néguentropie. La preuve qu'à l'intérieur des règles, tout est possible à l'humain. « À l'intérieur des règles », dans le jeu d'échecs, signifie par exemple que l'on ne peut ni ne pourra jamais, si génial soit-on, inventer de problème où le mat est administré par un Roi dépouillé. Dans le jeu de la vie, cela signifie qu'on ne pourra jamais, si jeune et belle, si fort et intelligent soit-on, ne pas mourir. Mais une fois cette règle reconnue...

La question demeure de savoir jusqu'où pousser la métaphore. Car il est clair que dans le jeu d'échecs, les règles sont des conditions nécessaires à la naissance de l'art... En elles-mêmes elles n'ont rien d'artistique, mais elles sont bonnes pour la création, parce qu'elles en tracent le cadre nécessaire. Eh oui, nous pouvons et nous devons pousser la métaphore jusqu'au bout : la mort n'est pas une ennemie de la vie, mais une limite. Elle trace notre champ, marque notre territoire. Pour le reste, elle n'a pas de sens, même négatif. Elle permet le sens, comme les règles du jeu permettent la beauté. (Voir MORT). [9.91]

 

 

ÉCOLOGIE

Joue aujourd'hui le rôle que joua naguère le marxisme : l'idée a si bien réussi qu'elle est devenue lieu commun, c'est-à-dire lieu de rassemblement des esprits en quête de chaleur. Au cours d'une récente table ronde, un ecclésiastique de bon rang fit l'exégèse biblique suivante : si Dieu a aimé les créatures, il a aimé aussi la Création ; par conséquent nous devons « protéger l'environnement »... De son côté le pape a condamné la guerre du Golfe, notamment pour ses conséquences désastreuses sur l'écologie (cela fut dit, textuellement, en italien).

L'écologie est le thème de composition préféré des maîtres secondai­res, le thème de discours préféré des hommes politiques de tous bords, le souci constamment proclamé des chefs d'entreprise. On s'enferme dans une station d'essais agricoles afin de libérer les pommes de terre des atteintes du génie génétique comme autrefois on organisait des manifestations ou des grèves de la faim pour libérer les peuples de l'oppression capitaliste.

Comme le marxisme ? Non, mieux que le marxisme : ce dernier, même si sa « vulgate » était extrêmement répandue, n'a jamais fait l'unanimité. La droite résistait, les penseurs se divisaient. L'écologie, elle, est une bonne cause aux yeux de tous. Elle n'a plus d'ennemi, si elle en eut jamais. Il existe certes des écologistes plus ou moins conséquents, plus ou moins radicaux ; mais nul n'est ennemi de l'écologie.

Même pas moi. Et pour une fort bonne raison : l'écologie n'est pas une idée. C'est trop peu de dire qu'elle n'est pas un humanisme : elle n'est pas une pensée, mais la verbalisation, dans le jargon de cette fin de siècle, du réflexe de survie. Tout le monde est favorable à l'écologie parce que personne ne veut crever. Tout le monde est pour l'environne­ment parce que tout le monde est pour soi. L'homme occidental n'a pas tourné si vite casaque : il se contrefiche de la nature, aujourd'hui comme devant. Simplement il s'aperçoit que sa propre sauvegarde et son propre confort passent désormais obligatoirement par la préserva­tion de ladite nature.

L'écologie étant un pur réflexe, elle met tout le monde d'accord et ne fait avancer personne. Ce que prétendument nous accomplissons par « prise de conscience », nous l'aurions accompli de toutes manières, sans son aiguillon, poussés par la seule nécessité vitale. Mais nous réussissons ce chef-d'œuvre de prendre nos sursauts animaux pour des idées nouvelles, quand ce n'est pas pour une vision du monde. Misère de la pensée. [4.91]

 

ÉCRIVAIN (Droits de l')

La question se pose et se repose : le génie de Céline, que personne ne conteste, excuse-t-il en quelque manière l'antisémitisme de Céline ? Dans un autre ordre d'égarement, le grand talent de Sartre justifie-t-il le fameux « un anticommuniste est un chien » ? En résumé, le génie a-t-il des excuses, ou mieux, a-t-il droit à des erreurs, voire des bassesses interdites au commun des mortels ? Ces erreurs ou ces bassesses laissent-elles sa grandeur intacte, ou peut-être même y contribuent-elles ?

Ce n'est pas demain que le débat sera tranché. À moins que soient réglés une fois pour toutes, à la satisfaction générale, les problèmes que pose le rapport entre l'esthétique et l'éthique. Pour en rester à des constats très élémentaires, j'aurais tendance à penser que les idioties de Sartre ou les invectives de Céline nuisent décidément à la grandeur de leur œuvre. J'entends qu'on me dit : ils ont erré, mais ce sont de plus grands écrivains que Camus, qui ne s'est jamais gravement trompé, et au passif de qui l'on ne peut retenir aucune stupidité. « De plus grands écrivains » ? Cela ne peut vouloir dire qu'une chose : que leur manière, leur style, indépendamment de ce qu'ils ont dit, sont plus brillants, plus impressionnants, plus talentueux que ceux de l'honnête Camus. Mais quand cela serait vrai (ce que, de surcroît, je ne pense pas), que nous importe un « plus grand écrivain » ? Que nous importe, tout bien pesé, un écrivain ? Ce qui nous importe, c'est un homme. De l'écrivain, comme de tout artiste, comme de toute personne, on n'attend pas mieux que d'être un homme. C'est fétichiser la littérature, ou plutôt l'écriture, que de disjoindre ainsi l'être de l'œuvre. Un roman, c'est un homme dans les mots. Il est vrai qu'un honnête homme sans talent, s'il prétend écrire, m'apportera beaucoup moins que Céline ou Sartre. Mais à talent certain, l'honnête ne va-t-il pas l'emporter ?

On me reprochera de poser le problème d'une façon puérile, et de ne pas prendre en compte la moralité foncière et secrète de tout grand style, la grandeur humaine involontaire de la grande écriture. Autre­ment dit, ce n'est pas que l'esthétique dispenserait de l'éthique, c'est qu'elle dispenserait l'éthique, mystérieusement et sûrement. Et qu'on sortirait, de la lecture de Céline, tout infusé de grandeur morale...

Qui sait ? Qui sait si, dans le cas des très grands auteurs, leur écriture n'assume pas, fût-ce à leur insu, toutes les dimensions de l'existence ? Plus l'auteur serait grand, moins il faudrait le lire au premier degré, plus il faudrait l'écouter comme une musique... Mais je constate que le problème s'est alors déplacé : il ne s'agit plus d'opposer l'esthétique à l'éthique, mais de suggérer que la première contient et suscite la seconde. En outre, si je suis le premier à espérer faire du langage une musique, je crois aussi que cette musique est celle même du sens, qu'elle demeure donc spécifique aux mots, et n'abolit pas leur pouvoir de signifier les objets, les êtres et les idées du monde. Une littérature devenue pure musique, musique au sens purement sonore du mot, que serait-elle d'autre qu'un aboli bibelot ?

L'ennui dans cette affaire, c'est surtout que la grandeur a bon dos, et que le mystère de l'esthétique permet à mille médiocres de revendi­quer le droit à la bêtise et à la méchanceté, sous prétexte de talent littéraire. Pour un Céline, pour un Sartre, combien de Campistron. La douloureuse et délicate question : « Les errements du génie sont-ils parfois pardonnables ? » devient dans leur bouche affirmation tonitruante et péremptoire : « Les bouffonneries du génie que je suis sont toujours sublimes ». Le talent immortel que s'accordent généreusement ces grands hommes autoproclamés doit assurer l'immunité de leur bêtise. Se trouvant résolument splendides dans l'injustice de leurs propos, frémissant d'admiration devant leur propre capacité de travestir à leur gré la réalité, ils font savoir à tout contradicteur qu'il n'a pas droit à la parole puisqu'il n'est pas un génie. Quod licet Jovi...

Le résultat le plus clair de ce comportement, c'est qu'une petite partie des lecteurs se laisse impressionner, et que la plus grande partie traduit ces fières déclarations comme elles le méritent : les écrivains, nous l'avons toujours pensé, sont des irresponsables, à qui l'on accordera volontiers le droit de dire n'importe quoi, mais non celui d'être pris au sérieux. Ce que Monsieur Campistron profère là n'est que mensonge éhonté, grossièreté gratuite, prétention sans fondement ? Ne vous indignez pas, ne cherchez pas à répondre, ne vous fatiguez pas à rétablir la vérité : Monsieur Campistron, comprenez-vous, est un écrivain. Laissez donc les singes dans leur cage, laissez-les grimacer à leur guise, et reprenons les affaires sérieuses. [1.92]

 

ÉDUCATION

Elle suppose que les adultes sachent le monde, qu'ils soient solidement installés dans l'Être : puisqu'elle vise à transmettre un acquis, à déférer un savoir aux arêtes vives, à dispenser une compré­hension de la réalité. Dans les sociétés dites traditionnelles (c'est-à-dire toutes sauf la nôtre), l'éducation ne pose pas de problème, puisque, parlant du monde, on sait de quoi il retourne. On peut même dire que l'éducation n'existe pas, mais seulement les retrouvailles, par chaque génération, d'un réel immuable.

Vint la modernité. On s'aperçut que le monde n'avait pas grand chose d'immuable, (ou bien l'on décida qu'il serait muable, changeant, évoluant, progressant : peu nous importe ici). Du coup, transmettre un sens acquis devenait inutile, voire dangereux ; le bagage n'était plus qu'impedimentum, reliquat d'une ontologie morte. Chez les artistes, la copie des Maîtres, jadis seul acte concevable, naguère acte de fougue admirative et d'amour créateur, devint pure servilité, signe d'impuis­sance et de vide intérieur. Il ne s'agissait plus de comprendre l'art mais de le changer. L'âge adulte, dépositaire du sens fini, du sens équilibré, délimité, gérant d'un monde apaisé, détenteur d'une ontologie achevée, perdait tout privilège sur l'adolescence, âge du futur, du sens en gestation, du sens possible et douteux.

L'âge de la mue devint l'emblème et l'idole d'un monde en mutation. L'adolescent, donc, roi du monde ? Oui, mais la contradic­tion fut la suivante (et jamais sur ce point nous ne lirons assez le génial Gombrowicz) : le monde adulte prétendit trouver sa vérité dans le monde adolescent, mais il cherchait tout de même une vérité d'adulte, applicable au monde du savoir, de la décision, de la responsabilité sociale, économique ou politique. Or il faut choisir. Ou l'on estime que l'humanité doit vivre selon les normes et les valeurs adultes ; qu'elle doit savoir ce qu'elle fait, savoir où elle va — ce qui, effectivement, est indispensable dès qu'on se mêle d'économie, de politique, de science. Mais alors l'invocation de l'adolescent n'est qu'une rhétorique sans conséquence. Ou bien l'on décide que l'âge adulte ne reflète plus notre vérité métaphysique ; on se place réellement sous l'aile frémissante de l'adolescence, et l'on renonce à l'administration du monde tel qu'il est, on dissout la modernité comme un président dissout une assemblée. Et l'on repart sur de nouvelles bases, on crée des micro-sociétés ferventes et sauvages, des ermitages enthousiastes et désespérés, des couvents haut perchés dans l'espace et dans l'âme, des cellules révolutionnaires sombres et chaleureuses, des brigades de haschischins fanatiques, des croisades d'enfants martyrs, on retrouve la solitude, le corps à corps, la chasse, la pêche et la cueillette, les animaux cruels et les baies amères.

Est-ce sérieux ? Du moins la contradiction que je dénonce est-elle sérieuse. Quant à la solution d'un monde adolescent, elle n'aurait de sens que si elle dépasse et conserve, très hégéliennement, les conquêtes du monde adulte, et ne se réalise pas à coups de « retours à ». Si, un beau jour, la technique nous délivre de la servitude matérielle et nous délivre aussi d'elle-même. Bref, si nous finissons, à force de science, par oublier la science ; à force de travail, par échapper à la malédiction du travail. Personnellement j'aime à penser que l'adolescence, puis l'enfance, retrouvées à force de maturité, soient la plus haute conquête d'une civilisation parvenue à son comble. Une civilisation dans laquelle l'« éducation » n'existerait plus, mais seulement l'initiation — à nulle religion. Autant dire que nous sommes très loin des rêveries infantiles d'aujourd'hui. (Voir ENFANTS). [7.90]

 

ENCYCLOPÉDIE

Dans ce petit abyme, je voudrais que se nichent tous les mots du monde, bien sûr ! Au moins chacun des mots que le lecteur voudrait y voir. Or il ne s'y trouvera peut-être même pas mes dix mots préférés. Neuf au maximum. Que celui qui a des oreilles pour entendre et des yeux pour lire...

Soyons sérieux. Pourquoi une encyclopédie personnelle ? Mais parce que nous sommes cela, tous et toujours. Mon boulot d'écrivain consiste simplement à mettre sur le papier ce que tout un chacun pense et vit à journée faite. Que faisons-nous à chaque instant de notre vie, sinon définir les choses à travers les mots, les commenter intérieurement, les informer de notre expérience croissante ? Que faisons-nous, sinon proférer notre avis implicite sur le monde — et le partager ? Nous sommes tous, à tout instant, un petit univers cohérent, dont tous les mots renvoient à d'autres mots. Un être est un dictionnaire. [5.92]

 

ENFANTS (CITÉ DES)

Peut exister, car elle serait beaucoup plus dure, donc réaliste, que celle des adolescents, mais en même temps infiniment plus idéale (je ne dis pas idéaliste) que celle des adultes. Je n'imagine pas que les enfants y vivent seuls. Je conçois même que les adultes soient là pour leur faire respecter les lois. Comme des agents de police pleins d'humilité. Ou comme des limites physiques : adultes-murs, adultes-barrières, qu'on peut franchir moyennant quelques égratignures ou quelques entorses. Mais simplement, les ayant franchis, voilà qu'on se retrouve hors de la Cité : l'effort n'en vaut pas la peine. D'autant plus qu'à l'intérieur des murs, les enfants sont rois : leur vision de la vie prévaut sur toute autre. Leur manière d'exister est la seule qui ne fasse ni rire ni hausser les épaules. Les occupations sérieuses, les actions modèles, les minutes fortes, les vies exemplaires sont exclusivement celles des enfants. [6.90].

 

ERREUR

Le meurtre de Desdémone est très exactement une erreur, puisque la victime est innocente. Pourtant, nul ne met en doute la sincérité d'Othello ; nul ne doute qu'il ressente la jalousie au plus profond de lui-même, une jalousie déchirante, envahissante, toute-puissante. Othello subit l'emprise d'un sentiment vrai, fondé sur une erreur de fait, ou de jugement sur les faits.

La thèse des Lumières, que je fais mienne, c'est que toutes les haines, en dernière analyse, sont des erreurs, parce que fondées sur des erreurs : elles tomberaient si l'on connaissait mieux la réalité des faits, si l'on acquérait une science intégrale du réel, de ses tenants et aboutissants. Cette science intégrale représente bien sûr un idéal inaccessible. Mais au moins savons-nous à quoi tendre.

Dans le domaine de la politique et de la société, la trahison de ceux qu'on appelle les intellectuels (c'est-à-dire ceux qui, mieux que d'autres, ont les moyens d'accéder à la science, donc à la conscience des faits) consiste à ne pas dénoncer les haines erronées, ou les amours erronées, sous prétexte que ces sentiments sont des évidences premières devant lesquelles il faudrait s'incliner comme devant la réalité même. La trahison, c'est de prétendre que des sentiments, parce qu'authenti­ques, ne sont pas des erreurs à corriger d'urgence, par plus de science ou plus de conscience.

L'exemple le plus flagrant, en ce début d'année 1991, c'est bien sûr l'amour de populations entières pour un parfait tyran qui ne le leur rend même pas ; amour assorti d'une haine déclarée à l'égard de l'Occident. Cet amour, ou cette fierté, ou cette passion vengeresse, sont authenti­ques, et non joués. Mais cela n'empêche en aucun cas — la part étant faite aux responsabilités occidentales — que ce ne soient des erreurs tragiques, savamment alimentées par ceux-là même qui prétendent penser, et qui devraient avoir pour devoir sacré de crier à la méprise. Si je rencontre Othello prêt à tuer, et que je sais la vérité, vais-je le laisser agir en m'inclinant devant le fait irrécusable de sa jalousie sincère ? [2.91]

 

ESCLAVE

Dans le Ménon de Platon, Socrate interpelle un jeune esclave et le maïeutise habilement jusqu'à lui faire découvrir comment les mathéma­ticiens doublent la surface d'un carré. L'esclave, quoique ignorant, parvient au but presque sans faux-pas. Socrate triomphe : tout est « réminiscence » : puisque, ne sachant rien, on trouve, c'est que le savoir est un ressouvenir (voyez le Ménon, 82a-85b).

Soit. Mais alors, pourquoi ne pas avoir continué ? Si tout savoir est un ressouvenir, tout homme sait tout, et tout homme mérite d'accéder à la pleine conscience de sa science. Qu'est devenu l'esclave du Ménon ? À peine a-t-il fourni, « sans le savoir », la démonstration que le savoir est réminiscence, voilà qu'il quitte la scène et disparaît dans le néant, à jamais. Dès le paragraphe 85c, plus d'esclave. Sans doute est-il retourné, sur un ordre muet de son maître, à quelque bas travail de nettoyage ou de terrassement. O Socrate, qu'as-tu fait ? Pourquoi n'es-tu pas intervenu, pourquoi n'as-tu pas poursuivi l'éducation de cet enfant, pourquoi n'as-tu pas permis, dans sa tête, le retour en crue de tout le savoir du monde ? Je te le demande, à toi, ô Socrate : qu'est-il devenu, l'esclave du Ménon ? [5.90]

 

ÊTRE

Ce mot n'a pas d'équivalent chez les Bantous ; en Chine pas davantage. Donc de deux choses l'une : ou bien les Bantous et les Chinois nous sont inférieurs, et n'ont pas encore l'Etre comme d'autres n'ont pas encore l'électricité. Ou bien l'Etre, que nous prenons pour le premier mot de toute « réalité », de toute « existence » et de toute « essence », relève du folklore conceptuel occidental. Dès lors, les merveilleuses spéculations platoniciennes du Parménide ou du Sophiste, sur l'être de l'être et le non-être (ou non) du non-être apparaissent comme des danses virtuoses et raffinées autour d'un feu sans nom ; oui, ces danses orientales où chaque geste, chaque angle des phalanges de la jeune fille est infiniment expressif, d'une expression qui, pour le profane et pour l'initié plus encore, ne signifie qu'elle-même. Quoi de plus, quoi de mieux ?

Après Platon, le concept d'Etre devint opératoire. L'homme savait danser : il apprit la marche. Il se retrouva contraint, donc, de choisir une direction : quel est le sens de tout cela ? se demanda-t-il, courant de plus en plus vite, terrorisé à l'idée de tourner en rond, et de laisser s'éteindre le tison qu'il avait commencé par voler au feu. Plus tard encore, bien plus tard, ce fut la révolte : on s'assit, on se coucha, on recula, mais l'on s'avisa tardivement que la sagesse consiste peut-être à retrouver le cercle de la danse. Que voler le feu pour le porter au loin, c'est se voler soi-même pour se fuir. (Voir NÉANT). [5.90]

 

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FAIT DIVERS

Lu dans le journal : un « psychopathe » Brésilien, ayant entendu dire à l'église que les enfants morts très jeunes iraient directement au ciel, car ils n'ont pas péché (ce qui est d'ailleurs en soi seul une charmante hérésie), comprit qu'il était de son devoir de tuer un maximum de petits garçons, après leur avoir donné quelque argent pour qu'ils l'accompa­gnent à l'église brûler un cierge. Avant de les tuer, il les violait et buvait leur sang car ils étaient beaux, et boire leur sang lui donnerait leur beauté. [2.92]

 

FAUX

(Et usage de faux). Un exemple entre mille, dans une époque de guerre. Un « intellectuel » nous déclare que l'islam n'est pas ce que nous croyons. Ce délicat penseur déplore notamment que nous négligions les beautés du soufisme. Sait-on, par exemple, que pour la religion musulmane, Satan est une « grande figure pathétique » ? Phrase prononcée au moment où un dictateur sanglant traite de « Satans » les Occidentaux. Si nous comprenons bien, ce dictateur s'écrie donc à notre adresse : « Vous n'êtes que de grandes figures pathétiques. » Dans ce cas, évidemment, nous avons bien tort de nous offusquer, et nous sommes des butors incapables de répondre à la politesse par la politesse.

Qu'on doive respecter toute pensée, comme on doit respecter tout être humain, qui prétendra le contraire ? Que nous connaissions horriblement mal le soufisme, qui le niera ? Que les plus hauts penseurs de l'islam respirent à des altitudes que nous ne pouvons même pas concevoir, qui le contestera ? (Voir ABD EL-KADER ; IBN ARABI). Et que, comme le constatait avec mélancolie ce même « intellectuel », nous soyons aujourd'hui plus loin de l'islam que nous ne l'étions au Moyen-Age, cela peut se soutenir. Resterait à préciser de quel islam il s'agit alors. Mais surtout, lorsque, à la guerre faussement sainte et l'imprécation brutale, on répond par la subtile évocation du soufisme, nous n'avons pas affaire à la manifestation du respect pour l'Autre ; seulement à celle d'un snobisme intellectuel et d'une coquetterie qui déconsidère l'intelligence et la réflexion, et qui nous fait accessoirement mépriser un peu plus par les cultures que nous essayons de flatter. [2.91]

 

FÉMINITÉ

Le plus simple est de l'observer, tout comme la masculinité, dans « l'état de nature », donc chez les animaux. Une chienne est plus fine, plus douce que son mâle, une chatte infiniment plus chatte que son matou. La science invoque avec balourdise des « caractères sexuels secondaires » : secondaires ! Vous en avez de bonnes, quand il s'agit de la tonalité même de l'être. La féminité transpose la musique végétale, animale et humaine dans un autre ton, plus subtil, plus raffiné, plus diffiile, plus serein.

On objectera peut-être que cette vision naturaliste est de peu d'intérêt, voire de mauvais goût, quand il s'agit de comprendre la réalité humaine. Et que pour tout dire il est insultant de comparer les femmes aux femelles, ou les hommes aux mâles. Loin de moi l'idée d'insulter ou de rabaisser. D'une part je sais que les humains des deux sexes détiennent l'incroyable liberté de récuser leur « nature biologique », et de se définir, s'ils le veulent, selon de tout autres critères. D'autre part et surtout, si l'on rejette toute idée de ressemblance, si l'on refuse comme insultante la comparaison avec les animaux (avec les plantes, avec les pierres), ne tombe-t-on pas dans une espèce de puritanisme qui, loin de préserver notre dignité, risque fort de nous appauvrir ?

Sur ce sujet comme sur bien d'autres, il faudrait éviter deux écueils symétriques. L'écueil de l'humanisme puritain, qui voudrait que la féminité ou la masculinité humaines soient d'une essence tout autre que celles des animaux ou des plantes. Et, de l'autre côté, l'écueil « écologiste », qui voudrait rabattre complètement la réalité humaine sur la nature animale. Or la communauté d'essence n'empêche pas un degré supérieur de complexité, ou, si l'on veut, de qualité. [5.90]

 

FEUILLES-FLEURS

Non, je ne confonds pas avec les filles-fleurs. Du moins pas tout de suite. Quiconque est allé dans les pays chauds, un tout petit peu plus chauds que notre aimable patrie, a vu des bougainvillées, lesquelles, selon le dictionnaire, sont « à fleurs entourées de trois bractées violettes ou roses ». Une bractée ? Qu'est-ce donc ? Il suffit de chercher : « Bot. Feuille fréquemment colorée qui accompagne la fleur ou l'inflores­cence. Voir glume, glumelle, involucre, spathe. »

Irons-nous quêter le sens de ces inquiétants et cornus vocables ? Irons-nous découvrir que le spathe n'est autre qu'une bractée envelop­pant un spadice, et que le spadice, inflorescence en épi... Non, nous n'irons point, car tout cela ne nous dirait guère le miracle des feuilles-fleurs. Assez tergiversé : pour tout regard non-botaniste, non-spécialis­te, non-maniaque, les pétales des fleurs bougainvillées ont la forme de feuilles ; en d'autres termes encore : les fleurs des bougainvillées sont aussi lumineuses que des roses ou des iris, aussi élégantes que des orchidées, et leurs fleurs sont faites de feuilles, ses feuilles ont recueilli les vertus de la fleur.

C'est tout simplement phénoménal : la feuille d'un arbre, c'est sa partie utilitaire (sève, chlorophylle, etc.). La fleur, sa partie sublime. Or ici l'Utile se fond dans le Beau, devient le Beau. Non moins miraculeux que si quelque centrale nucléaire affectait les formes d'une jeune géante. [7.90]

 

FIANCÉES

Ophélie et Régine, c'est-à-dire la princesse et la reine. Je ne sais si l'on a déjà pris la peine, ou la joie douloureuse, de rapprocher ces deux fiancées qui, à un siècle de distance, ont connu le même homme, le même combat. Régine Kierkegaard, Ophélie Pessoa. Deux ruptures inexplicables en dépit de toutes les analyses, deux ruptures métaphysi­ques en dépit de toutes les réductions. Deux mariages mystiques avec la mélancolie existentielle, l'angoisse d'être, le pur vertige.

L'insoluble question, c'est de savoir si les fiançailles éternelles, plutôt que le mariage, furent un échec, ou le tragique chemin d'un triomphe plus haut. Les uns diront sans doute qu'Ophélie et Régine ont été suffisamment dignes de leur fiancé pour que celui-ci ne les épousât point, du moins pas au sens où la société d'habitude l'entend. Et que de telles œuvres sont impossibles sans l'absolu retrait. Les autres penseront que l'acceptation d'un amour réciproque eût été l'acceptation juste et féconde de la condition humaine, quitte à mener ensuite et malgré tout sa révolte, sur tous les fronts de l'ontologie ; que l'œuvre même de Fernando-Sören, en cas de mariage, n'eût pas été « meilleu­re », bien entendu, mais plus humaine, plus proche de leurs frères et sœurs humains.

Ophelia Queiroz et Régine Olsen furent-elles, oui ou non, « à la hauteur » ? Oui, bien sûr. Mais à cette « hauteur » on ne respire plus, à moins de créer sa propre atmosphère, toujours un peu viciée, si pur soit-on. Leur demander de se retirer « au couvent » tandis que soi-même on évite l'asphyxie en créant tant bien que mal, c'eût été le comble de l'injustice. Ophelia continua de vivre, Régine fit un mariage bourgeois : elles n'ont pas trahi pour autant. Non seulement elles n'ont pas trahi, mais jusqu'au bout elles ont fait comprendre à leur fiancé qu'elles l'aideraient dans la distance — par la distance.

Dès le début, Pessoa, dans un poème d'amour, avait demandé la seule chose qu'Ophelia ne pourrait lui donner : « Que, perdu dans tes charmes, / Prisonnier de tes bras, / Je ne sente pas ma propre vie / Ni mon âme, oiseau perdu » (« Que enleado em teus encantos, / Preso nos abraços teus, / Eu não sinta a própria vida / Nem a minha alma, ave perdida »). Que je ne sente pas ma propre vie ! Cela, chez un créateur, ne se peut. Cependant Ophelia demeura présente, ou future, jusqu'à la mort de Fernando, puis témoigna.

Régine ? En 1855, elle doit s'embarquer avec son mari pour les Antilles danoises, dont Frederik Schlegel a été nommé gouverneur. L'épouse s'arrange pour croiser Sören dans la rue, et lui dire sa tendresse, lui permettant in extremis de ne pas confondre solitude ontologique et solitude humaine. Sous le coup de cette douceur, Kierkegaard parvient à rester debout. Mais il mourra la même année. (Voir KIERKEGAARD). [2.91]

 

FLATTERIE

Un jour, j'écrivis un texte pamphlétaire sur mon « milieu littéraire ». À ce pamphlet, il manquait au moins un chapitre. Je n'avais pas assez tenu compte d'un phénomène capital, grâce auquel tous les « milieux », littéraires ou non, trouvent leur cohésion ; j'avais oublié de décrire le ciment microsocial. J'avais négligé la « flatterie ».

En première approximation, flatter, c'est faire à autrui ce qu'on lui ferait si réellement on l'admirait, si vraiment on l'estimait, si sans rire on l'appréciait, si sincèrement on l'aimait. Autrui, alors, comprend le message, il en mesure l'hypocrisie et s'incline par conséquent devant la nécessité de nous renvoyer l'ascenseur. La flatterie est toujours réciproque, du moins dans l'idéal. C'est une transaction.

Au deuxième degré, la flatterie pourrait être ficomme une figure de la dénonciation. Il faut désigner tel ou tel à la Renommée, et, grâce au bien qu'on en dit, prévenir de sa part tout maléfice ; bref, s'en débarrasser.

Quoi qu'il en soit, on notera que la flatterie appartient de plein droit à l'univers du simulacre. Il ne s'agit pas de savoir si les compliments qu'on donne ou qu'on reçoit correspondent à je ne sais quelle « réali­té ». Il ne s'agit pas de se dire : « Je suis parfaitement hypocrite, mais Paris vaut bien une messe » ; ou, dans le rôle du flatté : « Il n'en pense pas un mot, mais j'ai intérêt à me comporter comme s'il était sincère, d'ailleurs, qui sait, peut-être est-il tout de même convaincu de ses propos, puisque ses propos ne disent au fond que la vérité : qui affirme que je suis grand ne peut pas être tout à fait mauvais. » Non, la flatterie est un univers parallèle, qui ne veut connaître ni du mensonge ni de la vérité. Au généreux donateur, on ne demande pas d'où provient sa fortune. Le flatterie fait vivre, un point c'est tout. Et c'est vivre que nous voulons.

Pour désigner une manière inadéquate, mais passable, de s'exprimer, un succédané d'expression, l'on dit volontiers : c'est une façon de parler. De même, la flatterie est une façon d'exister. [6.90]

 

FOLIE

La folie clinique, en dépit des sophistications de M. Michel Foucault, demeure une réalité qu'on peut qualifier d'objective. Surtout, elle demeure une prison, une aliénation, une misère intérieure, une torture. Même lorsqu'elle est le fait des artistes. Nietzsche fou, ce n'est pas Nietzsche glorieux, c'est un pauvre homme foudroyé. De même Hölderlin, de même Artaud. Prétendre le contraire est affectation d'esthète.

Cependant, comme l'a bien compris une nouvelle de Machado de Assis, ou, à sa manière, le Rhinocéros de Ionesco, sans parler du Nous autres de Zamiatine, même la folie objective et clinique demande, pour être perçue comme telle, que tout le monde ne soit pas fou. Or il n'est peut-être pas garanti que cette condition puisse toujours, à l'avenir, être remplie. On a déjà vu dans l'histoire récente des peuples entiers sombrer dans la folie, des millions de gens considérer comme normal ce qui, en temps de paix et de réflexion, paraît le comble de l'horreur et de l'aberration... des peuples entiers, sauf quelques individus particulièrement solides et réfractaires. Le coup de génie de Zamiatine, c'est d'avoir imaginé que, par des moyens artificiels et médicaux, cette espèce d'individus pourrait être elle-même éradiquée.

Jusqu'à présent, cette utopie noire est restée une utopie. On n'a pas trouvé, même dans les Etats totalitaires les mieux organisés et les plus parfaits dans l'usage technique de la cruauté, le moyen de rendre fou absolument tout le monde. Mais encore une fois, est-il garanti qu'il en sera toujours ainsi ? Qu'il y aura toujours des témoins pour dire que le roi est nu, et que les hommes sont devenus monstres ? J'ai vu et entendu, l'autre jour, un écrivain (donc, en principe, un homme de pensée et de sensibilité) emporté dans un véritable délire nationaliste dont, voilà deux ou trois ans, l'on n'aurait jamais pu le soupçonner.

Mais il y a pire : voilà deux ou trois ans, ce délire nous aurait tous fait éclater de rire. Aujourd'hui, il nous fait peur, ce qui, dans un sens, laisse augurer sa victoire : déjà nous considérons que cette haine fervente et religieuse n'est pas pure folie, c'est-à-dire flux verbal totalement dépourvu de prise sur le monde. Nous reconnaissons qu'elle prend corps, qu'elle représente une force. Et quand la folie devient puissante elle cesse d'être folie, puisqu'elle a des chances de s'imposer, puisqu'elle se met à infléchir le réel. La folie, c'est d'abord et surtout le patinage mental, l'esprit qui dévisse. Mais si la réalité se soumet à la folie (s'il n'y a plus ni verticalité ni pesanteur), alors tous, tant que nous sommes, nous commençons d'être contraints de voir dans la folie la normalité, sinon la sagesse.

Qu'on nous protège des fous et des folles ! Protégeons-nous nous-mêmes, bien plutôt. Sachons déceler la folie dès qu'elle commence à pointer son nez sanglant : et le commencement de la folie, une fois de plus, c'est la prétention à détenir la vérité. Évidemment, quand tout le monde sera fou, tout le monde sera content, comme chez Zamiatine. Mais tout le monde va s'entretuer. [11.91]

 

FONDATEUR (texte)

Ancien Testament, Nouveau Testament, Coran : comme on sait, 99,99 % du message se perd dans le lit asséché des consciences (pour ne pas parler des détournements volontaires). Les hauteurs spirituelles ne sont aisément respirables pour personne. Mais pour qu'on ne retombe pas plus bas que l'enfer, à quelle altitude ne doit pas se tenir le message originel ! Si par exemple il invite à ne jamais tuer quicon­que, sous aucun prétexte, on peut espérer que les humains, dans leur pratique, vont éventuellement massacrer un tout petit peu moins, et sous moins de prétextes. Mais si le texte fondateur lui-même se contente de prescrire des meurtres sélectifs, on imagine le résultat.

Cet exemple est ambigu, et je ne voudrais pas me faire mal entendre : car l'enjeu n'est pas la plus ou moins grande sévérité du message, c'est bien sa plus ou moins grande spiritualité. Exigence spirituelle et prescription morale sont deux choses différentes. Voilà bien l'une des erreurs commise par les clercs de tous les temps et de toutes les religions. Convaincus qu'il faut en demander beaucoup pour que les ouailles en fassent peu, on édicte des règles morales d'une extrême rigueur dans l'espoir qu'il en reste un brimborion, et dans la crainte qu'avec une rigueur moindre il n'en reste rien du tout. Mais de la rigueur seule, il ne reste jamais rien. C'est la hauteur de vues qui seule peut espérer combattre les effets de la pesanteur. Comment a-t-on pu être assez mal inspiré pour croire ou feindre de croire que le « aimez-vous les uns les autres » était un commandement ? Jésus serait-il homme ou dieu à penser que l'amour se commande ? Aimez-vous, c'est un ordre ! ? En revanche il était sûrement homme à penser qu'un idéal fondateur ne sera jamais trop « spirituel », afin de n'être pas entièrement ni tout de suite englouti par la matière. [3.92]

 

FUTUR

L'erreur, ou le coup de génie des prophètes n'est-il pas de confondre la juste vision de ce qui peut être avec la certitude de ce qui sera ? Dans le monde humain, tous les futurs sont imaginables, toujours, même si certains sont plus plausibles que d'autres. Exemple : la modernité a franchi des seuils de conscience tels que vraisemblable­ment, dans un certain nombre de siècles, l'homme verra l'histoire de ses religions comme l'histoire de sa petite enfance, et rira de bon cœur à l'idée que des groupes d'humanoïdes aient pu se prétendre, à cet égard, détenteurs d'une vérité supérieure à celle d'autres groupes. À plus forte raison pour les supériorités raciales, nationales, etc. En d'autres termes, l'homme a les moyens intellectuels et spirituels de se dépasser et de s'améliorer dans le futur. Mais une possibilité, une probabilité même, n'est pas une prophétie. Les prophètes répondront cependant — et comment leur donner tort : on n'est pas prophète parce que cela sera, mais pour que cela soit. [3.92]

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GALION

Le transport de l'or par bateau n'est pas spécialement « poétique ». Mais il n'y a rien à faire, un galion ne peut signifier que Jules Verne, et l'or devient celui du couchant dans le gréement du navire.

Beaucoup de vaisseaux sont ainsi voués au destin poétique : caravelle, galère, goélette. Bien sûr, c'est qu'ils ne servent plus ; on peut se repaître de leur seule beauté, comme on fait devant les Pyramides d'Egypte où ne gémissent plus les ouvriers-esclaves. Cette beauté n'est que mensonge, et n'est faite que d'inconscience et d'oubli.

Elle est faite de mémoire aussi, de mémoire surtout : la plus sûre splendeur de ces bâtiments flottants, c'est qu'ils sont morts et que nous le savons. Tous, nous les voyons glorieux, cinglant vers l'or à conquérir, chargés de l'or conquis, et tous, nous les savons au fond des eaux. Nous pleurons la disparition des matelots et de leur souffrance, autant que celle du rêve. La beauté, liée au malheur, disait Baudelaire. Donc, bien sûr, à la perte. En fait, et plus exactement sans doute, à la distance infranchissable. [6.91]

 

GÉRER

Avec une vitesse effarante, ce verbe, qui relevait exclusivement du vocabulaire économique ou politique, s'est insinué dans le monde d'Animus et d'Anima : comment « gérez-vous » votre conflit sentimental avec X ? J'espère arriver à « gérer » convenablement mon « stress »... Traduction de cette deuxième formule : j'espère parvenir à dominer mon angoisse, à organiser mes pulsions de façon rentable.

Car il ne s'agit pas là d'une simple substitution sémantique ; « gérer » n'est pas devenu synonyme de dominer rationnellement, ou de conduire raisonnablement. Pour avoir pénétré le monde de l'esprit, le vocable que j'incrimine n'a pas dépouillé la matière. Il garde son sens économi­que et ploutologique, c'est bien là le drame ; son emploi, sans nulle vergogne, dans le vocabulaire de la psychologie et des « relations humaines » signifie très exactement que l'on conçoit ces dernières sur le modèle de la Bourse. De son esprit et de son âme, on n'attend plus des « bénéfices secondaires », mais des bénéfices tout court. Il est bien connu, d'ailleurs, que dans cette intention l'on « investit » dans tel sentiment, telle relation.

Le plus grave de toute l'affaire, ce n'est pas l'intrusion de l'économi­que dans le psychique, c'est qu'une telle intrusion renforce notre illusion de maîtrise. Et dure sera la chute. [7.91]

 

GÉRICAULT

Mort à trente-trois ans. Fou de chevaux. Portraitura des bandits, des pervers, une voleuse d'enfants. Peignit des têtes coupées, des chairs bleuâtres, des yeux révulsés. À regardé l'horreur sans s'y laisser engluer. Peignit avec feu, noblesse, clarté ; peignit dans le vent. Lui-même était un cheval au galop, portant, tel Mazeppa, son propre corps torturé. Le romantisme est un romantisme dompté. (Voir IMAGINAI­RE). [6.91]

 

GOULAG

 

Désigne une liaison sans joie, qu'aucun des deux partenaires n'est capable de rompre. Le « Goulag », cependant, ne ferme pas la porte à tout espoir : on peut en sortir grâce à la « glasnost », sorte de franchise supérieure, gagée sur la plus haute pensée politique, et la « perestroï­ka », révision déchirante de tous les concepts directeurs qui jusque là ordonnaient la gestion de notre vie à deux. (Voir GÉRER, et RICH­TER, échelle de). [6.90]

 

GOÛTS ET COULEURS

Vous êtes d'abord enfermé dans une bulle opaque mais agréable, pourvue de tous les conforts. Un jour vous en sortez. Vous découvrez le ciel, les fleurs et les oiseaux, les astres et les villes. Bien des nouveautés, bien des beautés, mais aussi des laideurs, le trop chaud, le trop froid, l'immensité de l'espace, la diversité des comportements, des races, des nations, les haines et les rivalités, le combat douteux du bien et du mal, etc. Autant de chocs et de stupeurs, et d'angoisses et d'incommodités. Tant et si bien que vous pourrez peut-être, si l'on vous offre de regagner la bulle originelle, sauter sur l'occasion, et retourner à votre agréable enfermement. En connaissance de cause. Le vaste monde, toujours prêt à craquer, toujours prêt à m'agresser, et comme machiné pour me surprendre ? Très peu pour moi.

Néanmoins, ce retour ne vous fera pas retrouver l'état primitif. Vous garderez le souvenir du monde entrevu, souvenir que vous devrez combattre ou dénigrer s'il se révèle trop tentant. Et selon toute apparence la curiosité l'emportera. Vous voudrez sortir à nouveau, ne serait-ce que pour mieux contempler les malheurs de ceux qui restent dehors, et de mieux jouir, par contraste, de votre quiétude.

Mais cela même ne sera plus tout à fait possible : vous pourrez à bon droit vous plaindre d'avoir perdu le paradis : dans votre bulle, si plaisante soit-elle, vous savez désormais qu'il existe autre chose. Vous savez que si le monde extérieur vous réserve mille mauvaises surprises, il en réserve aussi quelques bonnes. Vous remarquez que s'est développé en vous un étrange goût de connaître pour connaître. La connaissance ne vous apportait pas le bonheur, mais vous avez peine, maintenant, à vous en passer tout à fait. Vous rêvez d'être à nouveau surpris, saisi, emporté par le flux de la vie. Et vous risquez fort, en connaissance de cause, de ne plus supporter ce qui désormais ne peut que vous apparaître comme un enfermement. Il y a davantage, comment cela pourrait-il éternellement vous échapper ?

En revanche, si réellement vous n'avez jamais quitté la bulle, pas de problème. Nulle raison que vous cessiez de vivre une manière de béatitude, tel le fœtus dans le ventre maternel.

Jusque là, il n'est personne qui ne soit d'accord, sans doute, avec cette ennième mouture du mythe de la caverne. Mais tout le monde est-il d'accord avec ses conséquences et ses applications dans la vie concrète ? Exemple, les arts : pour qui a connu le monde de Beethoven ou de Schubert, la chansonnette, définitivement, irrémédiablement, clairement, est insuffisante, et nous tient à l'étroit dans sa petite bulle : tout le monde est-il d'accord ? Une fois découvert le monde de Rembrandt, du Bernin, de Praxitèle ou de Hoïtsu, le monde de Balzac ou de Baudelaire, de Cervantès ou de Dostoïevski, les chromos ou les feuilletons télévisés sont décidément insupportables, exactement comme l'est une prison : tout le monde est-il d'accord ?

Nullement. On m'explique avec colère qu'il s'agit là de tout autre chose, et que les arts relèvent des goûts et des couleurs. Ce n'est pas parce que moi j'aime la musique classique ou la peinture de la Renaissance italienne ou la littérature du siècle d'or espagnol que ces mondes sont supérieurs à celui des chansons à la mode et des images animées dans les étranges lucarnes. Je n'ai donc pas le droit de dire de ces dernières qu'elles sont l'équivalent d'une petite bulle, tandis que mon grand art serait un vaste monde. Non, c'est peut-être ainsi pour moi, mais pas pour tous, et je me dois de respecter, sous peine de racisme, etc...

Je maintiens, à l'intention de ces contradicteurs (car les convaincus trouveront presque suspect que je cherche à démontrer les évidences ; ils ont tort, ce ne sont pas des évidences mais des conquêtes de la liberté), je maintiens que cela n'est pas ainsi pour moi seulement. Mais que cela est ainsi pour tous et toujours. La preuve en est fournie par l'absurde. Le passage du monde de Shakespeare ou Rembrandt à celui des feuilletons télévisés n'est jamais vécu par quiconque comme le passage d'un monde étroit à un monde plus large. L'univers de la chanson n'est jamais celui qui comprend l'univers des quatuors de Beethoven. L'individu qui préfère le premier au second ne fait jamais état de sa préférence avec des mots de découvreur, avec les mots du prisonnier libéré. Toujours avec les mots de la béatitude fœtale : je m'y trouve bien, c'est agréable, on se sent vivre...

Mais il y a plus. Le mythe de la bulle s'applique, mieux encore qu'à notre rapport à l'art, à la vie sociale dans son ensemble. Et là, ceux qui ne sont pas d'accord sont encore plus nombreux — et leur erreur infiniment plus grave : on me raconte que les femmes des harems, dans tel pays d'islam, plaignent profondément et sincèrement les femmes occidentales, chargées de tant de soucis, obligées de prendre tant de responsabilités, d'affronter la vie à tout instant. Ici, la métaphore platonicienne n'en est même plus une. C'est physiquement, matérielle­ment une réalité. Ces femmes du harem, infantilisées, sont heureuses dans un univers où nulle initiative ne leur est demandée ; où c'est l'homme qui décide de la liste des courses ; où jamais la nécessité ne se fait sentir de reconnaître l'existence du vaste monde.

Eh bien, voyons ! Des goûts et des couleurs ! Au nom de quoi prétendrions-nous que ces femmes n'ont pas fait le bon choix, le choix, du moins, qui leur convient ? Puisqu'elles sont heureuses !

Or donc, pour casser ce raisonnement, il faut se défaire de l'idée que le bonheur est la pierre de touche et le signe de la vérité. Le contraire est plus probable. Non que le malheur, lui, soit le signe irrécusable du vrai. Mais le signe du vrai, s'il en est un, n'est pas le sourire de béatitude. Après tout, les oiseaux du ciel, et les vers de terre, autant qu'il est en eux, sont heureux. Ce qui intéresse l'humain, ce qui est le propre de l'humain, ce n'est pas d'être heureux, c'est d'être libre ; et la liberté, c'est peut-être l'ouverture à la connaissance infinie. [9.91]

GRÈCE

 

 Pandore a refermé la boîte avant que l'espérance en ait pu sortir. Mais nous priver d'une aussi dangereuse vertu, fut-ce vraiment un malheur ? L'espérance moderne, que les Grecs ignoraient, n'est-elle pas responsable de tous nos maux ? Car il est besoin de ne pas espérer pour ne point tuer au nom du futur. Non qu'il faille alors désespérer, ou renoncer. Surtout pas. Mais la croyance au Paradis, puis en l'avenir radieux, nous n'en avons pas besoin pour aimer l'avenir. Au contraire, et c'est quand on croit à l'éternel, sous toutes ses formes, qu'on nie le temps.

La croyance aux mondes futurs n'est-elle pas responsable d'une sorte particulière de bêtise, inconnue des Grecs ? La perfection certaine, la perfection promise : gages de paresse intellectuelle. L'intelligence, elle, ne nie rien, pas même la possibilité d'outre-mondes, mais elle ne se repose jamais sur eux.

La Grèce hellénistique, le monde d'Apulée, la Rome impériale, voilà des mondes désespérés. Contre ce désespoir-là, vive l'Évangile, tant que ses promesses touchent la dignité de l'homme, et n'y mêlent pas l'éternité. Et puis, j'insiste : un monde désespéré n'a rien à voir avec un monde sans espérance. L'Empire n'est pas la Grèce classique. [5.90]

(Cette réflexion, rédigée avant d'avoir lu le Principe responsabilité de Hans Jonas, m'en paraît aujourd'hui bien proche). [5.92]

 

GUÊPE

Évidemment à cause de la « taille de guêpe », qui a suscité chez Jouve de belles métaphores désirantes, (mais sans doute également à cause de la « guerre » et surtout de la « guipure », mot qui, selon l'étymologie, n'a rien à voir), cet(te) insecte hyménoptère, hyménoptè­re, vous dis-je, est nécessairement, irrésistiblement associée à la jeune fille — sauf, peut-être, lorsque la « vraie » guêpe se présente et se jette à l'attaque. Mais là encore, il faudrait, dans un sursaut de merveilleuse sagesse, se détendre, se laisser aller, accepter qu'elle se pose, jusque sur notre cœur battant. [6.90]

 

GUERRE

Même chez les pacifistes occidentaux les plus sincères, la part de l'homme qui condamne la guerre n'est, précisément, qu'une part de l'homme. La renonciation à l'agressivité, même pour les civilisations les plus « avancées » — et même pour les civilisations les plus avachies — reste prodigieusement « contre-nature ». Il ne sert à rien de se cacher cette vérité élémentaire : l'agressivité, donc la guerre, font partie de l'instinct de vie.

L'erreur serait d'en déduire que par conséquent il faut réhabiliter moralement la guerre, erreur qu'ont allégrement commise tant de chantres du militarisme : c'est la « vie », donc c'est bon. Non, l'huma­nité véritable commence au moment où la vie elle-même, et son instinct, sont interrogés — par la vie. Au moment où l'on élit ou élabore des valeurs qui tentent de dépasser la « vie » pure et simple. Mais ce que je déplore seulement, c'est que les pacifistes n'osent pas dire toute la vérité, de peur d'affaiblir leur position. Et la vérité, c'est que combattre la guerre, ce n'est pas combattre la mort seulement, c'est aussi et peut-être d'abord combattre l'instinct de vie. Pour préserver les vies, il faut aller contre l'instinct de vie.

Et l'on aborde alors un autre risque, celui-là même qu'il faut dénoncer dans la pensée « écologiste » : en lieu et place d'une valeur, on élit la « vie » tout court, c'est-à-dire qu'on invoque la survie d'un maximum d'individus humains. Or cette survie pure et simple relève davantage de l'instinct de mort que du désir d'humanité accomplie. En face d'elle, ceux qui font la guerre ne peuvent que se sentir plus « vivants ». Bref, combattre l'instinct de vie de la guerre ne peut avoir des chances de succès que si nous ne lui opposons pas la vie tout court, la vie à tout prix, mais une vie plus haute. [2.91]

 

GUITARE

 

Je voudrais dire que le piano plane au-dessus de tout. Grandeur, puissance, beauté, velours et acier, liquide et flamme, soleil et nuit. Mais la guitare, malgré son envergure moindre, son moindre éventail de nuances, sa sonorité plus ténue, est plus merveilleuse encore. Toute musique, en elle, est un souvenir inaccessible, une fierté sans espoir, une douleur derrière des paupières aux longs cils. Et si forte est cette personne infiniment discrète, infiniment effacée, si impérieuse sa présence, que la Chaconne de Bach, jouée en elle, devient la sœur exacte d'une danse du seizième siècle ou d'un Prélude de Villa-Lobos. Bach à l'orgue, au piano, à l'orchestre, au clavecin, c'est Bach. Bach à la guitare, c'est la guitare.

O guitare, « sèche » comme ces joues tendres de la jeune fille qui devrait pleurer, mais que trop de pudeur, trop de noblesse, trop de fierté retiennent. [6.91]

 

*

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

H

 

 

HISTOIRE

I. L'Histoire avance-t-elle ?

Comment éviter le double écueil du progressisme et de l'antiprogres­sisme ? L'un et l'autre disposent d'arguments irréfutables, tirés de l'observation, au point qu'on peut à tout moment, selon l'humeur et les événements immédiats, pencher en faveur de l'un ou de l'autre.

 C'est bien connu : qu'on observe le comportement quotidien d'une société policée moderne, avec ses lois et règlements respectés bon an mal an, sa démocratie passable, sa prospérité, son savoir accumulé, ses conceptions morales, sa vie spirituelle, ses scrupules et ses délicates­ses ; que l'on compare ce spectacle non pas avec l'homme de Croma­gnon, mais simplement avec la société romaine antique (cruauté du droit pénal, torture judiciaire, inexistence des humbles, esclavage, règne des haruspices et des magiciennes, etc.). Du coup, on félicite Victor Hugo, et l'on a raison.

 Qu'on se reporte à divers aspects non moins réels de l'actualité la plus immédiate (esclavagisme de fait dans de nombreux pays, torture sans jugement, simulacres de démocratie, disette et misère de milliards d'hommes, vernis de religion raffinée recouvrant tout un bric-à-brac de croyances infantiles, etc...). On félicite Baudelaire, et l'on a raison itou.

Quand deux thèses ont d'excellents arguments en leur faveur, il doit s'agir de deux manières de voir la même chose. Tant pis, nous serons simpliste, et nous ferons un instant comme s'il n'existait pas, de par le monde, quelques bonnes dizaines de théories élaborées de l'Histoire, sans compter deux ou trois visions géniales. Nous essayerons de voir si, pour nous tirer d'affaire, il ne serait pas bon de comparer, comme au bon vieux temps, l'humanité tout entière à l'individu tout simple.

Le petit d'homme, plus il grandit, mieux il donne les signes extérieurs de « civilisation ». Cela ne signifie pas qu'il aurait simplement assimilé la science de l'hypocrisie, sans intérioriser la moindre valeur : tout ce qui, dans sa personne, passe par la conscience, est réellement amélioré. Mais (ô viol, ô inceste, ô assassinats de grands-mères pour cinquante francs, ô palpation de la fille coincée contre vous dès que la bousculade le permet) ses pulsions ne meurent pas pour autant, elles continuent une existence non point souterraine mais parallèle. L'homme fait des progrès, mais disons que sa conscience a quelque chose d'un bras droit qui, travaillé, gagne en précision, tandis que le bras gauche, l'inconscient, risque à tout instant de renverser le lait, ou de rater la main que lui tend la jolie voisine, pour se précipiter plus loin. Bref, le progrès de l'individu ne signifie ni l'extinction ni même la modification des pulsions, mais leur omission volontaire ou, au mieux, leur sublimation relative.

Le bras droit et le bras gauche ne sont ni plus ni moins « vrais » l'une que l'autre, et ne prouvent rien l'une contre l'autre. L'homme, simultanément, fait et ne fait pas des progrès. Et les sociétés ?

Je ne vois pas de différence. Sinon dans l'ampleur des effets désastreux du bras gauche. Cela dit, nous ne savons pas davantage qu'auparavant si l'on pourrait assurer, à l'individu comme à la société, un progrès sans risque de rechute, une omission définitive, une sublimation décisive des pulsions. Pour que cela soit, il faut impérative­ment que ma comparaison des deux bras soit impropre. Car elle sous-entend que par nature les sociétés comme les individus sont habités par la conscience et son contraire. (Voir NOUVEAU ; PROGRES).

 

II. Du rythme de l'Histoire

Soixante-dix ans de communisme en Union soviétique, au point de transformer l'Histoire en Nature. Le désarroi des plus grands ennemis de l'URSS est la preuve que ce régime haï faisait partie du paysage. Vous avez en face de vous depuis toujours cette montagne, on vous l'ôte soudain. Même si c'était une montagne de cadavres, quelle douleur du vide.

Au demeurant, ce n'est pas de cela qu'on veut parler ici. Mais de la folle soudaineté des événements. L'Histoire, dit-on, s'était figée, et brusquement elle explose. Cependant, ceux qui le contestent ont sans doute raison : le chêne qu'on abat, font-ils valoir, ou le chêne pourri qui s'abat tout seul, commence par tomber très lentement, mais il tombait depuis toujours. Les « accélérations » de l'Histoire ne sont que les accélérations des conséquences visibles de l'Histoire.

 Pour être à la mode, on peut alors invoquer la « théorie du chaos », et sa « dépendance sensitive des conditions initiales » : un infime grain de sable (un seul esprit non convaincu par le génie et les mensonges de Staline, tel l'unique Juste de Sodome), et de proche en proche, puis avec une rapidité toujours plus grande, l'édifice est miné. C'est également le principe de la bombe atomique. Quand l'effet de l'élément perturbateur ou détonateur devient macroscopique, alors nous sommes presque au terme du processus, nous le voyons, et nous avons le sentiment que soudain l'Histoire démarre après un long sommeil.

Mais tout de même, nier les « accélérations » de l'Histoire, ou les réduire à de pures apparences n'est pas non plus totalement satisfaisant. Il suffit de prendre l'exemple canonique des peuples dits primitifs, ou « sans Histoire », précisément, pour constater qu'en effet il existe, pour reprendre les termes de Lévi-Strauss, des sociétés « chaudes » et des sociétés « froides ». Comment, à la fin des fins, expliquer ces différences ? Comment les pays communistes ont-ils pu passer si brutale­ment du froid au chaud ? Cela nous conduit aux spéculations du chapitre III...

 

III. L'Histoire, mixte de réel et d'irréel

Ne pourrait-on pas, dans le domaine précis de leur mouvement, de leur bouillonnement, de leur vitesse de transformation, classer les sociétés en trois catégories : les sociétés primitives ou traditionnelles, les sociétés modernes démocratiques et les sociétés modernes totalitai­res ? Et ne pourrait-on prétendre alors que ce qui fait leur plus ou moins grande « vitesse » historique, c'est leur mélange plus ou moins équilibré de réel et d'irréel ?

Nous dirions alors que les sociétés primitive et totalitaire sont immobiles parce que tout, en elles, est réel (pour la première), irréel (pour la seconde). Que la société démocratique est la seule qui connaisse le mouvement régulier de l'Histoire, parce qu'elle seule connaît un mixte plus ou moins harmonieux de réel et d'irréel.

Dans le cas de la société « primitive » (réputée concevoir le temps et la vie sous une forme cyclique), rien n'excède le réel (rien de souhaité, de rêvé, de conçu, de projeté, de futur). La société primitive est pleine, close, saturée de réalité, elle ne fait nulle place, dans son idée d'elle-même, à ce qui n'est pas. L'omniprésence des dieux ou du divin ne prouve évidemment rien contre cette affirmation, puisque les dieux ou le divin, dans de telles sociétés sont éminemment. Ils sont même, dans leur immobilité, le comble de l'être. Tout est réel, donc l'Histoire ne saurait trouver place : évoluer ne peut signifier que dégénérer, perdre de sa substance.

Dans les sociétés totalitaires, l'Histoire s'arrête ou se fige parce que tout est irréel. Bien entendu, de telles sociétés prétendent au contraire avoir conquis le réel dans sa plénitude, mais le problème est justement qu'il n'en est rien. Déjà dans les dictatures non communistes le phénomène est à l'œuvre : on prétend que règnent l'ordre, la vertu, la prospérité, l'amour du dictateur, tant et si bien qu'il n'y a plus rien à souhaiter de mieux ; on est dans le réel absolu. Et comme toutes ces affirmations ne survivent que de contrainte et de mensonge, on erre au contraire dans l'irréel absolu.

La dictature communiste a porté le phénomène à son plus haut période, y ajoutant un mensonge colossal sur l'état de l'économie, sur la réalité des sentiments nationaux et religieux. Mais le pouvoir communiste se distingue surtout par l'ampleur de ses efforts en vue de faire intérioriser le mensonge par ses sujets. Dans ces conditions, pas d'Histoire non plus : puisque tout est achevé, pourquoi désormais changer ?

Seule zone intermédiaire, les sociétés dites démocratiques, dont l'imperfection n'est plus à dire, mais dont l'imperfection, précisément, est dite ; or, dans la perspective de l'Histoire et de sa possibilité, c'est cela qui compte. Les démocraties constituent des mixtes de réel et d'irréel : des sociétés où le « donné » sans cesse est contesté par le souhaité, le rêvé, l'espéré, le conçu, et l'être par le non-être (le non-être qu'on appelle de ses vœux devient le n'être-pas-encore). Sociétés où les individus sont en mesure de marquer la différence entre le réel et l'irréel ; seul moyen de féconder l'un par l'autre.

Et seul moyen de faire exister l'Histoire. Accessoirement, on voit bien pourquoi cette Histoire, dans les pays totalitaires communistes, s'est non pas arrêtée, mais suspendue : l'irréel n'y jouait plus son rôle de moteur, il se faisait passer pour le réel. On comprend aussi que l'effondrement soit aussi fulgurant : il suffisait qu'on dise : le roi est nu. Il suffisait que l'irréel se lève comme une brume matinale, ou si l'on préfère, qu'il cesse d'être soutenu artificiellement dans le réel.

Qu'il l'ait été si longtemps, voilà le plus remarquable. Car comme la Création divine, l'irréel, lorsqu'on veut le faire passer pour réel (cela s'appelle le mensonge), demande de notre part un soutien de tous les instants. Seul le réel tient debout tout seul. L'irréel est une poupée de chiffons qu'il faut perpétuellement maintenir sur ses jambes absolument molles. Tôt ou tard le marionnettiste attrape la crampe.

 

IV. L'Histoire, ou la foi des incroyants

On ne trouve plus guère aujourd'hui d'intellectuel « croyant » en l'Histoire comme on croit en Dieu. Il n'en reste pas moins que l'Histoire, d'une façon plus retorse et plus subtile que naguère, reste l'objet de foi des incroyants.

Comment font-ils ? Eh bien, au lieu de proclamer fièrement, comme jadis et naguère, que l'Histoire est une valeur absolue, ils nous signalent aimablement qu'aucune valeur n'est absolue... puisque tout est historique. Autrement dit, l'Histoire sert à démontrer que toutes les valeurs (Dieu, l'âme, la vertu, le Beau-Bien-Vrai) sont déboutées de leur prétention à l'universalité ou à la vérité, dès lors qu'on peut en repérer la naissance et le développement — donc en prédire la mort — dans l'Histoire.

À la limite (et je connais des gens qui raisonnent ainsi), on se refusera même à tenter d'approcher le concept de vérité ou de bien, au nom de l'historicité de ces notions ou de ces valeurs. Ne dites pas : le bien ou le beau ; dites : il y a des gens qui ont une histoire, et cette histoire a forgé peu à peu dans leurs esprits ce qu'ils appellent le bien ou le beau. Ainsi de suite.

Position d'une sagesse inexpugnable. Sain relativisme, belle prudence devant les valeurs ou les concepts. Sauf que cette conscience modeste des réalités n'est que la formulation rénovée d'une foi très ancienne. Et cette foi n'est autre que celle des hégéliano-marxistes. Certes, on ne met plus la majuscule à l'Histoire, qu'on se garde de définir comme l'ultima ratio de l'univers et de la philosophie. On prétend encore moins qu'elle est une valeur absolue. On avance simplement que c'est une réalité qui relativise toutes les valeurs.

Or, et c'est là que la chatte a mal au pied, aucune réalité ne saurait jamais relativiser des valeurs, encore moins les détruire. Il s'agit là de deux ordres différents. Seule une valeur peut en cacher une autre, je veux dire la mettre à mal : nul ne peut nier que le Bien, par exemple, ait une histoire, et que la conscience humaine se soit déployée dans le temps. Mais cela ne prouve en aucune manière que cette valeur soit soumise au temps, relative au temps, pur produit de l'Histoire. Naître dans l'Histoire, ce n'est pas naître de l'Histoire.

Explication : le relativisme historique, qui se donne pour pure observation du réel, est une façon de croire absolument que l'Histoire est explicative. L'Histoire qu'on invoque n'est pas une « réalité », c'est précisément une valeur, qu'on tient pour la mère de toutes les autres, ou plutôt pour leur exécutrice. « Tout est historique » est un acte de foi comme un autre, mais pire qu'un autre en ce sens qu'il ne se reconnaît pas pour tel. [9.91]

 

HONNÊTETÉ

Bonne vieille vertu qui sent son instituteur de village. Vertu qui consiste à faire abstraction de nos désirs, de nos ambitions, de nos prétentions (sources de déformations intéressées) pour tenir compte de l'existence d'autrui, donc, tout bêtement, respecter la réciprocité, la réalité communautaire : payer ce que l'on doit, en argent, en actes ou en paroles. Vertu d'égalité, puisqu'elle fait du Moi un homme parmi les hommes, qui ne saurait se prévaloir de sa Moïté pour s'arroger des privilèges matériels ou moraux.

Et l'honnêteté dite « intellectuelle » ? On l'invoque plus souvent que l'honnêteté tout court. Mais parce qu'on la croit moins solennelle, moins désuète, moins encombrante : l'adjectif édulcore le substantif. Mieux qu'une vertu, l'« honnêteté intellectuelle » est une élégance. Si Monsieur X manque d'honnêteté tout court, c'est un être peu recom­mandable ; s'il manque d'honnêteté intellectuelle, c'est seulement qu'il ne joue pas le jeu ; c'est un habile, qui frise le code. Mais après tout, s'il gagne...

Durant ces dernières semaines, dans deux publications qui me sont peu ou prou consacrées, et dont les auteurs sont des professionnels de l'écriture, on me cite (guillemets à l'appui) de manière incorrecte, et significativement incorrecte : on me « fait dire » ce que je n'ai pas dit, pour le profit de telle ou telle démonstration. Les gens qui se compor­tent de la sorte sont-ils « malhonnêtes » ? Non, n'est-ce pas ! Tout au plus « intellectuellement malhonnêtes ». Et encore : simplement distraits, inattentifs, ou trop emportés par leur volonté de prouver. N'en faisons pas un plat.

Au fait, comment avions-nous défini la malhonnêteté-tout-court ? N'était-ce pas, somme toute, une façon de faire passer son Moi devant autrui, une manière de faire valoir, contre le réel, ses prétentions matérielles et morales ? Mais alors, horribile dictu, ceux qui pratiquent la citation erronée (du moins quand l'« erreur » est orientée, mais elle l'est pratiquement toujours, fautes de frappe exceptées), sont tout simplement, tout bêtement, tout clairement, et tout court, malhonnêtes. Et moi, qui croyais que l'honnêteté intellectuelle régnait chez les gens du métier, je suis, tout aussi court, un niais. (Voir PRÉCISION). [6.91]

 

HORTENSIUS

Œuvre de Cicéron, qui fournit à Saint Augustin la révélation de la philosophie. J'ai toujours eu l'idée qu'il le lut dans son jardin, déambulant parmi les roses (à cause d'« hortus », évidemment), et que, le déchiffrant, il se regardait lui-même du haut de sa fenêtre. Décou­vrant, il se voyait découvrir. Dans l'émotion la plus vive, on sort de soi. Cette œuvre est aujourd'hui perdue, et comme tous les textes dont il n'existe que le titre ou le souvenir, elle surpasse de loin les réussites littéraires les plus achevées. Seul rien peut contenir le tout.

Mais dans le cas de l'Hortensius, le phénomène est encore plus subtil. Nous nous demandons : quelle est l'œuvre qui a bien pu convertir Augustin à la philosophie ? Et nous imaginons alors que sa conversion au christianisme est due, de même, à des textes aujourd'hui perdus. Ces textes, nous essayons de les reconstituer. Puis nous pensons que le silence et le vide sont préférables, infiniment. [6.90]

 

HÔTE

L'un des mots les plus nobles, évoquant la relation la plus pure qui soit entre deux êtres : « Vous êtes mon hôte » signifie : je vous donne le gîte et le couvert parce que vous êtes moi-même ; je ne vous juge pas, même et surtout si vous êtes banni, réprouvé, coupable de mille crimes. Réciproquement, si vous êtes sous ma sauvegarde, vous êtes sous ma juridiction. Je suis votre serviteur mais vous êtes le mien. Vous vous plierez à mes coutumes, boirez mon eau, dans la coupe que je vous aurai tendue. Nous sommes égaux, parfaitement égaux, et c'est pourquoi la langue française nous donne à tous deux le même nom.

Un seul reproche à La Source de Bergman : le père n'aurait pas dû zigouiller les assassins et violeurs de sa fille — tant qu'ils demeuraient sous son toit. Il les aurait laissés partir, eux qui ne se doutaient de rien, puis, à cheval, il les aurait rejoints. Mais dans sa maison, ces monstres étaient des hôtes. Songeons à Ran, de Kurosawa : l'aveugle accepte de recevoir et de soigner le despote infâme et misérable qui lui avait arraché les yeux. C'est insensé ? Oui, comme l'accueil d'Achille par le vieux Priam. La relation d'hospitalité veut cette noble folie. L'être qui franchit notre seuil est un humain. [5.90]

 

HUMANISME

J'ai beau retourner la chose dans tous les sens, j'ai beau être l'auteur d'un essai qui parie pour l'humanisme le plus franc et le plus massif, je sais très bien que je ne convaincrai jamais personne, à commencer par moi. Je ne convaincrai personne qu'il est bon d'être bon, et que la bonté vaut mieux que de... ou de..., bref, que tout ce dont tu rêves depuis tant d'années, et qui ne ferait de mal à presque personne, et d'ailleurs tu t'exprimes encore absurdement, puisque tout d'abord nul n'a jamais prouvé qu'il est mal de faire mal.

Tout est à reprendre, et je n'ai même pas envie de reprendre quoi que ce soit, car qui nous dit qu'il est juste et nécessaire de reprendre la question de l'humanisme ? Ne comprenez-vous pas, faux frères humains, qu'on peut par moments se haïr de son humanisme comme on hait sa prison ? Et c'est encore le même vieil affreux humanisme qui me menace du doigt, et me démontre sévèrement que je me hais trop parce que je m'aime trop. On ne s'aime jamais trop, voilà tout ; d'ailleurs on ne s'aime pas, on veut seulement vivre, respirer, sortir de sa prison ? [3.91]

 

HUMILIATION

Souvent, comme tant d'autres sentiments, elle est le fruit de l'ignorance. Parce qu'on a mis toute sa foi, toute sa fierté dans ce qui ne le méritait pas, dans ce qui ne valait pas un clou, dans ce qui tôt ou tard allait nous décevoir, parce qu'on a coupé tous les ponts d'une retraite honorable, les événements ne peuvent que nous humilier. Les événements, ou tout simplement la réalité. D'où, bien sûr, désir de revanche, que ne pourront satisfaire que des promesses encore plus énormes, encore plus vaines que les précédentes. Mais ces promesses, on les croira tout de même, parce qu'on veut sortir du trou. Et l'on ne fera que le creuser davantage. Spirale de la fierté toujours plus vaine, de l'humiliation toujours plus cuisante. Et le déshonneur, alors, devient lui-même une volupté, une ivresse, une grandeur pathétique.

Cependant cette volupté, à son tour, n'est que du vent, ne se nourrit de rien d'autre que de l'ignorance du réel. L'humilié se trouve donc totalement dépossédé de sa propre vie, plus encore qu'il ne le croit. Le droit et le devoir qui nous incombe à son égard, c'est de lui dire la vérité. [2.91]

 

HUSSEIN

Il n'en existe qu'un dont nous voulons nous souvenir : le shérif de la Mecque et roi du Hedjaz, le père du roi Fayçal (1883-1933) comme Philippe était père d'Alexandre. Fayçal, fils digne entre tous, mais à qui l'on ne permit pas d'être Alexandre : Lawrence d'Arabie avait promis que l'Angleterre et la France lui donneraient, à la fin de la Première guerre mondiale, ce qui lui revenait : la souveraineté sur toutes les anciennes possessions arabes de l'Empire ottoman. Le président Wilson y était aussi disposé, malheureux idéaliste, impénitent fils de pasteur ! Les accords Sykes-Picot, par-dessus la tête de Lawren­ce, de Hussein et de Fayçal, avaient déjà mis en coupe réglée toute la région, et prévu la fabrication de ces Etats nommés l'Irak, la Syrie ou la non-Palestine, et qui, aujourd'hui, ne paraissent pas précisément satisfaits de leur sort.

Pour revenir au nom de Hussein. Il se trouve qu'un certain nombre de nouveaux-nés, dans les pays arabes ou musulmans, reçurent ce nom durant l'année 1991. Nul ne doute que c'est en hommage au shérif de la Mecque. [2.91]

 

HYPOCRISIE

Ici nous parlerons de sexe. On s'attend peut-être à quelque nouvelle mouture des plaintes séculaires contre la société bourgeoise, plaintes artistement modulées par tant de poètes, de Baudelaire à Freud. Ce n'est pas tout à fait cela. Au siècle dernier, au début de ce siècle, et peut-être jusque dans les années cinquante, l'hypocrisie sociale en matière de sexe consistait à cacher les corps et condamner les désirs tout en pratiquant la débauche discrète. On ne connaissait que les oies blanches et les prostituées. Mais les choses ont décidément changé, et l'hypocrisie s'est déplacée. On sait assez que la révolution sexuelle des années soixante et suivantes a permis de proférer la chair, souvent de façon brutale et violente. Et même si dans les années quatre-vingts et suivantes on n'a plus la fougue ni la foi sexuelle des premiers élans révolutionnaires, on n'est pas pour autant retombé dans la silencieuse hypocrisie d'antan. On édite calmement Sade à la Pléiade. On dit les choses, on les montre, on les fait parfois.

Mais le problème ressurgit ailleurs. La société d'aujourd'hui prétend se comporter comme si le désir — cet élan toujours effrayant, ce séisme intérieur, cette houle, fille de la lune et du soleil, capable aujourd'hui comme hier de provoquer tant de naufrages — comme si le désir n'existait pas.

Exemple simple, la mode féminine de cet été. Jamais les jeunes filles n'ont été vêtues et dévêtues de manière plus séduisante, plus mortelle­ment provocante ; jamais le désir masculin n'a été plus douloureuse­ment agressé (et pour m'assurer que je ne faisais pas état d'un délire tout mâle et tout personnel, je recueille ici l'avis d'une femme).

Conséquence de la libération du corps féminin, juste expression du droit de la femme à se montrer, à mettre en valeur ses charmes ? Assurément. Mais c'est la suite qui importe. Et la suite (je cite toujours un avis féminin), c'est que si le malheureux mâle, dans le bus, devant la piscine, à la sortie des écoles, permet à son regard de succomber au vertige d'un corps féminin, donc de s'y perdre plus fixement qu'il ne le fait sur un réverbère, un portail ou une dalle de béton, s'il s'avise de faire comprendre, par le geste ou la paralysie, qu'il désire tant soit peu, que suscitera-t-il d'autre que la gêne, la stupeur ou le scandale : voyez-moi ce sale type qui me souille de ses regards vitreux, et me tache du soupçon que je me suis dénudée en vue d'éveiller ses dégoûtantes envies... (Précisons : dans cette probable réaction de la jeune personne, c'est toute la société qui s'exprime, y compris les messieurs eux-mêmes, les premiers à s'accuser de réactions égarées).

Conclusion : la libération de la sexualité conduit à la négation, ou pour le moins à l'omission de la sexualité. Je sais, on a déjà beaucoup dit que la pornographie tuait le désir et l'érotisme. Que le fait de tout montrer conduisait à tout annihiler. Mais il ne s'agit pas ici de pornographie, ni de « tout » montrer. La pornographie tue le désir parce qu'elle se situe volontairement après tout désir possible, elle nous submerge de solutions avant que nous puissions poser les problèmes. En outre, il s'agit d'une entreprise hautement consciente et volontaire.

La fille désirable, mais que la société refuse de considérer comme telle, c'est une tout autre histoire. Elle prouve que nous ne voulons toujours pas savoir, en 1991 pas plus qu'en 1900, ce qu'est le désir. Jadis, on cachait la sexualité ; aujourd'hui on la déboute en la montrant. Ou si l'on préfère, on prétend montrer qu'elle n'est rien. Et dans un sens on a raison, puisqu'après tout, sauf exceptions rarissimes, les messieurs les plus chavirés ne se décident pas à violer les demoiselles dans les bus, à la piscine ou à la sortie des écoles. La boucle répressive est bouclée : puisque le désir est victorieusement réprimé, c'est qu'il n'existe pas.

La boucle est même bouclée à double tour. Car il arrive effective­ment que des messieurs particulièrement exposés finissent, histoire de survivre, par se déconnecter de leur désir : victoire, ils se fanent doucement, s'éteignent bravement, et finissent, dans le bus, par regarder des gamines à la beauté déchirante comme ils regardent leur percepteur ou leur charcutier. Ils ont coupé leur rapport sexuel au monde. Ainsi peuvent-ils subsister, dans cet état de mort (oui, de mort, car les eunuques eux-mêmes souffrent de désir).

En face de cet Occident qui cache en montrant, l'islam, du moins sa version la plus intégriste, qui montre en cachant. Qui considère comme la première évidence le fait que le moindre morceau de chair féminine est occasion de désir, et que le désir est violence. Qui tire les consé­quences brutales d'une obsession sexuelle avouée. Qui projette dans toute la société ce qui passe dans l'âme du mâle en face de la femelle : elle se montre, donc elle veut qu'on la prenne ; or une femme qui veut être prise est une putain.

Je voudrais bien qu'il ne soit pas nécessaire de choisir entre Charybde et Scylla. Ne faudrait-il pas, à l'exemple de l'islam, reconnaître la réalité du désir et ne pas confondre hypocritement libération sexuelle avec cessation du désir ? Mais en revanche, ne devrait-on pas, comme l'Occident, bien maladroitement, tente parfois de le faire, libérer non la sexualité mais la femme : lui reconnaître le droit, en toute dignité, d'éveiller le désir, et celui de disposer de son corps sans toujours impliquer sa chair ? Mais qu'elle sache ce qu'elle fait, et que la société surtout sache ce qu'elle fait. L'Occident doit admettre enfin qu'il ne suffit pas de montrer les corps pour que se taise la chair. Et l'islam doit savoir qu'il ne sert à rien non plus de les cacher. L'un comme l'autre veulent domestiquer le désir ; ils ne parviennent qu'à le tuer ou l'exacerber. [8.91]

 

*

 

 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

 

IBN ARABI

L'homme qui sut écrire : « Mon cœur est devenu capable de revêtir toutes les formes / Il est pâturage pour les gazelles et couvent pour le moine / Temple pour les idoles et Kaaba pour le pèlerin / Il est les tables de la Thora et le livre du Coran / Je professe la religion de l'Amour, quel que soit le lieu vers lequel se dirigent ses caravanes / Et l'Amour est ma loi et ma foi. » (Tarjuman al-ashwâq, « l'Interprète des désirs », cité par M. Chodkiewicz, dans son introduction aux Ecrits spirituels de l'émir Abd el-Kader) (Voir ABD EL-KADER).

 

IMAGE

Ce mot, l'un des plus beaux de la langue française, évoque ou devrait évoquer d'abord l'enfance : les livres d'images, la lanterne magique. Des merveilles si belles que les enfants, à les regarder, deviennent eux-mêmes sages « comme des images ».

Dans un sens plus niais, on a parlé d'images pieuses. Et cette acception fut peut-être le commencement de la fin. Ces images-là n'étaient déjà plus le monde dans sa réalité concentrée et silencieuse, c'était une sorte de rappel du catéchisme, une mnémotechnique de l'âme, un prie-bête, un bonbon spirituel ; bref, un succédané.

Aujourd'hui l'on dit volontiers, sans rire ni pleurer, que telle entreprise finance telle manifestation artistique pour améliorer son « image » ; ou, mieux, que tel homme politique accomplit tel acte ou se garde de tel autre pour éviter que n'en souffre son « image ». De l'aveu même du langage, la question, pour l'entreprise ou l'homme politique, est uniquement d'avoir l'air. L'étonnant est que les journaux et autres médias, qui recourent vingt fois par jour à cette formule : une bonne image, une image déplorable, améliorer son image, nuire à son image, reculeraient avec scandale si nous leur proposions de recourir à des expressions comme « ce qu'il veut avoir l'air d'être » ou « ce qu'il fait semblant d'être ». Or il s'agit pourtant bien de synonymes.

Résultat de cette manigance, de cet escamotage du réel par le verbe : ça marche. C'est-à-dire que le peuple élit les hommes politiques dont l'« image » est la meilleure. Mais il les élit sans le plus petit atome d'estime. Exactement comme il fait de la télévision, le soir après le travail. Il la regarde et ne la voit pas, il la subit et la méprise. [7.90]

 

IMAGINAIRE

Le peintre Géricault : « S'il est pour nous, sur cette terre, quelque chose de certain, ce sont nos peines. La souffrance est réelle, les plaisirs ne sont qu'imaginaires ». D'accord pour la première phrase. Mais n'y a-t-il pas glissement dans la seconde ? « Réel » n'est pas un synonyme de « certain ». Contrairement à la souffrance et à la mort, les plaisirs ne sont pas certains, mais cela ne veut pas dire pour autant qu'ils soient imaginaires. Ils sont réels même si leur réalité n'a pas le dernier mot. Et le dernier mot, c'est à la mort, évidemment, qu'il revient de le prononcer ; à la mort, pas à la souffrance : humainement il n'est pas impossible de mourir dans et par le plaisir. On peut bien sûr estimer que la mort, puisqu'elle a toujours le dernier mot, est la seule réalité. Mais si l'on considère qu'outre la mort, la vie est réelle également, plaisir et douleur ont le même degré de réalité ; ce sont deux indices de réalité. [4.91]

 

IMBÉCILLITÉ

 

Ce mot, dont l'usage est en principe assez limité, pourrait peut-être retrouver un emploi plus large, s'il désignait clairement ce qui relève à la fois de la bêtise, de l'obscurantisme, de l'égoïsme et du fanatisme. S'il signifiait exactement, comme le veut son sens originel, une faiblesse extrême et généralisée : une débilité mentale, certes, mais également une débilité de la volonté, ainsi qu'une faiblesse de la vue, une incapacité de se représenter le monde.

On doit constater que l'humanité contemporaine, ni plus ni moins, peut-être, que l'humanité très ancienne, est frappée de cette faiblesse-là. Voici un candidat au baccalauréat qui fait un signe de croix avant de pénétrer dans la salle d'examens. Plutôt que de se fier à ses forces propres, plutôt que de voir que tout est affaire de travail, le jeune homme essaie de la baguette magique, et considère que Dieu n'a rien de mieux à faire qu'à lui souffler la liste des verbes déponents. Voilà ce qu'on appelle, pour le moins, de la faiblesse.

Maintenant, imaginons qu'avant un match de football international, les joueurs des deux équipes, au moment de pénétrer sur le terrain, donc à portée de regards réciproques, fassent le signe de croix. Voilà ce qu'on doit appeler de l'imbécillité. Mais là, tout de même, j'exagè­re ? Nous ne sommes plus imbéciles à ce point ? Hélas, ce double signe de croix, identique au double Te Deum des deux armées ennemies (dont parle Voltaire dans Candide), on pouvait le voir l'autre jour à la télévision. [7.90]

 

INCOHÉRENCE

Prenons connaissance des deux faits suivants.

Premier fait : le rédacteur d'un journal à grand tirage, comme plusieurs de ses confrères, et sans y prêter une attention particulière, a reproduit dans ses colonnes le mot « cul » (une actrice de cinéma, interrogée sur son dernier rôle, tenait à préciser que cette partie de sa personne, visible dans le film, comptait infiniment moins que son « âme »). Du coup, notre journaliste a reçu des dizaines de lettres de lecteurs indignés : je ne pourrai plus lire votre journal, comment peut-on s'abaisser ainsi, etc.

Deuxième fait : selon une organisation de secours à l'enfance maltraitée, on compte en moyenne un à deux appels téléphoniques par jour faisant état d'actes incestueux commis par des parents sur la personne de leurs enfants. Le même nombre, à peu près, d'actes de violence non sexuels.

Ces deux faits sont constatés dans le même pays, la Suisse. On dira que, si remarquables soient-ils l'un et l'autre, ils ne signalent aucune incohérence. Pour qu'il y ait incohérence en effet, il faudrait prouver que ceux qui prennent la plume parce que le mot « cul » les a choqués, et ceux qui violent ou battent leurs propres enfants sont les mêmes personnes. Tout au plus pourra-t-on parler d'extrême diversité humaine, et constater que la société helvétique compte presque autant de pudibonds que de criminels.

Je prétends, moi, qu'il s'agit bel et bien des mêmes personnes. Peut-être pas toujours les mêmes individus (encore que les schizophrènes du genre violeur-moraliste ne manquent pas). Mais en tout cas de la même catégorie d'êtres, dont font aussi partie ces gens qui, locataires modèles et saluant toujours poliment leurs voisins, les dénoncent anonymement à la police quand celle-ci recherche un délinquant dans la région.

Ces excès de vertu et de vice procèdent, dans les âmes, d'une seule et même incohérence, d'une seule et même méconnaissance profonde de leurs propres réactions, de leurs propres pulsions. Au hasard, on adhère à des valeurs, mais sans être en mesure de leur fournir le moindre sens. Plus exactement, on est saisi par des pulsions de pudeur ou d'inceste sans que ces pulsions, avant de s'exprimer, n'aient affaire à notre personne : notre personne n'existe nulle part.

Les êtres les plus conscients d'eux-mêmes ne peuvent s'empêcher de s'éprouver multiples. Mais être multiple sans le savoir, voilà l'incohé­rence ; on est alors fait, moralement, de pièces et de morceaux. Excessif en tout, puisque chacune de ses tendances s'exprime à l'état pur. Chacune pénètre dans l'individu pour s'y ébattre à l'aise, telle quelle, sans que nul œil intérieur ne la regarde. [9.91]

 

INDIGNATION

Les sujets d'indignation ne manquent jamais ; ils manquent si peu qu'ils fournissent à tout ecclésiastique en panne des idées de sermon, et des idées de discours à tout politicien soucieux de nous convaincre qu'il est soucieux de morale. En outre ils permettent l'existence florissante de ce qu'on peut bien appeler le « journalisme d'indigna­tion ». Régulièrement, tel éditorialiste prend la plume pour dénoncer, avec une sombre ironie ou une noire virulence, l'égoïsme des pays riches, la cruauté des dictateurs, la complaisance des Etats face aux trafiquants de drogue, l'augmentation du paupérisme dans les pays du Tiers-Monde, l'ignominie du communisme et la bassesse du capitalis­me, le cynisme des uns, la soif de pouvoir des autres, les injustices de chaque jour et les inégalités de toujours.

Certes, rien n'est plus nécessaire que de guérir les maux qu'on vient d'énumérer. L'on ne peut même pas reprocher au journalisme d'indignation son hypocrisie, car la plupart du temps l'auteur de la philippique prend soin de nous préciser que « nous sommes tous responsables », à commencer par lui-même. Allons plus loin : la revendication de responsabilité constitue une partie essentielle de la dénonciation. C'est souvent sa pointe la plus acérée et la plus amère.

Toujours mieux ! Toujours plus juste et légitime ! Vraiment, il serait difficile d'avoir raison davantage... Et voilà bien ce qui me gêne. Avoir raison à ce point, c'est troublant. Cela ne voudrait-il pas dire par hasard que, loin d'éveiller la conscience des lecteurs, on aménage d'abord pour la sienne le plus confortable des lits de repos ?

Admettons que je me trompe. Admettons que le dénonciateur soit profondément sincère, profondément révolté par les crimes qu'il vitupère, profondément horrifié par les maux de l'humanité. Pourtant, pourtant... il n'y a rien à faire : ses paroles continuent à me donner le sentiment d'être vaines, comme le sont les conseils avisés de celui qui regarde les joueurs d'échecs ou de football sans s'engager lui-même. Dénoncer le train du monde n'est pas agir sur le monde, mais se retirer du monde ; c'est sortir du jeu. M'inclure dans les coupables ne change rien à l'affaire : cet acte est purement conjuratoire, et me déconnecte encore davantage de la réalité que je prétends rejoindre. Car il n'est tout simplement pas vrai que nous soyons « tous » responsables des excès du capitalisme japonais ou de la misère de Bogota.

Dénoncer n'a de sens positif et plein que si je mène une action, si je suis porteur d'un projet humain constructif, dont la dénonciation serait la première phase, ou l'une des phases. Et même dans ce cas, le doute subsiste : est-il un projet humain constructif dont la première phase soit nécessairement la dénonciation ? C'est improbable, autant pour le pasteur qui tonne en chaire que pour le journaliste qui fulmine dans son éditorial. Ce qui peut améliorer l'homme appartient au silence. Dire cela, moi qui passe ma vie à aligner des mots ! Nulle contradiction, votre Honneur : la littérature est silencieuse, ou du moins s'efforce vers le silence. Comme l'action véritable. [12.91]

 

INFINI

Autrefois, les Occidentaux croyaient au monde clos. Ils étaient notoirement incapables de penser l'infini. Bien moins habiles à ce jeu que les hindouistes : sous le rapport du temps, notre monde n'excédait pas sept mille ans depuis sa création, tandis que l'Orient s'ébattait sans complexes dans les milliards d'années. Quant à l'espace, nous nous trouvions également, comparés à d'autres civilisations humaines, fort à l'étroit.

La situation a-t-elle beaucoup changé ? Nous avons certes élargi nos horizons, mais l'accueil que nous faisons à notre propre idée de l'infini ne laisse pas d'être bizarre : nous ne croyons pas que l'univers soit sans limites, nous croyons seulement que sa clôture ne nous est pas accessible : si vous étiez en mesure de marcher suffisamment longtemps en ligne droite depuis votre pas de porte, vous atteindriez aux portes de l'univers, mais voilà : malgré tous vos efforts, vous ne pourrez pas garder le cap. Comme une punaise sur un ballon, vous croirez marcher droit, et vous « finirez », un beau millénaire, par vous retrouver à votre point de départ.

Qu'est-ce à dire ? Qu'il nous est infiniment interdit, pensons-nous, de toucher à la fin de notre monde fini. Nous sommes dans l'impossibi­lité infinie de quitter notre prison. Telle est la psychologie collective dont procède aujourd'hui notre physique. De deux choses l'une : ou bien Dieu existe et se moque de nous comme nous nous moquons de la punaise rampant sur son ballon ; ou bien le concept d'infini, tel que nous prétendons l'avoir créé, puis assimilé, n'est pas plus réel que M. Jourdain n'est mammamouchi ; et ce dont on ne peut parler, il faut le taire. (Voir VÉRITÉ I). [5.90]

 

INFORMATION

Pourtant ce mot n'induit, par lui-même, aucun mensonge. À part son sens judiciaire, le dictionnaire lui donne pour synonyme le mot de « renseignement », puis de « nouvelles ». Mais la clé du mystère est dans l'acception scientifique : on qualifie d'« information » ce qui est transmis, ou transmissible par des signaux combinés (électriques, lumineux, électromagnétiques)...

Or, dans l'incapacité où nous sommes de penser conjointement sciences exactes et sciences humaines, nous les séparons dans la conscience pour mieux les confondre dans l'inconscient : d'où le sens monstrueux et mystificateur qu'a pris aujourd'hui le mot : parce que les « nouvelles » peuvent être effectivement transmises par signaux combinés, et parce qu'en ce sens nous maîtrisons réellement l'« infor­mation », nous voulons croire que ces paquets de signaux contiennent la vérité plénière des faits historiques, politiques et humains. Nous confondons très bêtement et très gravement la perfection du médium avec la vérité de la chose médiée. Nous croyons que la transmission sans parasites et l'archivage sans perte des plus sinistres mensonges (ou tout simplement des réalités les plus obscurément complexes) partici­pent d'une vérité sans faille, sont facteurs d'un enrichissement sans équivoque. [3.91]

 

INTIMITÉ

Les visiteurs professionnels, qui viennent voir en vous la « personna­lité » (journalistes, photographes, gens de radio, etc.), divisent a priori leurs hôtes en deux grandes catégories. Primo : les ouverts-sympathi­ques-accueillants-merveilleux, avec qui, bien sûr, ils vont passer quatre heures passionnantes quand ils croyaient rester dix minutes ; des gens-extraordinaires, avec lesquels le contact est immédiat, n'est-ce pas, si généreux qu'ils oublient tout de leurs horaires pour se consacrer à vous sans compter ; des types formidables, avec qui, d'emblée, on boit des verres, on est en confiance, on échange expériences, récits de voyage et de barouds. Ah, quelles après-midis mémorables, quelles soirées folles, quelle chaleur humaine !

La deuxième catégorie, c'est évidemment le contraire : les pincés-fermés-coincés-inaccessibles-pesants-puants, avec qui rien n'est possible. Et pourtant si, quelque chose est possible : que par la vertu de la visite, ou plutôt du Visiteur Professionnel, ces irrécupérables basculent inopinément, et d'autant plus superbement, dans la première catégorie : oui, sous le charme de leur hôte, vaincus par sa qualité d'écoute ou son humour, ces butors finissent parfois, souvent, presque toujours, par se dérider, se détendre, s'humaniser ; ils se révèlent, au bout de quelques heures, aussi ouverts-sympathiques-accueillants-merveilleux que les « personnalités » de la première catégorie ; eh oui, il suffisait de percer la carapace sociale, de franchir les défenses, de lever les masques... quant aux réfractaires qui, envers et contre tout, resteraient pincés-fermés-coincés-inaccessibles-pesants-puants, le Visiteur Professionnel n'a plus, hélas, qu'à les rejeter dans les ténèbres du dehors. Mais il faut convenir que ces mauvais joueurs sont décidément très rares. En général, le Visiteur Professionnel saura toujours « trouver la faille », et tout finira dans l'extase d'une Rencontre Exceptionnelle.

Une seule catégorie de visités n'est pas prise en compte, et demeure à tout jamais inimaginable, inconcevable, inaccessible à l'esprit du Visiteur Professionnel : la catégorie des zigotos qui par extraordinaire ne seraient ni ouverts-sympathiques-accueillants-merveilleux ni pincés-fermés-coincés-inaccessibles-pesants-puants-potentiellement-merveilleux. Ces spécimens vraiment extravagants, qui se montrent corrects, normalement aimables, qui reçoivent leur hôte une heure et quart quand ils ont promis une heure, qui parlent volontiers de grandes et de petites choses mais sans se déshabiller ni se draper, qui offrent leur temps mais pas leur âme, beaucoup de leur attention mais rien de leur intimité. Bref, les gens normaux.

Malheur à la normalité ! Car, qu'on se le dise, les « personnalités » ne peuvent être que merveilleusement disponibles ou détestablement fermées. Et si ces deux catégories existent seules, et n'en font qu'une pour le narcissisme du Visiteur Professionnel, c'est qu'elles en recouvrent deux autres : la catégorie des gens qui ne lui résistent pas du tout et celle des gens qui essayent de lui résister. Quiconque n'entre pas dans ce schéma ne mérite même pas qu'on le rejette dans les ténèbres du dehors, puisqu'il n'existe tout simplement pas. Si vous n'êtes pas absolument merveilleux ou tout à fait odieux, vous n'êtes rien. [3.92]

 

ITALIE

Synonyme de peinture ; davantage : elle signifie le sens de la vue. Tandis que l'Allemagne serait synonyme de musique, et signifierait l'ouïe. Cette bipartition peut s'expliquer par mes préférences musicales et picturales : je n'aime pas Dürer ou Cranach du même amour que Donatello, que Botticelli. Inversement, je ne placerais pas Verdi aussi haut que Wagner, et, jusqu'à présent, la grande musique de la Renaissance italienne, y compris Monteverdi, ne m'émeut que rarement.

Mais ces goûts eux-mêmes s'enracinent plus profondément, ils sont liés, j'en suis sûr, à l'usage le plus élémentaire des cinq sens. Le Nord, en moi, ne connaît pas l'espace structuré, il ne connaît que les espaces. Il ne peut donc pas susciter une peinture-sculpture-architecture à la manière italienne. En revanche, la musique est précisément l'art des espaces, ou de l'espace infini. Le visuel-pictural, ou le monde de la limite, le musical-auditif, univers de l'illimité.

Cela ne vaut rien ? Cela n'a rien d'objectif ? Sans doute. Mais quoi, nous pensons et ressentons par métaphores, et nous ne pouvons appréhender le monde sans pratiquer ce genre de jugements sensibles, de classements affectifs, qui révoltent la raison raisonnable. [2.91]

 

*

 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

J

 

 

JALOUSIE

Défaut qui s'aggrave avec l'âge. On ne me fera pas croire, en effet, que les enfants sont jaloux des adultes. À la rigueur sont-ils passagère­ment envieux de leur liberté supposée, ou des pouvoirs qu'ils leur attribuent généreusement. Mais alors ils peuvent se dire : quand je serai grand... Leur envie est éphémère par définition. L'âge mûr, en revanche, est jaloux de la jeunesse avec une amertume qui ne peut que croître, puisque le temps, jusqu'à nouvel avis, n'est pas réversible.

Nombre d'adultes ne se reconnaissent pas dans ces propos ? C'est qu'ils ont décidé d'avoir des enfants, seule façon plausible, encore qu'illusoire, de se dire : quand je serai jeune... [5.92]

 

JAMBLIQUE

(Environ 275-335 après J.C.). Un des derniers rêveurs qui prétendi­rent sauver de la mort le grand Pan. C'est à cause de son nom (et de son nom francisé) que nous l'aimons de tendresse, plus encore que Porphyre ou Julien l'Apostat. Et tout de même, c'est lui qui sut écrire, dans les Mystères d'Egypte (II, 3, 73, 6ss) : ???? ?? ??????? ???? ???????? ?? ??? ???? ?????? ???? ???????? ???????????, ??????? ??? ??????? ???? ???????, ????????? ?’ ?????????? ???????????, ?????? ?? ?? ????????? ?????????????, ?????????? ?’??? ??? ????? ????? ??? ??????????. « Outre ces propriétés, les êtres divins rayonnent une beauté comme infinie, qui saisit d'admiration le regard, répand une joie divine, adapte ineffablement son éclat à l'œil du spectateur et se distingue de toutes les autres espèces de vénusté ». :?????? ?? ?? ????????? « Adapte ineffablement son éclat à l'œil du spectateur » , c'est-à-dire en fait, plus littéralement : « Apparaissant en une symétrie extraordinaire ». Mais le vénérable Père des Places, traducteur de l'œuvre, a certainement raison d'interpréter comme il le fait : la prévenance des dieux, qui prennent soin de ne pas nous brûler de beauté, c'est, réellement et matériellement, une affaire de proportion, de sy-métrie. Touchante fin du paganisme, où la plus grande rigueur mathématique s'allie à la plus douce dévotion pour la lumière des dieux et des anges. [6.91]


 

JE

Le plus grand rêve, c'est de pouvoir le dire et le vivre dans un(e) autre. Le plus grand rêve, ou si l'on préfère, la transgression suprême. Mais attention, ce qu'on transgresse alors, ce n'est plus rien qui puisse choquer ou léser autrui, ni même quelque loi que ce soit, puisque c'est tout simplement, tout uniquement le « moi », dépouillé comme le serpent dans sa mue. L'avant-dernier stade de la transgression concerne l'Autre. Le dernier concerne soi. À partir d'un certain degré de passion, de désir, de volonté, l'on s'aperçoit qu'on ne veut pas « avoir » mais « être », ce qui implique rigoureusement qu'un autre soit je. [6.91]

 

JÉSUS

On va de nouveau croire que je plaisante. Mais il ne lui a manqué qu'une chose : être une jeune fille. [12.91]

 

JEU

Les « animaux supérieurs » jouent dans leur enfance, d'où cette déduction raisonnable : le jeu permet l'apprentissage des gestes de la vie, le contrôle du corps et de l'espace, la découverte des autres corps ; il introduit donc à la vie sociale comme à la vie physique. La nature ne fait rien en vain, et le jeu, somme toute, sert à quelque chose.

Pour aggraver cette erreur, presque tous les jeux humains sont aujourd'hui parasités par le spectacle et la compétition, si bien, ou si mal, que décidément leur pureté nous échappe. L'univers du jeu fait songer à un anneau métallique et parfait que, pauvres magiciens paresseux et tricheurs, nous avons scié, puis entrebâillé de force (en grimaçant laidement sous l'effort) pour y faire pendouiller l'anneau mou de notre monde prétendu réel. Mais maintenant que nous l'avons forcé, ce cercle parfait, voilà qu'il se referme mal : le monde prétendu réel en retombe sans cesse, et le jeu perd toute beauté sans avoir livré le moindre mystère.

Il faut tout reprendre à zéro, recommencer à regarder les chatons, les enfants, recommencer à ne rien savoir. (Voir LOISIRS). [5.90]

 

JEUNE FILLE

Lieu géométrique de la distance la plus infranchissable entre le pour-soi et le pour-autrui. (Ceux qui prendraient cette phrase pour une boutade abstraite ou pour du charabia sont respectueusement invités à la relire dans le calme). [6.91]

 

JEUNESSE

Oh oui, je suis bien d'accord avec vous ! Comme je suis d'accord avec vous tous, cœurs ulcérés !

Je me sentais « vieux » à seize ou dix-huit ans. Mais tout de même, je me persuadais facilement que, devenu plus âgé, je mesurerais ma douce erreur. Je saurais, avec un sourire d'indulgence amusée, que « se sentir vieux » quand on est tout jeune, c'est simplement éprouver une vague mélancolie, une mélancolie éminemment caractéristique de la jeunesse : l'envers de sa fougue, le sillage de son espérance.

Or, et maintenant que j'ai dépassé le milieu du chemin de notre vie, je m'aperçois que ce que j'éprouvais n'a pas changé : toujours la même douleur mélancolique, la même mort étrange de ne pas mourir, la même noirceur de vivre, piquée des mêmes étoiles. Mais cela ne veut absolument pas dire que j'étais, dans mon premier âge, envahi de vieillesse prématurée : non, il faut constater le contraire : c'est aujourd'hui que je suis perdu, éperdu. Aujourd'hui, je devrais être assagi, raisonnable, et je continue d'éprouver, tels quels, les élans absolus et mourants de l'extrême jeunesse.

Adolescent, je me croyais inadapté, si bien que je le fus. Et maintenant, perdue la liberté de le croire ou non, je le suis encore plus. Naguère je ne me sentais pas ce que j'étais ; aujourd'hui je me sens ce que je ne suis plus. [6.91]

 

JUDITH

Il est des prénoms qui toujours feront peur et désir, qui toujours seront coupants et doux comme une lame féminine. Celle qui au­jourd'hui incarne ces syllabes assassines et caressantes, j'ignore si l'âge la fera rentrer dans le rang. Je l'ai rencontrée quand elle avait douze ans, et qu'elle avait déjà tranché la mâle tête de plusieurs Grands Maîtres d'échecs. Je conserve son autographe. Et pour le scoliaste futur, comme dit Mallarmé, la partie que je fais gagner à mon héros (masculin) dans Une Atlantide, c'est en réalité la partie que Judith, douze ans, a gagnée contre le GMI bulgare Spiridonov, en 1988. [11.91]

 

JULES

Voici l'histoire. Jules était âgé de quatre-vingt-un ans. En Suisse, à la fin du vingtième siècle, il travaillait pour gagner sa vie. Chaque jour, au petit matin, il enfourchait son vélomoteur pour aller distribuer un quotidien chez les abonnés. Comme il voulait être sûr de ne pas rester endormi, il installait tous les soirs, à son chevet, deux réveils (j'ima­gine de ces grosses machines à l'ancienne, avec sonnettes apparentes, comme aux vieux téléphones). Il était très fier de n'avoir jamais « manqué », alors que les jeunes, eux, se font si souvent porter malades.

Jules était contraint d'aller à vélomoteur jusque devant les boîtes aux lettres, car ses jambes le faisaient souffrir : il ne pouvait guère marcher. Mais comme il entreprenait sa tournée dès quatre heures du matin, et passait donc sous les fenêtres des gens endormis, la dame du rez-de-chaussée, exaspérée, finit par placarder un papier vengeur sur la porte d'entrée de la maison, exigeant que le fauteur de vacarme cesse son activité délictueuse.

 Quant à nous, au deuxième étage, nous étions moins dérangés ; nous pestions plus modérément, mais nous pestions tout de même, et nous nous demandions quel jeune fêtard s'obstinait à rentrer à ces heures indues. Or le bruit n'avait pas d'autre cause que nous, les abonnés du journal distribué par Jules.

Coup de sonnette : un vieux titubant et rougeaud se tenait là, brandissant un chiffon de papier. L'air ivre. Il tentait même, en baragouinant des propos incompréhensibles, d'entrer chez nous sans y être invité. Effrayée, on tenta de repousser ce peu engageant personna­ge. « Oh, vous êtes méchante, vous ! », s'exclama-t-il. Finalement il obtint de faire lire son papier. Et l'on comprit tout : le vélomoteur, c'était Jules, Jules, quatre-vingt-un ans, levé à quatre heures grâce à ses deux réveils. Quant à l'apparente ivresse, c'était l'hésitation des jambes douloureuses. Tout s'expliquait, tout s'arrangea. On trouva la solution : Jules déposerait le journal à distance respectueuse de la maison, pour ne plus déranger la dame du rez-de-chaussée. On lui fit, à la fin de l'année, un petit cadeau.

Jules, je l'ai dit, était fier de son travail, amoureux de l'ouvrage bien fait. On n'ose rêver à ce que serait le monde si tous ses maîtres avaient cette même conscience professionnelle. De la lettre qu'il écrivit pour remercier du petit cadeau, l'écriture était ferme, la syntaxe parfaitement correcte. Pas une faute d'orthographe (Jules obéissait à toutes les lois). Une manière irréprochable, à peine solennelle. Cette lettre nous parvint alors que nous étions en Amérique. Oui, c'est à Los Angeles, au-dessus du Pacifique, que nous reçûmes l'avant-dernière nouvelle de Jules. La dernière, nous l'avons trouvée dans le journal, après notre retour en Suisse. Dans le journal qu'il nous avait apporté longtemps, et qui pour la première fois imprimait son nom. Qu'il veuille bien recevoir ce petit texte en hommage. [5.90]

 

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K

 

 

KABBALE

N'a strictement rien de commun, on le sait, avec la cabale. Cette dernière est un vulgaire complot, tandis que la première contient tous les mystères de Dieu. C'est que la lettre « k », dans notre langue, évoque l'étranger et l'étrange, elle les invoque plutôt, les fait descendre dans les mots. Que vaudrait un écrivain nommé Cafca, je vous demande un peu ? Où serait son crédit métaphysique ? Quant à la kabbale, si sa graphie, et singulièrement son initiale, lui confère un surcroît de sérieux, ce n'est que logique et justice, s'agissant d'une théogrammatologie, d'une théologie de la Lettre.

Cela dit, l'alphabet latin-français manque de mystère. Nous ne faisons pas mieux que le z, le k, le x et le y. Il faudra changer tout cela : ce n'est pas seulement de mots nouveaux que nous avons besoin. Nous devons prendre le problème à la racine. [6.91]

 

KAFKAÏEN

Cet adjectif qualifie la nature désagréable d'un léger embarras d'ordre administratif, tel qu'on en subit de loin en loin dans les démocraties avancées. Ainsi, lorsque, pour renouveler son permis de hors-bord, on a dû passer par deux guichets difiérents, et subir le manque d'aménité de quelque préposée revêche et peu capable, par ses seules forces, de transcender les impératifs du règlement.

Le cauchemar de Kafka, c'était de voir le destin se comporter comme une administration. Nous l'avons compris quelque peu de travers, et nous nous efforçons de croire que l'administration prend le visage du Destin. (Voir GOULAG). [6.90]

 

KAMASUTRA

L'un de ces mots que, depuis l'âge de désir, donc depuis toujours, j'aime trouver dans tous les dictionnaires, à défaut des bibliothèques. Mais le mot suffit largement au rêve. Il désignait, croyais-je, le défendu : mais il désigne bien plutôt l'inaccessible. Si l'Occident produit un tel livre, il ne sera plus l'Occident. À moins que... (voir CHAIR) [2.91].

 

KAMEHAMEHA Ier

Ce grand roi, disait Michel Leiris, ce puissant guerrier, unificateur de l'archipel hawaiien, serait aussi célèbre en Occident qu'Alexandre ou César s'il avait disposé, pour battre sa renommée, de tambours aussi puissants que les nôtres. O Kamehameha Ier, nous ne t'oublierons pas, nous publierons ta vie, et celle de ton royaume lumineux, si cher à notre cœur. Mais dans combien de siècles les écoliers européens se feront-ils un devoir d'apprendre, afin de mieux se connaître eux-mêmes, la langue riche en voyelles d'un si grand conquérant ? [5.90]

 

KANT (Emmanuel)

Pour démontrer qu'il n'était pas un philosophe sans chair ni cœur, on parle beaucoup de sa promenade quotidienne, ou de son goût pour le café. Peut-être serait-il plus simple et plus juste de dire au lecteur : si vous faites l'effort, immense, de pénétrer vraiment dans son œuvre, vous serez saisi d'admiration, et presque d'effroi, devant son humanité, vous y sentirez la chair et le cœur, qui ne font pas sa pensée même, mais fournissent la fabuleuse énergie qu'il lui fallut pour se maintenir à de telles altitudes intellectuelles. Kant, en toute simplicité, a pris toute une vie, la sienne, et l'a mise dans une œuvre. Il ne l'a pas sacrifiée à l'œuvre, il l'a vraiment mise en elle. Car toutes les amours, les joies, les aventures et les pérégrinations qu'il s'est refusées, il ne les a pas refusées, il les a données à l'intelligence, ou, mieux encore, à la concentration de l'intelligence. [2.91]

 

KAWABATA

Une des preuves les plus irréfutables de la « ressemblance humaine ». Quel livre m'est plus proche que Les belles endormies, ou La danseuse d'Izu, ou Le tournoi de go ? Certaines œuvres me touchent autant ; aucune ne me touche davantage. Et je ne lis que des traductions, peut-être moyennes ! Assurément ce n'est pas le « style », au sens étroit et convenu, qui me touche et me bouleverse, c'est le style au sens large, au sens vrai : une vision du monde, une sensibilité au monde que nulle traduction n'empêchera de transparaître. Parce qu'il est en deçà des mots, au delà des mots. Formule facile, dira-t-on : ce sont bien des mots que vous lisez, et votre ineffable style, bel et bien, passe par eux. Oui. Mais comme des fleurs passent à travers un grillage.

Les œuvres les plus fortes n'ont pas besoin d'être traduites pour être comprises de tous, pas plus que l'on ne doit expliquer à nul être, sur la face de la terre, ce que signifie un corps de jeune fille endormie, un corps d'homme égorgé.

Il existe des Occidentaux (et dans la mesure de mes forces je me bats contre eux, à travers tous mes ouvrages) pour qui des notions comme le beau, le bien et le vrai sont dérisoires, ou tout simplement obsolètes. Sans insister sur le fait que l'accusation même d'obsolescence suppose une conception du monde vertigineusement problématique, et me contentant, au lieu d'une démonstration, d'une monstration, je leur rapporte ici les paroles de l'écrivain japonais Kawabata, qui s'avoue requis par les « démons » : « Tout artiste aspirant au vrai, au bien et au beau comme objet final de sa quête, est hanté fatalement par le désir de forcer cet accès difficile du monde des démons, et cette pensée, apparente ou secrète, hésite entre la peur et la prière » (Discours Nobel).

Mais les esprits esclaves penseront peut-être que ce Nippon s'est arrangé pour parler aux Suédois traditionalistes le langage qu'ils comprennent. [6.91]

 

KIERKEGAARD

Pour plusieurs motifs, dont certains sont dicibles et d'ailleurs évidents, cet homme m'est toujours apparu comme le vrai successeur de Platon : le désir, dans son œuvre, est philosophe ; à la fois l'objet et le moteur de la philosophie. Et, le christianisme étant venu, cette intuition première, indéracinable, prend une couleur particulièrement tragique. Le mot de tragédie convient, puisqu'il désigne le combat de deux forces d'égale dignité, combat dont l'issue ne peut être la vie.

Le vrai successeur de Platon, disais-je. Mais il faut y ajouter Nietzsche. Disons que Platon n'eut que deux fils. Le premier continua de penser le désir, le second reprit en charge la vérité (donc le simulacre). Et tous les deux, pour la même raison, furent des martyrs. (Voir FIANCÉES). [2.91]

 

KOH-KHLAV

Île inhabitée, à cinquante milles de la côte thaïlandaise, dans la partie sud de ce pays. Un jour de novembre 1978, des représentants d'organi­sations des Nations Unies y ont trouvé cent cinquante-sept personnes tenues là prisonnières depuis vingt jours par des pirates. La journée, les geôliers s'absentaient en laissant de l'eau et de la nourriture à ces « boat people » vietnamiens (ou plutôt vietnamiennes, puisque les hommes avaient été préalablement massacrés à coups de marteaux et de barres de fer). La nuit, on revenait pour la chasse et la jouissance.

 Avant de massacrer les hommes, on les avait torturés pour leur faire avouer où se trouvaient les femmes (car l'île est assez grande pour qu'on s'y dissimule, elle comporte des grottes à demi-immergées, et des zones de hautes herbes). Cachées plusieurs jours dans les grottes, certaines filles ont eu les jambes rongées jusqu'à l'os par les crabes de mer (mais les crabes ne connaissent pas la cruauté). Une autre a été brûlée vive dans les hautes herbes (rien de plus simple, pour déloger les récalcitrantes, que de mettre le feu). L'article du Monde (11 janvier 1980) précise que les filles, dès l'âge de huit ans, furent violées des centaines de fois.

Les survivantes furent donc sauvées par l'intervention de Nations Unies. Un mois plus tard, un nouveau groupe subissait le même sort. [2.92]

 

KOMOMBO

Le Nil, à cet endroit (ou n'est-ce que dans mon souvenir) se divise en deux branches, dans une extraordinaire lumière à la fois métallique et poudreuse. Etrave du bateau contre étrave de la terre. Au dernier moment la proue choisit de rompre l'engagement. Il n'y a que ce fleuve, la frise verte de ses berges, mince jusqu'à l'invraisemblable, et le temple jaune orangé. Pour un peu, les marins pourraient amarrer notre Neptune au fût d'une colonne. Avez-vous vu Komombo ? Oui, et je le sais, mais je vous prie de me le redire, de me le confirmer, de me le chanter, d'effacer la honte de l'oubli. Vous la mémoire, vous la vie. [6.91]

 

KORÈ

Jeune fill de pierre, faite pour soutenir avec aisance les linteaux les plus lourds ; faite pour relever d'un sourire les cieux les plus bas. Voici que le marbre ne veut pas dire l'immobilité ni la froideur mais la force inflexible de la grâce flexible. Non la matière d'une statue, mais le but et le sens de la forme : la vérité de la jeune fille, c'est le marbre. Tous les hommes le savent, dont le désir ou simplement l'admiration rejaillissent, rebondissent comme des poignards sur la pierre. Ebréchés, ils blessent d'autant plus terriblement l'expéditeur. (Car le désir, sachez-le, êtres féminins, c'est ce poignard du fou, ce poignard involontairement jeté). [6.90]

 

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L

 

 

LARMES

Esthétiquement — mais une fois de plus l'esthétique est bien davantage qu'elle-même — les larmes sont supportables — et plus que supportables, franchement belles, quand elles coulent sur un visage qui se maîtrise et qui reste serein. Cela peut paraître étrange. On penserait de prime abord que les expressions du visage, même grimaçantes, sont plus « civilisées » que les larmes : plus « secondaires », plus humaines, donc plus aisément belles : les larmes ne sont-elles pas de vulgaires humeurs qui sourdent du corps, exactement comme d'autres humeurs dont l'exhibition publique est encore moins tolérable ? Quoi de plus animal, de plus primitif, de plus obscène ?

Mais non. La déformation du visage par la douleur (presque toujours accompagnée, il est vrai, de gémissements) nous semble infiniment plus « laide », en tout cas moins supportable, moins admissible que l'activité silencieuse des glandes lacrymales. Pourquoi ? Sans doute parce qu'on admet implicitement que les expressions faciales et sonores dépendent de nous, tandis que les larmes sont l'expression pure, trop profonde pour être contrôlée, de la douleur (du moins les larmes dans un visage calme : si le pleureur ou la pleureuse grimace, nous y voyons le signe d'un double incontrôle). Quand les larmes coulent dans un visage impassible, ou du moins maîtrisé, nous pensons : il ou elle montre tout son courage, tout le courage qu'un humain peut montrer ; les pleurs qui sourdent néanmoins sont la preuve d'une douleur plus profonde que toute volonté. Ils sont la douleur même, l'essence de la douleur, et le silence de son excès. [2.91]

 

LEÇONS DE L'HISTOIRE

On a bien de la peine à comprendre que le passé, s'il est vivant, s'il est riche d'enseignements, n'est jamais identique au présent. Résultat : quand on ne méprise pas les livres d'histoire, on les prend pour des livres de recettes. On invoque le passé mécaniquement, on le plaque sur le présent, et l'on se vante alors de « tirer les leçons de l'histoire ». Assurément, sur les thèmes du passé, l'humanité ne cesse de vivre des variations. Mais elle ne vit jamais que des variations. À l'occasion de deux guerres récentes ou présentes (le Golfe et l'ex-Yougoslavie), et de l'éventuelle intervention d'un pays comme la France, on n'a cessé de brandir le spectre de « Munich ». Je ne me lancerai même pas ici dans la délicate opération qui consisterait à suggérer pourquoi les situations de 1990 ou de 1992 ne sont pas celle de 1938. Je me contenterai de rappeler que « Munich » même, tel que nous le percevons aujourd'hui, n'est en rien comparable à ce qu'il apparut à ses contemporains, en 1938. Certes « Munich » fut le lieu d'une compromission, perçue comme telle par beaucoup (mais nullement par de très honnêtes pacifistes, nullement par Jean-Paul Sartre, qui n'était pourtant point un salaud, que l'on sache ?). Une compromission, soit, mais face à un « Monsieur Hitler » qui apparaissait, au pire, comme un chef d'Etat trop remuant, bien peu fréquentable et fort expansionniste. Or aujourd'hui, dans la conscience collective, qu'est devenu « Munich » ? L'ignoble approbation donnée à la solution finale. Un blanc-seing pour le bourreau d'Auschwitz.

Bref, « Munich » a changé parce que son futur nous est connu. Mais aujourd'hui, quoi que nous fassions, quoi que nous espérions, le futur, parce que futur, ne nous est pas connu. Et quoi qu'il puisse être, il ne sera jamais la copie du futur-accompli de « Munich ». Nous sommes peut-être clairvoyants sur « Munich » parce que le temps travaille pour nous ; ce n'est pas que nos yeux soient plus perçants, c'est que le brouillard lentement se lève sur le passé, au fur et à mesure que l'éclaire le soleil des conséquences. Mais le présent, lui, demeure opaque.

Là voilà, notre erreur, notre paresse, notre vraie lâcheté : nous prétendons « tirer les leçons de l'histoire », mais nous rêvons surtout de ramener toute décision sur le futur à la connaissance du passé — non, pas sa connaissance, mais son invocation rituelle et conjuratoire. Si bien que le passé ne nous aide nullement à penser la réalité d'au­jourd'hui (alors qu'il le peut effectivement dans une certaine mesure, pourvu qu'on cherche vraiment à le connaître, donc à connaître sa différence, sa distance au présent). Le passé nous dispense, croyons-nous, de la pensée. En vérité, nous rêvons de nous délivrer, par le recours illusoire à de prétendus modèles, du drame de la responsabilité. Mais le passé n'est pas une recette, et ne nous épargnera jamais les vertiges de la liberté. [8.92]

 

LIBÉRATION

Lorsqu'autrui nous enchaîne, l'espoir de se libérer, même dans les pires situations, n'est jamais tout à fait vain. Du moins sait-on que, le libérateur venu, et les chaînes détachées, nous tremblerions de bonheur et fuirions le plus vite possible le lieu de notre détention. Lorsque nous sommes notre propre geôlier, nous espérons nous détacher, mais cet espoir est implacablement déraisonnable, immensément stupide. Et quand, dans des moments d'égarement, nous parvenons vraiment à secouer nos chaînes, quand nous les voyons à nos pieds, nous ne tremblons pas de joie, mais d'angoisse.

On se rappelle, dans La voie royale, le personnage de Grabot, aveugle, bâté, faisant tourner la meule comme une bête. Détaché, il continue sa ronde atroce. Parce qu'il est esclave depuis des années ? Sans doute. Mais surtout parce qu'il s'est placé lui-même en état d'esclavage. « Ah, si je pouvais défaire les chaînes dont je me suis entravé, si je pouvais me déchaîner ! ». Ce cri, le plus grotesque et le plus comique du monde, nous le poussons tous et toujours, avec des airs tragiques, dès lors que nous ne gémissons plus dans les fers d'autrui. Il faut craindre sérieusement que la formule suivante ne définisse l'humaine condition : être, c'est être en prison. [3.91]

 

LIBERTÉ

I. Idée ou image

Je ne pense pas à des concepts, je n'arrive pas à des définitions, même approximatives ou bancales. Je ne vois que des images, puériles ou charmantes : Rimbaud dans sa « bohème », un sourire de fille, Charlot partant sur la route infinie, à la fin du Cirque... et déjà tout se complique : la liberté s'associe-t-elle à la marche en plein air, à la joie, à l'angoisse, à la mélancolie ? Au présent, à l'avenir ? Serait-on par hasard tenté par la méchanceté quand on est libre, comme le Caligula de Camus ? Du moins pas quand on est heureux, n'est-ce pas ? Qu'on me pardonne, je crois bien que la liberté c'est le bonheur — et me voilà sauvé : le bonheur se quête, il se vit, il ne se définitt pas.

La liberté c'est le bonheur, et pourtant le bonheur seul n'est pas toute la liberté. Il faudrait dire : la liberté, voilà le seul bonheur digne de l'homme. (Voir GOÛTS ET COULEURS). [2.91]

 

II. Liberté, nécessité

S'il s'agit d'acquérir une certitude d'ordre « scientifique » à cet égard, il est une fois pour toutes entendu qu'on ne peut trancher. L'un croit à la liberté, l'autre croit que le destin le mène et mène le monde ; l'un croit que son voisin choisit de croire à la nécessité, l'autre croit que son contradicteur croit « nécessairement » à la liberté, et ainsi de suite à l'infini. Mais voilà, cette question n'appelle pas de réponse scien­tifique ; ou plus exactement, prétendre qu'elle appelle une réponse scientifique, c'est déjà formuler une réponse, dans le sens de la nécessité.

En fait, il s'agit d'une question prement éthique : plus je crois à la liberté, plus j'agis « comme si » elle était vraie, et plus le monde, fût-il gouverné par la Nécessité, ressemble à un monde de la liberté. Que m'importerait, en dernier ressort, que l'Anankè me régente et régente tout l'univers, si à force de vouloir la liberté, je parviens à donner à cette Anankè toutes les allures (et plus que les allures, les qualités) de la liberté ? Si tout est libre dans le monde humain, si tout est possible, ouvert, en croissance, si je m'éprouve créateur du monde et de moi-même, on peut bien venir me prouver in fine que mes créations étaient voulues par le Grand Horloger, ou la Grande Horlogerie, je n'y vois plus qu'une querelle de mots. À l'inverse, si je crois que tout est nécessaire, et si je suis cohérent avec cette croyance, tout finira bel et bien par ressembler à la Nécessité, en dépit de nos pouvoirs de libre création.

Bref, il n'y a pas en cette matière à constater ce qui est, mais à décider ce qui sera, même et surtout si la « décision de la liberté » provoque un sourire entendu sur les lèvres avisées des Nécessitaires. [3.92]

 

LISZT (Franz)

I. L'homme et l'œuvre

Je sais, on nous rebat les oreilles de la différence à faire entre l'artiste et l'homme. Qui ne sait pas respecter cette différence passe pour un naïf qui ne connaît ni la vie ni l'art. Tel ou tel « créateur » est avare, tel autre grossier ? Celui-ci se montre stupide, celui-là méchant, bête, vulgaire ou haineux ? Aucune importance. Rien à voir avec le beau génie de son œuvre, laquelle peut fort bien exprimer la grandeur d'âme et la suprême beauté. Au contraire, même : que voulez-vous, ce grand homme est si grand, son « œuvre » l'élève à de telles hauteurs qu'il faut bien le laisser, dans la « vie », respirer un peu, redescendre un petit...

Eh bien non. Faisons justice de ce qui, parfois, est une erreur, et souvent un mensonge. Sans doute l'artiste ne vaut-il pas mieux, humainement, que la moyenne de ses frères anthropes. Sans doute, ce n'est pas parce qu'il est affligé de défauts qu'il sera nécessairement incapable d'« exprimer » le monde avec talent. Il reste cette infrangible évidence qu'un homme grossier dans sa vie le sera dans son œuvre, qu'un homme avare dans la vie ne sera pas généreux dans son œuvre, et qu'un imbécile à la ville va rester, à la scène, un imbécile. « Les livres sont plus intelligents que leurs auteurs » ? À la bonne heure. Mais cette phrase veut dire qu'aucun homme ne peut faire le tour de son propre imaginaire ; elle ne veut pas dire que les livres d'auteurs bêtes seront des livres intelligents.

Un certain Richard Wagner est assurément « génial ». N'empêche que les limites de son œuvre sont les limites même de sa personne : égocentrisme et mégalomanie. Franz Liszt n'a pas ces limites. Est-il « moins génial » que Wagner ? Le prétendre, ce serait se tromper sur le génie, qui est gloire et lumière de l'être tout entier, et point seulement exaltation boursouflée d'une partie de l'humain.

Ecoutez ou jouez les Années de pèlerinage. Si vous n'en ressortez pas meilleur, si vous n'y vivez pas, en même temps que l'exaltation de l'amour, de la mélancolie ou de la beauté, l'amitié d'un homme, et la bonté humaine à son plus haut période, ce sera de votre seule faute. À Franz Liszt il ne manque rien. De même à Chopin. Deux êtres supérieurs, qui rendent meilleur en rendant heureux.

 

II. Après une lecture du Dante

Cette courbe très longue, très ample, très lente, créée par une double frappe de la note, additionnée du double écho de la main gauche. Incroyable gain de puissance et de violence ; mais surtout, comme dans la peinture impressionniste, la « touche », et plus seulement le son (ou le dessin), devient moyen d'expression ; l'effet d'ensemble est d'une autre nature, d'une autre « qualité » que le détail des notes successives. Le martèlement prestissimo crée une lente plainte. (Et la notation disperato, lors de la deuxième énonciation de cette mélodie trépidante, est d'une parfaite justesse). Musique à programme ? Non, véritable dire du désespoir, nombre d'or de ses effets. [6.91]

 

LOISIRS

De plus en plus d'adolescents et d'adultes passent aujourd'hui leurs loisirs à des jeux qui semblent réservés à la petite enfance ; en particulier les jeux sur ordinateur, qui correspondent strictement à l'âge puéril. Si, comme je le pense, il s'agit d'un véritable phénomène de société, quelle en est la cause ? Réponse : nous sommes dans une incapacité de plus en plus grande à éprouver le sérieux de la vie hors du monde professionnel. Ou, en d'autres termes, la profession absorbe, chez la plupart des gens, tout le sérieux de la vie ; elle l'absorbe tout en l'instrumentalisant, ce qui veut dire qu'elle ne le prend pas en charge comme tel. Ce que nous appelons « travail » est une nécessité parcellaire, conséquence d'un sérieux implicite et impensé. Et sorti des heures de bureau, il ne reste absolument rien à l'homme que le contraire de ce sérieux instrumentalisé : le jeu instrumentalisé, c'est-à-dire le jeu qui sert à fuir les nécessités du sérieux, le sérieux comme nécessité.

Or c'est une mutilation, un mensonge et une catastrophe. Car dès que la vie est pensée tant soit peu, il apparaît que le jeu véritable est évidemment le frère du sérieux véritable, son miroir ; et dans une vie telle que je voudrais la concevoir, il n'est pas de solution de continuité entre sérieux et jeu, donc entre travail et loisirs : dans l'un comme dans l'autre, la vie est présente, la vie est consciente, la vie est « mise en œuvre » et « mise en jeu ».

Mais à l'ère de l'instrumentalisation, le jeu et le sérieux sont de plus en plus disjoints, de plus en plus antinomiques et de plus en plus caricaturaux. Nous sommes des gamins sous le joug du Travail, mais à qui la Nécessité propose, à intervalles réguliers, de petites récréa­tions. (Voir JEU). [3.92]

 

LOUYS (Pierre)

Dans la Préface d'Aphrodite, on lit cette phrase, écrite à l'âge de vingt-cinq ans : « Ceux qui n'ont pas senti jusqu'à leur limite, soit pour les aimer, soit pour les maudire, les exigences de la chair, sont par là même incapables de comprendre toute l'étendue des exigences de l'esprit ». Cela peut paraître facile, ou grandiloquent, ou faussement profond. Mais Pierre Louÿs n'était pas faussement profond. Trois filles de leur mère, ouvrage qu'on peut qualifier de violemment pornographi­que, est un ouvrage violent tout court, un ouvrage dur, cruel, assez impressionnant d'humanité. Les « exigences de la chair », pour cet auteur, cet écrivain, c'étaient bel et bien les exigences de l'absolu, ou du moins les impatiences physiques d'un être qui savait ce qu'absolu veut dire.

La phrase de Louÿs ne signifie d'ailleurs pas que l'esprit, en ses exigences, n'est qu'une tumescence charnelle. Au contraire, elle souligne que la chair même est esprit : la « chair » toute seule n'a pas d'« exigences », elle n'est qu'instincts et réflexes. Pour qu'elle devienne exigeante, extrême, nous conduisant à aimer ou à maudire, il faut qu'elle acquière une dimension spirituelle ; pour tout dire, qu'elle devienne humaine. (Voir CHAIR). [6.91]

 

LUMIÈRES

I. Trompeuses ou non

La croyance au Progrès, indissociable des Lumières, est aujourd'hui largement battue en brèche. Plus exactement, on ne prend même plus la peine de s'en moquer, tellement il est entendu qu'elle était naïve. Depuis Horkheimer-Adorno, l'intelligentsia tient même les Lumières pour directement responsables, ou peu s'en faut, de la Nuit et du Brouillard de ce siècle. (Habermas, marchant sur des œufs, et sur des têtes d'œufs plus encore, tente de réhabiliter les Lumières. Sa tâche est rude parmi les philosophes).

Pourtant Condorcet n'a pas vieilli ; que son Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain n'a rien de ridicule. Son éventuelle naïveté, ce fut de sous-estimer les forces de résistance aux Lumières, mais non point, au grand jamais, de prôner les Lumières elles-mêmes. La question n'est pas de croire ou de ne pas croire au Progrès, mais d'y travailler. Prétendre que le Progrès n'est pas possible ne relève pas du constat, mais de la décision humaine, donc de l'abdication. [4.90]

 

II. Heidegger et Cassirer

Un jour de 1927, dans les neiges de Davos où, visité par une vision solaire, Hans Castorp avait failli mourir, deux philosophes se rencon­trèrent, qui n'étaient point Settembrini-Naphta, mais bien Ernst Cassirer et Martin Heidegger. Discussion infiniment subtile sur l'interprétation correcte du kantisme. Et derrière les propos académiques, cette question : l'homme est-il nuit ou lumière ? Raison ou vertige ? Architecte ou errant parmi les ruines ? Là encore, là surtout, la réponse n'était point de fait mais de choix. Douze ans plus tard, la guerre commençait. Il a fallu redescendre de la montagne magique, et mesurer les conséquences. (Voir PROGRÈS). [5.90]

 

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M

 

 

MANCHETTES

 

En France, elles se nomment « affichettes ». On désigne ainsi des placards publicitaires, dans lesquels les journaux, surtout quotidiens, présentent en peu de mots grassement écrits les principaux événements de la veille, selon des critères de choix que nous qualifierons de particuliers. Chaque matin, en me rendant à mon lieu de travail, je peux méditer devant ces textes, qui ne contiennent jamais qu'un seul message : payez, vous serez excité pour un franc.

Une précision : le sexe est toujours là, mais toujours hypocrite ; les petites filles transpercées et les petits garçons défoncés suscitent toujours, dans les « manchettes », des cris d'indignation ; pour le moins, de sublimes angoisses et d'intenses pitiés. La violence, faut-il le dire, est un utile substitut du sexe (éventuellement un complément bienvenu). L'étrange est que nul moraliste ne s'en étonne. Sans doute le moraliste est-il lui aussi victime d'une légère illusion : il croit que les « manchet­tes » lui transmettent des faits et des informations. Donc il s'indigne contre ce qu'on lui dit, non contre ceux qui le lui disent. Comme qui, recevant un crachat dans la figure, se fâcherait contre le crachat. Voici quelques spécimens authentiques, récoltés durant l'an de grâce 1989 :

« Arrêté en France : il avoue plus de cent viols ». « L'homme aux cent viols : sa femme le croit innocent ». « La France bouleversée par les viols d'enfants ». « Il torturait les pigeons ». « Inséminée arti­ficiellement : mère d'un fils-frère ». « Triple drame à Ryad. Enterré vivant il provoque deux décès ». « Angoisse à X : Y (10 ans) n'est pas rentrée de la fête ». « Esclave de 13 ans violée deux fois ». J'attendais qu'on m'explique en quoi ces faits à peine divers sont des « informa­tions », en quoi ils intéressent le citoyen, en quoi ils peuvent l'enrichir ou l'orienter dans la vie. Mais j'ai fini par mesurer mon ingénuité. J'avais cru, quelques instants, que les journaux, réellement, songeaient à cela : à nous informer.

Il faut donc le dire, puisque personne n'en prend la peine : ces annonces ignobles ont un seul but, parfaitement atteint, parfaitement reconnu par tous : que les gens sortent leur porte-monnaie pour s'indigner à leur aise dans le secret de leurs alcôves ou de leurs cuisines. Chaque matin, avec une impudence inégalée, le sexe-argent s'étale dans nos rues. Cela n'empêche pas — au contraire, cela explique parfaitement — que le bon peuple, lorsqu'on juge un criminel sexuel, crie vengeance et se découvre plus vertueux qu'en nulle autre circonstance.

Soyons juste : il existe une autre catégorie de « manchettes », celles qui permettent aux Suisses de se sentir intégrés au vaste monde, tout en restant bien chez eux, et bien de chez eux. D'autres gras propos, qui les autorisent à penser : nous aussi, nous existons, à nous aussi il arrive quelque chose. La corde alors pincée est celle d'un patriotardisme étique et niais. Exemples de cette catégorie : « Le vacherin renaît dans la peur ». « Suisse romande : aveugles à l'assaut de l'Himalaya ». « Suisse : ces vies brisées en un instant ». « Lausanne : policier agressé en plein jour ». « Chauves : Romand champion du monde ». « Boat people à Lausanne : le choc d'un nouveau monde ». « Bangkok : Suisse mort en cage ».

Voudrais-je qu'on soit moral ? Non, mais qu'on soit conscient. Or je constate qu'une société tout entière trahit chaque jour, tranquille­ment, sa totale hypocrisie : elle cultive en toute impunité les valeurs exactement opposées à celles qu'elle prétend respecter, un peu comme ces tricheurs professionnels, dans Lucky Luke, dont les fausses cartes, à tout instant, tombent des poches, des manches, du chapeau, les désignant à tous, mais ne les empêchant nullement de persévérer dans la triche. [10.90]

 

MARIAGE

« Enfin, vous n'avez qu'à la quitter (cette personne, ou cette place, cette activité) ; avec elle, vous n'êtes pas marié, tout de même ». Le drame, justement, c'est qu'on est marié, d'un mariage involontaire et forcé, avec tout ce qu'on fait, tout ce qu'on vit, tout ce qu'on touche. C'est que nos actes poussent leurs racines dans le monde, à des vitesses effarantes et dans les directions les plus inattendues. Quand Sartre parlait de la liberté comme d'un « arrachement » au monde, il ne croyait pas si bien dire. Et pour ce genre d'exercice, cruel pour soi-même comme pour les autres, il faut être doué d'innocence et d'oubli.

La vie n'unit pas, elle agglomère ; elle ne coupe pas, elle effiloche. Tout cela, disons-le, est répugnant. Que nos douleurs au moins soient nettes ! [5.91]

 

MASSACRES

On dit que les nazis durant la dernière guerre, ou je ne sais quels obscurs Barbares en des temps fort anciens, les commettaient en chantant. Puis il y eut le temps des massacres soviétiques, du style méthodique, commis en raisonnant, éventuellement en débitant des litanies marxistes. Il ne faudrait pas oublier une troisième catégorie, les massacres commis en pleurant. En sanglotant qu'on est victime et que le monde entier nous en veut. [12.91]

 

MÉLODIE

Je n'ai rien contre les saints du calendrier. Mais on pourrait, à leurs côtés, faire une petite place aux trois cents soixante-cinq hommes qui ont créé les mélodies les plus belles du monde. J'y pense en ce moment sous la douce injonction du Summertime de Gershwin (dans la version pour deux pianos, si pure et si pleine, de Percy Grainger). Bien sûr, la mélodie n'est pas toute la musique — et de nos jours, certains compositeurs auraient même tendance à prétendre qu'elle n'est rien ; qu'ils pourraient en écrire à la pelle, mais que cela ne les intéresse pas. Dommage, alors. Souhaitons au moins qu'il ne s'agisse pas là du désintérêt du renard pour les raisins.

La mélodie n'est pas toute la musique, mais elle en est, si l'on peut dire, la preuve existentielle, ou la face visible, comme le Beau platonicien permet de voir le Bien. Elle est aussi, ou pourrait être, le bien commun des musiques savantes et populaires ; la mélodie n'est pas le seul lieu de l'invention musicale ; mais elle n'existe pas sans invention. Elle est, par excellence, et dans les deux sens du terme, un « bonheur d'écriture ».

Oui, comme il serait juste et bon de fêter saint Mozart (les quatre mouvements du Quatuor en ré mineur KV 421), saint Schumann (la première des Trois pièces pour hautbois et piano), saint Beethoven (tel passage du mouvement lent du Trio pour l'Archiduc), saint Chopin (le thème de la dernière Etude opus 25), saint Wagner (la mélodie infinie), saint Bizet (le mouvement lent de la Symphonie en do majeur) et même saint Tchaïkovski (mouvement médian du Concerto pour violon, ou du Deuxième Concerto pour piano). J'en passe, j'en passe tellement. [7.90]

 

MER

Puis-je prétendre, comme le jeune Pierre Loti, que la mer, dès mon enfance, s'est imposée en moi, que je la voyais près de moi, que sa beauté sinistre m'est entrée dans le cœur parce que chaque soir je pouvais m'enfuir de la maison, courir jusqu'à elle, la saluer, l'affron­ter, la redouter, avant de regagner l'abri chaleureux de mon lit, pour la rêver, l'aimer, me vouer à elle ? Non bien sûr. Et pourtant...

À l'âge de neuf ans, pendant un mois, j'ai vécu des vacances en Bretagne. Un mois, c'est long, à cet âge surtout. C'est assez pour être bouleversé, des décennies plus tard, par la lecture de L'été quatre-vingt de Marguerite Duras. Quoiqu'en famille, nous étions, nous autres enfants, séparés chaque jour de nos parents pour un certain nombre d'heures : régime de semi-colonie. Oui, je suis alors tombé amoureux pour la première fois (d'une monitrice de dix-huit ans). Et j'ai gardé pour toujours le souvenir du froid, de la violence venteuse, des rouleaux qui nous interdisaient d'avancer, de l'écume effrayante avant d'être belle, des varechs, des os de seiche répandus par centaines dans le sable glacial, des odeurs insurmontables, et puis encore du froid. Le monde, là-bas, me traversait, me transissait, je lui appartenais, rien ni personne n'aurait pu m'en protéger, pas plus que de la monitrice. C'était un été pourri, et breton. Souvenir de couleurs noires, verdâtres, glauques, de coups de fouet, de mélancolie écœurée, infinie.

Aujourd'hui je ne sais si je pourrais vivre au bord de la mer, encore moins sur la mer. Mais j'ai besoin d'elle, je ne l'oublie jamais. Je voudrais parler d'elle, encore et encore. Je parlerai d'elle. [11.91]

 

MIRACLES

Il n'est pas correct de les définir comme des exceptions aux lois de la nature. Justement pas. Car quelle est la loi naturelle la plus fondamentale, sinon celle qui sanctionne l'irréversibilité du temps ? Or je n'ai jamais entendu dire qu'un miracle ait rompu cette loi-ci. Lazare ressuscite, mais rien ne peut faire qu'il ne soit d'abord décédé, et qu'il ne demeure un ancien mort. Les phénomènes de rajeunissement, ou d'effacement du passé ne relèvent pas du miracle, mais de la féerie - même aux yeux des croyants. Qu'est-ce à dire, sinon que notre idée de la toute-puissance divine demeure pétrie de prudent bon sens ? [5.90]

 

MONDE

Ensemble de tout ce qui existe, mais conçu comme fermé sur lui-même ; sphère de tout ce qui n'est pas ce qui n'est pas. Vous me suivez ? Ou bien préférez-vous : lieu dans lequel on ne peut pas ne pas être dès qu'on est ? Les enfants le savent très tôt, qui aiment à décliner leur adresse postale de la manière la plus complète possible : Prénom, Nom, Rue, Ville, Pays, Continent, Monde ; ils assurent ainsi leur existence et reculent le plus loin qu'ils peuvent l'inéluctable frontière avec le rien. Les adultes ne feront jamais mieux. [4.92]

 

MORALE

Il est deux catégories de gens qui n'en parlent jamais. La première est celle des brutes épaisses, qui sincèrement ne savent pas de quoi il retourne, et réellement n'agissent point selon les critères du bien et du mal. La seconde catégorie est celle de ces êtres d'exception qu'on a longtemps appelés « saints », et qui, eux aussi, ne savent pas au juste ce qu'est la morale, commettant le bien dans une simplicité proche de l'hébétude, ainsi que l'a définitivement compris Dostoïevski (le saint, c'est l'« idiot »). Entre ces deux extrêmes se tient, grouillante, la masse de ceux qui, des maffieux aux ecclésiastiques en passant par les écrivains et les politiciens, parlent de morale, se disent moraux, font la morale — et parfois, par à-coups, sur certains plans, se rapprochent d'une certaine moralité.

Or, comme en beaucoup de domaines, ce dont on ne peut parler, il faut le taire ; et ce qu'on ne peut accomplir, il ne faut point y préten­dre. Le seul discours moral qui tienne est celui des actes. Et, mis à part les « saints », qui se taisent et ne se prétendent donc pas moraux, tous les humains démentent tôt ou tard, gravement ou non, leurs beaux discours et même leurs belles résolutions.

 Pourquoi ? Parce qu'il est impossible, même au saint, d'être moral. Depuis Pascal, nous devrions le savoir. Les hommes peuvent atteindre à la sainteté, qui ne consiste pas à tuer leurs défauts mais à déployer leurs qualités, tandis que la moralité parfaite leur est inaccessible, ou se retourne en maniaquerie répugnante, en bigoterie puante, en crapauderie de bénitier.

Vouloir tuer ses défauts, c'est mourir. Dans un sens très simple, et sans polémique nietzschéenne, le discours moral est un discours de mort. L'invention de la morale, conçue comme anéantissement de nos défauts, est une invention du néant. [7.90]

 

MORT

Si j'affirme qu'elle n'est pas le « contraire » de la vie, on me classera parmi les adeptes plus ou moins mystiques des mois lunaires, des saisons, des cycles astrologiques, etc. (Pluton, pourrissement et régénération conjoints...). Mais ce n'est pas cela. Ce n'est pas pour affirmer que tout bien pesé la mort appartient à la vie (même s'il est juste et banal de rappeler qu'elle est effectivement une condition de la vie naturelle). Il s'agit plutôt d'exprimer (avec une insuffiance littéralement intolérable) que la mort est trop différente pour être « le contraire ». Qu'elle tient du retrait plus que de la coupure, de la stupéfaction plus que de la négation. Pour la conscience (et non pour la nature), la mort est exactement à côté de la vie, mais sans que nous soyons jamais capables de saisir le sens de ce décalage. Un peu comme le phénomène de la vision dédoublée, due à l'ivresse mais également à la fatigue extrême : si vous vous concentrez sur la double image afin de percer son secret, votre effort même a pour effet de recoller les deux réels disjoints. Vous ne pouvez que subir la dissociation ; la compren­dre, c'est l'abolir. Dans votre ivresse de douleur, vous voyez le corps mort juste à côté du corps vivant. Mais, surmontant votre désarroi, vous n'aurez plus que la mort seule, ou la vie seule. (Voir SOLEIL). [12.91 ; 4.92]

 

MOTS (et réalité)

Je lis dans un journal, sous la plume d'un critique de cinéma, la formule suivante : « Quant à X (une actrice), elle ajoute, à son irrésistible beauté, blablabla... ». Dans vingt autres articles vous trouverez des formules du même acabit : « Quant à Y, sa beauté à damner un saint... quant à Z, comment ne pas en tomber fou amou­reux... quant à la sublime A... quant à B dont la splendeur nous bouleverse... ». Or à de très rares exceptions près, que je suis tout disposé à imaginer et à saluer, je ne sache pas que les journalistes en question, à la sortie du film où X, Y, Z, A ou B faisaient rayonner leur « irrésistible » beauté, se soient comportés en amoureux ; ils n'ont pas fait leurs valises pour essayer de les rejoindre et d'accomplir leur rêve ; X, Y, Z, A, B se révélèrent, en dépit de tous leurs charmes, éminem­ment résistibles ; le lendemain du film ou de l'article, nos frémissants critiques retrouvaient tous leurs esprits (pour autant qu'ils les aient réellement perdus), et, dans la plus romanesque des hypothèses, ils se rappelaient qu'ils ont une femme à nourrir, des enfants à élever, d'autres films à « visionner »... D'ailleurs les actrices, parlez-m'en ! Des caractères impossibles, et ne dit-on pas qu'à la ville elles n'ont jamais l'éclat dont elles nous éblouissent à la scène ?

À quoi tendent ces considérations ? N'aurais-je pas compris que l'adjectif « irrésistible » est une façon de parler, tout comme la formule « on ne peut qu'en tomber fou amoureux » n'est qu'une façon de noircir du papier ? N'aurais-je donc pas saisi que par l'usage de ces expres­sions, le journaliste veut simplement signaler les charmes de XYZAB, et ne prétend jamais nous faire croire qu'il en est réellement tombé amoureux, à en perdre le sommeil ? Ne suis-je pas en train de chercher de sottes noises à d'honnêtes critiques, et de tout prendre, comme un balourd, au pied de la lettre ?

Eh bien non. Je soupçonne que l'émotion du critique est réelle, et qu'il dit en somme la vérité : XYZAB sont irrésistibles, et s'il leur résiste néanmoins, c'est parce qu'il les s'efforce avec succès de les rejeter dans l'irréalité. En d'autres termes, à la lecture de ces articles, j'éprouve le même malaise, toutes proportions gardées, que celui que me procurent les poèmes de Pétrarque à Laure. Mais oui, parfaitement. Pour Pétrarque, s'il faut en croire le Canzoniere, Laure est « irrésisti­ble » et damne le saint qu'il rêve d'être. Mais on sait d'autre part que le poète, frustré de sa divine, lui « résistait » donc involontairement, et se rabattait sans honte sur les amours ancillaires. Autrement dit, le lieu du verbe amoureux était pour lui, peu ou prou, le lieu gratuit, le lieu de l'irréel, même et surtout si cet irréel lui causait des émotions sincères. Pétrarques du traitement de texte et de la frappe au kilomètre, nos critiques de cinéma (les seuls écrivants publics à être effectivement, professionnellement et quasi quotidiennement confrontés à la beauté humaine dans toute sa gloire), usent à l'égard des actrices des mêmes dithyrambes que l'auteur du Canzoniere le fit pour Laure. Ces gens-là ne parlent pas pour ne rien dire quand ils décrivent l'actrice XYZAB comme « irrésistible ». Ils ne tombent même pas dans l'exagération rhétorique, ils ne recourent pas à une simple « façon de parler » : ils éprouvent à chaque fois la piqûre douloureuse de l'amour naissant. Mais ils réservent cette émotion sans espoir à leur poème critique.

Avec cela — mais à l'inverse, cette fois-ci, de Pétrarque — ils confortent leurs lecteurs dans l'idée abominable que le beau relève de l'imaginaire (au sens de l'irréel et finalement de l'insignifiant), et ne saurait visiter, encore moins ordonner la vie réelle. Pétrarque certes lutinait les bonnes tout en gémissant pour Laure, mais de la beauté, il a tout de même fait, sur le mode de l'imaginaire, la substance de sa vie. Il ne mettait pas ses actes en rapport avec ses mots, mais c'est du côté des mots qu'il a finalement mis le réel. Journalistes, c'est à vous ! [3.92]

 

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NACRE

À cause de la lune, à cause d'un vers de Baudelaire, à cause aussi de ces coquillages minuscules, faciles à trouver sur toutes les plages, et que l'on ne ramasse guère, mais dont il suffit de regarder l'intérieur pour trouver toute la beauté du monde, cette couleur, cette matière sont irrévocablement liées à l'amour pur ; l'amour dont le désir, loin d'oublier la chair, l'a transfigurée à force de ferveur. Exactement l'amour tel qu'on l'éprouve enfant. Quelque chose de l'eau fraîche, jaillissante, quelque chose de l'opale, avec une impossible transparence mate, quelque chose de nuancé, de nocturne, de doux, mais d'absolu­ment ferme, décidé, profond, fou de calme, ravagé de sérénité ; voulant pénétrer et vivre dans l'aimée, mais sans plus de violence que les dents argentées de ce peigne dans les cheveux. [7.90]

 

NAPOLÉON

Il a reconnu que « l'esprit finit toujours par vaincre l'épée ». Cela suffit-il à l'absoudre ? Et fallait-il tant de coups d'épée pour s'aperce­voir que l'esprit ne se laisse pas vaincre par le fer ?

Cependant, pourquoi dénigrer Napoléon, mais tolérer César, admirer Alexandre ou Lawrence d'Arabie ? La seule vision juste n'est-elle pas celle de Simone Weil, qui s'indigne aussi violemment contre le Macédonien que contre n'importe quel soudard ? Oui, Simone Weil a raison, si l'on n'oublie pas que la conquête et la guerre relèvent du désir de vivre et d'agrandir la vie. Il faudra bien des millénaires pour que la force vitale, pour le commun des hommes, ne soit plus force de tuer. La question qu'on peut se poser pour les grands conquérants du passé, c'est : que seraient-ils devenus sans épée, armés des exigences qui peuvent être les nôtres aujourd'hui ? Pour Alexandre, n'aurait-il pas été prophète, poète, ou simple désespéré, comme Lawrence ? Pour César, je ne sais. Pour Napoléon... (Voir GUERRE). [11.91]

 

NÉANT

Comme il se doit, l'un des mots les plus chargés d'être. C'est extraordinaire à quel point, prononçant, pensant, lisant ces quelques lettres, on a l'impression de Quelque Chose : boule, trou, nuit, brume, disparition, vide, creux à l'estomac, paupières fermées, escamotage sublime. L'une des causes est en la structure même du mot, avec son hiatus intérieur, comme si l'« eau » s'était disjointe (on songe à la ville d'Eauze, fameuse pour ses Armagnac — et nous voici dans le goût, le parfum, la couleur, très loin du rien). Beaucoup trop riche, beaucoup trop étrange, beaucoup trop présent, ce mot de néant.

Une autre raison, d'ordre culturel : Sartre a fait du néant le syno­nyme de la conscience disant à l'être : je ne suis pas celle que vous croyez. Mais justement, l'invention de Sartre ne vient pas par hasard. Le gaillard a profité du fait que tous les mots du rien disent quelque chose, et surtout celui-ci. Autre question, maintenant : puisque nous sommes incapables de dire le néant, sommes-nous capables de le concevoir ? Et si la réponse devait à son tour se révéler négative, il faudrait alors demander : le néant-qui-voudrait-vraiment-dire-le-néant, le néant-réalité, donc l'antinéant, existe-t-il ? Peut-être n'existe-t-il pas. Mais à ce moment, ce non-être du non-être, est-ce une manière, pour le non-être, d'être ou de n'être pas ? Allons, mouche, continue à te cogner contre la vitre, pour l'amusement des enfants. (Voir ÊTRE). [7.90]

 

NIL

Savez-vous comment les pilotes y naviguent la nuit, même au xxe siècle ? Tous feux éteints. Car occulter ses phares terrestres, c'est voir apparaître le frémissement chaleureux des étoiles ; couper l'étroit et dur faisceau de nos projecteurs blafards, c'est percevoir le ciel tout entier, pénétrer le ciel à des profondeurs toujours plus grandes ; non plus forcer le monde comme on force un coffre à la pointe du poignard (ou du laser), mais s'ouvrir à l'espace, offrir son visage aux brises de lumière millénaire ; et se faire, comme le grand fleuve, à l'image du ciel. « On ne commande à la nature qu'en lui obéissant » ? Mais il ne s'agit pas d'obéir, il ne s'agit pas de commander, il s'agit d'être. [5.90]

 

NORD-SUD

« Les Allemands sont plus travailleurs, mieux organisés, plus efficaces, donc plus riches et plus puissants » : lieu commun ? O combien. De leur côté les Italiens, et plus encore les Arabes du Nord, et les Africains Noirs, ou les habitants des îles du Pacifique, ne sont-ils pas moins systématiques, plus nonchalants, moins rationnels, donc moins riches et moins puissants... Nous voici en train d'expliquer les difficultés Nord-Sud par la psychologie des peuples et la théorie des climats.

Eh oui. L'on se croit souvent tenu de mépriser ce genre de considé­rations, en les qualifiant, au mieux, de « pré-scientifiques ». Mais cette dualité, qui finalement est celle du soleil et de la grisaille, du chaud et du froid, de la contemplation et de l'action, du sourire et du front verrouillé, toutes ces oppositions élémentaires sont les plus fortes et les plus vraies. Le reste, les facteurs économiques et politiques, n'est que dérivé. Et la grande coupure se situe entre ceux qui se chauffent à la vie et ceux qui doivent ou veulent remplacer par des chauffages artificiels ce soleil défaillant, hors d'eux et en eux.

« Trop de Nord en moi », disait, je crois, Breton, mais avec fierté. Je voudrais répliquer, avec la même fierté : trop de Sud en moi. Trop de Sud pour que je ne croie pas que le travail est moins humain que le sourire. [11.91]

 

NOSTALGIE

Rien de plus poignant, de plus déchirant que les mélodies qui expriment non la nostalgie (comme chez un Schubert par exemple) mais la nostalgie de la mélodie, comme on en trouve chez les compositeurs « attardés » ou « réactionnaires » de ce siècle, les tardo-romantiques et autres Rachmaninov ou Medtner : leur phrases, souvent belles, sont comme des gémissements, comme les bras levés de celui qui s'enlise dans le marécage, les bras tendus vers Schumann ou Brahms ou Chopin, mais aussi et tout simplement vers la simple et naturelle possibilité de chanter comme le font, encore aujourd'hui, et sans être accusé de passéisme, mais en drainant au contraire des foules innom­brables et ravies, les godelureaux et péronnelles à la mode, les fonds sonores de films et de grands magasins — toutes les musiques, à vrai dire, sauf celle qui se préoccupe de conscience.

Nostalgie déchirante, oui. Et chez Medtner (qui fut le protégé du maharajah de Mysore, cela ne s'invente pas), nostalgie proche de l'enfermement, de la manie, de la folie. Qui sait si quelque beauté n'est pas là, dans cette torture ? De l'autre côté, chez ceux qui répudient la mélodie et la nostalgie, il y a torture également, volonté farouche et crispée de ne pas être tonal, de ne pas céder, de ne pas donner voix au paradis perdu. Torture non moins douloureuse, mais qui ne veut pas s'avouer et ne peut donc se résoudre en beauté. (voir MÉLODIE). [4.91]

 

NOUVEAU

Tout est-il nouveau pour ce millénaire, pour ce siècle, pour cette génération, pour ce jeune homme ? Après cette guerre, cette horreur, cette expérience, ce changement, cette trouvaille, cette perte, tout est-il nouveau ? Ou bien tout cela n'est-il qu'apparence, et rien ne serait neuf sous le soleil : tous les jeunes gens ne font-ils pas l'expérience sempiternelle de l'amour, tous les humains celle de la mort ? Tous les changements techniques, physiques, intellectuels de l'époque ne sont-ils pas réalités de surface, tandis que les grandes passions humaines, les grandes questions humaines, les grandes faiblesses ou forces humaines se montrent les mêmes, immuablement, à travers quelques variations elles-mêmes canoniques, au fil de tous les âges et sur toute la face de la terre ?

Etonnant, tout de même, de songer qu'il est impossible de trancher honnêtement et clairement cette question pourtant simplissime.

Le piège en cette affaire est que l'on prétend résoudre le mystère après avoir préalablement (mais sans s'en aviser) décidé de la définition même de l'Etre et du Paraître. On ne regarde pas d'abord le monde et l'homme : on décide d'abord que l'Etre est l'Immuable ou, tout au contraire, le Muable, donc le Nouveau. Dans le premier cas, toute nouveauté sera disqualifiée sous le nom d'apparence. Et dans le second toute immutabilité passera pour insignifiante. Bref, la question que les humains se posent n'est pas tant de savoir s'il y a du nouveau dans le monde, c'est de savoir quel crédit ontologique ils accordent à la nouveauté (et à l'immutabilité). L'ennemi du Nouveau ne dit pas : le Nouveau n'est qu'apparence. Il dit : puisque c'est nouveau, cela n'est qu'apparence, et ne relève pas de l'Etre. Inversement, l'ami du Nouveau s'écriera : tout ce qui est immuable est insignifiant, socle grisâtre de la réalité, qui est au contraire mutation constante, invention de l'Etre, devenir et progrès. Puisque cela n'est pas nouveau cela n'a pas de pertinence ontologique. Tout ce qu'on peut rapporter à l'ancien peut se ramener au néant.

Dans ces conditions, comment trancher ? On pourrait, à défaut d'y parvenir, poser le problème en ces termes : sera décidément Nouveau (c'est-à-dire surgissant pour la première fois dans l'Etre, surgissant dans le temps et néanmoins doué d'Etre) ce que tous, amis et adversai­res de la « nouveauté », reconnaîtraient comme l'Etre, et qui néanmoins se distingue de l'Etre « ancien ». Ainsi, pour le christianisme, la personne de Jésus (c'est pour cela bien sûr que le christianisme est la « porte ouverte » aux philosophies du Nouveau). Réciproquement, ne relève pas du Nouveau (au sens métaphysique) ce que l'Etre suffit à qualifier au delà des apparences : les manipulations génétiques obligent à poser d'une manière plus aiguë et superficiellement nouvelle un problème que se posaient déjà les Grecs. (Voir HISTOIRE ; PRO­GRÈS). [4.91]

 

NU

Il est juste que ce mot soit court, et qu'il dessine la récurrence parfaite de UN : lorsque vous avez dit ce palindrome : « Un nu », vous avez tout dit, même et surtout la féminité, grammaticalement absente. Vous avez proféré dans et par le silence. [7.91]

 

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OARISTYS

Vous ne savez pas ce que c'est ? Quel dommage. Rien à voir avec l'« oasis », mais bien sûr, dans l'esprit du lecteur, dans le cœur de l'enfant qu'il demeure, ces deux éclosions verbales, et la double plage heureuse, infiniment ouverte, de leur double voyelle initiale, sont pour toujours unies. L'une se vit dans l'autre, toutes deux sont couleurs simples, matières douces, lumières vives, vie fraîche tout auprès de la brûlure et de la mort. [6.91]

 

ONTOLOGIQUE (Argument)

On attribue souvent à Saint Anselme la paternité de ce monstre, un des plus beaux hommages qui fût jamais rendu au pouvoir créateur, à la puissance ontogène de la pensée humaine. L'argument ontologique (déjà présent, à vrai dire, dans la bouche de Socrate), consiste à conclure de l'« essence » à l'« existence », en arguant du fait que l'existence fait partie des attributs d'une essence bien comprise : puisque je peux concevoir l'essence de Dieu, et que cette essence implique et comprend l'existence de Dieu, Dieu ne peut qu'exister.

On a coutume de considérer que la réfutation décisive de cet argument à la fois énorme et follement subtil fut l'œuvre de Kant. Convenons, malgré toute notre admiration pour l'auteur de la Critique de la raison pratique, que cette réfutation péchait par un bon sens frisant la vulgarité : dix thalers pensés, disait Kant, ne font pas dix thalers réels. On pourrait lui rétorquer qu'il n'est point (hélas) dans l'essence des thalers d'exister nécessairement ; or l'argument ontologi­que prouve l'existence réelle de ce dont l'existence est nécessaire de par son essence. En outre, si nous avons l'idée de dix thalers, c'est bien parce que, naguère ou jadis, les dix thalers furent réalité, ou du moins s'inspirèrent du réel.

De même la Chimère, autre exemple kantien ; nous avons l'idée de la Chimère, triomphait Kant, et pourtant la Chimère n'existe pas. Mais si. Du moins, rien de ce dont est faite la Chimère, rien de ce que notre imaginaire invente de plus fou n'est totalement étranger au réel. Nous pensons toujours ce qui existe ; ce qui existe n'est jamais innocent de nos pensées.

C'est pourquoi, très sérieusement dit, l'argument ontologique est irréfutable... un seul problème : le Dieu qu'il prouve n'est pas celui qu'on pense — ou pour mieux dire il n'est justement que celui qu'on pense et qu'on a la force de concevoir. C'est-à-dire peu de chose. Tout ce que nous parvenons à penser, c'est un point d'interrogation décoré de beaux bijoux votifs (qu'on appelle perfection, éternité, amour, toute-puissance, existence). Ce Dieu-là, sans doute, existe, mais ne change pas grand-chose à notre destin. C'est le signe inversé de notre ignorance.

Soyons plus précis. L'argument ontologique est valide, mais uniquement sur le terrain de la question métaphysique. On pourrait alors le formuler ainsi : puisque le monde me permet et me contraint de poser la question « qui sommes-nous, d'où venons-nous, où allons-nous ? », cette question est bien réelle. Le monde-pensée, en nous, franchit la clôture du monde-matière. Ceux qui vont affirmant : « Le monde est, un point c'est tout, les questions métaphysiques sont nulles et non avenues, elles n'existent pas », etc., ceux-là ont très exactement et rigoureusement tort, et c'est l'argument ontologique, oui, qui leur donne tort. À vrai dire, ils croient ignorer les questions métaphysiques, mais ne font qu'y répondre à leur manière : leur réponse à la question du monde, c'est : « Il n'y a pas de question qui tienne ». Mais ils devraient au moins reconnaître que l'essence de la question métaphysi­que implique nécessairement son existence. [8.90]

 

ORDINATEUR

De préférence, choisir un écran couleur ; puis, sélectionner la teinte bleu roi, ciel des Tropiques, regard de jeune fille. Savoir, de science fascinée, que l'écran n'est rien d'autre que le ciel. Chercher et trouver un « logiciel d'éphémérides », capable de vous donner en quelques fractions de secondes le nombre de jours écoulés depuis votre naissan­ce, ou la date de Pâques en l'an 9999, mais surtout, de vous offrir le ciel en tous lieux du monde, à toute heure du monde, en toute année pensable. Après cela, pourrez-vous encore ne point aimer d'amour l'ordinateur ? [5.90]

 

ORGUES

Instrument de musique-architecture. Sans doute, on peut les trouver en salle de concert, voire en studio — comme on trouve des fleurs ou des arbres en pots. Mais les orgues, par naissance et par nature, sont partie intégrante d'habitats spécifiques, appelés églises ; comme le lierre, ils s'accrochent à leurs murailles. Leur musique est espace concret, sculpture, moulures, colonnades, vitraux, vision.

L'Art de la Fugue (ou quelque autre variation sur B-A-C-H, de Liszt ou de Reger), sonnant à l'orgue d'une grande cathédrale : fusion parfaite entre les arts de l'espace et les arts du temps. Les âmes sont saisies et soumises à cette enivrante autorité que Wagner souhaitait à l'œuvre d'art totale. Etrange : ce rapt spirituel, conspiré par deux arts (qui n'hésitent pas à recourir aux grands moyens, aux moyens physiques : gigantisme de l'église, puissance sonore des orgues, noyant le spectateur-auditeur sous ses voûtes sublimes ; cathédrale engloutis­sante et grondante) ; cette ébriété grandiose ne se goûte que dans les auberges du Dieu chrétien. Les orgues ? Enorme flûte du dieu panique. [6.90]

 

ORTHODOXIE

Dans le domaine scientiflque, où les faits sont têtus, pas besoin de gardiens de l'orthodoxie (sauf en régime totalitaire, où la science même est soumise aux décrets du pouvoir politique) : si la science observe son cours naturel, les erreurs tôt ou tard s'effondrent, les théories tôt ou tard sont dépassées, complétées, affinées : on se repère sur les amers du « réel expérimental », c'est-à-dire d'un monde qui ne nous a pas attendus pour exister.

Dans le domaine religieux, les choses sont à la fois semblables et différentes : l'orthodoxie (en Occident tout au moins) se prévaut, ô combien, de la rationalité, mais, selon toute apparence, ce n'est jamais la sanction des « faits » qui va réfuter le mauvais choix, l'hérésie. D'où la nécessité non pas de théorèmes, non pas de théories ou de lois, mais de « dogmes ». Non de la règle, mais du doigt levé. Le dogme codifie strictement ce qu'il faut penser de l'impensable.

O la vigilance voluptueuse des gardiens de l'orthodoxie ! O leur méfiance attentive, leurs dénonciations empressées et triomphantes, ô le plaisir qu'ils ont à se faire peur en frôlant, l'espace d'un soupir intellectuel, telle pensée déviante ! Leur Dieu, comme ils aiment à le définir avec une précision « diabolique » ! Comme ils aiment sanctionner les demi-fautes de leurs coreligionnaires, encore bien plus que les erreurs grossières ou les errances désastreuses des Gentils ! Pas trois et deux, trois en un ! Pas ??????????  homoiousios  (de substance similaire), ????????? homoousios (conssubstantiel) !

Plaisir compréhensible. Etre le proférateur autorisé de l'improféra­ble, voilà qui vous pose son penseur. Mais il y a plus : nos maîtres d'école religieuse, dans leur ivresse de vérité détenue, ne tardent pas à oublier l'irrationalité totale (et par ailleurs pompeusement revendi­quée) du monde qu'ils prétendent arpenter par la raison. Leur plancher est solide, mais c'est celui du bateau dans la tempête : ils ne veulent pas le savoir. Ces indicateurs du droit chemin, dès qu'on a l'esprit tourné, ne laissent pas d'invoquer sans vergogne la sanction des « faits », exactement comme s'ils nous entretenaient de théories scientifiques. C'est ainsi qu'ils proclameront le « fait » du péché originel ou celui de la résurrection. Dans un premier temps, ils admettront peut-être qu'il s'agit là d'un « fait » religieux, donc sans commune mesure avec un fait scientifique. Mais presque aussitôt, cette clause de style étant produite une fois pour toutes, ils se fonderont sur ce « fait » comme les hommes de science invoquent la rotondité de la terre ou la vitesse de la lumière.

Sans avoir beaucoup de sympathie pour les « hétérodoxes » dont les conceptions, souvent, relèvent d'une fantaisie encore plus débridée que le homoousios victorieux du homoiousios, on ne peut se défendre d'un sentiment d'abus, et de charlatanisme notoire. Vieux débat, vieille question du fides quaerens intellectum ? Peut-être, peut-être... mais de grâce, un peu d'humilité ! Trop souvent, presque toujours, la raison se fait d'autant plus arrogante, d'autant plus intransigeante et policière, que ses titres sont trafiqués. Tel un faux noble qui prendrait de grands airs pour faire oublier son manque de naissance.

Voilà dix ans, cinq ans, j'aurais cru devoir écrire ces lignes contre le marxisme. Aujourd'hui les choses ont changé, ou plutôt, je dois constater qu'elles n'ont jamais changé (Voir THÉOLOGIENS). [7.91]

 

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P

 

 

PACHYDERME

Désigne une espèce d'animaux humanoïdes qu'on rencontre dans tous les lieux très fréquentés, mais particulièrement dans les stations touristiques et balnéaires, durant les périodes les plus chaudes de l'année. Ils ont pour caractéristique la plus remarquable de vous heurter, de vous bousculer, de vous râper les côtes ou de vous abîmer les orteils sans s'en apercevoir.

Vous commencez par vous demander si l'être en question ne vous a pas meurtri par l'intermédiaire de quelque objet inerte, ce qui explique­rait sa monstrueuse insensibilité. Un appareil photographique par exemple, ou quelque sac à dos. Et parfois, il en va bien ainsi. Mais cette circonstance, tout bien pesé, n'a rien d'atténuant : portez un appareil photographique en bandoulière, un sac sur votre dos, heurtez votre prochain, et vous me direz si réellement vous ne sentez rien. Tout au contraire, vous éprouvez parfaitement le choc ; mieux, vous devinez qu'il doit être beaucoup plus désagréable à autrui qu'à vous-même, et vous en sursautez d'autant plus violemment, vous priez d'autant plus instamment qu'on vous excuse.

Le pachyderme, lui, ne sursaute point, ne sent point, ne voit point. Un affreux égoïste, alors, qui ne songe qu'à lui-même ? Vous n'y êtes pas. Car imaginez ce même individu subir la caresse du vent, celle d'une fleur ou celle d'une jeune fill. Lui que les coups de boutoir laissent indifférent, croyez-vous qu'il va soudain se mettre à frémir ? Non, le pachyderme n'est pas altruiste, il n'est pas davantage égoïste. Il n'existe pas ; mais de toute sa masse, il occupe l'être. [8.90]

 

PARANOÏA

I. Définition

Etat normal des écrivains et autres artistes. Normal, et, somme toute, naturel : les écrivains et autres artistes se sentent, dans leur être personnel, dans leur corps même, concernés par le monde. Comme tout un chacun, mais un peu plus intensément que tout un chacun. C'est parce qu'ils se sentent concernés, parfois à leur corps-âme défendant, qu'ils se trouvent sollicités de l'« exprimer » par leurs œuvres. Le monde s'occupe d'eux, les tourne et les retourne sur son gril. Par la création, l'homme se gratte où le monde le démange.

Or, en quoi consiste la paranoïa ? Simplement à se convaincre que tous les mouvements et toutes les intentions du monde vous concernent. Et quel artiste pourrait faire œuvre de quelque valeur s'il ne vit pas dans cette conviction ?

Une précision cependant : Simone Weil, qui pleura lorsqu'elle apprit qu'un tremblement de terre avait fait des milliers de morts dans la lointaine Chine, était prodigieusement concernée par le monde entier, mais nullement paranoïaque. Elle ne croyait pas que le tremblement de terre chinois fût dirigé contre elle. Pour faire œuvre de sainteté, il n'est pas besoin de se sentir visé, par le monde, dans son ego. Mais pour faire œuvre d'artiste, oui, probablement. Pour se sentir inspiré, il faut croire que le monde conspire contre vous. Il faut se sentir piqué au vif. [8.90]

 

II. Histoire de l'homme traqué

Il affirme d'un air sérieux, posé, réfléchi : « Je suis poursuivi ». « Par qui ?  » lui demandai-je. « Par eux, voyons. » « Et vous ne vous retournez pas pour savoir si l'on vous rattrape ? ». « Inutile, on finit toujours par me rattraper. Ils sont trop nombreux. Car tout le monde me poursuit, absolument tout le monde. »

Alors je voulus raisonner ce malheureux : « Vous vous trompez. Par exemple, dans la rue, les gens que vous croisez ne sont pas des gens qui vous poursuivent, puisqu'ils ne circulent pas dans le même sens que vous ». Lui, toujours grave et calme et réfléchi : « Je connais l'argu­ment. Et les autres sophismes que vous allez aligner derrière celui-ci. Laissez-moi les réfuter tous d'un bloc, cela vous évitera de vous fatiguer à parler. »

Je m'assieds donc pour écouter. Cependant, c'est moi qui me sens essouffé. Je dois faire un effort pour ne pas me retourner, car je commencerais presque à me sentir épié, poursuivi. Reprenons-nous. Mon vis-à-vis commence à dérouler sa démonstration, dont je suis obligé d'avouer qu'elle est terriblement irréfutable :

« Tout le monde me poursuit. J'ai dit : tout le monde, et je vous le prouve. Prenons successivement tous les cas possibles. Dans la rue, les gens qui me suivent, c'est évident, me poursuivent. Sinon, pourquoi me suivraient-ils sans me dépasser ? Me fera-t-on croire que leur pas se règle sur le mien comme par hasard ? Et même si c'était par hasard pour quelques instants, la gêne de se trouver toujours à la même distance de quelqu'un d'autre, avec l'air de le poursuivre, les contrain­drait bien vite à changer de rythme, non ? Donc les gens qui marchent du même pas que le mien me poursuivent. »

« Maintenant, les gens qui me suivent, me rattrapent et me dépassent sans me faire de mal apparent. Ceux-là sont déjà plus malins : ils ne m'attaquent pas tout de suite, mais vont faire demi-tour après m'avoir dépassé, pour revenir une deuxième fois dans mon dos, mieux armés. C'est élémentaire. En tout cas, ce n'est pas parce qu'ils me dépassent qu'ils vont cesser de s'occuper de moi. Si vous le prétendez, c'est à vous qu'incombe la charge de la preuve. »

« Troisièmement, les gens qui vont franchement en sens contraire de ma propre marche et se contentent de me croiser, sans même me regarderm, du moins apparemment. Ceux-là me croisent pour noter les traits de mon visage, observer l'état de ma résistance. Ils vont, eux, faire demi-tour derrière moi, afin de mieux me poursuivre ensuite. Là encore, si vous voulez me prouver le contraire, j'attends vos argu­ments. »

« Quatrièmement, les gens qui restent immobiles sur mon passage, affectant par exemple de regarder une vitrine en me tournant le dos. Ceux-là bien sûr s'embusquent, et le font avec des ruses aussi grossières que dans les vieux romans d'espionnage. Je les repère en un clin d'œil. Ceux qui, appuyés à des réverbères, me regardent avec une fausse franchise, je reconnais qu'ils sont plus subtils. Mais enfin, ils ne trompent personne. Et ce n'est pas parce qu'ils font exprès de me regarder pour faire croire qu'ils me regardent par hasard qu'ils ne me regardent pas vraiment... Vous me suivez ? »

« Et quand il n'y a personne, que les rues sont désertes, me direz-vous ? Oh c'est très simple : mes poursuivants se cachent, mais croyez bien que je ne suis pas dupe. Je les sens. Même hors des villes, même dans les lieux apparemment déserts. Même quand il n'y a vraiment personne — et vous voyez que je ne suis pas fou, je vous concède qu'il peut n'y avoir vraiment personne — c'est que mes poursuivants se reposent et se concertent en vue d'un nouvel assaut, qui sera plus terrible encore que les précédents. Voilà. Je crois que nous avons énuméré tous les cas possibles. »

« Mais Monsieur », m'écriai-je (et je me sentais tout oppressé), « il reste une preuve irréfutable que nul ne vous veut du mal ! C'est que chaque soir, en dépit de tous vous ennemis, vous rentrez chez vous et pouvez vous enfermer à double tour, sans que personne jamais ne s'y oppose ! »

Alors l'homme observa quelques secondes de silence, puis me jeta un long regard de misère incomprise, avant de murmurer, comme pour lui seul (car moi aussi, qui le comprenais si mal, j'étais évidemment devenu son poursuivant, son ennemi) : « Eh, Monsieur, que croyez-vous qu'ils cherchent, mes persécuteurs ? À quoi visent-ils, si ce n'est à m'enfermer chez moi, à double tour, dans l'impossibilité de voir quiconque, dans la privation de toute joie, de tout contact avec le monde ? Que cherchent-ils, si ce n'est à m'emprisonner ? Et quand, après une longue fuite, je réussis, haletant et glacé, à gagner mon chez-moi, à m'écraser de tout mon poids contre ma porte, à tourner la clé d'une main fébrile, c'est alors que je m'aperçois, ô ironie, qu'ils ont atteint leur but ! Sans même me toucher, ils m'ont forcé dans la prison, ils m'ont bouclé dans la solitude, définitivement. Et vous voudriez que je prenne mon échec pour mon triomphe ? Allez-vous en, Monsieur, vous êtes repéré. » [12.91]

 

PERFECTION

Le problème est qu'elle existe, et point du tout dans un autre monde : sur terre, dans cette sorte de vie qui nous est impartie, qui commence et se termine par la mort. Car enfin, que signifie la perfection ? Un achèvement ; quelque forme ou quelque être ou quelque œuvre tels qu'il n'y faut rien ajouter, qu'on n'y peut rien ajouter (ni retrancher) sans les diminuer irrémédiablement, sans en détruire la qualité. Mais encore ? La perfection suggère et suppose l'autonomie. Ce qui est parfait se maintient seul dans l'existence. Il s'explique sans aide, se dresse sans support, se déploie même dans les âmes où ne règne que le calme plat.

Les arts comptent de nombreuses œuvres parfaites, souvent des œuvres brèves ou petites, il est vrai, mais pas toujours. La Sonate Hammerklavier de Beethoven est parfaite, le temple d'Abou Simbel ou la cathédrale de Chartres également. Soit, mais les actions humaines ? Les êtres humains ? Là, vous ne prétendrez pas qu'il en est de parfaits ? Du moins pas durablement ?

Pas durablement, en effet. Mais c'est bien là que gît le lièvre. Quand nous croyons que la perfection n'existe pas, nous avons en tête un fantasme dont la réalisation, comme celle de n'importe quel paradis proposé par les religions, serait ennuyeuse, obligeant les corps et les âmes à prendre la pose, à se crisper, à se figer dans la posture du suprême. Bref, on croit que la perfection ne peut être qu'éternelle et ne vivre que d'éternité. Alors que le contraire est vrai : la perfection ne peut qu'être de ce monde et de cette vie « imparfaite ». Si la vie était parfaite, c'est alors que la perfection la déserterait sans espoir de retour.

La perfection existe, elle est de ce monde, elle est de tous les coins de rue, et sinon, pourquoi diable notre douleur infinie à la croiser comme la chair croise le fer ? [7.90]

 

PHARAON

C'est une tête de pierre, de quelques centimètres, réplique exacte de l'original égyptien, et fabriquée par les soins du Metropolitan Museum de New-York, ville si peu égyptienne, mais si touchante par son amour furieux, puéril et juste de ce qui lui manque.

Toutankhamon. Lui dont il est bon de porter le signe d'or à son cou. Sans nulle superstition, mais avec bonheur. Ce visage est d'une beauté parfaitement épicène, angélique, pure. Il n'est pas accablant mais réconfortant, au contraire, de penser que voilà quatre mille ans, l'humanité parvenait à ce degré de complétude, dans la beauté physique, et dans la maîtrise artistique : sans doute est-ce l'œuvre d'un sculpteur parmi d'autres, et non point d'un Phidias ou d'un Rodin. Telle est la civilisation : qu'un artisan, tout naturellement, en suivant les leçons de sa main, et du monde qui l'entoure, accède à cela. Accablement de constater à quel point nous en sommes loin, dans ce xxe siècle où trop d'artistes ont refusé d'être des artisans. Mais non, soyons heureux, fraternellement, de savoir que l'Egypte existe, et qu'elle peut donc exister. (Voir DONATELLO). [10.91]

 

PHILOSOPHIE

À la vieille question : existe-t-il une « philosophie » non-européenne, non-grecque, indienne en particulier, les réponses dépendent évidem­ment des critères que l'on adopte. Dans son passionnant ouvrage intitulé L'oubli de l'Inde, R.-P. Droit s'attache à montrer que le seul titre de la philosophie occidentale à se prétendre unique repose sur une croyance illusoire : tandis que les pensées de l'Inde seraient toujours ordonnées à des intuitions pré-philosophiques, et seraient toujours des sotériologies, des chemins vers la délivrance, la pensée occidentale, seule, serait purement théorétique, et sans visée pratique. Or, fait observer l'auteur, comment ne pas voir que Platon, ou Plotin, mais Bergson ou Spinoza tout aussi bien, recourent à des expériences spirituelles fondatrices et cherchent à leur manière le salut, la délivran­ce ? Même et surtout Husserl...

Or cette réflexion, irréfutable, ne me paraît pas suffire à établir la ressemblance entre l'« Orient » et l'« Occident ». La différence, capitale, qui subsiste à cet égard, c'est que l'« Orient » pense pour atteindre à la délivrance, tandis que l'« Occident », s'il cherche la délivrance, le fait dans et par la pensée elle-même. En ce sens capital, l'Européen se révèle d'ailleurs moins « pratique » (au sens vulgaire aussi bien qu'au sens philosophique du terme) que l'Indien. En tant qu'il pense, il ne pense pas pour. Et c'est peut-être parce que l'Europe s'est si vertigi­neusement détachée de l'utilitarisme spirituel que ce dernier, chassé par la fenêtre, est rentré par la porte, sous forme d'utilitarisme matériel ; la pensée la plus purement théorique et théorétique a donné naissance aux applications les plus durement pratiques et techniques. Cependant, aux origines, et dans un élan qui demeure aujourd'hui son élan premier, l'Européen croit qu'il n'est d'autre « délivrance » que la pensée même. La pensée, à ses yeux, n'est pas un voyage vers le réel, elle est le monde du réel. [4.92]

 

PHOTOGRAPHIE

Comparons le portrait de Chopin par Delacroix, et la terrible photo prise peu avant sa mort, une des seules que nous possédions de lui. Devant la peinture — je dois ici redire cette considérable banalité — nous ne contemplons pas le personnage de Chopin, mais Chopin vu par une conscience de peintre. Nous regardons un regard. Et l'œil de Delacroix comprend l'être et l'œuvre de Chopin. Il nous livre l'essence de Chopin, à la faveur de ses traits physiques. Dans le cas de la photo, me voici devant un personnage du dix-neuvième siècle, appelé Frédéric Chopin, un pauvre homme maladif, qui ne rayonne guère de son propre génie, et dont je suis abruptement, absurdement, insupportablement le contemporain. Plus de médiation. Le miracle brut, le miracle presque horrible du temps en conserve, du Chopin tel qu'il fut à cette minute, absent de lui-même, indifférent à son statut de créateur. Le miracle impitoyable du temps suspendu réellement, et non métaphoriquement.

J'entends bien les exclamations de tous ceux qui considèrent la photo comme un art. Attendez ! Bien sûr qu'elle peut être un art. Mais dans la mesure même où elle y parvient, elle tend à orner, à obscurcir son propre mystère originel, qui est l'insondable mystère technique. Avec l'enregistrement vocal (mais d'une façon beaucoup plus envahissante, parce qu'elle affecte le sens de la vue), la photographie est bien l'acte de Faust, ou de Prométhée, que sais-je encore ; elle est bien plus extraordinaire que la bombe ou les circuits électroniques. Elle est le comble de la technique humaine, elle réalise le rêve de transgresser nos limites spatio-temporelles. Bref, la photo, à l'origine, est le comble vertigineux de la science, non de l'art. Par elle, vous tenez Chopin tel qu'il fut objectivement, vous tenez un Chopin non médié par la vision, le souvenir ou l'imaginaire. La photo, en tant que telle, n'est pas un médium, encore moins un « média », c'est une transcendance mécanique, une une effarante victoire de la science sur le temps.

Or donc, la photo, bien vite, a voulu devenir un art, mais n'était-ce pas pour édulcorer cette victoire même ? Ce qui est sûr, et j'y reviens, c'est que les raffinements d'objectifs, de lumière, de cadrage, de plans, de tout ce que vous voudrez, tendent à rapprocher effectivement la photo de la peinture, donc à substituer à l'immédiateté du présent ancien, la médiation, l'interprétation, la vision de ce miracle par un artiste appelé photographe. Elle tend donc à étouffer sous une transcendance d'emprunt (celle de la création artistique), sa transcendance propre, qui est d'ordre technique. Plus un photographe est artiste, plus il tend à masquer, à embrumer cette transgression originelle, dont la force nous est cependant toujours sensible, surtout si nous regardons les documents du dix-neuvième siècle — ou si nous considérons nos photos de famille, dès lors qu'elles datent de plus de six mois. Devant les unes et les autres, nous ne pouvons nous empêcher de penser, à combien juste titre : ah, c'est comme cela qu'il était en réalité.

Etrange affaire : les peintres veulent surmonter le temps par la transcendance de leur vision. Les photographes, sans trop le savoir peut-être, cherchent d'abord à vaincre la victoire de la science sur le temps, une victoire qui, c'est vrai, a quelque chose d'insupportable, d'à peine pensable. Le peintre veut suspendre le vol du temps, ou plutôt dire la signification humaine de son flux à jamais inarrêtable. Le photographe tente de nous rendre supportable, en l'ornant de son art, le scandale absolu d'une suspension réellement advenue. [8.92]

 

PLATON

I. Remarque générale

« Amicus Plato, sed magis amica veritas » ? Sed Plato veritas. [6.91]

 

II. L'Idée et ses difficultés

On imagine qu'il existe deux catégories de philosophes (et, plus généralement, d'esprits) : ceux qui pensent d'un bloc, édifiant un système d'une rare puissance, mais un système qui ne se critique pas lui-même et ne peut qu'être accepté en bloc ou refusé en bloc (style Hegel). Et ceux qui, rejetant le Système, pensent inlassablement contre eux-mêmes, s'observent pensant, se critiquent, se flagellent et se mettent en question douloureuse. Ils n'ont pas l'édifice, ils n'ont pas la puissance, mais ils ont le vertige, la folie de l'honnêteté, les jeux de miroir, la quête nocturne. Exemples évidents : les philosophes existentiels, Kierkegaard, Nietzsche.

Or Platon, le seul à ma connaissance, illustre et contient les deux manières de penser. Quel système est plus formidablement englobant que la théorie des Idées ? Mais quel philosophe, par tous les biais du dialogue, de l'ironie, de la dialectique virtuose, a traqué les difficultés, voire les apories ou les absurdités de sa propre théorie (la « participa­tion », l'Idée de la crasse, etc...), sans pour autant ruiner le palais ? Platon s'observe et se jauge toujours lui-même, il se pique et se blesse, et pourtant les blessures, mortelles pour tout autre, le laissent debout. Il nous donne toujours le vertige, mais du haut de son édifice. [12.91]

 

POLITIQUE

Cet art, aujourd'hui comme hier, s'il veut être digne de ce nom, doit se régler sur des fins. Or ces fins ne sont pas « à côté » de la politique, mais forcément au-dessus ou au-dessous : soit il s'agit de défendre certains intérêts, soit d'accomplir une certaine idée. On dira qu'en ces matières l'un ne va jamais sans l'autre : durant des siècles, les grands politiques purent avoir de hautes « idées » de leur peuple, de leur race ou de leur destin ; ces idées coïncidaient toujours avec la défense de tel ou tel intérêt. La « grandeur » de la France ou de l'Allemagne, ce fut toujours peu ou prou la puissance de la France ou de l'Allemagne. Mieux, l'on n'aurait pas compris, dans l'Antiquité surtout, mais au Moyen-Age et dans la modernité même, presque jusqu'à nos jours, le pourquoi d'un distinguo entre l'idée et l'intérêt. On se serait demandé pourquoi épurer celle-là de celui-ci. On n'eût guère imaginé qu'une idée, accomplie sur la terre par des hommes et pour des hommes, pût être dissociée d'un intérêt matériel, d'un gain de puissance.

C'est qu'en effet personne jusqu'à nos jours, pas même Alexandre le Grand, n'a jamais conçu la politique comme le soin donné à toute l'humanité, l'art de gouverner toute l'humanité, de prendre en main les intérêts de toutes les races, de tous les peuples et de toutes les nations (ou du moins de conduire les destinées de son pays sans jamais oublier le monde). Aujourd'hui nous le concevons, au moins en théorie. Et c'est à la lumière de cette conception, de cette entrevision, que nous pouvons et devons distinguer les intérêts des idées. Une idée devient un intérêt dès lors que son accomplissement se fait au détriment, ou simplement dans l'ignorance ou la négligence d'une partie de l'humani­té. La vraie politique, nous le savons aujourd'hui, ce serait l'art de gouverner tous les humains en défendant leur « intérêt » d'espèce contre l'emprise de la matière et la menace de l'inhumain. Nous n'avons plus les excuses de nos ancêtres, qui pouvaient croire encore que la ????? était limitée à leurs murs.

Je sais bien que pratiquement les choses se passent aujourd'hui comme dans la plus haute Antiquité, ou presque. Mais avec plus de diffculté, plus de mauvaise conscience. les Anciens savaient distinguer les gouvernants dévoués au peuple de ceux qui ne servaient qu'eux-mêmes (les tyrans). Nous commençons de savoir distinguer ceux qui servent leur peuple de ceux qui songent à tous les peuples. [8.92]

 

PORNOGRAPHIE

Certains réalisateurs de films X, peut-être des malheureux artistes privés des moyens financiers qui leur permettraient de tourner les œuvres de leurs rêves, s'efforcent, dans le cadre qui leur est imparti, à l'originalité, à l'invention. C'est ainsi que l'un d'eux choisit de placer sa caméra dans un intérieur étrange, aux parois duquel étaient suspendus des masques aux couleurs vives, un peu comme des fétiches des Nouvelles-Hébrides. Et l'objectif, à intervalles réguliers, quittait les corps besognant pour se fixer sur tel de ces masques, ou sur un des tableaux qui complétaient la décoration du mur — sans autre motif que de varier, de rythmer l'image, de contre-pointer, d'alterner. Louable intention. L'extraordinaire est que ce travail de la caméra, cet effort esthétique ne s'appliquait jamais, strictement jamais à la fornication elle-même, aux corps copulants, bref, à l'essentiel.

Non seulement les gestes des chairs filmées, ou plutôt leurs mouvements, s'en tenaient au rituel le plus élémentaire, mais encore et surtout les allées et venues de la caméra, sur ces corps, étaient aussi pauvres que dans les autres films de cette catégorie. Le filmeur ne devenait cinéaste qu'à l'instant de se détourner de son sujet. Comme si des lois sévères voulaient que la fornication filmée se déroulât toujours selon des rites absolument immuables, et progressât comme une mécanique implacable, implacablement fermée à toute invention, toute fantaisie, tout suspens, toute recherche, tout érotisme donc. Les bonnes intentions du cinéaste n'y pouvaient rien. On l'a dit souvent, mais c'est littéralement vrai : la pornographie, c'est l'interdiction formelle de l'imaginaire. [3.91]

 

POSSIBLES

On le sait depuis le « O Adam » de Pic de la Mirandole, on le sait pratiquement et jusqu'à la nausée depuis les deux guerres mondiales : l'homme est capable de tout, dans le mal comme dans le bien. Ce que je veux me répéter ici, les meilleurs auteurs le disent également depuis belle lurette, mais peut-être qu'on n'en mesure pas toujours toutes les conséquences : l'homme est capable de trouver éminemment normaux tous les comportements, quels qu'ils soient. J'y songe en découvrant les années 1944-45 en Hongrie, vues par un enfant juif, dans un roman de György Konrad. Et bien sûr, tous les témoignages sur les atrocités de la guerre ou des camps le disent et le répètent : le pire de tout, c'est la normalité de ces atrocités. Normalité pour les victimes aussi bien que pour les bourreaux. La face du monde a changé ; si cette face est lépreuse, et que nous ne l'avons jamais vue saine, comment pourrions-nous faire des comparaisons ?

Or (et cela, j'y pense au moment où la guerre civile se développe en Yougoslavie, tout près de nous), la conséquence ultime, mais non pas improbable, d'un tel phénomène, c'est que (comme dans Rhinocéros ou dans Nous autres, ce fabuleux chef-d'œuvre de Zamiatine) il n'y ait plus personne pour prendre la mesure de la folie et de l'atrocité ambiantes ; plus personne pour trouver qu'elles sont atroces et folles. Si j'en crois les récits de guerre, toutes les consciences, et même les plus éveillées, les plus exigeantes, en viennent à composer avec le scandale et l'ignominie, ne serait-ce que pour survivre sans perdre la raison. (Je l'entends au sens où le brancardier vomit à son premier blessé, puis, bon gré mal gré, s'habitue).

On dira : ce n'est pas vrai, car si c'était vrai, l'humanité ne pourrait jamais ressortir de tels enfers, qui s'installeraient définitivement sur terre. Sans doute, mais on aura remarqué que les changements heureux, dans ce genre de drames, se produisent sous), ou bien de causes mécaniques et matérielles (la folie et l'horreur finissent par se fatiguer, comme le bacille de la peste ou du choléra).

Ce qui est sûr c'est qu'en tout temps, y compris le nôtre, ici et maintenant, la normalité relève de l'impensé, du consensus. Elle est exactement la somme de ce qu'on ne voit pas. Sans doute, les esprits qui réfléchissent continuent de voir ce que la plupart des gens ne distinguent ni ne remarquent plus ; si bien qu'ils prennent leurs distances avec tel ou tel aspect, telle ou telle expression de la norme sociale, dans tel domaine précis. Mais ils ne peuvent se soulever au-dessus de cette norme pour la contempler et la juger dans son ensem­ble, pas plus que le baron de Münchhausen ne pouvait s'arracher de l'étang en se tirant lui-même par les cheveux. Notre idée de la bonté ou de la justice sociale, par exemple, fera peut-être frissonner d'horreur un millénaire à venir. [9.91]

 

POUVOIR

Le seul adversaire sérieux d'un pouvoir, c'est la personne réellement insensible à ce pouvoir, la personne venue d'ailleurs. Phénomène apparemment étrange, puisque l'ignorance est ici vertu. Mais bien entendu, l'ignorance signifie alors le refus de la compromission, la décision consciente de ne pas toucher au verre d'alcool ou à la prise de drogue, donc, en un sens, de les « connaître » et de les « comprendre » ; bref, l'ignorance au nom d'une science plus large, et qui voit plus loin.

Prenons le cas de l'argent. Si vous n'« ignorez » pas cette valeur, dès que vous en aurez tâté vous serez soumis aux riches, vous chercherez à faire aussi bien qu'eux ; ou vous les combattrez, mais sans songer à contester leur autorité morale, oui, morale, sur vous. Sans pouvoir vous défaire de leur échelle de valeurs. Pour « réussir » il faut de l'argent, on n'échappe pas à cette évidence. Si vous prétendez vous opposer à cette évidence-là, il faut commencer par ne pas vouloir « réussir », et encore cela n'est-il pas suffisant : il faut ne rien compren­dre à ce que signifie « réussir ». Il ne faut pas être contre, il faut être ailleurs. (Ce « il faut » n'est pas une injonction circonstancielle, une décision ponctuelle. C'est une manière d'être, qui se cultive, se met à l'épreuve ; l'ignorance consciente est l'affaire d'une vie entière).

Il en va de même pour le pouvoir politique. L'ennemi d'un parti n'est pas le parti d'à côté, ni même celui qui siège à l'autre extrémité de l'hémicycle. Il faut être extra-parlementaire, à condition que cette position même ne se mette pas à ressembler, à son tour, à un parti. À mon sens, l'apolitisme est infiniment supérieur, et le sera toujours, à l'« antipolitisme ». Il ne faut pas entrer dans le jeu. Car il est un jeu supérieur, dont la règle est la suivante : si vous entrez dans le jeu de la politique ou de l'argent, ipso facto vous avez perdu. [12.91]

 

PRÉCISION

L'âme et la précision, disait Robert Musil. À l'occasion de quelques maltraitements journalistiques dont mes livres sont victimes (et rien ne vaut d'être concerné pour ouvrir les yeux), je découvre ou redécouvre que la précision, qualité d'abord physique, puis intellectuelle, est indissociablement une qualité morale.

À l'université, l'on apprend à citer correctement. Tous les ensei­gnants savent que même les meilleurs des étudiants commencent par citer avec une effarante imprécision, en toute bonne foi. Ils croient lire, ils croient comprendre, ils croient que cela revient au même, ils croient que cela va bien ainsi... Bien vite cependant, s'ils ont quelque sensibilité au langage, et quelque sensibilité tout court, ils comprennent la nécessité d'être vigilant. Ils comprennent aussi la gravité du tort fait à la pensée qu'on cite de travers. Ils acquièrent la précision parce qu'ils acquièrent le respect de la pensée d'autrui. Ils sentent que faire une citation fausse, c'est pécher contre l'exactitude matérielle, mais surtout bousculer autrui pour installer son Moi dans la place. Citer correcte­ment, c'est apprendre à vivre en communauté. Être précis, c'est donc ne pas dépasser les limites de son Moi. (Voir HONNÊTETÉ). [6.91]

 

PRÉNOM

On les porte, puis ils nous portent, c'est connu. Si la plus jolie des filles de votre classe, quand vous aviez dix ans, s'appelait Aube ou Zéphyre, votre cœur, jusqu'à la mort, sursautera toujours à ces vocables, quand bien même d'autres incarnations peuvent s'en révéler moins dignes. Et si, à votre histoire personnelle, se joint l'histoire du monde, et la beauté presque insoutenable du passé mythifié, la puissance du prénom devient carrément divine. Au point que les mères les plus présomptueuses reculent devant l'idée d'appeler leur fille Cléopâtre ou Zénobie.

Mais il est des prénoms très communs dont la force est pourtant peu commune. André Gide avait trouvé belle et troublante, au point de surpasser presque les jeunes garçons, une petite Arabe qu'il jugea bon de recommander à son ami Pierre Louÿs. Lequel, sur la foi d'un prénom, partit à son tour pour Biskra. Certes, il n'était pas à convertir, mais quel ne fut pas son enthousiasme émerveillé. Il faut dire que la jeune fille s'appelait Meryem. On connaît aussi ces contes arabes, appréciés de Borges, dans lesquels un jeune homme tombe amoureux d'une jeune fille sur la foi de son prénom. Borges, aveugle, savait ce que beauté veut dire. [9.91]

 

PROFESSION

Depuis que j'écris des chroniques dans un hebdomadaire, j'ai été pris à partie deux fois par des lecteurs. Ces correspondants m'attaquaient volontairement, bien sûr, mais à vrai dire leur agression la plus terrible, leur botte la plus meurtrière, leur flèche la plus empoisonnée était aussi la plus innocente. Leur pire insulte était strictement involontaire. Le premier d'entre eux m'écrivit en effet (je résume) : « Vous les journalistes, vous allez toujours au plus superficiel » ; et le second : « Monsieur le Conseiller national, vous êtes lamentable » (il me prenait pour le personnage principal d'un petit apologue ironique).

Comme tout écrivain, comme tout artiste, je supporte aisément qu'on me traite de criminel ou de sombre brute, de filou, de violeur ou d'ordure, mais je supporte mal qu'on ignore aussi candidement ma « profession » réelle. Ma vanité fait plus qu'en souffrir, elle en reste hébétée.

De même, au cours d'une invitation chez des amis communs, après une heure de conversation, telle dame me demande avec un aplomb tranquille si je suis bel et bien notaire ? Et je m'interroge : cette situation grotesque n'est-elle pas typiquement suisse ? Imagine-t-on, en France, qu'un écrivain tienne une chronique au Monde ou au Nouvel Observateur, et qu'il se trouve des lecteurs pour le traiter de député ? Que M. Le Clézio ou M. Modiano soient invités dans une soirée, et que leurs commensaux leur demandent de confirmer qu'ils sont bel et bien tabellions ?

Ce n'est pas, évidemment, que je considère comme infamantes les professions que généreusement on m'attribue. La question n'est pas là. La question, c'est simplement que l'inexistence sociale de l'écrivain suisse est prodigieuse, vertigineuse. Encore devrais-je dire : de l'écrivain suisse romand. Car un Frisch ou un Muschg, s'exprimant dans les journaux, ne passent guère pour des pigistes ou des hommes politiques.

La « profession » d'écrire est par excellence une profession publique. L'une des raisons d'être de l'écrivain (comme de tout artiste), c'est qu'on le lise et l'entende ; c'est donc qu'on le reconnaisse pour tel. L'écrivain n'existe que par et pour la société. Un écrivain sans existence sociale est réellement une non-personne. Me faire traiter de conseiller national, de notaire ou de journaliste ne blesse pas ma vanité mais me prive de ma substance, me laisse stupéfait devant un miroir vide.

On me dira : votre mésaventure vous fait les pieds, un peu d'humilité ne saurait nuire... mais c'est mettre les vertus où elles ne sont pas : faut-il qu'un chirurgien, pour rester humble, accepte de se faire prendre pour un directeur de banque ? Un patron d'usine pour un pilote de ligne ? En outre, ce genre de méprise est tout simplement exclu : un chirurgien, un avocat peuvent, à la très grande rigueur, être méconnus dans une soirée mondaine ; ils ne peuvent qu'être reconnus, durant toute la journée, pour ce qu'ils sont, par leurs clients ou leurs patients. Où sont mes patients qui me disent docteur, mes clients qui me disent maître ?... Mon écran d'ordinateur, mes murs, mes paperasses.

La « traduction », dans d'autres contextes et pour d'autres métiers, de ma mésaventure, ce n'est donc pas qu'un chirurgien passe pour un directeur de banque ou réciproquement ; c'est qu'un chirurgien s'aperçoive, au terme d'une opération de cinq heures, qu'il n'a opéré qu'un mannequin ; un enseignant, qu'il a parlé devant une classe vide ; un directeur de banque, qu'il a joué au monopoly toute la journée. Ose-t-on leur souhaiter ces cauchemars sous prétexte de les former à l'humilité ? [3.92]

 

PROGRÈS

Sous sa forme occidentale-industrielle, rien n'interdit de le récuser en bloc, et d'estimer que les civilisations contemplatives et non cumulatives valent bien celles qui ne rêvent que microprocesseurs plus rapides, armes plus perfectionnées, entassement plus rapide des capitaux. En revanche la notion de progrès de la conscience pourrait peut-être, sous des dénominations très diverses au gré des sociétés, revendiquer une valeur universelle. Toute civilisation, semble-t-il, vise un minimum de bien-être matériel, mais, beaucoup plus, un accomplis­sement spirituel. Accomplissement qui exige toujours une manière de mouvement, fût-il intérieur. En ce sens précis, toute civilisation veut le progrès.

Mais d'autre part la réalité du monde, aujourd'hui, veut que la question matérielle se pose universellement, et partout dans les mêmes termes. Elle veut aussi que pour se rejoindre soi-même, pour accomplir son progrès spirituel, la civilisation la plus étrangère qui soit à l'Occident passe non seulement par le mieux-être matériel, mais par les étapes même qui, en Europe et en Amérique, définissent le progrès : singulièrement, l'instruction et la démocratie. L'Occident, ou la flèche de Philoctète ? [4.90]

 

PROGRESSISTE

Traditionnellement, ce mot désigne le contraire du « réactionnaire », et qualifie l'homme ou l'attitude de qui veut changer le monde au nom de l'avenir, l'organiser mieux que jamais il ne fut dans le passé ; le réactionnaire, lui, souhaite « retourner à » ; et si le monde tel qu'il est ne lui convient pas toujours, c'est parce qu'on y néglige trop, à son goût, les valeurs et les vertus éprouvées, celles même du passé.

Mais il faut tout de même noter, entre le réactionnaire et le progressiste, une ressemblance importante, ressemblance qui leur permet d'ailleurs de ferrailler et d'échanger (parfois) des arguments : l'un et l'autre se refusent à considérer que ce qui est doit être. L'un et l'autre contestent la réalité dominante. Le réactionnaire au nom du passé, le progressiste au nom du futur, soit. Mais l'un et l'autre héritent d'une semblable définition de l'homme : l'animal qui peut, qui veut, qui doit modifier les conditions données. On s'aperçoit alors que le réactionnaire n'est que l'image inversée du progressiste ; car cette conviction que l'homme peut dépasser l'homme, que le devoir être peut modifier l'être, c'est l'idée même du progressisme. Et vouloir activement troquer les mœurs d'aujourd'hui contre celles d'hier, c'est admettre que l'homme peut se changer lui-même, et point seulement assister en spectateur aux modifications de sa propre espèce.

Le réactionnaire et le progressiste partagent donc un même humanis­me. Cependant, les frères ennemis devraient bien s'aviser, ensemble, qu'une menace pèse sur l'homme tel qu'ils le définissent ; et que la vision fataliste, inhumaniste du ce-qui-est-doit-être ruine aussi bien l'attachement aux valeurs anciennes que la volonté de trouver du nouveau.

Mais n'est-ce pas trahir une attitude subtilement réactionnaire que de prétendre qu'autrefois on comprenait l'idée de progrès, fût-ce pour la combattre, tandis qu'aujourd'hui l'humanité se traîne dans l'hébétude ? Ne suis-je pas, au deuxième degré, laudator temporis acti ? Peut-être. Mais je me sens également progressiste au deuxième degré, dès lors que je souhaite ardemment que revienne ou s'intensifie l'idée de progrès, et la confiance en cette idée. Car tout bien pesé, et parce que j'aime le passé, je veux le futur, un futur nouveau. La tendance réactionnaire et la tendance progressiste cœxistent en tout homme dont l'existence n'est pas un pur présent. (Voir NOUVEAU ; HISTOIRE ; THÉOLOGIENS). [8.90]

 

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Q

 

 

QUARANTAINE

Désigne à la fois un âge et l'isolement forcé. Comme cela tombe bien. Je ne souhaite à personne d'être « mis en quarantaine », et pourtant nous y passons tous, il suffit d'attendre. Et quand on en sort, c'est pour être déclaré franchement malade, bon pour un isolement plus sévère encore.

Je ne connais guère d'argument qui puisse sauver de l'opprobre non seulement le grand âge, mais la simple quarantaine. La prise matérielle sur l'univers, qu'on croit avoir meilleure qu'avant ? Oui, mais la prise matérielle n'est pas la prise charnelle. Plus on avance, plus décidément on est expulsé du monde. Les enfants sont rois, les adolescents princes, les jeunes gens possesseurs. Dès la quarantaine, les lumières commen­cent à s'éteindre, on vous signale que la fête est finie, que les vacances ne sont plus les vacances ni le ciel bleu le ciel bleu, ni la chaleur de l'été la chaleur de l'été. Non, personne ne vous le signale. Mais vous le sentez, vous sentez que vous sentez moins, vous êtes loin du monde où vous vous enfoncez ; de plus en plus loin du monde. Vous marchez docilement, comme ces gens qu'on menait à la mort et ne se révoltaient pas : leur terreur même les empêchait de croire à la réalité. (Voir AGE). [8.91]

 

QUATRE CENT MÈTRES PLAT

La course par excellence, et peut-être l'épreuve sportive par excellence. D'abord parce qu'elle dessine, dans le stade, l'ovale complet et parfait, contrairement aux cent et deux cents mètres qui débordent le tracé pur ou doivent composer ligne droite avec ligne courbe ; mais le quatre cents mètres représente aussi le plus beau des oxymores : « sprint prolongé », c'est-à-dire pointe de vitesse en croisière, éclatement suspendu, foudre durable, comme dans ces orages tropicaux et nocturnes où le ciel ne s'éteint plus.

Pour ajouter au mythe, le record de Lee Evans, Mexico, 1968, 43'87, a tenu vingt ans, jusqu'aux 43'23 de Butch Reynolds, lequel rêvait de l'impossible depuis son enfance. Mais l'essentiel n'est pas là. Il est que le coureur du quatre cents mètres plat doit conjuguer la « forme » et le « fond » ; porter à son plus haut période la vitesse et l'endurance, l'intensité et la patience ; bref, dans la plus expressive métaphore de l'amour, la jouissance et la tension. [8.91]

 

QUATUOR

Dans sa perfection, vous évoque-t-il la musique ou la littérature ? Mille architectures sonores, grâce à Mozart, Beethoven, Schubert et tant d'autres, ou les blancs palais du Nil, grâce à Lawrence Durrell ? Ne vous privez de rien, frères humains, la beauté reçue n'est jamais perdue, même si vous mourez demain. La perfection connue est la seule douleur dont il ne faille pas souhaiter la fin. Ecoutez les seize cordes et lisez Le quatuor d'Alexandrie. La musique jouée sur les marches du palais qui mènent à la mer, ce ne peut être celle d'un mauvais film ou d'un rêve complaisant. Ce doit être la vérité. [4.92]

 

QUESTION

A pu signifier : « torture ». C'est dire à quel point les hommes n'aiment pas répondre quand on les interroge. Mais le monde non plus. Même soumis aux pires traitements philosophiques, scientifiques, techniques, métaphysiques et religieux, le monde se tait prodigieuse­ment. S'il avait un esprit, je dirais qu'il a bien raison. Mais il se contente d'être. Et l'être ne répond rien à personne. Il est.

Cependant, comment puis-je prétendre que le monde se tait ? Ne bruisse-t-il pas au contraire de mille voix qui sont autant de réponses ? Et les hommes, depuis l'aube des temps, ne se sont-ils pas mis, avec succès, à l'écoute de la Nature, des dieux, des forces occultes ou visibles ? Le monde n'est-il pas une vaste réponse que les hommes ne cessent d'écouter avec amour, attention, dévotion ? Aux hommes de science, le monde ne livre-t-il pas ses secrets, un à un, tôt ou tard ? Aux hommes de foi, n'accorde-t-il pas d'accéder à ses mystères, par annonciations, évangiles et messages interposés ?

Cher Albert Camus, comme on t'a mal écouté, toi qui décrivais avec tant de juste ferveur, tant d'amertume chaleureuse le silence du monde ! Toi qui savais si bien dénoncer ceux qui prennent la parole à la place du monde, et prétendent écouter sa voix ! Le monde se tait, il se tait absolument, décidément, impitoyablement. Et sur ce silence terrible et bienfaisant, les hommes radotent, babillent, calculent, prêchent, décrètent, affirment, tranchent, sermonnent, décident, discourent, enseignent, trissotinnent. Mais non, mais non, Messieurs. Ce n'est même pas que vous deviez vous taire à tout prix. C'est seulement que vous devez savoir et faire savoir le nom du parleur, du répondeur : vous. Pas le monde.

Si vous avez cette honnêteté, vos réponses seront enfin ce qu'elles devraient toujours être : des variations sur la question, des modulations nouvelles, des joies nouvelles peut-être. Les questions sont notre vie, notre vérité, notre énergie ; les réponses qu'on prétend tirer du monde sont notre mort, notre mensonge, notre abdication, notre lassitude. (Voir ABSURDE). [7.90]

 

QUESTIONNAIRE

À défaut de remplir celui de Proust, je proposerai celui-ci : 1) Qui ? 2) Où ? 3) À quelle époque de la vie (futur ou passé revécu) ? 4) Dans quelle absence de but ? 5) Attendrez-vous une mort dite naturelle, ou choisirez-vous le moment ?

Ceux qui ne comprennent pas les questions sont éliminés. [9.91]

 

QUILLE

« Oh, que ma quille éclate... ». Ce vœu du Bateau Ivre est-il sensé ? Je veux dire : est-il possible, est-il pensable, au sein même de la parole articulée, d'espérer la perte de conscience ou d'équilibre intérieur (car c'est de cela qu'il s'agit) ? Ce souhait lui-même n'est-il pas contradic­toire, insurmontable du seul fait qu'on peut le formuler ? Est-ce que l'appel à l'inconscience n'est pas un comble de conscience, et ne signifie-t-il pas, dans l'instant qu'on le profère, la radicale impossibilité d'un exaucement ? N'en est-il pas de l'inconscience souhaitée comme de ces pièges logiques du genre : « La présente phrase n'est pas celle que vous lisez en ce moment » ?

Ou, pour employer une comparaison sans doute mieux adaptée : ce genre d'appel n'est-il pas voué à l'échec au même titre que les tentatives conscientes de se rappeler un rêve ? Chacun connaît l'irritant phénomène : voilà que pour une fois vous faites un songe merveilleux et gratifiant. Vous vous réveillez tout plein de ses voluptés, mais vous ne vous souvenez plus de grand-chose, vous avez perdu le fil d'or. Du coup vous vous précipitez, vous remuez dans tous les sens le foin du passé nocturne pour y retrouver l'aiguille du rêve sublime. Mais le rêve, justement, n'est pas une aiguille. Et voilà que vous vous réveillez toujours davantage ; vous n'avez fait qu'enfouir plus loin de vous, plus profondément, le mystère délicieux. La seule solution, c'eût été tout simplement de vous rendormir, donc d'abdiquer à nouveau la cons­cience et la vigilance. Et pour s'endormir, il ne faut pas vouloir s'endormir, pour abdiquer la conscience il ne faut pas vouloir l'abdi­quer.

Si le rêve est par définition l'inconscience passée de l'homme, la quille éclatée du poème sera son inconscience future. La souhaiter, en formuler le souhait, c'est se crisper dans la conscience, et c'est à coup sûr s'interdire le bienheureux voyage. Pourtant je ne cesse de dire : « Oh, que ma quille éclate »... [8.91]

 

QUINTETTE

Bizarre ensemble instrumental, dépositaire ou créateur de chef-d'œuvres bien particuliers. Comme un cénacle intime : chez Schubert, la fameuse Truite. Chez Mozart et chez Brahms, les joyaux pour clarinette et quatuor à cordes. Chez le même Brahms, et chez Franck, Fauré, les ouvrages non moins secrets, non moins intimement fasci­nants, pour piano et cordes. J'en oublie évidemment. Peut-être que le charme unique de ces œuvres tient à leur imperfection même, ou du moins au déséquilibre intime de leur forme : le quatuor à cordes est un comble de réussite formelle, il n'y a rien à lui ajouter. Le quintette, par définition, sera perçu comme une sorte de redondance, ou d'excès, ou de char à cinq roues. Les limites parfaites ont éclaté, les quatre instruments idéaux sont inquiétés, relativisés, contrebalancés, contrecar­rés par un intrus, ce dernier fût-il un second violoncelle. Oui, le quintette est le plus imparfait des ensembles, donc le plus humain. C'est un être vivant : après le quatuor, qui relève, comme un cristal qu'il est, de l'ordre minéral ; avant l'orchestre, avec sa rumeur de foule, ses pouvoirs d'océan.

J'espère ne jamais oublier la première fois que j'entendis le quintette pour clarinette et cordes de Brahms, dans le petit théâtre baroque de Spolète, à midi, au cours du festival de cette cité d'Ombrie. Arrivé au dernier moment, je n'ai eu que le temps de m'asseoir, et la mélodie est montée dans le silence, aussi douce que fulgurante. [8.91]

 

QÛMRAN

Il est des lieux où souffle l'âme. Des lieux et des temps où le souffle est plus puissant, plus coupant, sans arbres pour protéger nos visages. Quelque deux cents ans avant notre ère, un prêtre juif, ivre d'ascèse, a fondé la secte « essénienne », dont les textes, cachés dans les grottes de Qûmran, seront retrouvés à la fin de nos années quarante. Qûmran : un désert tout semblable à Nag Hammadi.

Nag Hammadi ? C'est en Egypte, non loin des tombeaux de la Vallée des Rois : au début de notre ère, des sectes gnostiques y fleurirent ; sans doute persécutées, elles se cachèrent et cachèrent leurs écrits dans des jarres, au fond d'une grotte. Des bergers les y dénicheront, presque en même temps que ceux du Qûmran.

Après le « Maître de justice » des Esséniens, avant les gnostiques judéo-zoroastriens, mentionnons un troisième prêtre, un Juif nommé Chrestos, dont les écrits n'ont pas été retrouvés. Mais les gloses ne manquent point. [5.90]

 

QU'UN AUTRE ME LES SERVE...

Ne croyez jamais celui ou celle qui vous invite à l'approuver quand il ou elle parle de sa décrépitude physique ou mentale, de sa faiblesse croissante, de sa mort prochaine. C'est la vieille histoire de l'archevê­que de Grenade. Non, plus profond encore : car l'archevêque de Grenade, lui, est simplement trop gâteux pour accepter l'idée de son gâtisme. Tandis que, très souvent, la personne qui vous parle de sa fin (ou des prémisses de sa fin), et qui vous réclame d'abonder dans son sens, est parfaitement au clair, parfaitement authentique, parfaitement prête à vous entendre. De fait elle vous entend, elle vous approuve de l'approuver, elle vous remercie de votre sincérité, sans colère et sans amertume.

Quoi donc, alors ? Eh bien, tout à coup, au sein du silence et de l'accord mutuel, vous voyez passer dans ses yeux la stupeur et l'angoisse : elle a vu venir à elle, dans les mots, ce que d'habitude elle chassait par les mots. Elle ne voit plus le dos du fantôme, mais sa face grimaçante. Les mots proférés d'ailleurs n'exorcisent plus comme ils faisaient lorsqu'ils venaient de sa bouche. Ses propres mots sortaient de son corps et le quittaient, mais les mêmes paroles, prononcées par autrui, sortent d'autrui pour entrer en elle. Vous ne l'avez pas vexée ni même blessée, mais emplie de mort. [3.91]

 

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RAVEL

 

Les plus belles difficultés techniques sont celles qui demeurent inaperçues de l'auditeur non prévenu. Ainsi, entre mille, la deuxième étude opus 10 de Chopin : qui devinerait que la mélodie en doubles croches rapides et fuyantes s'y joue uniquement aux derniers doigts de la main droite ? Mais la légèreté même de cette mélodie est faite de son impossibilité, de sa transcendance secrète.

La beauté croît encore lorsque la vitesse elle-même n'est pas perceptible comme telle, lorsque une épouvantable arythmie est ressentie comme le plus doux balancement, et que la violence mécani­que débouche sur la paix mélodique.

À cet égard, je ne connais pas de réussite plus stupéfiante que les premières mesures d'Ondine : les triples croches de la main droite sont proprement injouables : leur doux frémissement est d'une irrégularité plus abominable, plus immaîtrisable que le pire casse-tête ([sol#-la-sol#-sol#]-[la-sol#-sol#-la]-[sol#-la] : de quoi rendre cinglé !). Et le résultat, ce sont les murmures de l'eau, la beauté légère d'Ondine dans les reflets et les éclats de soleil, un spectacle de pure douceur et de sérénité lumineuse.

L'exécutant est réduit à l'état de parkinsonien contraint de faire de la peinture sur porcelaine.Mais les vrais pianistes y parviennent, et le résultat, bien sûr, est merveilleux. Car les saccades et les arythmies ne sont ni gommées ni noyées ni recouvertes par la mélodie de la main gauche. Elles sont toujours là, mais bel et bien créatrices de paix et de beauté. Elles sont exactement ces reflets de la lumière dans la rivière, reflets au rythme toujours varié, toujours cassé, toujours imprévisible, mais dont l'eflet, pourtant, est celui d'une berceuse visuelle. Le résultat de la vitesse folle, des syncopes démentes et du bégaiement primitif, c'est la contemplation voluptueuse... [9.91]

 

RECHERCHE

I. Théol. pop.

« Ah, vous êtes en recherche ». Telle est la façon dont les croyants accueillent celui qui ne se déclare pas de leur bord sans faire profession d'athéisme militant. À première vue, une telle formule n'a rien de choquant : l'agnosticisme ne campe pas sur des positions qu'il n'a pas ; il est donc indissociable d'une « recherche », que d'autres nomment plus volontiers « quête », « interrogation », « parcours », etc. Mais hélas, l'agnostique a tôt fait de s'apercevoir que, pour le croyant, qui cherche trouve, et qui ne trouve pas n'a pas vraiment cherché.

 S'il est encore admissible d'être « en recherche » à vingt ans (vous les voyez d'ici, ces jeunes gens qui fréquentent l'église tous les dimanches mais qui se demandent tout de même avec anxiété si « Christ » est bien mort pour eux, « mort pour moi ») ; à quarante ans, il est aussi indécent d'être « en recherche » que d'écouter du Chopin ou d'écrire des lettres d'amour. Les croyants, alors, usent et abusent du mot de Pascal, le trop fameux « tu ne me chercherais pas si tu ne m'avais déjà trouvé » : Pascal n'a jamais écrit : « Tu ne † chercherais pas », sans le « me » ; il s'adressait à des gens pour qui n'existait qu'une alternative : l'incroyance ou la religion chrétienne-catholique-janséniste. Et de fait, chercher le Dieu des chrétiens-catholiques-jansénistes, ce n'est pas chercher, c'est se mettre en quête de l'œuf dont on sait qu'il est caché dans le jardin.

L'outrecuidance du croyant fait peine (et parfois rage) à voir : la « recherche », à ses yeux myopes, c'est seulement le préalable à la découverte de ce que lui, en toute humilité bien sûr, possède déjà. Mon Dieu, se dit-il, ce malheureux, toujours en « recherche », à son âge. Toujours à se prétendre entre l'athéisme et la foi, comme l'âne de Buridan. Mon Dieu comme c'est triste, ce pauvre hère qui ne cesse de « chercher » ce qu'on a déjà trouvé : comme qui, aujourd'hui, cherche­rait à inventer la roue — ou la poudre.

Du coup, le pauvre hère, l'âne de Buridan se sent tenté de fausser la vérité, et de répondre au croyant, la prochaine fois qu'on l'interroge­ra : rassurez-vous, j'ai trouvé, ma recherche aboutit : je sais que Dieu n'existe pas, passez votre chemin.

 

II. Sciences

Jadis existaient les sages. Puis vinrent les savants. Puis les hommes de science. Puis les chercheurs, enfin la « recherche », terme qui, presque automatiquement, évoque des problèmes de budget national plutôt que de compréhension du monde. Le lecteur a compris ce que signifiaient et traduisaient ces changements progressifs de vocabulaire : une domestication lente et sûre de la pensée humaine par les valeurs d'utilité. Avec cette conséquence très précise et très inévitable : le sage ancien « cherchait ». Le moderne « chercheur » veut et doit trouver, obtenir des « résultats » utiles à la société, à la communauté, à l'Etat. Curieusement et tristement, l'acception scientifique du mot « recherche » tend donc à rejoindre son acception théologique.

Certes, s'agissant des sciences, les laboratoires ne s'échinent pas à trouver des réponses déjà connues. Mais dans les deux cas la recherche n'est qu'un état transitoire et regrettable, qui doit cesser au plus vite pour céder la place à l'état béat, satisfait, comblé, renforcé, enrichi, de celui qui a trouvé. L'idée d'une recherche infinie et de questions sans réponse n'est même plus un spectre qu'on chasse, c'est une chimère inconcevable. [7.90]

 

RÉFORME

Je ne vais pas dire ici qu'il ne faille pas faire de révolutions. Mais une révolution ne sert de rien, et n'apporte aucun changement réel, si elle n'est pas le masque éclatant derrière lequel s'avance la réforme. La réforme ? Mais c'est la part la plus radicale, la plus mystérieusement agissante, la plus problématique d'une révolution. On dit d'ailleurs souvent, par boutade, que réformer est plus difficile que de révolutionner. Or c'est absolument vrai, pour une raison d'ordre métaphysique.

Posons que la révolution rejette absolument l'ordre existant, l'être-donné, afin d'instituer son contraire, tandis que la réforme ne récuse pas le réel en bloc, et se situe dans la différence plutôt que dans l'absolue opposition ; pratiquement bien sûr, les choses sont plus mêlées et plus subtiles, mais prenons-les dans leur essence, leur type-idéal. La réforme, qui veut l'altération de l'être-donné, est plus difficile, effectivement, que la révolution, qui veut le contraire de l'être-donné. Pourquoi ? Parce que le Contraire révolutionnaire n'est pas l'inconnu comme peut l'être la différence réformiste. Le Tout-Autre n'est justement pas l'Autre  : c'est une figure du Même, et son miroir, bien sûr. Le révolutionnaire, dans quelque domaine que ce soit, parle le langage de son ennemi. Mais il n'est pas l'Autre de son ennemi... Le nouvel ordre et l'ordre ancien sont symétriques, ils se suscitent réciproquement, s'appellent réciproquement ; bref, ils se connaissent.

L'Autre, métaphysiquement parlant, c'est ce qui n'est justement pas le contraire exact du Même ; qui est cela sans être cela : une distance, un décalage, un biais, un regard oblique sur l'être-donné. Or rien n'est plus décidément angoissant, pour ce dernier, qu'une contestation qui ne se pose pas comme son Contraire : plus de miroir où se reconnaître inversé ; l'adversaire, parce qu'il ne s'arrache pas totalement à lui, parce qu'il ne le renie pas, ne lui ressemble plus... Pratiquement, l'être-donné ne parvient plus à se prendre pour le Bien face au Mal, comme peuvent le faire si aisément les tenants de l'ordre établi face aux révolutionnaires qui les vomissent. Elle est vertigineuse, oui, la conscience que l'Autre n'est pas le contraire du Même. Et c'est dans la réforme que gît tout le mystère du changement réel. [8.92]

 

REQUIEM

Ce qui fait le génie d'une œuvre, ce n'est certes pas une phrase isolée, un groupe de notes, un coin de tableau. À ce taux-là, les peintres pompiers révéleraient des merveilles plus audacieuses que van Gogh, n'importe quel penseur pour calendrier serait digne de Chamfort ou de Joubert, et, à l'inverse, on trouverait sans trop de peine, chez Beethoven par exemple, des mesures carrément plates. Nabokov aimait à dire que le génie littéraire est dans le détail : peut-être, mais un détail n'est pas génial tout seul. Il l'est dans un ensemble. La perle doit être sertie.

J'ai parfois l'impression cependant que certaines œuvres, rarissimes, semblent capables de s'imposer par leur détail avant même que l'on accède à leur ensemble, et revêtent au premier instant toute l'autorité de la transcendance. C'est sans doute une illusion, car il faudrait se souvenir de la façon dont on les a reçues la toute première fois. Dès la seconde écoute, ou dès qu'on approche ces œuvres avec des préjugés culturels, tout est faussé. Admettons donc qu'il s'agit d'une illusion rétrospective. Mais grande est la puissance d'une telle illusion. Pour moi l'exemple le plus saisissant, le plus haut, de cette transcendance, de cette irruption d'une beauté sans réplique, ce sont les premières mesures du Requiem de Mozart. [11.91]

 

RESTIF DE LA BRETONNE (Nicolas)

L'homme qui écrivit, sur son enfance, la page que voici (extraite des « Revies », citée dans Monsieur Nicolas, Pléiade, I, p. 1202, note 5) : « Je fus berger l'été. C'est alors que j'eus souvent Marie pour bergère. (...) je recherchai l'attouchement de ses plus secrets appas. Elle me les livrait en rougissant, mais avec plaisir. Je lui baisai cette partie délicate avec fureur. Mais je ne pus jamais m'y introduire. Je lui suçais les seins naissants des heures entières, couchés dans le grand pré ; je me relevais avec une colique horrible, causée par l'irritation des parties génitales, sans émission. Marie, me voyant souffrir, s'en accusait ; elle les baisait avec des expressions douces et naïves. La douceur de ses caresses m'endormait sur son giron, et je m'éveillais guéri. » [6.91]

 

REVOLVER

J'en ai tâté une fois, à l'armée, quand bien même je ne faisais partie que des « sanitaires- complémentaires-sans-armes » (pas même la seringue). Une occasion que j'ai saisie, au stand. Un beau « neuf millimètres », dont un spécialiste, tireur de tous les dimanches et parfois de la semaine, m'a expliqué qu'une seule de ses balles suffisait pour arracher le bras d'un homme. À cinquante mètres, j'ai obtenu de bons résultats. J'aimais bien cet exercice.

Au point que le spécialiste, un vrai dingo des armes, était tout ébaubi de mon intérêt, moi le poète et l'intellectuel. Oui, j'aimais bien, ce qui ne veut évidemment pas dire que j'aimerais arracher le bras d'un homme. Simplement, on saura par où me prendre : par mon goût de la précision. [8.91]

 

RICHTER (échelle de)

Originellement, système de mesure de l'intensité des séismes. Actuellement, l'un des points d'émergence de l'ignorance crasse, du mépris de soi-même et d'autrui dont font preuve les « moyens d'information ». On procède à coups de formules calquées sur le modèle suivant : « Ce tremblement de terre fut d'intensité six sur l'échelle de Richter, qui en compte neuf ». Louable précision scien­tifique, souci pédagogique encore plus louable ? Oui, sauf que, si l'on répète toujours « ... sur l'échelle de Richter, qui en compte neuf », on ne signale jamais que cette échelle est logarithmique, et que par conséquent un séisme de six (sur l'échelle de Richter) est encore bien modéré ; qu'un séisme de sept (sur l'échelle de Richter) ne sera pas un peu plus fort mais dix fois plus fort. On se trompe et l'on trompe, sous couleur de renseigner et d'instruire. L'« échelle de Richter » ne sert pas à mesurer l'intensité des séismes, mais à moduler l'intensité du frisson provoqué par l'annonce dudit séisme.

Le phénomène est constant dans sa perversité. Lorsqu'un journal vous donne une précision d'ordre scientifique sur tel phénomène, une précision d'ordre technique sur tel usage, ou vous fournit gracieusement la définition de tel mot, vous pouvez être sûr que précisément il se goure, et fait plus de mal que s'il n'avait rien dit. Un fameux exemple : la « glasnost » soviétique : dans tous les articles de tous les journaux vous trouverez régulièrement la formule suivante : « La "glasnost" (c'est-à-dire la transparence) ». À chaque fois, on prend soin de nous traduire le terme, et de nous enseigner un peu de russe. Quoi de mieux ? À ceci près que « glasnost » ne veut pas dire transparence. Confusion probable avec le « glass » anglais ou le « Glas » allemand ?. Peu importe. C'est un contresens. (À quoi il faudrait d'ailleurs ajouter que « transparence », en vocabulaire politique français, ne veut rien dire, sinon des choses fort opaques ; mais c'est une autre affaire). Au moment où l'on prétend quitter le vague, c'est pour tomber dans le faux.

Ces confusions (qui ne sont pas minuscules, mais énormes, mons­trueuses, affreuses) trahissent la nature même des « médias », qui ne peuvent pas, quoi qu'ils en aient, être précis, justes et véridiques. Les médias ne sont pas des instruments neutres, qu'on pourrait utiliser au service de la vérité, ou pervertir au service du mensonge. Ce sont des machines à erreur, des broyeurs de réel d'où sortent des saucisses d'approximation, des pâtées de vague, des bouillies d'inconnaissance. C'est plus fort qu'eux. Pourtant, l'occasion ne leur est-elle pas souvent donnée de fournir une précision, de dégager ou de mettre en évidence une vérité de fait, fût-elle infime ? Ne pourraient-ils pas, du jour au lendemain, se racheter ? Illusion. Quand on leur jette une corde, ils se la mettent au cou. Ils ne pourraient s'arracher sans mourir à leur milieu naturel, le mensonge et l'erreur, ou plutôt le magma sans nom ; ils vivent de patauger dans l'équivalence de tout avec tout, dans ce langage qui ne veut et ne peut plus rien dire, qui n'est plus que le déchet, l'haleine, l'excrément du monde.

Quoi ? Tant de colère pour l'échelle de Richter ? Mais est-il pire crime que l'enseignement du faux ? Non, l'ignorance n'est pas pire. Et puis, les petites choses indiquent les grandes, et toute faute vient du langage, comme le savait bien Karl Kraus. [6.90]

 

RICHTER (Svjatoslav)

Le plus puissant martyr du piano qui soit en vie aujourd'hui. [8. 92]

 

ROI DES AULNES

Erlkönig de Schubert, partie d'accompagnement. À devenir frénéti­que. On sait que pour tout pianiste non professionnel, pour quiconque ne s'astreint pas à plusieurs heures d'entraînement quotidien, ces notes sont tout bonnement injouables, elles qui obligent la main droite à répéter des centaines de fois, très vite, le même mouvement en octaves ou en accords. À le tenter, on devient de plus en plus rageur, jusqu'à ce que la brûlure du poignet se fasse insupportable.

Schubert, plus que personne, se moquait assurément de la virtuosité pour elle-même. Cependant, on ne peut s'empêcher de penser que cette difficulté contre-nature de la partie pianistique est fille de sa frénésie de compositeur, de sa fureur d'adolescent. Les témoignages des contempo­rains nous disent d'ailleurs qu'il a composé ce Lied en quelques heures, dans la fièvre.

Pour le reste, qui n'est pas un simple reste, et Gœthe bien sûr y contribue, on demeure comme frappé, épouvanté de cette perfection définitive. Il n'y a plus rien à dire, plus rien à faire. Si, tôt ou tard, on finit par reprendre le cours de la vie, par écouter d'autres œuvres, si Schubert lui-même en a composé d'autres, ce n'est pas qu'Erlkönig, en dépit des apparences, n'était pas parfait. C'est que nous ne le sommes pas assez pour ne pas nous lasser ; la merveille, entendue vingt fois de suite, se fane, devient ritournelle, et finit par nous irriter. Mais je ne me lasserai jamais de le répéter : dans tous les ordres de ce monde réputé défectueux, et d'abord dans les créations de l'homme, la perfection, sans nul doute, existe. (Voir PERFECTION). [9.91]

 

ROMAN

On fait beaucoup d'efforts pour distinguer les « bons » livres des « mauvais ». Il vaudrait mieux distinguer la fausse littérature de la vraie. Et contrairement à ce qu'on croit, c'est extrêmement facile, pour la belle raison que les auteurs de fausse littérature (appelons-les des écriveurs) se trahissent bien volontiers, en toute candeur, en toute bonne foi. Ces gens-là vous disent toujours, en effet, que pour « traiter » tel sujet, raconter telle époque, approcher telle passion, ils ont « eu recours » au roman. Eh bien voilà, vous tenez vos faussaires. Car jamais un véritable romancier n'a recours au roman — pas plus qu'aucun artiste n'a jamais recours à telle forme d'art ou d'expression. Sous-entendre, de l'homme à l'écriture, un rapport instrumental, voilà bien la marque la plus sûre de l'écriveur.

Dans les cas les plus grossiers, rapport instrumental signifie rapport utilitaire, et l'écriveur est un fabricant de best-sellers, qui fait cons­ciemment de l'écriture une source de profit matériel. Cependant cet abus n'est que l'aggravation d'un phénomène plus subtil et plus répandu : considérer l'écriture comme un moyen, non de gagner des sous, mais de servir tel ou tel but, généralement respectable : dénoncer ceci, proclamer cela, ou simplement « exprimer » ceci ou cela.

Je n'oppose pas à cette conception je ne sais quel vieil idéal de l'art pour l'art. Tout au contraire. Dans ce que j'appelle, plutôt que la bonne littérature, la littérature, l'écrivain n'écrit jamais « pour ». Il écrit ; son geste d'écrire est désintéressé, intransitif. Or c'est justement pour cela que ses livres parleront du monde, diront le réel, et qui sait, changeront peut-être la vie. C'est justement parce qu'il écrit sans « recourir » à l'écriture que sa littérature échappe à l'art pour l'art.

Un écrivain écrit. Par la suite, viennent les critiques et les lecteurs, qui répartissent les œuvres littéraires en épopées, poèmes lyriques, romans sociaux, historiques, psychologiques, futuristes, intimistes, ou que sais-je. Mais de telles classifications n'ont évidemment de sens qu'après coup. Une forme sans œuvre n'existe pas. Or, voici que les écriveurs surgissent, et nous annoncent qu'ils vont couler leur « inspiration » dans ce qu'ils prennent pour des moules préexistant à tout « contenu » ; voici qu'ils vont « recourir au roman » pour y enfourner leur vision du monde. « J'ai pensé faire un roman parce que... ». « Dans mon roman j'essaie de dire que... ». « Il m'a semblé que le roman pouvait... ». Quelques formules, parmi d'autres, qui trahissent qu'on prend l'écriture pour un moyen de transport ; ce qu'elle peut être assurément, dès qu'elle n'est plus littérature. [2.92]

 

ROUGE (le mystère de la chambre)

Chacun connaît la géniale et toute simple trouvaille de Rouletabille, le héros de Gaston Leroux. Autour de lui, les enquêteurs s'échinent à trouver comment diable l'assassin put sortir d'une chambre hermétique­ment fermée et parfaitement gardée. La victime a crié, tout le monde s'est précipité... il n'y avait personne. Et Rouletabille, avec un bon sens implacable, finit par brandir la clé de l'énigme : si le coupable a pu disparaître alors que c'était impossible, c'est qu'il n'a pas disparu. Et s'il n'a pas disparu mais que néanmoins il n'est pas là, c'est qu'il n'est pas entré du tout ! C'est qu'il n'était pas, du moins à ce moment-là, dans la fameuse Chambre jaune : la tentative de meurtre avait eu lieu plusieurs heures auparavant, et c'est dans un cauchemar subséquent que la victime a crié, alertant tout le monde alors qu'il n'y avait plus le moindre assassin dans la pièce.

Je propose modestement la même explication pour percer le mystère, non moins épais, de la Chambre Rouge : du jour au lendemain, la Russie se retrouve orthodoxe, antimarxiste et traditionnelle, la Pravda ne sait plus qui sont Marx et Lénine, etc. Comment donc un pays entier, comment donc des millions de gens ont-ils pu sortir de ce communisme pourtant si bien fermé, si bien gardé ? Ne vous fatiguez pas, vous ne trouverez jamais, car effectivement une telle métamorpho­se, en si peu de jours, est strictement impossible. La seule solution ? Si tous ces gens ont pu sortir si vite, si complètement, si magiquement de la Chambre rouge, eh bien, c'est qu'ils n'y étaient pas. [1.92]

 

RUINES

Pierres disposées par l'homme en vue d'un bel abandon. Pierres livrées au ciel très bleu, aux herbes folles, à la méditation païenne, aux jeux d'enfants explorants et perdus. Il doit faire chaud, les grillons doivent chanter, les lauriers-roses crouler vers le haut. Dans de rares cas, on peut tolérer un temps abominable, un orage créateur d'ombres cinglantes. Lieu d'anxiété heureuse, d'amour parfois, d'amitié toujours. [6.90]

 

*

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

S

 

 

SACRIFICE

Les animaux en sont capables, ne l'oublions jamais. Les loups notamment. Ce que l'homme peut faire de plus haut, et justement ce qu'il peut faire de plus haut, bien des bêtes l'auraient fait, bien des bêtes le font. Savoir regarder à droite et à gauche avant de traverser la route, les chiens n'y parviennent guère. Mais mourir pour leur maître, oui. S'il y a supériorité de l'homme, c'est parce que ce bipède parvient parfois au sacrifice, à l'oblation, au courage absolu, à l'amour indéfectible malgré ses vertus proprement humaines, dont la plus démobilisatrice, la plus calculatrice, la plus peseuse-du-pour-et-du-contre, la plus ennemie du don de soi, est évidemment la conscience. (Voir ANIMAL ; SENSIBILITÉ). [4.92]

 

SADE

Son importance est réelle, puisqu'il est l'auteur d'une démonstration sans faille, quoique involontaire ; l'une des rares démonstrations qui se puissent faire à propos de l'homme : il a prouvé d'une manière décisive que le mot « tout », en humanité, comporte plusieurs sens : lorsqu'on a tout dit des corps et des désirs, tout reste à dire. Non que Sade ait échoué dans ce qui eût été le projet d'anéantir le désir dans le dire. Son intention n'était pas de tuer l'Eros mais de l'exacerber ; néanmoins, il rêvait aussi de l'épuiser, de le forcer par le verbe. Il rêvait d'en finir.

Or si, après lui, l'on n'a rien ajouté de significatif à son formidable catalogue de possibles charnels, à sa tératologie de l'érotisme, on peut dire qu'il n'a rien anéanti, rien épuisé, rien forcé ; qu'il n'a pas tué le mystère des corps, pas évent(r)é ni même effleuré le secret des désirs ; l'Eros, après lui, sinon malgré lui, ne fait que commencer, et recom­mence avec chaque être. Car l'Eros n'est pas ce qu'on peut ou doit dire, il est ce qui fait dire ; et même si la parole tente de se retourner sur son origine, elle ne parvient pas à en finir avec cette origine ; le serpent ne peut se piquer lui-même avec succès.

Cela n'est pas pour insinuer que la lecture de Sade serait de tout repos : puisqu'à tout prendre il ne dit rien sur l'Eros, n'est-ce pas, lisons-le donc en toute décontraction, et puisque nous sommes des grands garçons, achetons les 120 journées de Sodome dans l'édition de la Pléiade, et parcourons d'un œil académique ces histoires de chèvres, de fer rouge et de hurlements étouffés par des excréments. Non, il faut être profondément inhumain, ou diaboliquement snob pour rester impavide en face d'un texte pareil. Qui prétendra sérieusement que Sade ne dit rien ? Il dit tout. Mais c'est ce tout qui n'est pas tout. (Voir BIOGRAPHIE). [2.91]

 

SENSIBILITÉ

C'est comme l'intelligence : on suppose toujours qu'autrui n'en est pas moins doué (pas moins privé, pas moins affligé) que soi. Que de malentendus ne cause pas une telle présomption ! Car qui sait si les différences, entre les individus, ne sont pas plus grandes encore en ce domaine qu'en celui des capacités intellectuelles ?

La question, cependant, ne se pose pas vraiment en ces termes : car ce qu'on nomme (ou devrait nommer) intelligence m'apparaît décidé­ment comme une dimension de la sensibilité, comme un moyen de faire la clarté sur sa douleur, ou plus exactement de reconnaître sa douleur comme clarté. Si bien que le monde est fait d'individus qui connaissent plus ou moins intensément, plus ou moins précisément la douleur. Et nous avons tort de présumer que tout un chacun la connaît identique­ment.

N'est-il pas abusif, malgré tout, d'identifier la sensibilité à l'intelli­gence ? Des animaux comme les chiens sont prodigieusement sensibles, mais ne sauront jamais additionner deux et deux. Eh oui : la définition même de l'animal, et ce qui le différencie de l'homme, c'est qu'il est sensible mais non point « intelligent », du moins au sens où il ne lui est pas donné de voir sa douleur comme une clarté. Et le propre de l'homme, c'est ce retournement compréhensif de sa sensibilité sur elle-même, donc cette dimension nouvelle de son être sensible. En d'autres mots, on peut concevoir la sensibilité sans intelligence d'elle-même (le cas des animaux). Mais non l'intelligence sans la sensibilité. Le mathématicien glacial n'est pas intelligent : sa conscience du monde n'est pas plus large que celle de l'individu qui saurait à peine compter sur ses doigts. En outre, le mathématicien glacial, comme par hasard, n'existe pas. [11.91]

 

SILENCE

Il en est de deux sortes. Le silence de mort, et l'autre. Le premier règne, ou tend à régner dans des pays comme la Suisse, et dans les quartiers cossus de ce pays. Le moindre enfant qui crie en jouant, ou qui joue en criant, exaspère le bourgeois décati, qui appelle la police ; et la police vient, ne coffre pas le bourgeois décati mais admoneste l'enfant, quand elle ne lui confisque pas sa planche à roulettes. Un silence de ce genre apparaît vraiment comme l'ennemi de la vie, d'autant plus qu'il n'est pas authentique : ce n'est pas pour la gloire de l'intériorité que le grincheux se débarrasse des cris d'enfants, c'est pour excréter à l'aise ses petits bruits personnels, haut-parleur de radio ou de télévision, caquetage téléphonique de Madame, jappements privés de la marmaille. Cherchant le silence, il ne cherche pas la profondeur, il ne veut qu'étaler sa propre nature, comme une vilaine et pâle tache grise.

Et puis il y a l'autre silence, le vrai. Il exige effectiement que cessent tous les bruits (radios, conversations, machines, même les cris d'enfants, et peut-être ceux des oiseaux). Si bien qu'il semble d'abord ennemi de la vie, lui aussi. Mais au contraire, il est le comble de la vie ; il est propice, indispensable à la réflexion, à la contemplation, à la pensée, à l'écoute du monde tout entier. Toutes les civilisations dignes de ce nom connaissent leurs zones, leurs lieux ou leurs temps de silence. Toutes, elles sentent que le bruit, fût-il discret et privé, signifie distraction, futilité, dispersion, usure. Toutes, elles savent que le silence seul nous permet d'écouter le monde et nos semblables. [8.90]

 

SOCIÉTÉS SECRÈTES

C'est un pléonasme. Toutes les sociétés sont secrètes, même si l'on ne fait pas signer à leurs membres des promesses de silence. Oui, toutes, même les cercles les moins occultes et les plus abordables. J'entends par là qu'il vous suffit d'être admis dans le sein d'un groupe quelconque, dont les décisions et les discussions ne sont pas censées apparaître immédiatement au grand jour (rédaction d'un journal, conférence d'enseignants, colloque des patrons de telle ou telle branche, etc.), pour qu'automatiquement, instinctivement, sans que rien ne vous y force, vous vous sentiez doucement et agréablement tenu par le « secret professionnel ». La raison, bien sûr, en est simple : ce que vous savez vous valorise, ce que vous divulguez vous diminue : plus vous ouvrez la porte à tout venant, plus vous perdez cette impression de cohésion, ce sentiment d'appartenance que vous ne pouvez connaître ni tout seul, ni à deux, ni à plusieurs milliards, mais seulement en groupe d'importance restreinte ou moyenne.

Les vraies sociétés secrètes ne font qu'exacerber ce sentiment d'appartenance ; plus est secret le secret, plus nous nous serrons les coudes et nous nous tenons chaud. Toute association d'humains répond au besoin de s'augmenter d'autrui. Et la société dite secrète trahit ce besoin jusqu'à la névrose. En dépit de ce qu'en pensent les membres et les mystes, la nature du secret lui-même importe fort peu. À vrai dire, plus un secret de société secrète est profond, insondable, indicible, plus il est banal. Mais le secret, c'est le calorifère de la chambre commune. [3.92]

 

SOLEIL

« Le soleil ni la mort... ». Ce qu'on oublie, c'est le côté lumineux, si je puis dire, de la comparaison : s'il s'éteignait, ce soleil qu'on ne peut regarder en face, la nuit même, la lune et ses ombres subtiles, seraient abolies dans une horreur glaciale et sans nom ; la forme même du monde, la vie la plus élémentaire seraient anéanties. Ce qu'on ne peut regarder en face, c'est aussi ce dont on ne peut se passer sans mourir. Le soleil, sans doute, « n'est pas nommé, mais sa puissance est parmi nous » : même chose pour la mort. Dès lors qu'on cesse de prétendre la regarder en face, dès lors qu'on recueille, sans plus songer à défier du regard leur source ardente, ses bienfaits obliques, on s'aperçoit qu'elle est la vie même.

La mort est la vie : hélas, cette formule a tôt fait de basculer, selon les circonstances, dans la niaiserie mystique ou la consolation facile. Mais elle est strictement vraie. (Voir MORT). [4.92]

 

SOLITUDE

La phrase la plus terrible jamais écrite à son sujet : « On mourra seul. Il faut donc faire comme si on était seul... » Et cette atroce vérité, insoutenable, innommable, que Beckett n'osait pas écrire, nous la devons à la plume d'un certain Blaise Pascal, Pensées, éd. Bruns­chvicg, III, fr. 211 — citée par Vladimir Jankélévitch dans son Liszt et la rhapsodie, p. 99. Citée sans véritable raison, sauf celle-ci, bien suffisante, qu'on ne cite jamais assez la vérité. [3.91]

 

SONNET

Le treizième revient : voici quatorze vers
D'un poème sans fraude, et sans faille, et sans frime.
Mais Rimbaud subvertit ses règles et ses rimes,
Tel une Anadyomène exhibant son revers.

 

Maint poète, du coup, ne vaut pas mieux qu'un ver
Qui se tord sans étoile
 ; un meurtrier sans crime.
Nulle vie jamais sans forme ne s'exprime.
Il faut une douleur pour que naisse un Arvers.

 

Non la douleur, bien sûr, d'un amour impossible :
Eros n'est point le seul à nous prendre pour cible.
Mais la douleur d'un verbe extrême
 ; à notre honte,

 

Nous n'avons guère, hélas, les formes de jadis,
Epées que leur ombre appelait paradis.
Il ne nous reste plus que le sonnet d'Oronte.

 

[6.90]

 

SPÉCIALISTE

Considérons un arbre. Composé d'un tronc, de branches, de rameaux, de feuilles, chaque feuille se présentant à son tour comme un arbre miniature, avec son tronc, ses nervures, ses veines, ses veinules. Ainsi de suite, jusqu'aux arborescences microscopiques, aux cristaux d'atomes, aux fines méduses subatomiques. Quant à l'arbre tout entier, le voici qui plonge ses racines dans la terre, aux côtés de mille autres arbres ; voici que la terre n'est que la croûte du fer et du feu ; voici que la planète flotte dans un rien formidable, dans un réseau, une résille de planètes, voici que le soleil est un tronc sanglant, un cou coupé, que des milliards de troncs et de cous sanglants dérivent dans la nuit, et que la flotte des galaxies cingle à la découverte d'un nouveau monde qui le fuit éternellement, qui jamais ne sera.

 Le « spécialiste » se tient assis sur l'arbre dont nous parlions en commençant ; non sur une branche mais, au mieux, sur un rameau, le plus souvent une ramule. Pour ne pas compromettre son équilibre, il ne doit point peser trop lourd. L'activité du spécialiste consiste à compren­dre la branche, ou le rameau, ou la ramule. On sait qu'au fil des siècles, son domaine s'est infiniment affiné, effilé, subtilisé : signe de sérieux, gage d'efficacité. Le spécialiste est pleinement légitime, éminemment nécessaire.

La branchette ou la veinule, c'est ce qu'on nomme, en terme de sciences, le problème du spécialiste ; l'arbre (puis l'atome et ses fibrilles frémissantes, ou la Terre, poussière prise dans le rai de la nuit insondable), c'est ce que la sagesse désigne sous le nom de mystère. Il n'est pas grave que le spécialiste n'ait pas le souci des problèmes qui pullulent autour de son problème. Tout le monde ne peut pas s'occuper de tout. Le drame commence quand ce louable travailleur oublie que sa branche est une branche ; que le découpage du monde en portions bien congrues ne nous rapproche pas du mystère ; que nos découvertes sur la nature de telle veinule de telle feuille n'auront de sens que si nous gardons conscience, toujours, de l'arbre tout entier, du monde total. Le « problème » fut inventé par l'homme pour accéder au mystère — ou, disons mieux, pour le formuler et le reformuler sans cesse.

Oh, que voilà de grandes vérités ! Qui ne sait cela depuis longtemps ? Procès mille fois intenté... Sans doute. Mais alors pourquoi continue-t-on de faire comme si l'on n'en savait rien, comme si l'apologue de l'arbre valait pour toutes les branches sauf la ramule où nous trônons ? Pourquoi, surtout, continue-t-on d'agir et de penser comme si le spécialiste n'était pas né de l'oubli de l'être en tant qu'être, rien de moins ? Tant que cet oubli demeure volontaire, tant qu'il est conçu comme tel, tout va bien (car nous sommes semblables à des marcheurs dans le désert, qui devons à tout prix terminer l'étape avant que l'eau nous manque ; et si nous nous arrêtons à chaque mètre pour penser à notre amour, à notre passion, à notre folie, à Celle qui nous attend, alors nous mourrons). Mais dès que nous oublions notre oubli, dès que nous prenons les spécialités pour autre chose que la patience du généraliste, la science pour autre chose que la patience de la sagesse (ainsi la poésie est la patience du désir), alors tout devient triste, tout devient lamentable, tout devient indigne, tout devient noir. (Voir RECHERCHE, II). [7.90]

 

STYLE

Je lis sous la plume d'un auteur contemporain qu'on ne peut plus écrire d'une manière tenue, académique, classique, canonique, etc., mais qu'il faut disloquer, hacher, accélérer, casser, dynamiter. Vieille antienne, et vieille erreur, qui donne beaucoup trop d'importance au « style ». Le style, au sens où l'entendent et le glorifient beaucoup de gens, parmi lesquels tous les écrivains mineurs et même quelques majeurs, en réalité n'a pas la moindre importance : on peut tout dire, tout le temps, par tous les moyens. Même Céline, que je lis en ce moment non sans une admiration parfois éperdue (et dans un sentiment d'inattendue fraternité, cf. Le Pont de Londres), même ce puissant créateur tombe dans le panneau dès qu'il théorise, en accusant toute écriture autre que la sienne de mettre bas des livres morts-nés et d'entraver l'expression directe de l'émotion. Le « style » de Céline est génial, oui, mais pourvu qu'on entende le mot de « style » au sens le plus profond et le plus large : un monde dans une écriture ; non point une manière d'écrire.

On rougit de préciser qu'un auteur (il en existe, hélas) qui repren­drait les points de suspension céliniens, l'argot célinien, la brutalité et les raccourcis céliniens, les manières céliniennes, n'écrirait pas pour autant de bons livres, et ne permettrait pas plus à l'émotion de vivre que s'il avait adopté le style drapé d'un académicien des années vingt. Bref, le secret du style n'est pas dans le style, ou si l'on préfère, le vrai style se moque du style (de la question du style). Le style, comme qualité séparée, n'a aucune importance. Un écrivain, c'est un homme en qui le monde fraye son chemin vers l'écriture, voilà tout. [2.92]

 

SUBJECTIVITÉ

Les écrivains mineurs nous accablent régulièrement du récit détaillé de leurs peines de cœur ou de porte-monnaie, ils nous détaillent l'organisation de leur bureau, nous précisent s'ils préfèrent le stylo Bic ou l'ordinateur, s'ils dorment avec ou sans coussin, s'ils aiment le sucre, le pastis ou les boutons de manchette ; ils nous établissent la liste des stations balnéaires qu'ils n'aiment qu'à moitié, des races de chiens qu'ils abominent et des parfums dont ils raffolent ; ils nous content par le menu leurs relations, au demeurant excellentes presque toujours, avec leur concierge. Ces écrivains mineurs sont ainsi persuadés d'être majeurs. En effet, clament-ils, la littérature, c'est la subjectivité glorieuse, c'est le Moi qui livre ses entrailles et qui s'en vante, c'est la victoire de la sensibilité personnelle sur les froideurs conjointes de la science, de la raison, de la routine, de la philosophie, de la morale et de l'administration. Je parle de mes cors aux pieds et de mes maîtres­ses, donc je suis un écrivain. Je m'exhibe, c'est la preuve de mon génie. L'art, n'est-ce pas le règne sans partage de la subjectivité ?

Ces pétulants exhibitionnistes n'ont pas entièrement tort : l'art, c'est en effet le règne de la subjectivité. Mieux encore : si j'apprends que Thomas Mann avait une mère d'origine créole ; si je lis que Nabokov adorait les papillons et vivait au Palace de Montreux ; si je découvre que Dostoïevski fut Stavroguine à plus d'un égard ; si je sais que Kleist et son amie se sont suicidés ensemble ; si je lis que Camus fit le même voyage, ou presque, que son héros l'ingénieur d'Arrast : tous ces faits, toutes ces anecdotes futiles ou graves enrichissent réellement, indubita­blement, ma connaissance des auteurs concernés. Tout est précieux qui touche un grand homme, et rien de ce qu'il touche n'est indifférent. Plus j'apprends sur lui de détails minuscules et plus je suis heureux, parce qu'en effet chacun de ces détails participe de son être, de sa subjectivité, mais surtout prend le sens que lui donne son œuvre.

Voilà le hic : pour que, dans la vie d'un homme, le plus petit détail soit important, il faut d'abord que l'homme soit grand, et que l'œuvre soit là. Ce qui ruine l'entreprise de nos écrivains gentiment débraillés, c'est tout bêtement que chez eux l'œuvre manque. Ils confondent la cause et l'effet : ce n'est pas parce que les papillons de Nabokov sont importants qu'il va suffire de chasser les papillons et de le faire savoir pour prétendre au génie subjectif. Ce n'est pas parce que d'Arrast est presque Camus qu'il suffit de raconter un voyage au Brésil pour écrire La pierre qui pousse.

On dira que ces précisions sont naïves tant elles vont de soi. Je ne crois pas : plus encore que la cause et l'effet, nos écrivains mineurs confondent la partie et le tout : les papillons et les maîtresses, les marottes et les voyages, qui participent de la vie subjective d'un écrivain, n'ont de sens et de valeur que si cet écrivain d'abord existe par d'autres moyens, je veux dire par une œuvre réellement transcen­dante à sa vie personnelle (je n'ai pas dit : indépendante de sa subjectivité, car effectivement ce n'est pas possible). Les singularités biographiques n'ont de signification que si l'auteur est capable de nous parler sans elles. Bref, la vie n'a d'intérêt que si l'œuvre en a.

Quand ils s'appliquent à raconter leur vie de la manière la plus détaillée et la plus impudique possible, nos écrivains mineurs mettent la charrue avant les bœufs ; ils jouent à l'écrivain. Comme qui endosserait un smoking, prendrait des airs inspirés, et s'assiérait sur un tabouret carré pour réclamer le silence et se proclamer pianiste.

Pour être grands, nos écrivains mineurs croient qu'il suffit de se faire leur propre valet de chambre. (Voir BIOGRAPHIE). [12.91]

 

SUCRE

Hist :

L'une des causes de l'esclavage, dès le moment où la canne à sucre fut connue en Europe. Avant, l'on sucrait à l'essence de fruit, et d'abord au miel. Mais pourquoi, pourquoi cette demande soudaine, pourquoi tant de Noirs furent-ils saisis dans des filets, jetés à fond de cale, ballottés horriblement des jours durant, des jours qui n'étaient que nuits épaisses, battus jusqu'au sang, battus encore, aux Antilles et ailleurs, pour du sucre ? Pourquoi tant de cruauté pour une poudre blanche dont les paradis tuent si lentement ? C'est que, mon ami, tu n'as pas encore compris l'argent, ni le pouvoir. [4.90]

 

SYMBOLE

Le symbole est absolument nécessaire et manifestement faux. Qui peut vivre sans la dimension symbolique ? Qui peut exister sans croire que les réalités insaisissables peuvent devenir chair, images, représenta­tions ? Toutes les religions vivent de ce besoin, toutes les religions sont la mise en forme de ce besoin — jusqu'au protestantisme non compris. Et le protestantisme — un un sens très profond, un sens qui justement n'est pas superficiel — est le commencement de l'athéisme.

Nécessaire et faux, le symbole. Pour admettre qu'il ne soit pas faux, il est indispensable de résigner la raison (voire le simple bon sens). Cela n'est pas interdit, bien sûr ; c'est le « saut » que, depuis toujours, ont exigé toutes les religions ; il est seulement significatif que jusqu'au christianisme, et singulièrement au christianisme moderne, ce saut n'a guère été perçu comme tel. Tandis qu'il paraît plus difficile, plus irréalisable à proportion des progrès de la rationalité contemporaine. Pour admettre en revanche que le symbole ne soit pas nécessaire, il faut renoncer à donner une suite articulée et communicable à notre postulation vers l'absolu ; là encore, c'est parfaitement possible, mais alors l'absolu, si tant est qu'on l'éprouve encore, devient presque irrespirable. Et, beaucoup plus grave, beaucoup pénible, ce n'est pas tant de « Dieu » mais des autres humains que nous sommes alors coupés. Car telle apparaît décidément la fonction la plus profonde du symbolisme et de la re-ligion : re-lier, non pas tant les hommes au divin que les hommes entre eux ; leur donner un langage commun ; leur permettre de vivre ensemble leur surprise la plus intime et la plus haute : l'existence. Je ne veux pas dire ici, répétant Durkheim, que la religion ne fait qu'hypostasier la société. Mais simplement que par elle, et par son symbolisme, l'absolu nous échoit en partage.

Sommes-nous décidément pris entre le mensonge nécessaire et la vérité désolée ? Non : il y a l'œuvre d'art. À condition que l'art soit grand, plus grand que jamais. Et que nous pénétrions le sens de sa grandeur. [8.92]

 

*


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

T

 

TALENT

Il existe (voir TOUCHER). Je ne dis pas qu'il s'explique tout entier par la passion pour le monde. Car on me répliquerait que la prétendue passion pour le monde (pour la connaissance, la maîtrise, l'expression, la transformation) ne saisit, comme par hasard, que les gens talentueux. Mais tout de même, l'énorme tort qu'on se fait à soi, c'est d'expliquer la passion par le talent (« bien sûr, c'est normal qu'il aime peindre, jouer au football, conduire les foules, mettre la matière en formules mathématiques, il a le talent pour ça »)... et non le talent par la passion : il peut faire cela parce qu'il l'aime. Et s'il aime cela, c'est parce qu'il aime le monde, ou plus généralement encore parce qu'il se jette, corps perdu, âme vigilante, dans le monde ; parce qu'il a l'impression irritante, exaltante, amusante, que le monde lui cache quelque chose. L'être est ? Sacré mystère, qu'il faudrait bien aller voir de plus près.

L'amour du monde, donc le talent, c'est en dernière analyse la volonté de ne pas s'ennuyer dans la vie. Cela précisé, je reconnais que cette volonté même ne va pas toujours de soi. [6.90]

 

TAUROMACHIE

Si vous ne savez pas comment animer votre soirée, si la conversation languit, si vos invités semblent incapables de se disputer sur quoi que ce soit, si l'écologie, l'avortement, les taux d'intérêt de la Bundesbank ou le port de la ceinture de sécurité ne provoquent chez eux que le consensus le plus béat, parlez-leur de tauromachie. Il est inimaginable qu'alors la dispute ne commence pas. Car c'est bel et bien une question de vie et de mort, dont on ose néanmoins parler, grâce à la distance que permet le « spectacle ».

Pour ma part, j'ai mon avis sur la corrida, comme tout le monde. Rien ne m'a bouleversé plus que le premier taureau tué qu'il m'ait été donné de voir. Rien ne m'a ému d'une pitié plus monstrueuse. Et pourtant je ne peux pas être ennemi de la tauromachie. Au contraire, je l'aime, j'aurais voulu la pratiquer. Mais de cette contradiction bien peu raisonnable, ce n'est pas ici le lieu de parler. L'heure du taureau viendra. [5.92]

 

TEMPS

I. Contre éternité

Le temps est généralement considéré, en tant qu'il passe, comme la réalité la plus incontestable du monde : on a beau faire, on a beau s'agiter, se crisper, courir ou rester immobile, agir ou ne pas agir, le temps passe. Oui, mais les intuitions les plus profondes et les plus bouleversantes de l'homme sont invariablement celles qui contredisent cette vérité — sans en perdre pour autant la conscience. Sans en perdre la conscience, je le précise, car il ne s'agit pas de mener un combat d'arrière-garde métaphysique, et de prôner ce platonisme dont Borges nous a dit à quel point il est impossible aujourd'hui, dans notre monde irrémédiablement désenchanté : pour Platon (rappelle le Tirésias argentin), le temps n'était que l'apparaître et l'apparence de l'éternité ; pour nous, hélas, l'éternité n'est qu'une illégitime extrapolation du temps.

On ne saurait guère revenir là-dessus. Mais les deux visions, l'ancienne et la moderne, ne sont pas exclusives ; elles portent deux vérités d'ordre différent : que le temps passe et que la mort triomphe, voilà certes un constat peu récusable. Que la vérité de la vie soit un foyer qui projette du temps comme on crache des braises, que la réalité intime de chaque être corresponde, quel que soit son âge, à tel « moment » de son existence temporelle, que la vie de chaque humain soit une ronde fascinée au-dessus du temps, voilà qui n'est pas moins vrai. La mort, dans cette perspective, et la temporalité linéaire, apparaissent comme des « réalités », certes, mais secondaires ; des conditions de l'expérience intérieure, de l'expérience éternelle. Il ne s'agit pas de prétendre que ce sont les supports d'une éternité positive, objective, externe. Mais d'y voir le mode d'apparition de la vérité intérieure qui les nie et nous fait tout entiers.

Dire que le temps seul est réel, que l'éternité n'est qu'une invention, cela est exact si l'on conçoit l'éternité sur le mode même du temps, sur le mode objectif. Mais c'est justement parce que l'éternité n'est pas de la nature du temps (et n'est donc pas son contraire), qu'elle peut exister en nous, et que, d'une certaine manière (à la manière d'un cœur qui bat et ne battra pas toujours), il n'existe qu'elle.

Soit, mais alors, dans cette acception tout intérieure, et presque métaphorique, l'éternité mérite-t-elle encore son nom ? Cela peut se discuter. Mais ce qui est sûr, c'est que la place est libre pour ce nom-là. Car l'éternité n'est pas le temps-linéaire-sans-fin. [3.92]

 

II. Avoir le temps

Peu importent ici les causes du phénomène : la plupart des gens, dans notre société, « n'ont pas le temps », puisque leur temps, toujours, est dévoré par le travail et les loisirs. Or le manque de temps n'est pas ce qui empêche de faire ceci ou cela ; c'est ce qui empêche d'accéder à une certaine conscience du monde, à un certain type de rapport interrogateur, réflexif, pensif, au monde. En termes plus directs : parmi les conditions indispensables à la création artistique et spirituelle, il y a le temps. Pour penser il faut du temps, comme pour se mouvoir il faut de l'espace. Notre société, donc, est l'ennemie implicite mais mortelle de la pensée. Comme on chasse la douleur en se jetant dans l'action, elle chasse la pensée et la conscience en se jetant dans les obligations. Mais à vrai dire il n'est pas exact de prétendre que le penseur ou le créateur « ont » le temps. La formule est encore une invention de ce monde qui ne pense ni ne crée. Avoir le temps, c'est ne pas s'inféoder à l'irréversibilité du temps. Bref, c'est appartenir à l'éternité, au sens défini sous le point I. [3.92]

 

III. Histoire vraie

Dans un passé reculé, j'eus l'occasion de voir un film tourné en 1947, année de ma naissance. L'actrice principale (je l'appellerai X., car elle vit toujours), dans tout l'éclat de sa jeunesse, d'une beauté altière, à la fois brûlante et froide, me rendit franchement amoureux. Avec l'amère absurdité des sentiments que nous font éprouver de pures images, des êtres dont on se persuade qu'ils nous regardent alors qu'ils fixaient, in illo tempore, l'objectif d'une caméra. Jamais mon regard désirant ne croiserait ce regard-là, quand bien même que je m'y absorbais avec une totale ferveur.

Infiniment plus tard, au cours d'une réception dans la ville de N., une femme d'âge, à la beauté subsistante, mais figée, et comme plâtrée, lança une œillade soutenue et sans équivoque en direction d'un encore jeune homme, qui se sentit lui-même figé de stupeur, presque d'hor­reur : c'était elle, la merveille de 1947, elle qui, sortie de l'écran comme dans La rose pourpre du Caire, le regardait, l'appelait, l'invitait, oui. Au moment de contempler l'étoile du film, le jeune homme aurait tant voulu remonter le temps, renverser l'irréversible. Or voici : le temps, c'était elle qui l'avait descendu jusqu'à lui ; elle qui sans le savoir lui répondait, comme si pourtant la course épuisante, interdite, de la fiction jusqu'à la réalité, ne pouvait être qu'une course à la mort. Songe, tu demeures impalpable. Réelle, tu vieillis et tu meurs dans l'instant : terrible image, terrible réalité si bien perçue par Elle, le roman fondamental de Rider Haggard. [5.92]

 

TENNIS

Qu'est-ce qu'un court de tennis ? Réponse : le lieu du monde où vous entendrez le plus de gens vitupérer contre eux-mêmes. À les ouïr, on se prendrait à espérer pour l'avenir de l'humanité : quelle modestie, quelle constance dans l'insatisfaction de soi, quelle générosité dans la flagellation publique, quelle rigueur dans l'abaissement ! Et jamais un mot contre l'adversaire. Ce ne sont que : « Mais comment peut-on être aussi nul ? Sombre crétin ! Triple imbécile ! Quintuple nullité ! Mais ce n'est pas vrai ! Mais non ! Mais ce n'est pas possible ! » adressés durement, exclusivement, impitoyablement, à soi-même. Sans compter, bien entendu, nombre d'auto-insultes plus raides ou plus colorées ou plus sordides, dont la plus vertigineuse qu'il m'ait été donné d'entendre était, sous forme d'un rugissement désespéré dans son infinie vulgarité : « Mais quelle pédale ! Ferais mieux d'entrer dans les Ordres ! »

Hélas, même lorsque les invectives contre soi-même sont d'une meilleure tenue, et disent un désespoir plus noble, il ne faudrait pas croire un instant, hélas, qu'elles expriment la modestie ou la sainte humilité du flagellant — lequel serait vraiment digne, alors, d'entrer dans les Ordres. Si le pénitent ne formule pas le moindre reproche à son adversaire, c'est tout bêtement que l'adversaire n'a pas droit à l'existence. Je loupe cette balle ? C'était forcément une balle « facile », dont l'ectoplasme d'en face ne saurait se vanter en aucune manière. Je suis mauvais, soit, mais pas question qu'autrui soit bon. Autrui n'est qu'un faire-exister, un faire-briller, un faire-hurler de rage.

Mieux : cette façon de se traîner soi-même dans la boue n'est rien d'autre qu'une proclamation de génie : « Moi qui dans mon essence profonde, dans mon exquise réalité, suis un joueur si talentueux, si maître de la matière, comment puis-je me laisser aller à produire un coup si peu conforme à mon exquise sublimité ? Comment mon paraître peut-il à ce point trahir mon être ? » Tout bien pesé, donc, on s'insulte soi-même pour rappeler à l'adversaire (lequel, à vrai dire, existe puissamment), qu'il ne faut pas se fier aux apparences, et que l'on est le numéro un, sur la terre battue comme au Ciel.

Drame assez poignant. Car la vérité contraint bien sûr à inverser les choses : le Paraître, c'est ce talent qu'on éprouve en soi, ce génie dont on se croit possesseur, cette maîtrise à laquelle on s'identifie en rêve. Et les fautes abominables, les laideurs grotesques, les balles avortons, les bois misérables, les coups trop longs et trop courts, les démarrages tardifs, les courses vaines, les feintes éventées, tout cela, c'est très précisément la réalité, c'est notre Etre exact, notre juste expression, la claire sanction du réel. Les cris et les insultes dont on se fustige signifient donc, pitoyablement : « N'ai-je pas bientôt fini de révéler à nu mon Etre ? L'apparence ne peut-elle me faire la grâce de triompher du réel, sous le regard de cet adversaire trop présent, et qui me nargue et qui me juge et qui m'insulte par son silence ? »

Douloureuse affaire, mais point totalement désespérante : on ne progresse dans l'être que si l'on garde les yeux fixés sur la vision de sa propre perfection, fût-elle impossible. Cependant il faut s'y faire : bien jouer ne sera pas paraître enfin ce qu'on est, mais conquérir enfin ce qu'on n'est pas. [9.91]

 

THÉOLOGIENS

I. Penseurs par excellence

Les qualités ou les défauts de leur confrérie, apparemment, ne devraient pas concerner grand monde : la théologie n'est certes pas la profession intellectuelle la plus répandue ; en outre, elle suppose, bizarrerie extrême, que ses représentants exercent leur intelligence dans le cadre préalable et contraignant de ce qu'on appelle la « foi ». Sortis de ce cadre, tous leurs propos, extrêmement argumentés pourtant, sont étrangement frappés de nullité. Un peu comme si les démonstrations rigoureuses des mathématiciens devenaient parfaitement inopérantes dès lors qu'on voudrait les appliquer au domaine de la physique ou de la vie pratique : deux plus deux égalent quatre, mais deux pommes plus deux pommes n'égalent pas quatre pommes. Ou si l'on préfère, une entité théologique plus une entité théologique plus une troisième entité théologique égalent incontestablement une Unité trine. Mais ce calcul rigoureux, de l'aveu même des théologiens, ne vaut plus si vous ne n'avez pas la « foi ».

En dépit de cette limite surprenante, les théologiens sont, aujourd'hui encore, aujourd'hui surtout, les penseurs par excellence — ou, si l'on préfère, les paradigmes du penseur. Pourquoi ? Parce qu'ils sont, par définition, contraints de faire ce que tous les penseurs, d'une manière moins évidente et moins spectaculaire, font dès lors qu'ils entrent en pensée : concilier le temps et l'éternité. En termes moins pompeux : prendre une posture en face du monde, une distance critique par rapport au réel, n'être pas seulement les historiens ou les journalistes du présent. Le théologien juge son temps (mais cherche éventuellement à le comprendre) au nom de l'éternité. Plus modestement, mais non moins réellement, le penseur laïc cherche à prendre à l'égard de son temps une distance qui est celle même de l'observateur. Bref, l'éternité du penseur théologien, c'est la distance critique du penseur laïque. Il n'est pas de pensée qui ne soit confrontation du temps présent à quelque chose qui s'en distingue pour mieux le regarder — ce regard, ensuite permettra soit de rejeter l'aujourd'hui, soit de le comprendre ; de l'articuler, de le dépasser, de le fournir de sens, etc. Le théologien reste donc le modèle du penseur, et c'est d'ailleurs pourquoi il fournit les exemples les plus éloquents des égarements de la pensée. (Voir II).

 

II. « Présence au monde ».

Les théologiens dogmatiques, ou, si l'on préfère, les « Anciens », sous couleur d'honorer l'éternité, mettent la pensée en conserve, et sous prétexte de « ne pas être du monde », méconnaissent l'être du monde ; ils sont passéistes au nom de l'éternité, et refusent de connaître le présent de peur d'être souillés par l'éphémère. Ils font ainsi mauvais usage du rapport temps-éternité. L'instrument de la distance devient entre leurs mains l'instrument de la fuite.

Les « Nouveaux », eux, redoutent justement qu'on prenne le souci de l'éternel pour celui du passé. Voyant leur collègues se murer dans la méconnaissance du monde, ils ne veulent rien tant qu'éviter cette méprise. Ils se proclament « présents au monde », mais en confondant, cette fois, la présence avec l'acquiescement ; ou, pire, avec l'adoption des tics du présent le plus futile et le plus passager. Ils prennent les trains en marche, et quand ils ne sont pas broyés sous les roues, ils vont, tout essoufflés, tout suants et tout ridicules, se mêler avec des sourires démagogiques à des conversations où personne ne les a conviés, et dans lesquelles ils n'apporteront évidemment rien qui leur soit propre. C'est ainsi que l'un des plus célèbres d'entre eux nous avise sans rire, dans un récent ouvrage, qu'à ses yeux l'Eglise aurait avantage à faire sa « perestroïka ». Un autre fait un demi-scandale médiatique en donnant du christianisme, près d'un siècle après Freud, une interprétation psychanalytico-symbolique. Un troisième, qui fut théologien-de-la-libération, prône maintenant l'éco-théologie.

Comme on l'a suggéré plus haut, le rapport temps-éternité, c'est-à-dire le rapport entre le monde et ce qui permet de voir ou de juger le monde, est le talon d'Achille des théologiens. Et presque toujours ce rapport est faussé, « au profit » du temps ou à celui de l'éternité, c'est selon. Mais une telle distorsion menace à vrai dire tous les penseurs. Sous sa forme laïque, elle consiste soit à rejeter le monde d'aujourd'hui par horreur de sa doxa présente (excès de l'« éternité »), soit, à l'inverse, à enfourcher la doxa sous prétexte de présence au présent (excès du « temps »).

Or la vraie pensée et la vraie connaissance ne sont évidemment ni rejet de la réalité présente ni génuflexion devant cette même réalité. Elle sont mixtes de temps et d'éternité, donc, en termes laïques, accueil critique. (Voir ORTHODOXIE ; PROGRESSISTE). [4.92]

 

THÉORIE ET PRATIQUE

I. Considérations personnelles

Si je m'efforce de ne pas proposer de théorie sur le terrain moral ou philosophique, c'est parce que je ne mettrais pas en pratique mes propres préceptes. Ce que je suis capable de mettre en pratique n'est franchement pas à la hauteur d'une théorie. Si pour d'autres gens il en va différemment, tant mieux pour eux. Mais je ne reconnais pas à autrui plus qu'à moi-même le droit de prendre pour théorie ce qui n'est que la mise en concept de sa pratique instinctive — ou l'envers de celle-ci.

 

II. Le milliardaire rouge

Quelque part dans ses Mémoires, Simone de Beauvoir, contre l'avis de ses chers frères les bourgeois, décrète qu'un riche communiste, comme il s'en trouvait à l'époque, vaut assurément mieux qu'un riche fasciste, et qu'un plouto-communiste n'est pas une contradiction : car on peut très bien posséder une immense fortune et souhaiter que les richesses du monde, grâce à la Révolution, soient un jour mieux réparties. Quant aux pauvres, ajoute notre auteur, loin de se scandaliser d'un tel phénomène, ils sont reconnaissants aux milliardaires rouges de soutenir la cause des damnés de la terre.

C'est juste et c'est faux. Il est incontestable que si le riche se dépouille de ses millions, la face du monde ne va pas changer, et que cet appauvrissement n'enrichira pas les foules. Mais le problème, pour le milliardaire rouge, ce n'est pas de se faire pauvre comme Job du jour au lendemain. C'est de renoncer à mille comportements ennemis de ses idéaux proclamés, à mille actions contraires aux intérêts du pauvre, mais qu'on ne peut pas ne pas commettre dès lors qu'on est riche. Comment cet homme opulent ne sera-t-il pas en relations avantageuses avec ses pairs en richesse et en puissance ? Comment pourra-t-il se garder d'user de telles relations à son profit, même sans le chercher ? Comment pourra-t-il éviter d'être précisément celui qui ne paie rien pour ses vacances, parce qu'un voisin millionnaire lui prête sa demeure à Marbella ? S'il est question de construire près de sa villa somptueuse des appartements à loyer modéré, quelle sera sa réaction ? Et si l'on institue un impôt sur les grandes fortunes ?

Plus sérieusement : son argent ne reste pas dans un bas de laine. Il est investi quelque part. Où ? Que rapporte-t-il ? À qui profite-t-il ? Tant qu'il possédera, comment le milliardaire rouge pourra-t-il agir et réagir autrement qu'en homme qui possède ? Comment pourra-t-il se défendre d'agir sur le pouvoir, d'être le pouvoir ?

Bien entendu, je ne fais pas ici l'éloge des riches qui, plus noirs que rouges, défendent sans fard et sans complexes leurs intérêts matériels, à l'exclusion de toute autre considération. Car ceux-là, s'ils ne sont pas dans la contradiction, nagent en revanche dans l'hypocrisie : ils se persuadent, ou tout ou moins prétendent nous persuader qu'ils œuvrent pour la liberté, le travail, l'esprit d'initiative, de responsabilité, que sais-je encore : pour tout sauf pour leurs intérêts.

Mais si l'on ne veut ni de cette hypocrisie, ni de la contradiction du « milliardaire rouge », contradiction qui menace à tout instant de se dégrader elle aussi en hypocrisie, il n'est que deux solutions : ou bien le cynisme absolu (proclamer que l'on défend ses intérêts de riche, et rien d'autre). Ou bien l'altruisme absolu (renoncer, progressivement ou non, à ses richesses).

Simone de Beauvoir, aveuglée par sa haine du bourgeois, donc d'elle-même, a tort : ce n'est pas parce que le milliardaire rouge ne résoudrait rien, sur le plan social, en se dépouillant de ses biens, qu'il ne vit pas dans la contradiction s'il ne s'en dépouille point, et qu'il n'est pas condamné, à terme, au choix simple et décisif : ou rouge ou milliardaire. [3.91]

 

TIPASA

Ville d'Algérie, dont Pierre Benoît, en son Atlantide, se plut à imaginer une étymologie arabo-hellénique : ti-pasa, la tout entière. Tout entière beauté : à jamais, et surtout pour les malchanceux qui n'y sont point allés, Tipasa demeurera la ville des Noces du jeune Albert Camus. Les ruines au bord de la mer, la vie rayonnante et heureuse de cette chair humaine dont toute la douleur de mourir est transmuée en joie d'exister ; les ruines, chrétiennes et païennes, invite sereine à vivre le présent. Ruines dressées à l'écart du temps, comme le soleil, comme la pierre que l'homme n'a pas sculptée.

Une joie consciente d'elle-même ne risque-t-elle pas de s'affadir à force de chanter sa propre saveur ? Le discours, la démonstration, la preuve, la satisfaction, autant d'ennemis du bonheur. Par la grâce, peut-être, de Tipasa, Camus parvient à faire de la conscience l'aura de sa propre joie. Il dit son union au monde, mais sans nous accabler de théories sur la fraternité de l'homme avec la terre ou la mer ; il en veut aux naturistes comme aujourd'hui nous pourrions en vouloir aux écologistes ; il dit l'amour charnel, comble de l'union rêvée, mais il ne se fait jamais du bonheur un devoir.

Pendant la deuxième guerre mondiale, retourné sur les lieux de sa félicité, il découvre une Tipasa froide, hostile, enserrée par les barbelés. Mais il peut tout de même accéder au site, rejoindre la beauté, savoir que rien n'a changé. Aujourd'hui, les journaux nous apprennent que les autorités de Tipasa, fidèles aux prescriptions du fondamentalisme islamique, interdisent, sur la plage, le port de maillots de bains à l'occidentale, en particulier pour les femmes. Il faut croire que, sous la pensée de midi, nous risquons les brûlures. [7.90]

 

TOUCHER

Le « toucher » désigne d'abord une qualité de contrôle mécanique et nerveux qui permet au pianiste, par exemple, de jouer une mélodie avec ses quatrième et cinquième doigts de la main droite, tandis que les autres doigts de la même main exécutent un accompagnement avec une intensité moindre ou un legato différent. Avoir du toucher, c'est donc maîtriser, réconcilier, harmoniser plusieurs forces distinctes ou divergentes. Technique raffinée, que seule autorise une perception non moins raffinée. L'exercice ne suffit pas à conquérir cette perception, tant sont nombreuses les données sensorielles à maîtriser simultané­ment ; seule ce qu'on appelle l'intuition permet cette maîtrise.

Dans une seconde acception, le toucher d'un interprète qualifie la manière inimitable qu'il a d'attaquer la note et de la faire vibrer. Autant de personnalités, autant de touchers différents.

Or, s'agissant de gestes sportifs, dans le football ou le tennis, la langue française parle volontiers de « toucher ». Et dans la même double acception. Choisissons le tennis : avoir du toucher, c'est être capable de faire cohabiter dans son bras la violence et la douceur, le geste appuyé et le geste retenu, de concilier les directions et les forces les plus contradictoires, tout cela dans le réflexe d'une fraction de soupir. Quant à la seconde acception, chacun sait que les vrais champions se signalent toujours par un toucher à nul autre pareil ; l'espace, toujours, porte leur marque.

Conclusion : le sport, pratiqué par des êtres vraiment talentueux, confine à l'art : non pas simplement parce que les mêmes qualités de toucher se manifestent dans les deux domaines. Mais parce que le « toucher » signifie une victoire non sur autrui, mais sur la matière et le chaos. Le sport est un art dès lors que son exercice même rend inessentielle, ou même dérisoire, l'idée de « victoire ». (Voir TA­LENT). [6.90]

 

TYRAN

Dans l'antiquité, ce mot désignait un homme détenteur de tous les pouvoirs politiques, exploitant son peuple pour un profit tout personnel (sans d'ailleurs l'opprimer systématiquement et nécessairement). Aujourd'hui, on recourt volontiers au mot de tyran pour dissimuler la réalité : aucun individu (même dans les Etats les plus autoritaires) n'est en mesure d'exercer la tyrannie, c'est-à-dire de soumettre un pays entier aux caprices de sa seule psychologie individuelle.

La preuve la plus pathétique et la plus odieuse de cette évidence fut le procès grand-guignolesque et l'assassinat du roumain Ceaucescu. Chacun de ses « juges » s'efforça de le faire passer pour un tyran classique, mais l'accusé joua fort mal sa partition, se présentant sans cesse pour ce qu'il était en réalité : un petit cordonnier bourré jusqu'aux yeux de convictions rugueuses, gonflé de marxisme-léninisme comme une poupée de son, brutal certes, ivre de puissance au faîte de sa splendeur, mais capable, tout près de la mort, et d'une façon convaincue sinon convaincante, de s'identifier à l'Etat ; capable en tout cas, par sa seule rage et ses seuls rires d'incrédulité, de transformer ses futurs exécuteurs en gouapes de banlieue. La spontanéité de ses réactions outragées ne fait aucun doute. Nous n'étions pas devant Denys, pas davantage devant Caligula. Tout simplement devant un homme d'appareil, affublé de tous les vices qu'on voudra, mais qui, « vertueux », n'eût pas agi très différemment. Les hommes d'Etat contemporains, si nuisibles soient-ils (et nul ne doute que Ceaucescu fut nuisible) ne sont justiciables ni de la morale ni de la psychologie individuelles. Ils ne ricanent pas comme les méchants de cinéma. Nous avons encore des tyrannies, pires sans doute que par le passé. Mais nous n'avons plus de tyrans. [5.90]

 

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U

 

 

UN

Les mathématiciens, et tous les hommes de bon sens, nous expli­quent cette évidence : si le chiffre « un » n'existait pas, le chiffre deux (les amants) n'existerait pas non plus, ni trois (le christianisme), ni sept (le sacré de partout), ni trente-et-un, ni trente-six, ni onze mille, ni mille millions de mille, ni cent mille milliards, ni rien. « Un », donc, est la condition de toute numération, de tout dénombrement, de toute administration du réel. Sans l'« un », Dieu ne pourrait pas compter ses brebis, ni l'homme ses moutons.

La belle affaire, puisque ce chiffre est aisément conçu par tout un chacun ; les primitifs les plus dignes de ce nom décrié, même s'ils ne dépassent guère, en calcul précis, les doigts de la main, connaissent tous et toujours la différence entre un et plusieurs. Pas de problème, donc.

Si, pourtant. « Un » n'est pas un point de départ, une évidence originelle. C'est au contraire un point d'arrivée, auquel on ne parvient qu'au terme d'une longue, d'une ascétique abstraction. La preuve, s'il en était besoin, c'est que l'Un, chez les philosophes, fait l'objet des spéculations les plus difficiles et les plus vertigineuses. Originel ontologiquement, il est ultime existentiellement. Ineffable foyer de toute procession, au delà même de l'Etre, on ne l'atteint qu'au fond douloureux du silence mystique.

Et pourquoi ? Parce que, contrairement à l'idée paresseuse que l'on s'en fait souvent, l'« un » n'existe pas dans la nature ; il ne s'offre guère à la perception, pas plus qu'à la mémoire : peut-on, sans trancher dans la chair du monde comme le boucher sectionne sa côtelette, concevoir, appréhender, voir, au naturel, une fleur, un arbre, un homme, une jeune fille, une pensée, un élan ? Nenni.

Le nom de toute chose est légion. L'intuition de l'enfant, mais celle de l'homme tant qu'il n'y fait pas des coupes claires, est l'intuition d'un bruissement infini d'êtres, ou plutôt d'être ; d'une étoffe aussi serrée, aussi moirée que celle des songes où tout coule, tout se tient, tout fluctue ; où la réalité flue, luit, scintille, se déverse et reverse en elle-même. Où nulle fleur n'est absente d'un bouquet, dans l'espace naturel ou dans le souvenir. L'Un, s'il existe, n'est alors autre chose que le sac Uni-vers où fourrer toutes ces diversités, tout ce bric-à-brac du Multiple ; l'Un, s'il est, ne peut être que le Tout, ce Tout inconce­vable à moins de s'arracher au monde, à notre condition même.

Dans toute perception, toute idée, il en va comme dans l'amour : nous pouvons désirer, voire accomplir l'union, mais non point l'Un : les amants ne sont Un que si leur conscience est évanouie ; ils sont Un, mais pour personne, sinon pour ceux qui, accoudés à la fenêtre de l'Eternité, contempleraient leur catalepsie.

Conclusion bien inévitable : la chose la plus simple du monde, le Simple par excellence — et qui nous permet réellement de tout concevoir, de tout calculer — ne nous est pas accessible, n'existe pas pour nous. Cela même qui nous permet de vivre et de comprendre est invivable, incompréhensible. Même chose, d'ailleurs, pour la vie même, qui n'existe que grâce à son contraire, souvent appelé néant. [3.91]

 

UNICITÉ

Les hommes ne se pardonnent rien, sauf leurs contradictions. C'est-à-dire qu'ils se pardonnent tout. Tel cet intellectuel cultivé, formateur des élites, qui croit au « magnétisme », à la radiesthésie, et de façon générale aux vaticinations sur le microcosme et le macrocosme. Inconséquence formidable, coma de la raison, honte de l'esprit ? Mais non, vous n'y êtes pas, il s'agit d'une simple et pardonnable contradic­tion.

La contradiction, délicieuse et providentielle, permet de ne pas être ce qu'on est, ou, pour le moins, de l'être à peu de frais. Elle permet, à tout coup, de reculer devant les conséquences.

Dans un domaine apparemment tout autre : on porte à ma connais­sance le fait suivant, d'intérêt mineur apparemment : M. Karl Barth, le rude auteur d'une immortelle Dogmatique, théologien classé dans les dix premiers mondiaux, connut durant de longues années une liaison de type ancillaire et charnel avec sa secrétaire dactylographe, sans doute aux fins de vérifier la praticabilité de sa Doctrine de la Création. De son côté — le fait est beaucoup plus largement connu — Son Eminence le cardinal Jean Daniélou, compétent et sourcilleux doctrinaire de l'Eglise, expira, dit la Tradition orale, dans les bras d'une prostituée. Ce qui est plus agréable et plus indiqué, sans conteste, que de mourir cloué sur une croix.

Que vous font ces ragots ? protestera le lecteur bien élevé. D'ail­leurs, si cela est vrai, ces péchés plutôt sympathiques ne changent rien à l'importance ou l'intérêt d'une pensée purement théologique.

Rien ? Ah pardon. Il ne s'agit pas de condamner, en elles-mêmes, les terrestres amours de ces hommes. S'il est vrai qu'ils besognaient leur secrétaire ou payaient des filles de joie, grand bien leur fasse. Simple­ment leur œuvre, telle qu'ils l'ont eux-mêmes voulue, n'a de sens que par la profession de foi qui la sous-tend. Or ladite profession de foi se trouve en contradiction notoire avec le comportement réel des professants. Si bien que leur œuvre est non seulement privée de preuve existentielle, elle est dépourvue de tout soutien, de tout sens existentiel ; elle est vide, nulle, non avenue dans la réalité humaine. Les robinets du verbe chrétien crachent à gros bouillons concepts et préceptes. Mais — contradiction ! — l'on néglige de placer le bouchon. Et la baignoire ne se remplit pas.

Disons-le nettement. Si les deux gaillards se sont vraiment comportés comme on le dit, la petite Histoire appartient à la grande : MM. Barth et Daniélou ne sont pas des chrétiens, comme l'intellectuel dont je parlais au début n'est pas un intellectuel. Si bien que, strictement parlant, et je tiens à parler strictement, pas une ligne de leur énorme travail ne subsiste et ne doit subsister dans nos esprits. Leur œuvre entière est flatus vocis, ou motus calami. Il n'y a pas à sortir de là, sinon par la tangente.

Je dirai la même chose, bien sûr, du prêcheur de l'égalité qui amasse des dollars, de l'écologiste qui jette des boîtes de conserve dans la nature, ou de l'écrivain dont on prétendrait que la bassesse de caractère ne nuit pas à la grandeur de l'œuvre. Or en général ces êtres « contra­dictoires », tout comme les théologiens tringleurs, suscitent la plus grande indulgence. On semble ignorer cette exigence élémentaire : les contradictions sont faites pour être surmontées. Et si l'on ne parvient pas à les surmonter, ce qui est parfaitement imaginable et pardonnable en soi, on perd simplement, dans le domaine concerné, le droit à la parole.

L'unicité de l'être : nulle conquête n'est plus difficile. Mais sans elle, on n'a pas voix au chapitre de l'humain. Feindre l'unicité, voilà qui est honteux. Mais ne pas même voir qu'elle est nécessaire, voilà qui est plus consternant encore (Voir CONTRADICTIONS). [8.91]

 

UNITÉ

Nous la connaissons si peu que les pires événements sont parfaite­ment impuissants à la faire régner en nous, à nous rassembler tout entiers. Je ne dis pas qu'il faille s'uniformiser intérieurement, je dis qu'il serait heureux, beau, souhaitable que nous soyons en mesure d'ordonner tout notre être à sa plus haute passion, à sa douleur la plus profonde, à sa joie la plus vive ; or ce n'est pas souvent le cas.

Au contraire, s'il est vrai qu'une part de nous-mêmes, de loin en loin, se trouve saisie par la mort ou par l'amour, nos autres passions, manies ou tics, loin de se taire en ces occurrences brûlantes ou terribles, vont continuer leur bonhomme d'existence avec une impu­dence tranquille et grotesque. Ainsi cet homme ravagé par un deuil douloureux n'en continue pas moins d'être un patron avare et pointil­leux. Ce maniaque de l'ordre, loin d'oublier sa manie quand tout, autour de lui, en lui, n'est que recueillement et larmes, fait de l'ordre, encore de l'ordre, toujours de l'ordre. Ce troisième, qui aimait chanter à la quinte pour étoffer plaisamment les chorales familiales, chante à la quinte à l'enterrement d'un proche. [12.91]

 

UTOPISTE

J'en suis un, paraît-il. Parce que j'écris un livre qui parie pour une fragile « ressemblance humaine », voilà qu'aux yeux de X je n'ai rien compris à la douleur du monde, tandis que pour Y je prépare les totalitarismes de demain (c'est trop d'honneur). Mais tiens, je m'aper­çois que X comme Y sont d'anciens utopistes. Par la barbe du faux prophète, on ne les y reprendra plus : quiconque désormais n'a pas laissé toute espérance de progrès humain (ce progrès fût-il conçu comme infiniment lent, infiniment douteux, infiniment menacé), quiconque n'a pas décrété la prééminence écrasante sur cette Terre du Mal radical, ne peut être qu'un fieffé rêveur, un fauteur de rêves criminels, un Staline en puissance.

Les anciens utopistes sont devenus religieux — par désespoir ; et leur désespoir n'est que l'envers de leurs espoirs anciens. Lesquels, pour prendre la forme d'un délire utopique, n'étaient eux-mêmes déjà que désespoir déguisé. Il n'y pas d'anciens utopistes. Il y a des gens qui oscillent de l'espoir outrancier au désespoir absolu. Des excessifs impénitents. Ils aimaient tant la noyade, ils ont failli réussir. Et voilà qu'on leur assèche la mer. À peine sauvés, ils courent chercher la corde pour se pendre. [6.91]

 

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V

 

 

VERDI

Son Requiem, dirigé par Toscanini. Théâtral autant qu'il est possible, donc éloigné, autant qu'il est possible, de la réalité de la mort ? Non, c'est l'excès même de l'énergie et du désir de vivre qui peut faire croire au théâtre, donc à l'inauthentique. Mais à tort.

Après tout, comment parler de la mort ? La gravité compassée n'est qu'une vie ralentie, qui singe la paix des cimetières. Une telle paix, on ne peut d'ailleurs que la singer, ou la combattre. Et ce Requiem, à sa manière, la combat. C'est une explosion de vie, désespérée et pleine d'espoir. Bien sûr, contrairement au chef-d'œuvre de Mozart, la vie, chez Verdi, est conçue sous les espèces, relativement simples et naïves, de la vitalité. Chez Mozart la douleur même, la langueur même sont la vie absolue. Mais il n'empêche que ce Verdi-là n'est pas théâtral, pas plus que ne le sont, en général, les expressions de la « foi romantique », laquelle est d'abord l'expression d'un attachement innocent, ardent, sincère autant qu'il se peut, à la vie. (Voir REQUIEM). [3.92]

 

VÉRITÉ

I. Métaphysique

N'existe pas. Remarquons l'étrangeté du phénomène. Car la vérité, en dernière analyse, c'est précisément ce qui existe, ce contre quoi se fracasseraient éternellement toutes les tentatives de négation. Mais comme par ailleurs nous sommes parfaitement incapables de prononcer avec une certitude absolue des phrases aussi simples que « le monde est », de nous prouver à nous-mêmes que nous ne sommes pas le rêve d'une ombre, nous voilà bien forcés, alors, de concéder que ce qui existe n'existe pas — n'est pas à la portée de nos jugements d'existen­ce.

Là-dessus, des origines à nos jours, les hommes n'ont cessé de tenir pour vrai tel ou tel Principe, telle ou telle Réalité première, et de mettre un butoir à leur vertige d'être, tel un baron de Münchhausen qui recevrait sa propre chute sur le sol de ses mains, soigneusement disposées en panier métaphysique sous son derrière existentiel. Mais il est à noter que les hommes d'aujourd'hui sont à cet égard infiniment plus prétentieux que ne le furent leurs ancêtres : tant qu'on invoquait des dieux terribles ou monstrueux, des Principes ineffables, des Genèses éléphantesques, on reconnaissait l'impossibilité d'atteindre à la vérité, sinon par le biais de la métaphore tâtonnante et de l'image angoissée. Mais est venu le temps du concept, et des religions langagières. Est venu le temps des commentaires pitoyables sur la miséricorde, la patience, la colère ou les exigences morales, voire juridiques, de la Vérité. Le temps des batteurs d'estrade métaphysique. Malgré Xénophane et plusieurs autres, nous en sommes toujours là, en cette fin de vingtième siècle. C'est la triste Vérité.

 

II. Humaine

Dans le cadre évidemment étroit, mais suffsant tout de même pour les intéressés, de l'humanité, l'on peut dire que la « vérité » existe, une vérité négative : nous nous faisons nous-mêmes, nous ne pouvons trouver hors de nous-mêmes une garantie d'existence et de réalité, nous n'avons pas le droit « aléthique » d'invoquer plus que nous-mêmes. Nous sommes autonomes. Du moins n'avons-nous rien fait ni pensé, dans toute notre histoire, qui ne puisse finalement nous être imputé. Nul de nos actes, nulle de nos pensées ne laisse de résidu surhumain dans l'Histoire. Nous sommes des enfants abandonnés, mais de personne. Un rasoir d'Occam, impitoyable et fier, tranche toute velléité de barbe blanche.

On entend les contra : vous prétendez tout de même à la vérité : votre vérité, c'est que la vérité n'est point, etc. Objection classique au scepticisme, mais qui demeure sans force : ce n'est point de scepticisme qu'il s'agit ici, mais d'agnosticisme. Autrement dit, la possibilité qu'« existent » tous les dieux qu'on voudra demeure réservée. Ces dieux inconnus, il n'est même pas absurde de les prier. Ce qui est absurde, c'est de s'en réclamer. Et la « vérité » de l'agnosticisme, quant à elle, est inarticulable. Elle n'est rien d'autre que le vent dans les cheveux, ce vent que nous sentons le temps de notre chute vers la mort. Mais est-il rien de plus merveilleux que le vent dans les cheveux ? (Voir AGNOSTICISME). [4.90]

 

III. Autobiographique

On reproche à Pétrarque — et je le fais dans ces pages (voir MOTS) — de donner de lui-même une image constamment embellie, drapée, ennoblie. L'excuse de cet auteur, et de bien d'autres Anciens qui soignèrent leur image, c'est qu'ils se croyaient tenus de respecter, et respectaient avec plus ou moins d'hypocrisie, une certaine échelle de valeurs morales. Les Modernes — je citais ailleurs l'exemple de Leiris (voir BIOGRAPHIE) —  ont généralement rejeté cette échelle, pour placer au faîte de leurs valeurs la sincérité ou l'authenticité — avec les risques de distorsion, de provocation et de fausse sérénité que cela comporte. Quand je méditais sur l'autobiographie, j'ignorais cependant ce qui m'apparaît maintenant comme le comble du mensonge, et dont l'honneur revient à un écrivain moderne : Mme de Beauvoir, prêtresse de l'authenticité s'il en fut, nous raconte dans La force de l'âge comment elle repoussa fermement les avances amoureuses d'une collègue de travail ; de façon générale, elle ne dit mot de ses aventures homosexuelles, dont nous apprenons maintenant, post mortem, toute la place qu'elles prirent dans son existence. Autrement dit, on se pique d'authenticité, on place l'authenticité au sommet de son échelle de valeurs, et non seulement on dissimule, mais on ment et on travestit les faits de la manière la plus éhontée, pour des motifs qui, au mieux, rejoignent ceux de Pétrarque, mais sans l'excuse d'avoir dissimulé pour se conformer au code moral en cours. O chers humains, mentez tant que vous voudrez, mais faut-il encore, par-dessus le marché, que vous nous rebattiez les oreilles de votre authenticité ? [8.92]

 

VICE

Ne correspond pas, en général, à l'idée qu'on s'en fait. Chez les autres, mais surtout chez soi. Car on oublie trop que le vice entraîne une activité ; il n'occupe pas seulement les pensées, il dévore le temps concret de notre vie. De Dostoïevski, l'on peut dire sans abus de langage qu'il fut possédé, longtemps, par le « vice » du jeu : il allait jouer, il perdait, souffrait horriblement, recommençait pourtant. Contrairement à l'« obsession », qui peut demeurer interne et ne pas conduire nécessairement à l'acte, le vice est ce qu'on ne peut s'empê­cher de faire, la plus grande partie de son temps, et quelles que soient les conséquences. C'est une obsession désillusionnée et désespérée : tant qu'on n'agit pas, on conserve l'espoir, même illusoire, que le passage à l'acte, enfin, va nous apaiser. On passe donc à l'acte. On n'est pas apaisé le moins du monde. Mais on ne peut s'empêcher de continuer. D'où, bien sûr, l'assimilation du vice à l'« enfer », répétition perpétuelle d'un tourment choisi, voulu par notre liberté.

Mais si réellement le vice est activité constante et concrète, beaucoup de gens (du moins dans cette classe sociale qui pourrait se permettre de passer moins d'heures au bureau sans mourir de faim), s'apercevront sans doute que leur vice principal, sinon le seul, porte un nom tout bête (et je le dis sans rire, sans aucune envie de faire un bon mot) : le travail. [8.90]

 

VILLE

Quand on a vécu son enfance à la campagne, et qu'on ne goûte pas la campagne, est-ce la preuve qu'on déteste son enfance, comme Malraux détestait la sienne ? Peut-être non. Mais cela marque une distance, une méfiance plutôt. S'il fallait à tout prix habiter la campa­gne, on y survivrait, mais ce qui nous gêne en elle, c'est ce qu'elle a de trop tempéré, de trop modéré ; les collines et les plaines sont des solutions données avant tout problème. Du coup, ce qui nous émeut, ce qu'on veut exclusivement, ce sont les lieux sublimement communs du voyage, à commencer par les Tropiques et leurs couleurs violentes. On croit, à tort ou à raison, ne trouver la douceur que dans leur dureté.

De toute manière, on ne préfère pas un paysage à un autre, on préfère élire tel ou tel lieu pour témoin de son existence. Il n'y a donc pas à choisir entre la ville, la montagne, le désert, la mer ou la forêt. Un tel choix n'a pas de sens, parce que ces différents lieux n'existent guère en eux-mêmes. Les rêves de nature ne sont-ils pas toujours liés à des rêves de culture humaine, je veux dire, essentiellement, d'amour ; et les rêves de ville, encore davantage. On ne cherche nulle part la solitude, ni davantage la foule. On cherche l'alter ego, grâce à qui peu importe qu'on marche sur les pavés ou sur la plage. Ce n'est pas qu'un paysage soit un état d'âme, c'est qu'il n'est rien. Il n'y a que des états d'âme. [12.91]

 

VIRTUOSITÉ

Vient du mot « vertu ». Il n'existe pas de virtuosité « pure » — ou alors, elle est impure. Normalement, chez le compositeur et chez l'exécutant d'une œuvre, elle accompagne, comme sa cause et sa conséquence, le désir d'expression et de dépassement de soi par l'expression. Elle est geste de la transcendance, incarnation de l'inaccessible, arrachement aux pesanteurs, vagance hors des possibles, sereine reconnaissance des terres vierges et des cieux irrespirables. Je songe à la musique, et dans la musique, aux Etudes de Chopin, puis de Liszt.

Mais on ne doit pas oublier les autres arts, ni ce qu'on appelle en général sport et jeu. La virtuosité en football, aux échecs, et celle des magiciens, peut-être la plus merveilleuse de toutes, parce qu'à tout instant elle pousse les plus incrédules à croire au miracle, à l'extra-humain, quand il ne s'agit à la vérité que de surhumain : d'un fantasti­que travail de l'homme pour se dépasser. Oui, comme nous sommes pessimistes sur l'homme, nous autres spectateurs de la magie, prêts à croire à des forces occultes plutôt qu'à l'extrême habileté d'un de nos semblables.

Le sport, le jeu, la magie. Voici l'« antipodiste » chinoise, qui se produit au « Cirque du Soleil » de Montréal : pieds vers le ciel de l'immense chapiteau, elle jouait d'abord avec une ombrelle miraculeu­sement dansante, puis immobile (miracle plus grand encore) sur l'extrémité de son manche, sur l'arête de sa corolle ; ensuite, l'artiste faisait tourner, donc déployer sur ses orteils des tapis rouges, qui flottaient dans l'air comme les anémones de mer le font dans l'eau (plus exactement comme ces méduses-parasols, c'est leur nom, qui respi­raient, qui battaient, cœurs minuscules, dans l'aquarium de Monterey) ; et la virtuose, l'artiste, faisait vivre les étoffes, sur un pied, puis sur deux, puis sur les deux pieds et les deux mains ; elle les faisait bondir d'une main sur l'autre, d'un pied sur l'autre. Virtuosité, beauté du surhumain. (Voir CIRQUE). [6.90]

 

VOYAGE

Tout intellectuel ou artiste qui se respecte se doit à la fois de voyager et de voyager « autrement » (pas comme ces imbéciles de touristes, bien sûr, mais pas non plus comme ceux qui croient faire mieux que les touristes, ni comme ceux qui croient faire mieux que ceux qui croient faire mieux : au-tre-ment, vous dis-je). Or le voyage moderne, même fait à quatre pattes, même au pain sec et à l'eau, ne peut être, par définition, qu'une activité de luxe et surtout d'artifice.

Je ne nie pas qu'il existe, à côté des touristes grossiers, des voyageurs infiniment délicats. Mais ceux-là font des safaris-photos plutôt que des safaris-fusils. Où sera la vérité dans les rapports humains quand vous avez décidé un beau jour, fût-ce en toute humilité, de « rencontrer l'Autre », alors que l'Autre ne vous a rien demandé de tel ? Vous êtes alors comme qui décide un beau jour de se marier et se met en tête de faire la tournée des bars et des bals. Même s'il opère avec une délicatesse irréprochable, il a choisi de rencontrer une Idée de l'Épouse, et toute femme réelle sera vue, dès l'abord, en fonction de ce choix préalable. Le voyageur le moins touriste, et surtout lui, « va vers l'Autre » avant toute expérience. Or dans la vraie connaissance, les êtres rencontrés échappent à toute catégorie, et d'abord à celle de l'Autre. L'idée même d'une distance à réduire, à vaincre, à dépasser, porte déjà jugement sur les personnes.

Alors quoi ? Ne faut-il pas voyager du tout ? Si, pour voir les pierres et les paysages — ce qui, certes, n'est pas moins égoïste que de vouloir « rencontrer l'Autre ». Mais moins artificiel : si j'aime la peinture italienne, le geste de me déplacer en Italie pour nourrir ma passion n'est pas une décision abstraite. En outre, si j'entreprends un voyage pour des choses et seulement pour des choses, je n'en rencontrerai pas moins des êtres. Mais avec cet avantage que je n'aurai rien pensé d'eux préalablement. Je ne les aurai ni méprisés ni divinisés. Je n'en aurai pas fait les représentants de l'Autre, titre dont ils n'ont que faire, eux qui sont, comme moi, le Même.

Bizarrerie remarquable : ceux qui proclament leur humble désir d'aller à la rencontre de l'Autre, présumé infiniment digne, sont également ceux qui proclament haut et fort leur décision de se distinguer de ces Autres particulièrement vils que sont leurs congénères immédiats, leurs compatriotes, ceux qui s'entassent avec lui dans l'autobus ou l'avion : bref, les (autres) touristes. Ainsi donc, l'Autre, quand il est mon voisin d'aéroport, est essentiellement méprisable, et lorsqu'il est exotique, essentiellement admirable. Or il s'agit de fantasmes symétriques. L'Autre ne mérite ni cet excès d'honneur ni cette indignité. [5.92]

 

 

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WAGNER

Nom du serviteur de Faust, chez Gœthe. [5.90]

 

WEBERN (Anton von)

Son œuvre est pure, désintéressée, ascétique, exemplaire, et personne aujourd'hui ne peut le nier. En outre, son langage musical, qu'il partageait avec certains confrères viennois, ne fait plus peur ni même horreur. Mais on continue à ne pas écouter Anton von Webern, et sans doute ne l'écoutera-t-on guère dans l'avenir. Ce compositeur représente le cas étrange, et typiquement moderne, d'une œuvre reconnue sans contestation, et pourtant inconnue. La valeur est ici totalement disjointe de la popularité. La perception qu'on a de la grandeur webernienne est comparable à celle qu'on peut avoir d'un génie mathématique, un Hilbert ou un Cantor. Incontestables, immenses, inconnus du grand public, même « cultivé ».

Et après ? dira-t-on. Eh bien, après se pose la question de l'œuvre d'art et de son universalité présumée. Il semble qu'avec un Webern, et après lui, l'artiste ne soit plus ce qu'il avait été depuis qu'on lui reconnut un rôle spécifique dans le monde : le spécialiste du général. Il semble qu'il ne se définisse plus comme le génie-reconnaissable-par-tous. L'art définitivement éclate en deux parties inégales : d'un côté les successeurs de Webern, parfois géniaux mais confidentiels, c'est-à-dire reconnaissables par leurs pairs, à la façon des génies mathématiques. Et de l'autre côté les amuseurs publics, reconnaissables par chacun pour la bonne raison qu'il parlent le langage de nous tous — sans dire un mot que nous n'aurions été capables de prononcer nous-mêmes. Mais le génie à la Mozart, qui dit plus que tous dans le langage de tous, nous est provisoirement interdit.

En prenant les choses sous un angle légèrement différent : les émotions les plus hautes, dans la modernité, ne sont plus les émotions communautaires. Et le communautaire, inversement, nous paraissons lui réserver notre part la plus médiocre. [8.91]

 

WELLINGTONIA

Autre nom pour le séquoia, conifère originaire de Californie, dont, aux Etats-Unis, l'on