C'est l'histoire d'un homme contraint de réciter un poème en public, au cours d'une réjouissance. Ne trouvant dans sa tête que le vide, il se met à improviser un galimatias qui ressemble, à s'y méprendre, à des mots sensés, dans une langue apparemment réelle. Comme notre gaillard est un acteur remarquable, et qu'il singe à la perfection les émotions exprimées par le prétendu poème, la réussite est garantie: tout le monde s'y laisse prendre, et l'on applaudit à tout rompre.
Qui est ce farceur virtuose? Charlie Chaplin dans la fameuse scène du restaurant des Temps Modernes, au moment où il s'aperçoit qu'il a perdu la manchette amovible où figurait son aide-mémoire? Oui sans doute. Mais, avant lui, le physicien américain Richard Feynman, prix Nobel en 1965 pour ses découvertes en mécanique quantique. Il nous raconte lui-même l'aventure dans un ouvrage autobiographique; son «poème» fut si réussi que des maîtres d'école, qui l'avaient entendu, disputèrent gravement pour savoir s'il s'agissait d'une oeuvre italienne ou latine.
Un futur prix Nobel de physique se comportant dans la vie comme Charlot à la scène? Voilà qui, somme toute, ne devrait pas surprendre. Le saltimbanque de génie et le physicien de haut vol sont tous deux des inventeurs, et c'est une raison suffisante pour qu'ils ne manquent pas de points communs, à commencer par la force créatrice qui leur permet de répondre, aux défis de la vie, par plus de vie encore: faux poème ou vrai poème? La question n'est pas là. Ce qui compte, c'est la puissance inventive elle-même. C'est le geste salvateur. L'improvisation de ce baragouin splendide ressemble à ces bariolages somptueux que déploient certains animaux pour séduire ou pour leurrer — et, finalement, pour différer la mort.
Parce qu'il aimait le jeu de la vie, Richard Feynman n'a pas seulement préfiguré le Charlot des Temps modernes: il s'est lancé dans le jazz, le théâtre, le dessin artistique; il a joué les perceurs de coffres-forts; il s'est penché sur les arcanes de l'astronomie maya; il a pratiqué la magie blanche et savait deviner au flair, exactement comme un chien, quel objet, dans une pièce, venait d'être manipulé par des mains humaines...
Ce n'est pas que tous les grands hommes de science soient obligatoirement des artistes passionnés, des saltimbanques ou des hommes-orchestre, ni que leur valeur scientifique soit proportionnelle au nombre de leurs violons d'Ingres. Mais ce qui est vrai, c'est que le processus de découverte, chez l'homme, n'est rien d'autre, quel que soit son domaine d'application, qu'une sublimation du processus vital, une façon pour la vie de se perpétuer en se surpassant elle-même — et parce qu'elle se surpasse.
Quand il invente dans son domaine propre, quand il obtient le prix Nobel pour des découvertes scientifiques dont la complexité et la technicité, totalement inaccessibles au profane, semblent relever de la spéculation la plus abstraite, à cent lieues des enjeux vitaux, l'homme de science Richard Feynman continue d'agir et de créer dans le même esprit ludique — le plus sérieux qui soit au monde. Il invente à la gloire de la vie, par amour de la vie et désir d'y déployer l'espèce humaine. S'il parvient à éclairer d'un jour nouveau tel aspect de la structure de l'univers, c'est d'abord et surtout parce qu'il s'attache à cet univers; ainsi tomba-t-il amoureux (selon ses propres termes) de l'idée qui deviendra, si j'ose ainsi m'exprimer, son idée maîtresse.
Bien sûr, on ne va pas en conclure que rien ne distingue la voie scientifique des chemins de l'art ou des dédales de l'amour; ni que la science tout entière se résume à l'élan pur et sans tache du découvreur passionné: pénétrer l'énigme de la vie, c'est aussi fabriquer la bombe (et Feynman a travaillé, très jeune, à Los Alamos). L'élan créateur est une chose, les créations en sont une autre. Mais ce n'est pas parce que celles-ci sont imparfaites, et parfois nuisibles, qu'il faut se défier de celui-là. Pour le dire en termes simples: il est nécessaire, aujourd'hui plus que jamais, que Charlot devienne physicien — mais aussi médecin, ingénieur, homme de loi, homme d'entreprise, et, pourquoi pas, politicien.
Je viens de recevoir une lettre anonyme. Qu'importe, puisqu'elle est bienveillante. Elle m'explique sobrement, clairement et fermement que le bonheur est à ma portée. Il suffit d'un geste, et d'un geste simple. Mais attention, je dois me montrer scrupuleux et docile, sans quoi...
Jusqu'à réception de cette lettre, je croyais, comme un beau naïf, que mes heurs et malheurs dépendaient de moi, au moins partiellement. S'il est vrai que les gens attrapent, en vieillissant, la tête qu'ils méritent, n'est-il pas vrai que, sauf misère écrasante ou handicap majeur, ils attrapent les joies et les peines qu'ils méritent?
Je cherchais midi à quatorze heures; les choses sont infiniment plus simples. La lettre que j'ai reçue, émoussée par d'innombrables photocopies de photocopies, me dit que mon bonheur dépend du seul Destin. Tout ce que j'ai à faire, c'est d'obéir et de courir à la poste, après avoir copié vingt-cinq fois les lignes que je suis en train de lire, afin de les envoyer à vingt-cinq candidats à la félicité. Dans les neuf jours, je gagnerai, par loterie interposée, dix, vingt ou vingt-cinq millions, à moins que je n'atteigne à une «situation supérieure dans le cadre de mon travail». Foi de «Sain (sic)-Antoine, missionnaire d'Afrique du Sud, missionnaire de Saint-Augustin».
Le lecteur haussera les épaules: encore une de ces «chaînes» un peu niaises, un des ces «avions» qui périodiquement tombent en masse dans nos chaumières comme des nuages de criquets dans les cultures africaines. Mais non. Car il faut lire la suite. Si donc j'envoie vingt-cinq exemplaires de ce fameux document, la chance et la richesse me sont imparties. Mais si je ricane et le flanque au panier, que m'arrive-t-il? Eh bien voici, textuellement: «M. X la reçoit, la jette et meurt 9 jours après dans un terrible accident de voiture. Mlle Y la reçoit à son tour, la brûle et voit sa maison détruite par le feu, ses parents brûlés vifs et son mari hospitalisé.»
Messieurs «Sain-Antoine» et «Saint-Augustin» ne plaisantent pas. Ils veulent bien nous offrir le bonheur et la richesse, mais il faudrait tout de même que nous y mettions du nôtre et que nous prenions au sérieux le Destin, sans quoi ils ne peuvent plus répondre de notre sécurité. Comment, nous nous refuserions à gagner sans effort quelques millions de francs en photocopiant gentiment une divine missive, et nous aurions le toupet de nous plaindre, ensuite, si nous et nos proches mourons dans d'atroces souffrances?
Plutôt qu'un article, cette circulaire mérite peut-être tout bonnement un appel au poste de police le plus proche, pour que cessent de tels croassements. La question, du moins, se pose. Mais je préfère m'en poser une autre: comment notre «missionnaire» a-t-il pu se lancer, à la fin du XXe siècle, dans une entreprise aussi sordide, aussi bassement obscure?
Le mystère s'explique sans doute par les mêmes causes que la prolifération, dans notre société moderne et fille des Lumières, des «sectes» les plus étranges et les plus aliénantes: ces «sectes» nous suivent comme notre ombre — pour mieux dire, elles sont notre ombre: en principe, notre civilisation tente de faire accéder un maximum de gens aux libertés réelles, c'est-à-dire au pouvoir d'agir sur leur propre destin, et de se reconnaître en lui; au pouvoir de se tenir soi-même pour responsable de ses heurs et malheurs. La lettre de notre «missionnaire» procède à l'inverse, exactement: elle ne nous laisse que la liberté de faire ou de ne pas faire un geste imbécile et servile, comme qui devrait, pour que s'ouvrent les portes du paradis, exécuter devant «Sain-Antoine» et «Saint-Augustin» une série de grimaces imposées.
Dans notre civilisation qui cherche, tant bien que mal, un peu de lumière, la nuit fait des nostalgiques. Et c'est pourquoi des hommes jouent, avec un certain succès semble-t-il, sur une conception du monde et du destin que même la magie la plus «primitive» n'a jamais adoptée: nos ancêtres n'ont jamais confondu le bonheur avec le gros lot (sans compter que les sorciers, même féroces, ne jetaient pas leurs sorts au hasard d'une liste d'adresses). Nulle magie antique en cette affaire, mais une manipulation mentale résolument moderne. Le succès de ces entreprises décérébrantes est à la mesure des libertés conquises, ou du moins pressenties par la modernité. On veut nous faire troquer l'angoisse humaine contre la peur animale.
La lettre du «missionnaire» n'est pas disponible à la rédaction.
Candide était bien heureux de ressusciter au XXe siècle, car Pangloss l'avait assuré que, le Progrès des Lumières étant inéluctable, indéfini, les époques à venir seraient immensément raisonnables. Le maître l'avait placé devant une lucarne étrange à travers laquelle on voyait défiler le monde tel qu'il croit être. Le temps d'à peine respirer, Candide vit une dame racontant son récent envoûtement, un homme dissertant sur les esprits mauvais, un radiesthésiste proférant un galimatias plein de termes très savants, beaucoup plus savants que ne l'étaient M. Newton et M. Buffon réunis. Puis ce fut l'intérieur d'une église: il en existait encore! Mais apparemment on n'y célébrait plus les cérémonies de l'ancienne Superstition. On y tenait des débats raisonnables.
Candide prêta l'oreille. Quelques représentants chenus de l'Ancienne Religion se tenaient en face de l'Avenir: des personnes jeunes, souriant avec une supériorité fort aimable, et s'efforçant d'expliquer la Nouvelle Pensée. Candide, après quelques moments, pensa qu'ils se moquaient, et que, venu du fond de son dix-huitième siècle, il demeurait fort en peine de comprendre les ironies du vingtième. Car ces jeunes gens, loin d'opposer à la déplorable Religion la force et la beauté de la Raison (ô Raison! noble conquête de l'homme, pensait Candide avec émotion; Pégase de l'homme!) ils tenaient un discours que n'eût guère désavoué le plus noir Moyen-Age: microcosme, macrocosme, fusion dans le grand Tout, conscience cosmique... ils parlaient de marcher sur le feu sans se brûler les pieds, ils parlaient d'envoûtement, d'Esprit, ils invoquaient pêle-mêle toutes les religions, y compris la chrétienne, ils vantaient les vertus de la Méditation, appelant de leurs voeux la glossolalie et les derviches, entrelardant leurs propos fumeux de mots volés à la plus noble science: ondes, attraction, magnétisme...
— Eh quoi? souffla Candide — qui pour un peu se fût raccroché au pilier de la défunte abbaye, mais cette bâtisse était illusoire autant que désaffectée. — Ai-je bien entendu? Ou me serais-je trompé de siècle?
— Nulle erreur. Tu es en l'an 1991, et ces Messieurs ne manquent pas de raison. Au reste ils vont te le prouver.
Candide en effet s'avisa qu'il s'était trompé: les Hommes Nouveaux ne vaticinaient point comme aux temps de l'obscurantisme. L'un d'entre eux, pour le moins, s'efforçait d'expliquer combien la Méditation du Nouvel Age, et tant d'autres sornettes obsolètes, étaient favorables à la «productivité» des «entreprises» comme au «dynamisme» de leurs chefs. Candide finit par soupçonner que les marchands étaient les seuls hommes raisonnables de ce vingtième siècle: ils avaient besoin de la folie des hommes, et devenaient marchands d'idées. Les marchands n'ont jamais eu pour vocation d'éclairer leurs contemporains. Mais ceux-ci les obscurcissaient avec méthode, les caressant de folie et les emmiellant d'extase; ils les faisaient dociles, ils les baignaient d'hébétude heureuse afin qu'ils travaillent de toutes leurs forces, jusqu'à la mort, et marchent sur le corps de leurs rivaux avec un béat enthousiasme.
L'Homme Nouveau qui parlait n'était point marchand lui-même. Il avait pour vocation de montrer aux marchands comment on fait marcher.
— Quelle terrible lucidité, s'écria Candide. Lui du moins ne croit pas un mot des folies obscurantistes qu'il prêche au genre humain.
— Erreur, opina Pangloss. Quitte donc les préjugés de ton siècle ancien. Ce n'est point parce que cet homme utilise une croyance qu'il ne la partage pas. Nos temps sont si confus que même les marchands y perdent pied. Ils ne savent plus s'ils jouissent de croire pour produire, ou s'ils produisent parce qu'ils croient qu'ils doivent jouir.
— Je vois, déplora Candide. La vraie coupable, comme toujours, est l'ignorance. Mais pourquoi tous ces gens, si près de l'an 2000, ignorent-ils d'une manière si grossière?
— Parce qu'ils se savent dans un siècle instruit, répondit Pangloss. Sur les épaules monumentales de nos savants et de nos sages, on peut se tenir debout, mais couché mieux encore.
Quand la France nomme un nouveau Premier Ministre, on croirait franchir un millénaire; les radios et télévisions bouleversent leurs programmes; le Président s'adresse solennellement au pays pour brandir les exigences de la paix; les exégètes se font prophètes; on suppute, on analyse, on synthétise, on résume, on projette, on désespère alors qu'on espère toujours. Bref, avant même de l'écrire, on lit une page d'Histoire.
Quand la Suisse procède à l'élection d'un nouveau Président de la Confédération, une seule chose change: le premier des sept noms que personne ne parvient à réciter par coeur. Différence connue, constat banal. Mais encore?
On peut se contenter de renvoyer dos à dos ce qu'on dénoncera comme deux excès contradictoires: d'un côté la France, discoureuse invétérée, impénitent royaume, éternel salon; la France qui jusqu'à la démesure amplifie, avec les moyens d'information modernes, sa manie de personnaliser la politique. De l'autre côté la Suisse, administrée et non gouvernée, démocratique jusqu'à la pâleur mortelle, se gardant si bien des hommes providentiels qu'elle étouffe les hommes utiles, et verse de l'eau froide sur les grands caractères, comme, jadis, on faisait sur les fous. D'un côté le pays qui gonfle les événements; de l'autre celui qui les ratatine.
Mais ce double rejet ne tranche pas la question fondamentale, la seule question qui compte: existe-t-il des événements véritables? La nomination d'un Premier Ministre a des chances d'en être un s'il est prouvé que les individus, les personnalités, les caractères et les volontés sont en mesure de modifier le cours des choses et le train du monde. Sinon, il ne s'agit que d'un faux événement, créé de toutes pièces pour épater le citoyen.
On sait que les manuels scolaires ont longtemps ramené la succession des événements historiques à celle des rois ou des ministres. Les «hommes illustres» faisaient l'Histoire en maniant les peuples. Mais la tendance, naguère, s'est inversée: on ne vit au contraire, à l'oeuvre dans l'Histoire, que masses et classes, poussée rationnelle de forces anonymes, économico-sociales. Les hommes illustres? Illusion bourgeoise. Ces tout derniers temps, le décor a de nouveau changé: pour comprendre la société moderne, on invoque plus volontiers le modèle de la Bourse que celui de la Lutte des Classes. Mais à ce compte, on croit encore moins qu'avant au pouvoir de la volonté personnelle, à la liberté créatrice des dirigeants. L'art politique, pense-t-on, est l'art de savamment disposer les atours de la nécessité, et de prétendre marcher en toute liberté vers l'avenir quand le passé nous pousse dans le dos.
Dans ces conditions, le débat serait tranché, et la Suisse aurait raison contre la France: comment croire un instant que la nomination d'un nouveau Premier Ministre, tel un coup de baguette magique, va «faire événement», infléchir le cours des choses? Nos voisins ne vivent-ils pas sur une philosophie de l'histoire bien désuète, digne des manuels les plus démodés? La Suisse en revanche n'est-elle point, sans en avoir l'air, plus moderne que les modernes? N'a-t-elle pas compris, nettement mieux qu'un vieux militant marxiste ou qu'un vieux renard de la Bourse, le peu de réalité des individus dans le processus historique? N'a-t-elle pas raison d'aller répétant que personne ne peut rien à rien, et qu'il faut se contenter d'administrer le cours fatal des choses au plus près de ses intérêts?
On voit bien le sophisme. L'Histoire n'est pas faite par la décision d'un homme, soit. Il n'empêche qu'elle est faite, aujourd'hui comme hier, par les hommes. L'histoire se moque des événements que l'on fabrique en plaçant brusquement tel homme ou telle femme politique sous les feux de la rampe. Mais elle n'en est pas moins faite d'événements que des hommes ont forgés, voulus, décidés, créés dans le meilleur sens du terme.
En dépit de toutes ses complexités, l'Histoire des hommes ne sera jamais comparable aux caprices de la Bourse, ou de la météorologie. Imprévisible oui, résistant aux volontés des individus, oui. Il se peut même que les actions et réactions, au sein d'une société humaine, puissent un jour se décrire comme des chocs de molécules au sein d'un cumulus. Il n'empêche: ces molécules resteront des volontés, des désirs ou des choix. On ne s'échappe pas ainsi. Les brumes de l'Histoire sont dans nos cerveaux, les tempêtes sous nos crânes.
Comment? Le Central de Roland-Garros, ce Nombril du Monde (s'il faut en croire les dizaines d'heures d'antenne qu'on lui consacre, et les commentaires épico-chauvins des journalistes français), cette arène aux preux, ce toit tranquille où bataillent des colombes, ce rêve de brique, ce n'est que cela: un terrain de tennis, exactement aussi petit que celui, proche de mon domicile, où les notables du quartier vont essorer leur bedon le dimanche?
Oui, telle fut ma première impression quand à Paris j'eus conquis, par de noires manoeuvres, le droit de pénétrer le saint des saints: tout cela est minuscule, incroyablement normal, incroyablement banal. Du coup, j'exagérai dans le sens inverse: voyant Monica Seles renoncer à courir pour cueillir une amortie, j'avais envie de la traiter d'endormie: comment, sur une surface aussi petite, aussi bêtement à la mesure humaine, être incapable d'aller chercher cette balle? Moi, à sa place... Bref, tel le ressort trop éprouvé d'un vieux fauteuil, ma perception ne parvenait plus à retrouver une position naturelle. J'avais distendu le court aux dimensions épiques du reportage télévisé, j'y voyais maintenant une table de ping-pong.
La télévision, pendant des années, m'avait fait croire que le tennis consiste en lignes, en angles, en tracés d'épure, en projections, projets et plans, interrompus à intervalles réguliers par d'immenses têtes suantes et des regards concentrés ou perdus. Je découvris un tennis fait de masses, de poids, de matière, de courses ou de marches, de balles et de raquettes, de corps prolongés par des bras et des jambes, de luttes interrompues par rien du tout, si ce n'est, aux changements de côté, par l'invraisemblable chahut de la foule, l'horrible relâchement de son tissu, comme si, tous les deux jeux, le temple se disloquait et se décomposait.
Et là aussi, j'eus tendance à corriger trop bien mes erreurs d'appréciation: ce n'est que cela, me disais-je, des garçons et des filles normaux, qui tapent dans une balle, juste un peu plus fort que les joueurs du dimanche, mais qui font des fautes élémentaires, ainsi que le prouve le bruit simpliste de leurs coups boisés. Là aussi, il me fallut du temps pour conquérir une vision plus équilibrée, donc plus équitable; pour comprendre et sentir vraiment cette vérité digne de M. de la Palice: le tennis des champions, c'est le même sport que le nôtre, mieux joué que le nôtre — non pas infiniment mieux, certes, mais immensément mieux. Mon erreur ancienne, c'était d'avoir ignoré la matière tennis, de l'avoir oubliée à force de télévision. Mais l'erreur nouvelle consistait à penser: l'infini, sinon rien. La matière, naguère exclue de ma perception, prenait maintenant toute la place. Et puisque les champions n'étaient pas surhumains, ils n'étaient plus rien.
Deuxième étape de l'étrange initiation parisienne, une exposition de la Bibliothèque Nationale, autour de «Don Juan». Trésor entre les trésors, on peut y voir le manuscrit original de l'oeuvre de Mozart. Vous vous penchez au-dessus de la vitrine, et là, à dix centimètres, vous lisez, écrites d'une main rapide et précise, quelques notes de la fameuse et sublime Ouverture, telles qu'elles furent pensées, créées, nées de rien. Vous voyez ces notes, dis-je. Vous voyez ces petits ovales surmontés de barres verticales, ensemble de traits, matière d'encre inscrite simplement et cursivement dans l'espace des portées.
Voici donc le point de rencontre, le double silex de la matière et de l'esprit. Et vous commencez par vous dire: ces sons merveilleux, ou plutôt ces lignes musicales, ces ondulations de l'âme, qui ont fait le bonheur de tant de générations d'auditeurs, ce n'est que cela! De petits ovales d'encre, tracés, à l'évidence, par une main humaine, une main comme la mienne! Ne me parlez pas de génie, ce ne sont que des notes...
Mais ne s'agit-il pas alors, là aussi, de conquérir cette vérité de La Palice: Mozart n'est pas «divin», il n'est même pas surhumain, c'est un homme soumis aux mêmes conditions spatio-temporelles que nous autres — mais un homme, ma foi, quelque peu remarquable tout de même.
Les mélomanes détestant le sport comme les sportifs méprisant la musique m'auront bien compris. La question n'est pas ici de discuter les mérites respectifs de Wolfgang et de Pete, de Franz ou de Jimmy. Elle est simplement de dire que les êtres supérieurs ne sont pas d'une autre essence; la matière n'est pas une preuve contre l'esprit: seulement contre les dieux et les ombres.
Un acteur qui répéterait sa pièce durant des mois, des années, des décennies, sans jamais monter sur scène: tel est, de l'aveu général, la métaphore du soldat suisse. Avec les conséquences, mille fois décrites, que cela comporte: l'armée devenue scoutisme obligatoire, «école de la vie» où les jeunes gens apprennent à nettoyer les chaussures autant que le fusil, et rectifient sans cesse la position de la brosse à dents; l'armée où, plus encore que dans le civil, il importe peu qu'on se réveille tard pourvu qu'on se lève tôt. Bref, l'armée qui sert à tout sauf à nous persuader qu'on y continue la politique par les moyens de la charcuterie.
Les causes de cette irréalité sont connues elles aussi: la guerre, pour nous, reste trop lointaine et trop abstraite. Cependant, on pourrait penser que les choses changent lorsqu'il ne s'agit plus de trancher des vies mais d'en sauver; lorsqu'on laisse le fusil pour la seringue, qu'on troque le lance-flammes contre la lance à incendie. Lorsque, pour tout dire, on quitte la destruction militaire pour la «protection civile»: la protection civile nous apprend à intervenir lors d'accidents ou de catastrophes naturelles, ni plus ni moins qu'en temps de guerre. Or il faut avouer que les accidents et les catastrophes surviennent même sur notre territoire; que par conséquent elles ont moins d'irréalité, pour le citoyen suisse, que la guerre. Ergo, le protecteur-civil devrait, beaucoup plus aisément que le destructeur-militaire, éprouver le sentiment de faire quelque chose de réel, voire d'utile.
Or il n'en est presque rien. Comme à l'armée, le petit monde qui participe au cours civil se divise en deux camps: ceux qui «y» croient (les chefs), et les autres (quant aux non-chefs qui par hasard «y» croiraient, ce sont des «mouilleurs»). Comme à l'armée, l'impression qui domine est celle d'un jeu. Qu'on n'incrimine pas ma vision déformée d'«intellectuel» sempiternellement critique: lors du grand exercice final, je devais jouer le blessé-sans-connaissance. Mon Bon Samaritain, un «manuel», riait follement. Il fut sévèrement tancé parce qu'il oubliait de me coucher sur le flanc et de placer ma tête en arrière afin que je n'avale pas ma langue. Même sous cette algarade, le «sanitaire» improvisé continua d'être secoué de rire (un rire plus inextinguible que les flammes boutées par les chefs dans les décombres artificiels): une telle comédie le mettait en joie. Visiblement, il se demandait, à chaque sursaut du diaphragme: «Mais qu'est-ce que je fais ici?»
Question qu'on ne se pose pas à l'usine ou au bureau. Du moins pas de la même façon. Travailler pour «gagner sa vie», et restituer ainsi à la collectivité ce qu'elle nous a donné dans nos années de formation, ce qu'elle nous fournit en biens et en services: voilà un devoir que l'écrasante majorité des individus comprend et accepte. Même les impôts: on les paye en rechignant, mais on n'en trouve pas le principe aberrant ou inique. L'«obligation de servir» (et surtout de resservir) est en revanche massivement ressentie sinon comme une farce irréelle, du moins comme une abstraction, même si le service consiste à sauver la vie d'autrui.
Comment cela se peut-il? Pourquoi, lorsqu'on nous enseigne les «premiers secours», avons-nous le même sentiment d'irréalité qu'à l'«école de soldat»? Car enfin, me disais-je durant le grand exercice final, et profitant de mon inconscience obligatoire pour réfléchir un peu: n'est-ce pas scandaleux, monstrueux, de rire en un pareil moment? Si l'on ne croit pas à la possibilité de l'accident ou de la catastrophe, à quoi diable croira-t-on? Qu'on trouve grotesque de jouer à la guerre, soit: mais trouver hilarant d'apprendre à sauver une vie! Les étudiants en médecine passent-ils leur temps à rigoler?
Evidemment, les étudiants en médecine ou les infirmiers professionnels voient des cadavres, des vrais. Et des blessés, et des malades. Ils ne sauraient se figurer longtemps qu'ils jouent. Mais si, à la «protection civile», on a tendance à ne pas «y» croire, ce n'est pas seulement parce que le sang ne coule pas. C'est aussi, c'est surtout parce que la «protection civile» est une dépendance de l'institution militaire, et que cette dernière est elle-même une dépendance de l'Administration. Or cette Administration, beaucoup de Suisses la ressentent comme le substitut de leur volonté plutôt que comme son instrument. Toute «obligation de servir», même la plus respectable et la plus noble, devient alors abstraite.
C'est dans l'irréalité que les citoyens-soldats apprennent à manier le fusil mitrailleur. C'est dans la même irréalité que les citoyens-infirmiers sont désespérément hilares, et mettent toute leur énergie à ne pas «y croire». Mais après tout, pour être Suisse, on n'en est pas moins homme. L'épreuve du réel finira par venir.
Sur telle place de Lausanne, l'Autorité, interprète scrupuleuse des Désirs Publics Présumés, nous propose, à l'occasion de certain anniversaire national, un monument de taille imposante; non pas une colonne pseudo-florentine, à la manière du Palais tout proche; non pas, à l'opposé, je ne sais quelle provocation biscornue, je ne sais quelle «non-oeuvre» insolente; il s'agirait plutôt d'une «peut-être-oeuvre»: un objet dont la vertu première est de se soustraire — donc de soustraire l'Autorité qui la bénit — à tout jugement définitif.
Des décennies durant, le Goût Officiel a fait le mauvais choix; il s'est laissé surprendre et ridiculiser — par l'impressionnisme, le fauvisme, le surréalisme, le dadaïsme, le cubisme, le futurisme, l'art conceptuel ou gestuel, le pop-art ou l'op-art. Il bat donc sa coulpe. Il jure que désormais on ne l'y prendra plus. Plus question de laisser moisir van Gogh dans son galetas ni de traiter Rimbaud de sale gamin. On exhibe même ses erreurs anciennes, avec la distance du sociologue, le sourire entendu de celui qui sait. On est résolument moderne, comme dirait le sale gamin.
Tant qu'il s'agit du passé, tout va bien: Mais pour le présent? Comment élire à coup sûr ce qui demain sera la modernité d'aujourd'hui? Le Goût Officiel, dans un premier temps, s'est mis en devoir d'approuver à tout hasard l'exact contraire de ce qu'il louait jadis. L'exact contraire? Eh bien oui: puisque l'art-qui-faisait-la-nique-à-l'art-classique s'est révélé, de Duchamp à Warhol, de Kagel à John Cage, de Tzara à Sollers, l'Art-Véritable, l'Art-tout-court, il fallait se résoudre à composer avec les iconoclastes.
L'Art Classique se voulait durable: le Goût officiel tenta d'honorer l'éphémère. L'Art Classique cherchait les matériaux «nobles»: le Goût Officiel entreprit de bénir les oeuvres en matière périssable et recyclable. L'Art Classique semblait viser la représentation claire d'un thème ou d'une idée — une femme ou un tiroir, une montre ou la mollesse: le Goût Officiel s'efforça, comme on avale une purge, de tenir pour l'Art le plus avéré toute femme à tiroirs et toute montre molle.
Le Goût Officiel prit donc vaillamment son propre contre-pied. Mais il s'avisa bientôt qu'il risquait, en dépit de tout, d'être quand même rattrapé par la risée future: la volonté de durée ou le choix d'être éphémère, la noblesse ou la vulgarité du matériau, la clarté ou l'équivoque fournissent peut-être, selon les époques, un label «oeuvre d'art». Mais justement, le label peut se coller n'importe où. Qui sait si le Classique ne va pas ressurgir, sans avertissement! Ne parle-t-on pas aujourd'hui de «retour au figuratif»? Comment s'y retrouver?
Sous les pieds du Goût Officiel, le sol à nouveau se déroba. Il ne restait qu'une solution sûre et certaine, adoptée à la majorité silencieuse, dans un blême enthousiasme: élire comme «oeuvre d'art» idéale toute production dont on ne peut rien dire de décisif sans risquer l'erreur d'interprétation; toute production qui semble fabriquée pour vous admonester: attention, ne me juge pas, tu risques le ridicule à perpétuité, souviens-toi de Rimbaud, souviens-toi de Tinguely!
Et voilà sans doute le pourquoi de la présence, aujourd'hui, sur une grande place de Lausanne, de certain engin ferroviaire, dont nul ne peut jurer que tout le monde lui déniera toujours le statut d'oeuvre d'art.
Cependant, à cent mètres de la place où rouille à vue d'âme la locomotive de ceux qui prennent le train en marche (toujours sur le mauvais quai), un mur banal porte cette inscription: «Oh là là, que d'amours splendides j'ai rêvées!»: un vers du sale gamin, tiré de Ma Bohême.
On dira que la seule valeur artistique de ce graffiti, c'est à Rimbaud que nous la devons, et qu'en tout état de cause un vulgaire «spray» ne vaut pas une Helvétie métallique. Je ne suis pas d'accord. La décision personnelle et comme fragile d'écrire ce vers à cet endroit, dans cette rue où personne ne s'attend à lui, mais où chacun l'attend, cela ne fait peut-être pas une oeuvre d'art, mais, pour le moins, un acte d'expression. Cette simple inscription, fortement, veut dire quelque chose.
A sa manière elle dit l'être et le besoin d'être, et ne se contente pas du Peut-être. A sa manière, elle lutte contre cet effacement, contre cette neutralisation, cette néantisation de l'art dont voudrait se contenter notre peur du ridicule, et de l'avenir. La peur, dans ce domaine comme dans les autres, est mauvaise conseillère. A cause d'elle, nous risquons fort de retomber dans le piège tant redouté: déclencher le rire du futur, ou pire encore.
Le ciel est bleu, le soleil brille. Je m'adresse à mon voisin de bus et je lui dis: «Beau temps, n'est-ce pas?». La forme interrogative de ma phrase ne signifie pas que le bleu du ciel ou l'éclat du soleil soient incertains. Je n'attends pas qu'on lève mon doute mais qu'on chante en ma compagnie une cantate à l'évidence. Qu'on me dise par exemple, d'un air complice et pénétré: «Oui, magnifique, c'est vraiment un bel été».
Bénir l'anticyclone, lorsqu'on s'adresse à quelqu'un pour la première fois, c'est une façon de saluer la part du monde qui échappe à nos évaluations contradictoires, à nos subjectivités ennemies, à nos convictions antagonistes. Si l'on souhaite s'extasier en commun sur le beau temps, ce n'est donc pas pour cosigner un constat de météorologue. C'est pour fouler, de nos pieds nus et sensibles, une plage d'entente; pour gagner un séjour où les humains peuvent s'offrir au même soleil, tous tant qu'ils sont, détendus, fermant les yeux, goûtant les vertus de l'élémentaire et du silence qui nous précède et nous suivra.
Après, les vraies discussions pourront intervenir, et les disputes, pourquoi pas? Si je me risque, avec mon voisin, à débattre maintenant de l'Espace Economique Européen, de la légalisation de la drogue ou de l'imbroglio proche-oriental, nous risquons de nous trouver bien vite en désaccord, voire de nous quereller. Mais c'est précisément pourquoi nous commençons par le soleil et le ciel bleu: pour nous reconnaître avant toute dispute. Pour nous assurer que nous ne sommes pas la proie de nos seules idées, et que nous ne n'enfermons pas le monde dans les limites de nos idéologies.
Mais il arrive que le soleil même devienne politique et l'anticyclone contre-révolutionnaire. C'est alors signe que notre univers est totalitaire, ou qu'il rêve de le devenir. A la fin des années soixante, dans les milieux estudiantins, il était vain de quêter, par météorologie interposée, la complicité fraternelle de votre interlocuteur: il vous assénait sévèrement que «rien n'est innocent»: sous un soleil irréfutable, vous murmuriez en frissonnant de crainte: «Beau temps, n'est-ce pas?». Mais lui, plus implacable que l'astre du jour, vous rétorquait: «Beau temps? Ah oui, les privilégiés se dorent au soleil tandis que le prolétariat trime dans la chaleur».
Cette remarque, soulignons-le, n'était pas fausse en elle-même, et demeure fort pertinente sous la canicule de 1991. Mais le problème est ailleurs: une interprétation du monde anéantissait le monde; l'idée révolutionnaire éclipsait le soleil; chaque fleur, chaque plante, mais aussi chaque humain se retrouvait couché, et soigneusement coincé dans l'herbier de la doctrine.
Ces temps, dira-t-on, sont passés. Voire. il n'est pas garanti qu'on puisse aujourd'hui saluer le bleu du ciel sans qu'un nouveau censeur ne vous interdise cette simple reconnaissance du monde, cette simple invite à fraterniser devant le monde. Si vous proférez aujourd'hui: «Beau temps, n'est-ce pas?», la réponse pourrait bien fuser avec plus de vitesse encore que celle du marxiste d'autrefois: «Beau temps? Et le brouillard de pollution? Et le réchauffement de l'atmosphère? Et la couche d'ozone? Votre beau temps n'est qu'une réalité locale et précaire, un état provisoire qui ne présage rien de bon».
Hier tout était politique. Aujourd'hui, tout est écologique. Un exemple entre mille, ce Jésuite brésilien qui, après avoir promu, en des temps plus marxistes, la «théologie de la libération», nous propose désormais une «écologie de la libération». Cette prolifération de la verdure dans le paysage mental ne signifie nullement que le souci écologique, en lui-même, soit illégitime: tout comme les marxistes avaient raison de dénoncer les inégalités sociales, les écologistes ont raison de combattre la pollution de l'atmosphère. Là encore, le problème n'est pas celui d'une idée fausse mais celui d'une idée devenue irrépressible et réflexe, au point d'annexer l'univers.
Assurément il est normal qu'une vision du monde cherche à rendre compte du monde tout entier. La pensée vit d'interpréter le réel, de le reformuler, de le redessiner. Pourtant, si elle est authentique, elle n'est jamais envahissante ni totalisante, elle ne refuse jamais à l'humain cette plage intérieure où rencontrer autrui, avant toute interprétation. Elle sait reconnaître qu'«il y a plus de choses au ciel et sur la terre, Horatio...». Elle ne prend jamais le soleil pour prétexte.
La musique dans une salle de concert, c'est bien. Dans la rue, c'est infiniment mieux, n'en déplaise aux puristes. L'oiseau du paradis, le préférez-vous en cage ou dans la nature? Or la salle de concert est une cage, de silence, de recueillement convenu, d'a priori respectueux. L'art y est si bien adulé, entouré, codifié, serti de rituel, on lui ménage si bien sa place, que sa venue et sa présence, si gratifiantes soient-elles, n'ont plus rien d'une fragile conquête ni d'une émouvante victoire. Quand telle vedette internationale donne un récital dans telle salle prestigieuse, on songe surtout à ne pas applaudir entre les mouvements; de même, dans une réception de haut vol et de bon ton, qui pense au miracle d'avoir à manger? On ne se soucie que de choisir la bonne fourchette au bon moment.
Mais quand un brave ménestrel aux airs illuminés s'installe au coin d'une rue pour frapper, sur un orgue électronique, les premiers accords de la Toccata et Fugue en ré mineur de Bach; quand une flûte traversière tente de vaincre la rumeur du métro comme un appel d'enfant perdu tenterait de surmonter celle de l'océan; quand un violon grêle se mesure à de triples klaxons hurleurs, aux pots d'échappement sciés de motos épouvantables, aux perforatrices du chantier voisin, alors nous sommes saisis d'émotion: la musique s'aventure dans le monde; non seulement elle n'a pas partie gagnée, mais elle est même vaincue d'avance; les cris et les moteurs se tairaient-ils par miracle, il resterait l'indifférence de l'écrasante majorité des passants, qui ne sont pas là pour écouter du Bach et ne se laissent accrocher que pour mieux décrocher, signifiant involontairement, cruellement, leur indifférence.
Les sons se perdent dans le vacarme et les auditeurs se noient dans la foule: tout est disparition, tout est perte. Mais c'est pour cela même que la musique des rues peut procurer des joies que la musique en salle fournit rarement. Il n'est pas facile de faire abstraction du vacarme ambiant; mais comment faire taire en nous la convention? Mozart, dans les couloirs du métro, n'est plus, ne peut plus être un ronron qu'on applaudit par habitude. Il retrouve le statut précaire qui était le sien de son vivant: il essaie de se faire entendre. Et qui l'entend alors le découvre vraiment. Et parfois, qui refuse de l'entendre se trahit vraiment.
La scène se passe à Paris, à l'orée de l'île Saint-Louis. Un véritable petit orchestre s'installe au bout d'un pont, tout près d'une place transformée en terrasse de restaurant. A la table voisine de la mienne, un personnage suffisant et rougeaud vient de préciser, à l'intention de sa compagne, qu'il n'est «pas raciste», avant d'approuver hautement les récents propos de M. Chirac sur l'«odeur» des immigrés. L'orchestre entonne les premières mesures de la Petite musique de nuit.
Que va faire mon voisin? Va-t-il fondre en larmes et regretter amèrement ses propos? Pas précisément: de temps à autre il interrompt sa diatribe, mais c'est pour chantonner la mélodie de Mozart et tapoter le rythme sur la table: «On ne choquait personne autrefois... la lala lalalalalala... en déplorant les odeurs de sardine de la concierge portugaise... la lala lalalalalala...». Notre homme y va même d'un commentaire indulgent sur les baladins qui agrémentent son dîner, et d'abord sur le premier d'entre eux, Wolfgang Amadeus: «C'est mieux que le rap ou le rock... la la lala lala lala... ce genre, au moins, n'est pas agressif... lala lala lala...».
Je dois bien me rendre à l'évidence: la musique des rues ne fait pas de miracles. Plus nue, plus fragile, plus pure que la musique en salle de concert, elle procure des joies peut-être plus grandes et plus innocentes mais elle n'en devient pas toute-puissante pour autant. Elle n'empêche nullement le possédant content de lui de la «récupérer» de la pire manière: ce «lalala» et ce tapotement du rythme sur la nappe blanche du repas signifient évidemment et sempiternellement: «Mozart m'appartient, c'est un ornement que je ne déteste pas pourvu qu'il reste un ornement, un murmure de fond, comme on dirait un tapis de fond. La musique n'est pas faite pour être agressive mais confortable. Elle n'est pas là pour déchaîner les tempêtes de la contestation ni les orages métaphysiques mais pour climatiser la vie...».
Pour être joué près de la Seine et sous les arbres, Mozart n'empêche pas l'aberration. Mais justement, il la révèle mieux encore: dans une salle de concert, notre homme aurait sans doute approuvé chaleureusement, pendant l'exécution de la Petite musique de nuit, les propos odoriférants de M. Chirac; mais il n'aurait pas pu les proférer par-dessus la musique. Il n'aurait pas pu chantonner «lalala» ni se féliciter publiquement de la bénignité de Mozart. Bref, il ne se serait pas mis à découvert, et pas si bien trahi. Un seul désavantage à cette situation de plus grande vérité: comme il tournait le dos à l'orchestre — ce qui n'arrive guère dans les salles de concert — mon voisin n'a pas pu constater que le violoncelliste était un Noir.
Sur notre bleu Léman, le Simplon ravit tous les adultes qui, comme votre serviteur, ont à maintes reprises accompli le voyage Lausanne-Evian dans leur petite enfance: on peut toujours voir les machines — de construction suisse, et qui datent de 1915 (l'époque du Titanic). Comme dans un «éclaté» d'encyclopédie. Une simple barrière, sur le pont intérieur, nous sépare du gouffre où deux énormes bielles rutilantes font mouvoir l'axe de la roue à aubes. Comme dans les livres, oui. Mais ici tout est grandeur nature, tout est vrai.
Ce point de vue sur les entrailles du monstre peut présenter un danger réel (il suffit de se pencher un peu trop); or nous sommes en Suisse, pays qui érige la prudence en vertu suprême. Pourtant, depuis des décennies, on a eu la bonne idée de ne rien toucher au Simplon, précieux témoignage d'un temps qui, naïvement, exhibait les beautés de l'acier et les conquêtes du machinisme. Ce qui permet de retrouver, devant la Force Mécanique à l'oeuvre, l'ébahissement de l'enfance.
Le mécanicien du bateau fait donc son travail à la vue de tous, et peut arborer l'air faussement désinvolte de celui qui ne s'avise pas qu'il est observé, alors qu'une kyrielle de petits et de grands n'ont évidemment d'yeux que pour lui. De la soute rouge et noire, et sur le signal du transcendant capitaine, Caliban surveille la manette «injection-admission», et fait tourner le lourd volant qui permet d'inverser la marche pour le moment crucial de l'abordage.
Le mécanicien, aveugle et placé tout en bas, exécute la manoeuvre; le capitaine, placé tout en haut, voit et commande. N'est-ce pas ainsi qu'ont toujours fonctionné les vaisseaux? Je le croyais pour ma part, jusqu'au moment où je vis, à hauteur intermédiaire, un troisième personnage qui, peu avant l'escale d'Evian, se plaça parmi les spectateurs, mais tourné vers la proue et le rivage qui se rapprochait. Ce gaillard opérait d'un air compétent toutes sortes de moulinets compliqués et vagues, accompagnés de paroles difficilement intelligibles. Placé juste au-dessus du mécanicien, il ne semblait pas le voir, il ne lui donnait aucun ordre. Non, il distribuait des directives aux pistons et aux bielles. Comme un chef d'orchestre, il leur indiquait de ralentir ou d'accélérer, d'interrompre ou d'inverser leur marche.
Un bien mauvais chef d'orchestre. Car force était de constater, pour quiconque en eût douté, que ses ordres ne précédaient pas, mais suivaient (avec une maladresse grotesque) les mouvements majestueux de la machine. Pour tout dire, cet homme était manifestement ivre, et jouait à diriger une manoeuvre à laquelle, faut-il le préciser, il n'avait pas guère de part. Autour de lui chacun remarqua ses simagrées, et l'on souriait non sans quelque gêne et quelque crainte: gêne devant la puérilité sans vergogne de ce poivrot quadragénaire, crainte qu'il ne finisse, à force d'incontrôle, par tomber effectivement dans le gouffre aux machines.
Je dus me rendre à l'évidence: cet homme, au fond, me ressemblait: d'abord parce que j'aurais été bien aise d'oser, comme lui (et comme, sans doute, mon moi de jadis), «piloter» le bateau. Mais aussi, bien sûr, pour une raison plus douloureuse: je reconnaissais en ce pauvre hère tous les intellectuels, journalistes, historiens et autres romanciers qui, sur la mer démontée de l'Histoire (en Suisse, il s'agit d'un lac, mais dont les tempêtes sont légendaires), ne commandent ni n'exécutent la manoeuvre, mais la commentent, la discutent, l'interprètent, l'analysent — et voudraient se persuader qu'ils agissent.
La métaphore est simpliste? Qu'on me permette pourtant de la filer encore: dans la soute, le peuple mécanicien, qui matériellement dirige les mouvements du bateau, sans être en mesure de voir où il va. Ce peuple mécanicien se découvre contraint d'élire ou de subir un capitaine-qui-voit; il devra s'y fier aveuglément, même si ce dernier, dans les meilleurs des cas, ne distingue rien au delà de l'horizon. En compensation, la dépendance est réciproque, puisque sans mécanicien le bateau n'avance pas, et puisque l'état de la mer, lui, ne dépend pas des hommes.
A égale distance de la cale et du pont supérieur, l'homme-qui-cherche-à-penser: il voit à la fois le lac et la soute, le capitaine et le mécanicien — donc, d'une certaine manière, il en sait plus que tous les autres. Mais s'il ne commande pas à la machine, il ne commande pas davantage au machiniste. Il n'est qu'un dieu impotent. Situation peu supportable, qui le conduit à jouer la mouche du coche: il prétend alors diriger par la pensée, et ne dirige rien du tout.
On me répète que ma métaphore, décidément, est trop rudimentaire. Que les relations dirigeants-dirigés, pensée-action sont infiniment plus complexes. Soit. Mais l'homme-qui-cherche-à-penser, menacé par la stérile ivresse de la mi-hauteur, voudrait savoir comment n'être point trop inutile. Lui faut-il monter, descendre, ou rester à sa place — mais crier et gesticuler afin d'attirer l'attention?
Le Simplon vient d'accoster sans encombre à Evian. Mon ivrogne en paraît fier. Accordons-lui tout de même qu'en dépit de son état, il n'est pas dupe.
Le premier pull que nous vîmes, ce fut chronologiquement le second: celui que le Président portait à sa descente d'avion, retour de Crimée. L'autre tricot, plus clair, plus fin, plus élégant, agrémenté de broderies sombres, Gorbatchev l'arborait le lendemain du coup d'Etat: lorsque, dans sa résidence surveillée, il s'est fait filmer par une caméra vidéo d'amateur, afin de protester de sa bonne santé, et dans l'espoir de lancer une bouteille à la Mer Noire.
M. Bush, lui, est rompu depuis belle lurette à l'usage des pulls: la décontraction fait partie de son cahier des charges; et de toutes manières on ne joue pas au golf en complet-veston. M. Giscard d'Estaing, en son temps, n'avait pas dédaigné de recourir au même accessoire, assorti d'un accordéon. Mais dans le cas américain comme dans le cas français, le message est aussi clair que simpliste: «Nous sommes en démocratie, nous le sommes si bien que même votre Grand Chef est un homme parmi les hommes, un homme simple comme le peuple, à l'écoute du peuple, dans le peuple — sinon du peuple. Continuez donc de voter pour lui».
Au risque de passer pour naïf, je prétends que les deux pulls de Gorbatchev ont une signification plus sérieuse. Et surtout, j'ose croire que leur signification ne se réduit pas à l'intention de leur porteur. Sans doute ces tricots — surtout celui de la descente d'avion — furent-ils enfilés en toute conscience. Mais la conscience ne peut pas tout maîtriser; à certains moments, ô miracle, le paraître coïncide avec l'être, ou du moins le révèle.
Evidemment, on se pose des questions: les putschistes avaient-ils vraiment retiré à Gorbatchev, outre la mallette contenant le code atomique, tous ses complets et toutes ses cravates? Et puis, pourquoi la cassette vidéo du prisonnier était-elle justement de mauvaise qualité (pour faire authentique, rien ne vaut de bons défauts)? Pourquoi cette cassette nous montra-t-elle, avant le discours du président enfermé, les pas de danse de sa charmante petite-fille? Pourquoi cette charmante petite-fille fut-elle enveloppée dans une couverture à sa descente d'avion? Tout cela ne rappelle-t-il pas trop habilement le vocabulaire visuel auquel nous ont habitués les prises d'otages du Liban? Tout cela ne concourait-il donc pas à nous faire assimiler les malheurs de Gorbatchev aux souffrances mêmes de la Liberté? Aux heures les plus troublées, un gaillard de sa trempe veille à donner de lui-même une «image» efficace, il faut être ingénu pour en douter...
Certainement, Mikhaïl Sergueïevitch a soigné son allure d'otage. Reste qu'il fut otage, et réduit à lui-même. Dans la tourmente de ces derniers jours, un des hommes les mieux placés pour dominer le monde, et singulièrement pour dominer les messages qu'il destine au monde, se trouva pris de court; il ne fut d'ailleurs pas le seul. Personne, réellement personne (cela est vertigineux) n'a maîtrisé les événements. Les hommes ont été débordés, secoués, ballottés, balayés par ce qui les dépassait: eux-mêmes. L'Histoire s'est à nouveau mise à ressembler à Shakespeare, obéissant aux passions les plus élémentaires, avec traîtrises, haines et suicides. Et cela justement dans un système qui voulut ériger en dogme le peu de réalité des individus et des passions personnelles; dans un système qui voulut nier la psychologie et ne reconnaître que les forces collectives et sociales. L'individualité, la simple humanité s'est vengée d'autant plus cruellement, et le naturel chassé revint dans un galop digne d'Alexandre Nevski.
Les deux pulls de Gorbatchev participent de ce retour du naturel; ils témoignent de cette irruption, dans la politique, de l'humain pur et simple. Peut-être ont-ils été conçus comme une «image» à l'occidentale. Peut-être Gorbatchev s'est-il dit que sa sincérité serait convenablement attestée par l'exhibition d'un tricot. Mais l'image rejoignit la réalité; le paraître-en-pull exprima l'être-en-pull. La tenue du Président le trahissait en le servant. Elle disait que ni le pouvoir ni la fonction ne peuvent nous protéger de l'humain; ni le pouvoir ni la fonction ne peuvent empêcher qu'on soit un jeune grand-père interloqué dans sa maison de campagne; un homme soudain surpris par la tempête de l'humain.
«Retour de Gorby», titrèrent certains journaux quand l'affaire eut pris fin. Mais ce diminutif est absurde. «Gorby», comme «Tonton», comme naguère «Ronnie», toutes ces familiarités n'établissent, avec les Grands de ce monde, qu'une fausse fraternité. Or il en est une vraie: l'homme qui sous nos yeux porta deux fois des pulls, cet homme fut réellement notre familier. Ce touriste fatigué, ce vacancier choqué ne s'appelait pas Gorby, mais Mikhaïl, Pierre, Jacques ou Jean. Il était n'importe quel homme, n'importe quel mortel. Celui-là même que Hugo von Hofmannsthal, dans une fameuse oeuvre théâtrale, appelle Chacun, Jedermann.
C'est maintenant de notoriété publique: le best-seller des frères Bogdanov et de Jean Guitton, Dieu et la science, qui nous dévoile avec tant d'enthousiasme les derniers secrets de l'univers, a copié sans guillemets, en changeant un mot ici ou là, des pages entières d'au moins deux ouvrages antérieurs. Mieux: leur livre étant écrit sous forme de dialogue, les jumeaux médiatiques ont métamorphosé des propos tenus par MM. Thuan et Talbot en répliques spontanées de Jean Guitton.
On dira que les Bogdanov ne sont ni les premiers ni les derniers plagiaires de l'Histoire. On remarquera que la quantité de best-sellers plagiaires est particulièrement impressionnante, et l'on expliquera pourquoi: les auteurs de best-sellers sont des gens très occupés, notamment sur la scène des médias. Ecrire? Ils n'ont pas que cela à faire. On comprend qu'ils soient contraints de sous-traiter.
Bien sûr, la pratique du plagiat ruine le crédit de n'importe quel ouvrage. Et la condition première pour traiter d'un sujet quelconque, c'est l'honnêteté intellectuelle. Mais imaginez qu'un auteur malhonnête se mêle d'écrire précisément sur l'honnêteté. Etrange entreprise. On n'attend guère d'un aveugle qu'il rédige un traité des couleurs.
Or c'est ce qui se passe avec les Bogdanov. Car la science, dont ils prétendent nous entretenir, c'est d'abord et surtout l'honnêteté intellectuelle en marche. Toute science (y compris la physique contemporaine, tant brandie par nos auteurs), commence avec cette difficile idée que dans le monde il y a des faits, et que ces faits, il faut les respecter à tout prix. La science n'est peut-être pas la mère d'une attitude morale; mais à coup sûr elle en est la fille obstinée et méthodique. Et cette attitude morale s'appelle tout simplement l'honnêteté.
Or comment comprendrait-on une telle attitude si l'on est incapable, dans la vie courante, de l'honnêteté la plus élémentaire? Voici par exemple un fait particulièrement clair et décidément infrangible: les propos écrits par M. Talbot en 1989 ou par M. Thuan en 1988 ne sont pas et ne sauraient être des phrases prononcées par Jean Guitton en 1991 (sauf, peut-être, dans un de ces «univers parallèles» chers aux Bogdanov). Et lorsque les deux frères placent dans la bouche du philosophe des idées qu'il n'a ni conçues ni rédigées, ils ne commettent pas seulement une paresseuse indélicatesse; ils ne se contentent pas de prendre le public pour un imbécile qui n'y verra que du feu. Non, ils manifestent d'abord et surtout leur manque de respect pour un fait. Leur plagiat sans vergogne n'est rien d'autre qu'un manquement particulièrement primitif et grossier à l'éthique de la science.
Mais justement, et comme par hasard, la science, vue par les Bogdanov, a changé; son éthique est devenue suffisamment souple pour autoriser toutes sortes de comportements intellectuels pour le moins légers, et dont le plagiat n'est que le plus extrême. Vous croyez encore que le monde, tel que l'explore la recherche scientifique, n'est pas là pour conforter nos convictions ni flatter nos rêves (ce qui vous conduit à condamner les excès positivistes aussi bien que les autres: l'inexistence de Dieu, pas plus que son existence, ne peuvent se prouver dans les faits)? Vous croyez encore que la science est la quête du réel, non du souhaitable? Vous n'avez rien compris. Nous avons changé tout cela. Désormais la science au contraire sera la magie qui nous permet de faire passer des convictions pour des faits, un optatif pour un indicatif, sans preuve, simplement parce que nous en avons envie.
C'est ainsi que, constatant la «liaison intime» de l'esprit et de la matière, nous confondons le post hoc et le propter hoc, et décrétons la «souveraineté» de l'esprit sur la matière. Ce relâchement bienvenu nous récompense par un «immense bonheur de penseur» (p. 150). De même, nous constatons qu'il est très improbable que la vie ait surgi par hasard dans l'univers. Vite, nous en concluons qu'il est impossible qu'elle ait surgi par hasard. Autre félicité sans égale. Des particules élémentaires semblent communiquer entre elles à distance? Donc «l'univers est une vaste pensée» (p. 68). Notre bonheur est à son comble.
Bref, la science contemporaine selon les frères Bogdanov, ce «métaréalisme» révolutionnaire qui permet enfin à l'esprit de quitter «l'univers flou de la métaphysique» (p. 173), est à vrai dire une réalité fort ancienne, et qui devrait plutôt s'appeler la désinvolture intellectuelle. Celle-là même qui, dans sa forme la plus primaire, transforme les auteurs en plagiaires pétris de probité candide. Faire dire à la science ce qu'elle n'a jamais dit, faire prononcer à Jean Guitton des propos qu'il n'a jamais tenus? Dans les deux cas le mobile, sans doute semi-conscient, est unique: le goût de la facilité, le désir de confort. On plagie pour ne pas se fatiguer l'esprit, et l'on fait parler la science pour donner des béquilles à la foi. C'est doublement pratique. La «science», selon les Bogdanov, en même temps qu'elle nous dispense Dieu, nous dispense de la conscience.
«Mes chers petits-enfants, racontait le vieillard, il était une fois, en des temps reculés, deux Allemagnes. Oui, deux! Séparées par une espèce de Mur; une barrière matérielle, faite de moellons, de briques, de barbelés ou de fils électrifiés. Et ce mur courait sur des centaines de kilomètres; quiconque cherchait à le franchir était tué». «Comment, grand-père? Tu nous fais marcher! Une idiotie pareille!» «Mais si, mes petits, je vous assure. Il existait d'autre part une idéologie appelée communisme, qui voulait l'égalité et le bonheur de tous. En son nom, le tyran Staline a tué des millions de gens. Un journal qui s'appelait Pravda, ce qui signifie Vérité, distilla sur ce thème et sur bien d'autres de gros mensonges, pendant de nombreuses décennies. Ce journal était une institution du pouvoir, la voix même des communistes tout-puissants». «Là, grand-père, tu dépasses les bornes! On ne peut pas vouloir le bonheur des gens et les tuer par millions! Et puis, comment tes communistes auraient-ils été tout-puissants, puisque ta Pravda mensongère a été interdite en Russie, et du jour au lendemain, comme je l'ai appris à la télévision?»
Ce dialogue du grand-père et de ses petits-enfants n'est pas imaginaire; il n'aura pas lieu dans cinquante ans. C'est aujourd'hui que chacun d'entre nous peut l'entendre, dans sa propre cervelle. Aujourd'hui même, aujourd'hui surtout, nous sommes nos propres petits-enfants, déjà tellement éloignés d'un passé pourtant tout fumant et tout sanglant que nous n'y pensons plus, que nous n'y croyons plus. Tellement occupés à trouver naturel ce qui nous arrive, que nous ne pouvons ni voulons rien savoir de ce qui nous arriva hier encore.
L'Histoire va de plus en plus vite, on le constate et le répète assez depuis quelques mois. Cette accélération nous exalte et nous inquiète. Mais ce qui paraît inquiétant sans être exaltant, ce n'est pas la vitesse croissante des événements eux-mêmes, c'est la facilité avec laquelle nous acceptons et digérons (ou croyons digérer) les nouveautés qui nous assaillent. C'est notre absence de mémoire. C'est notre propension à prendre l'Histoire pour une poubelle à déchets non-recyclables.
La réunification allemande (cette vieille affaire), nous la pensions impossible, exclue, inimaginable. Un beau matin, au réveil, nous la vîmes inévitable et naturelle. La chute du Mur? C'est la moindre des choses. N'oubliez pas, si vous allez là-bas, de m'en rapporter un morceau. Pour le communisme d'Union soviétique, même tableau: voilà qu'il s'écroule, et voilà que déjà nous parlons du colosse foudroyé comme d'une vieille chaussette abandonnée. «L'effondrement du communisme» n'est plus un fait digne d'attention; tout au plus le citons-nous au détour d'une phrase: «Etant donné l'effondrement du communisme... après l'effondrement du communisme... au temps du communisme...».
Le jour où j'écris ces lignes, l'Arménie vient de déclarer son indépendance. Ce phénomène impensable, ce séisme historique n'a guère fait les gros titres des journaux: «L'Arménie? Ils n'étaient pas encore indépendants? Eh bien, c'est le moment!»
Si cette attitude est dangereuse, ce n'est pas tant parce que le centralisme soviétique menace toujours, et qu'il faut «rester vigilant» face aux soubresauts et aux ruses de la Bête. La vraie question n'est pas là: ce n'est point le communisme qu'on enterre trop vite, c'est le passé tout entier.
Nous sommes en train de répéter pour demain l'erreur même que nous payons cher aujourd'hui, et qui consistait à prendre la réalité d'un moment (le Mur de Berlin, le régime soviétique) pour la seule réalité possible. Nous continuons de considérer ce qui est comme ce qui est nécessaire et naturel. D'où cette manière de nous jeter dans l'instant présent comme dans le réel absolu. D'où ce comportement de petits-enfants dont le grand-père ne serait plus en mesure de leur raconter le passé (de leur faire donc imaginer, espérer, vouloir l'avenir). D'où notre besoin de prendre l'Histoire pour la Nature, et de nous faire à tous les cataclysmes historiques comme des animaux qui changent de fourrure pour l'hiver.
Et l'on tombe alors dans cette forme inférieure du fatalisme qu'on appelle l'indifférence: si l'effondrement du communisme ou celui du Mur de Berlin nous paraissent inévitables et normaux comme le passage des saisons, pourquoi nous étonnerions-nous de la guerre civile qui fait rage, ces jours-ci, dans un pays d'Europe? Le drame yougoslave? A quoi bon s'en affliger? Que voulez-vous, il faut s'y faire, vous n'y changerez rien, ainsi va le monde...
Pour dépasser cette mortelle indifférence, il faut savoir le passé; il faut savoir que si le monde naturel est, l'Histoire se fait. Pour affronter, avec l'énergie de la jeunesse, un monde nouveau, il ne faut pas perdre l'art d'être son propre grand-père.
Il est certains moments où l'on découvre ou redécouvre les vertus irremplaçables de la parole vive: l'homme qui s'exprime devant nous (pas à la télévision, mais en chair et en os), cet homme se donne en gage de sa parole. Son corps livre son dire et d'une certaine façon lui donne sens. Le corps, vérité de l'esprit? Non, mais preuve tangible que la pensée est humaine.
Aux dernières Rencontres internationales de Genève, qui avaient pris pour thème l'Europe, voici le cardinal Lustiger. On l'écoute, on le voit. Et que voit-on? Un homme qui parfois suit du doigt le texte de sa conférence (pour le coup, voilà quelque chose que bannit la télévision). Est-ce l'abbé qui lit son bréviaire? Non, c'est un homme qui littéralement souligne ses paroles. Ce doigt sur les mots, c'est le désir de convaincre et le désir de précision; c'est la volonté palpable de nous rejoindre sans quitter les certitudes de la pensée. Le doigt du cardinal nous désigne l'Europe de la Parole.
György Konrad, l'écrivain hongrois, auteur d'une célèbre Antipolitique, tout juste rentré de Macédoine où il tentait, avec d'autres écrivains, de «sauver les corps» (comme aurait dit Camus), nous propose un discours totalement improvisé, erratique et chaleureux. Konrad nous entretient au coin du feu, mais feu il y a. L'improvisation, la promenade de la pensée ne font qu'incarner à leur manière l'idéal libertaire de l'auteur, et son rêve d'une Europe faite par les individus, au nez et à la barbe de tous les Etats-nations.
Adam Michnik, l'un des héros de la Pologne d'aujourd'hui, tonitruant et doux, fort et modeste, s'arrête à peine de courir pour nous parler quelques instants. Toujours entre deux barricades. En dépit d'une élocution terriblement chaotique, il saisit, entraîne, convainc. Il témoigne que l'Europe est possible aux énergiques.
Igor Zolotousski, critique littéraire, barbichette léninienne, martèle que Lénine est un criminel, que la Révolution fut la Nuit absolue, et que la Russie, après le «putsch métaphysique» du 21 août, va retrouver la Lumière de l'Orthodoxie. Un Européen de tradition libérale, lisant de telles paroles, se contenterait de sourire. S'il les entend, proférées par cet homme, il ne sourit plus: il sent physiquement la vérité d'une vie, d'un corps, et de beaucoup d'autres avec lui.
Aucun orateur, ou presque, ne se contenta de parler: tous témoignèrent. «Témoigner» pourrait vouloir dire: montrer par sa présence corporelle, par les attitudes, les mouvements, les défaillances mêmes de tout son corps, que ses paroles sont la vérité d'une vie.
Les Rencontres internationales de cette année ont à leur manière signalé la bienheureuse fin des «intellectuels», si l'on entend par ce mot d'abstraits personnages capables de disserter sur le monde sans y engager leur être tout entier. A Genève, en ce début d'octobre 1991, les historiens parlaient de Vérité, les critiques littéraires parlaient de Dieu, les professeurs parlaient de l'âme et du destin. L'intelligence n'était pas un instrument de connaissance abstraite, au service d'on ne sait quelle «scientificité». Elle n'était plus séparée de la personne, si elle le fut jamais.
Evidemment les penseurs, les philosophes, les historiens, les critiques littéraires de tous bords n'ont pas attendu les trente-troisièmes Rencontres internationales de Genève pour quitter leurs grimoires et se mettre à faire des discours. Or, dès qu'il y a discours, fût-il «scientifique», il y a présence humaine et charnelle de celui qui parle. Mais cette fois-ci, et dans des circonstances politiques et sociales qui, comme à la naissance de ces Rencontres, juste après la guerre, redeviennent des circonstances urgentes, j'avais l'impression que les orateurs, plus que naguère, plus que jamais, tenaient à se livrer dans leurs discours. Qu'ils n'imaginaient même pas de ne point se livrer. Ils nous faisaient sentir physiquement que l'intelligence et la raison ne sont qu'une manière d'ordonner notre souci du monde.
Bien sûr, ces différents orateurs ont écrit. Et leurs livres, avant leurs conférences, empoignent des enjeux vitaux, disent l'humanité de la pensée. Alors à quoi bon des discours? Mais justement, à nous rappeler que les écrits, eux aussi, eux d'abord, sont des paroles humaines.
L'écriture est une voix. La voix d'une personne, avec ses limites et parfois ses excès. Dans son silence elle appelle au dialogue, et son rythme toujours retrouve les battements d'un coeur. Sans doute, l'écriture comble aussi les manques de l'oral: elle est permanence, distance intérieure, sérénité d'un univers de signes purs, même quand cet univers raconte le bruit et la fureur (et c'est pourquoi, dans notre civilisation tout au moins, l'on conçoit mal une pensée de l'oralité seule). Mais il faut que parfois, comme à Genève, on puisse entendre, directement, la voix de la pensée.
L'affaire du juge Thomas, qui s'en souvient ici? Ce Noir Américain faillit ne pas être nommé à la Cour suprême, accusé qu'il était, par une ancienne collaboratrice, de «harcèlement sexuel». La presse européenne en a rarement fait ses gros titres: dans les premiers jours d'octobre, comme aujourd'hui, la guerre faisait rage en Yougoslavie, et l'Europe pensait à Dubrovnik plus qu'aux affaires intérieures américaines. En revanche, si vous lisiez le New-York Times du 12 octobre, vous y trouviez dix pages sur l'affaire du juge Thomas, contre zéro ligne sur la Yougoslavie.
L'équité force à dire que les numéros précédents ou suivants du même journal évoquèrent la Serbie et la Croatie. Mais la proportion restait d'environ cinquante contre un, en faveur, si l'on peut dire, du juge Thomas. Le New-York Times poussa d'ailleurs le souci d'objectivité jusqu'à nous raconter comment la presse étrangère, et singulièrement la presse européenne, avait traité, ou négligé de traiter, ce drame national. Il précisa que les organes de presse de Paris, Francfort ou Milan parlaient de «psychodrame» ou d'hypocrisie exhibitionniste. Il releva, sans l'expliquer, la profonde différence de mentalité qui sépare les deux côtés de l'Atlantique. Et si nous risquions, nous, un début d'explication?
Commençons par le plus simple (qui n'est pas nécessairement le plus faux): incriminons d'abord l'égocentrisme américain, cet égocentrisme naturel des nations géantes: les dix pages consacrées à l'affaire Thomas, contre zéro ligne au drame européen s'expliquent d'abord par l'esprit de clocher (un clocher aussi haut, certes, que les tours du World Trade Center).
A ce constat, une nuance: l'Europe sous-estime l'importance de la Cour suprême américaine: Tocqueville, lui, ne la sous-estimait pas: le Président lui-même peut faillir sans dommage, écrivait le grand penseur français, mais telle est l'autorité du pouvoir judiciaire aux Etats-Unis, que «si la Cour suprême venait jamais à être composée d'hommes imprudents ou corrompus, la confédération aurait à craindre l'anarchie ou la guerre civile» (je cite De la démocratie en Amérique). Si Tocqueville dit vrai, le poids de l'Amérique étant ce qu'il est dans le monde, la pureté de la Cour suprême devrait nous importer, à nous Européens, presque autant que la guerre en Yougoslavie.
Soit, dira l'Européen. Admettons que l'éventuelle corruption du juge Thomas soit infiniment plus lourde de conséquences que celle de n'importe quel chef d'Etat. Mais alors, reprochera-t-il à son interlocuteur américain, c'est votre idée même de la corruption qui nous stupéfie: Clarence Thomas, homme public, est accusé sur un terrain strictement privé. Sans doute, de graves questions de société (la question féminine et la question raciale) se profilaient derrière cette affaire de «harcèlement sexuel». Il reste qu'à nos yeux une telle histoire relevait du confessionnal, non des débats sénatoriaux. Une fois de plus, vous avez confondu la politique et la morale.
Ces reproches sont-ils justifiés? Il semble qu'on puisse le prouver par l'absurde: l'Amérique prétend réclamer des hommes publics la pureté morale? Soit. Mais alors cette pureté n'est pas divisible: si l'on exige d'un juge à la Cour suprême qu'il soit un parangon de vertu sexuelle, pourquoi ne pas exiger de lui qu'il donne tous ses biens aux pauvres? Pourquoi un égoïste, un avare, un gourmand, un maniaque, un orgueilleux, ne feraient-ils pas d'aussi mauvais magistrats qu'un coureur de jupons? Dès lors qu'on ne veut pas disjoindre la morale de la politique, il faut en tirer les conséquences: puisque tout le monde est affligé d'au moins un défaut majeur, personne ne sera jamais digne d'occuper une magistrature.
Cependant, les Américains pourraient nous opposer un autre raisonnement par l'absurde: même en Europe, nous diraient-ils, qui trouverait bon qu'une franche canaille accède à de hautes responsabilités publiques? Dans le cas du juge Thomas, nous sommes loin du compte, certes. Mais où se situe la limite? Par exemple, si l'on établissait la preuve qu'il est non point coureur de guilledou mais pornographe, que diriez-vous de sa nomination? A partir de quel degré d'impureté considérez-vous que l'individu risque de souiller sa fonction? N'avons-nous pas raison d'exiger que les représentants de la loi soient aussi des personnalités irréprochables? En outre, nous ne confondons pas la politique et la morale, nous exigeons que ceux qui disent le droit respectent la morale. Ce n'est pas la même chose.
Qui a raison? L'Europe estime que les institutions valent mieux que les hommes. L'Amérique, que l'homme est l'ultime garant des institutions. Des deux côtés de l'Atlantique, nous tenons sans doute une part de la vérité. Quel dommage que nous n'habitions pas tous les Açores.
Chaque fois qu'un crime particulièrement horrible vient à la connaissance du public, des voix s'élèvent pour exiger le rétablissement de la peine de mort. C'est ce qui vient de se produire après le viol et le meurtre de deux fillettes en France; c'est ce qui s'était produit naguère en Suisse, après une série d'assassinats d'adolescents.
Et régulièrement, ces mêmes voix accusent de faiblesse coupable, de pitié déplacée pour les meurtriers, voire d'immonde complaisance, ceux qui, quelle que soit la gravité du crime, maintiennent leur opposition à la peine de mort. Comme s'il fallait proportionner physiquement la punition au crime; comme si ne pas tuer un criminel revenait à prendre son parti.
Sans doute, il est naturel de vouloir rendre coup pour coup. Rien de plus humain que l'instinct de défense. Humain parce qu'animal, et nous n'avons pas à rougir de ce qui nous rattache à l'ensemble du règne vivant. Dans le mot animal, il y a le mot «âme», soit dit sans la moindre ironie. Mais la justice d'une communauté humaine, mais le droit d'un Etat choisissent de ne pas écouter nos instincts animaux, de dépasser notre âme instinctive; ils choisissent l'esprit.
Et que nous dit ici l'esprit? Par la plume de Camus et Koestler et de leurs Réflexions sur la peine capitale, il nous dit que la seule justification d'une telle peine, c'est son éventuelle valeur d'exemple. C'est qu'elle dissuade peut-être de futurs criminels. Or, toutes les études comparatives l'établissent, la peine de mort n'est jamais dissuasive. Au fond, ses adeptes le savent bien, mais cette évidence offerte à l'esprit, ils n'en veulent rien savoir. Ce qu'ils veulent, ce n'est pas la dissuasion, c'est la vengeance.
Il ne s'agit pas seulement de se venger, protesteront-ils. Mais de prévenir; et dans l'état actuel de nos législations, seule la peine de mort garantit que le criminel ne retrouvera jamais la liberté, donc ne nuira plus jamais. Sans doute, et c'est bien pourquoi je crois à la nécessité des peines incompressibles, y compris la prison à perpétuité. Un tel châtiment serait pire que la peine de mort elle-même? A la bonne heure: les partisans de cette dernière devraient y trouver leur compte, eux qui souhaitent, pour les criminels, le pire des châtiments.
Dans le récent drame qui s'est produit en France, le meurtrier a tenté de se suicider: avant d'être appréhendé, avant de susciter l'horreur de ses frères humains, il a voulu exercer contre lui la vengeance qu'il redoutait, mais que, tout aussi bien, une part de lui-même éprouvait contre soi. Hélas — si l'on ose un tel mot — il a échoué dans sa tentative de se faire justice. Mais ce ne sont pas les autres qui vont maintenant lui faire justice. C'est la société. Et le propre de la société, c'est, encore une fois, d'obéir à l'esprit; pas à notre âme animale. Cela n'est pas à dire que la justice soit froideur abstraite, mépris de l'âme et de ses embrasements. Non, la justice est simplement une passion plus haute, donc plus humaine. Face aux passions de l'âme individuelle, ce n'est pas un extincteur, c'est un contre-feu.
Si la peine de mort se justifiait aux yeux de l'esprit, si donc elle diminuait tant soit peu le nombre et l'horreur des crimes à venir, il faudrait la considérer. Cela n'est pas. Les partisans de cette peine auront beau continuer de nous soupçonner de complaisance ou d'insensibilité à l'endroit des victimes, ils continueront, ce faisant, de réclamer qu'on ajoute l'horreur à l'horreur; ils continueront surtout, pour les plus habiles d'entre eux, à user sciemment d'arguments de mauvaise foi.
Car il ne faut pas s'y tromper: les «voix qui s'élèvent» ne sont pas seulement celles des villageois ou des parents des victimes, sous l'emprise de la colère ou de la haine. Non: ce sont surtout celles de politiciens conscients d'attiser la flamme, et soucieux d'y griller leurs marrons. Et si ces justiciers prennent l'air le plus grave pour vous dire: «Vous me calomniez, je suis sincère, je crois à l'efficacité de la peine de mort», leur mauvaise foi ou leur confusion mentale n'en sont que plus flagrantes: depuis quand l'efficacité d'une punition est-elle affaire de croyance? Elle est affaire de constat. Ces gens font mieux de dire alors: je crois à la nécessité du talion — et cesser de prétendre exercer des responsabilités politiques.
Voici trois «nouvelles du monde», choisies parmi les plus récentes. Ex-URSS: M. Chevardnadzé retrouve son poste de ministre des Affaires étrangères; Edouard Chevardnadzé, l'homme qui, publiquement, soupçonnait Mikhaïl Gorbatchev, son patron, d'avoir trempé dans le putsch d'août dernier, et d'avoir machiavéliquement joué les victimes dans une affaire dont il tirait peut-être les ficelles.
Cambodge: après le retour du prince Sihanouk au pays de ses ancêtres, c'est le retour des chefs Khmers rouges au pays de leurs crimes, de leurs tortures et de leur génocide; une cinquantaine de personnes ont manifesté contre cette présence légèrement encombrante. L'un des chefs massacreurs a déclaré se sentir «très à l'aise».
Liban: après quelques années de détention durant lesquelles, selon leurs témoignages, ils étaient enchaînés 23 heures 50 minutes sur 24, deux otages occidentaux sont libérés; à propos de l'un d'eux, Terry Waite, on chuchote qu'il était peut-être un agent secret. On s'étonne en outre que ces libérations ne coïncident pas avec celles de prisonniers détenus par Israël, et qui servent de monnaie d'échange. Mais cela viendra sans doute.
Ces trois nouvelles, fort différentes, ont un point commun: à des degrés de gravité fort divers, elles sont toutes aberrantes ou monstrueuses: en URSS, un homme accusé de traîtrise fait de l'accusateur son bras droit; au Cambodge, d'épouvantables criminels posent le pied sur le sol qu'ils ont semé de squelettes, sans trébucher ni rouler sur les crânes de leurs victimes, et surtout, sans déclencher d'émeute. Au Liban, l'on fête avec jubilation l'une des phases intermédiaires d'un trafic de marchandises humaines.
Bien sûr, ces trois nouvelles ont un autre point commun, qui dans une certaine mesure rend explicable leur aberration, raisonnable leur monstruosité: elles n'expriment qu'une toute petite partie de la réalité. Dans l'ex-URSS, pour bien comprendre le retour de M. Chevardnadzé, il faut évidemment invoquer des motifs d'ordre «politique»; il faut admettre que les accusations de traîtrise lancées contre Gorbatchev n'étaient qu'un élément, soigneusement pesé, d'une stratégie à long terme; qui sait, peut-être ont-elles même été formulées d'entente avec le patron du Kremlin. Au Cambodge, il faut se rappeler que les Khmers rouges se sont fait apprécier d'une partie de la population paysanne; qu'en outre les victimes de Pol Pot ont de bonnes raisons de se tenir cois tant que l'avenir est incertain; qu'enfin le retour des bourreaux constituait une des conditions sine qua non de la paix. Dans l'affaire des otages du Liban, nous n'ignorons pas que MM. Waite et Sutherland sont les éléments d'un troc lié au processus de paix proche-oriental; ainsi leur libération constitue effectivement une bonne nouvelle, de surcroît rationnelle et sensée.
Bref, dans les trois cas, nous devons reconnaître que nous savons bien peu de chose, et que si nous savions tout, si nous étions à la place des politiciens ou des négociateurs, aucune de ces nouvelles ne nous surprendrait. Lorsqu'elles nous parviennent à l'état brut, elles ne sont que folie à nos yeux. Cependant, une analyse rationnelle permet de dépasser cette première impression.
Soit. Mais ces sages considérations ne suffisent pas à dissiper notre trouble. D'abord, comment s'y prendre pour dépasser notre première impression? C'est extrêmement difficile: le simple citoyen, quelle que soit sa bonne volonté et son désir de comprendre, reçoit chaque matin des tombereaux d'information brute, information qui demanderait, pour être comprise, des wagons d'analyse, sans oublier les aveux complets des acteurs; alors que pratiquement, nous pouvons compter sur quelques conjectures d'éditorialistes, et sur le Café du Commerce.
Mais il y a plus grave: est-il juste de considérer qu'une explication rationnelle des faits monstrueux qui nous assaillent doit suffire à calmer notre indignation? Nous nous disons, dans une semi-inconscience: que veut-on, ce sont les arcanes de la politique... et, sans comprendre, nous cessons de nous étonner ou de souffrir. Ne perdons-nous pas alors sur les deux tableaux? Notre raison n'est satisfaite que par procuration, et notre sensibilité s'engourdit.
Or il est faux de croire que l'analyse rationnelle des événements dissipe leur scandale. La rationalité des nouvelles qui nous parviennent d'URSS, du Cambodge ou du Liban n'empêche nullement ces nouvelles de rester énormes, voire monstrueuses, sur le plan humain. A des degrés divers, et même après des explications complètes, la nomination de Chevardnadzé, le retour des Khmers rouges au Cambodge, le trafic des otages sont et restent dignes de susciter la révolte. Nous devrions le savoir depuis la deuxième guerre mondiale au moins: il ne suffit pas qu'une entreprise soit logique pour être humaine et juste. Une folie rationnelle demeure une folie. Sommes-nous des vaches, pour regarder ainsi passer le train du monde?
Je voudrais parler du nationalisme. Et j'allais dire: de quoi, aujourd'hui, peut-on parler, sinon du nationalisme, hélas. On entend souvent dire que les passions collectives sont certes redoutables, mais que somme toute elles permettent à l'individu de dépasser ses limites, de sortir de lui-même, et, finalement, de vaincre son égoïsme natif. Conclusion: sauf excès regrettable, les passions collectives seraient non seulement nécessaires à l'homme, mais encore souhaitables, car moralement supérieures aux passions individuelles. On cite Malraux, pour qui les hommes de L'Espoir accèdent collectivement à des vérités auxquelles ils n'accéderaient pas seuls.
Je voudrais répondre que Malraux a bon dos, et que les passions collectives sont toujours mauvaises. Toujours elles trichent avec la qualité humaine. Pour nous en convaincre, accordons-nous un petit détour, loin des guerres qui font rage ou qui menacent à nos portes européennes. Parlons sport. Personne, je pense, n'a pu regarder la finale de la Coupe Davis entre la France et les Etats-Unis sans penser au phénomène de la passion collective, heureusement circonscrit, ici, au monde symbolique de la petite balle.
Or quand on y réfléchit, c'est tout à fait extravagant: les vainqueurs et les journalistes français reconnaissaient bien volontiers que dans leur victoire à ce concours tennistique, le jeu de tennis lui-même n'avait eu qu'une modeste part. Certains allaient jusqu'à dire carrément qu'il n'avait compté que pour la portion congrue. La clé du triomphe, c'était à la fois l'«esprit d'équipe» et le «soutien de la foule». Le tennis, avec cette coupe Davis, cessait d'être un sport individuel pour devenir enfin «collectif» et «populaire». Et nous avons effectivement assisté, dans des conditions qu'on pourrait nommer expérimentales, à ce troublant phénomène: dans un corps et une cervelle d'individu passaient littéralement les énergies d'un groupe. Cet individu «se transcendait», «se dépassait», «porté» qu'il était par la foule. Signe palpable que les limites d'un être ne coïncident pas toujours avec celles de son propre corps. Et le tennis, continuant d'être joué par des individus, devenait un sport collectif. La volée de Sampras n'était plus simplement contrée par un lob ou un passing, mais par le hourvari de la foule en délire.
Telle est la puissance de cette foule sur l'individu, puissance capable, sans violer ouvertement l'esprit du jeu, de le bouleverser radicalement, que l'individu sans foule et sans soutien s'en trouve submergé, déboussolé, inopérant. Le jeu de Sampras, ce Mac Enroe gentleman, est le plus pur et le plus parfait du tennis actuel? Nous ne voulons pas le savoir, hurle la foule, nous voulons gagner. Nous n'empêchons pas Sampras de jouer, nous donnons simplement à son existence personnelle, à ses mérites personnels, une importance qui tend vers zéro. Ce qui compte n'est plus d'avoir du talent mais d'être fort. D'être fort comme la foule est forte: sans conscience, sans volonté, sans effort, sans nuances. En poussant des cris, en poussant avec des cris. Vous dites que Sampras est le meilleur? Il se peut. Mais que le meilleur perde! Que le talent le cède à la force. (Certes, les Français ont bien joué. Mais leur surcroît de talent, et la constance de leur talent dans ces circonstances, leur furent accordés par la force).
Laissons le tennis. Lorsque ce n'est plus dans un jeu mais dans la vie que se déchaînent les passions collectives, ce n'est pas non plus le meilleur qui gagne mais le plus fort. On est fort sans l'avoir voulu, on gagne parce qu'on est légion. On a raison parce qu'on chante ensemble, parce qu'on crie ensemble, parce qu'on marche ensemble. Sans doute l'individu, laissé à lui-même, replié sur lui-même, est-il égoïste; sans doute les passions collectives le font-elles sortir de son moi trop limité. Mais c'est pour entrer dans un Moi plus primitif et plus aliéné, qui ne se sent responsable devant rien. Les passions collectives ne transcendent pas l'égoïsme, elles le déshabillent de ses scrupules.
Eh quoi? dira-t-on. Rien ne serait donc supérieur à l'individu? Si, quelque chose est supérieur à l'individu, mais ce n'est pas la passion collective, qui n'est jamais qu'une passion plus primaire, plus obscure et plus inconsciente encore que les passions individuelles. N'est supérieur à l'individu que ce qui est supérieur non pas à l'ego mais à l'égoïsme: la pensée, ou la passion altruiste du collectif. Dans la passion collective, l'individu nie, oublie ou dissout ses limites. Dans la passion du collectif, il les reconnaît, il tente de les franchir. Et cette passion ne peut être qu'une pensée, elle ne peut être que personnelle. N'espérons pas qu'un groupe ou qu'une foule puisse prendre la conscience et la responsabilité d'un groupe ou d'une foule. L'individu seul peut donner sens à ce qui le dépasse.
L'humanité pensante est en phase dépressive. Elle ne met plus seulement en doute les vertus du communisme ou les bienfaits du capitalisme. Elle désespère désormais de la possibilité même, pour les hommes, d'améliorer quelque chose à leur vie. Elle craint de toucher à notre condition humaine, de peur de la gâcher davantage.
A partir de quand l'espoir moderne du progrès fut-il entaché, pollué, trahi? Depuis hier ou la nuit des temps? Depuis Staline, ou déjà Lénine? Lénine, ou déjà Marx? Marx, ou déjà Hegel? Et le gouffre entre riches et pauvres, la misère du tiers-monde, est-ce le capitalisme, ou déjà les Lumières? Est-ce les multinationales, ou ces philosophes sincères qui virent dans la propriété privée le lieu même de la liberté humaine, la marque même de notre dignité? Pas d'illusions: le libéralisme, en tant qu'espoir communautaire, en tant que projet d'une amélioration réelle du sort de l'humanité, est mort bien avant le communisme. L'état présent du monde n'est donc nullement marqué par la victoire, même partielle ou douteuse, d'un système sur un autre. Il est marqué par un désenchantement général, bien digne des utopistes déçus que nous sommes.
Et plus rien n'échappe à notre soupçon d'impureté. Pas même les espérances les plus anciennes et les plus innocentes. Pour tenter de rompre une dernière lance en faveur du communisme, M. Gorbatchev, dans une interview récente, décida de s'élever sur les cimes idéologiques, et, dépassant d'un coup d'aile les hauts plateaux hégéliens, gagna les neiges éternelles des grandes utopies de la Renaissance: «Il y avait du bon chez Thomas More et chez Campanella», s'écria-t-il pour excuser l'échec des derniers plans quinquennaux. Staline, Lénine, Marx, Hegel sont peut-être impurs, mais c'est plus haut qu'il nous faut remonter: bien au-dessus de nos égouts et de nos pollutions: regardez ce lac de montagne, comme ses eaux sont claires!
Mais hélas, à la pureté des anciens utopistes, nous ne croyons pas non plus. Thomas More et Campanella? On se rappelle que le premier, au début du XVIe siècle, et le second, cent ans plus tard, se plurent à imaginer, à la suite du Platon de la République, une organisation sociale parfaite, où le pauvre cesserait d'être la victime du riche, où tous les biens seraient communautaires, où l'on vivrait frugal et joyeux, où les lois seraient aussi simples qu'équitables; où, servies par une technique miraculeuse, les armées subsisteraient, mais au service de la liberté; où l'amour serait sacré, mais jamais égoïste; où les poètes auraient droit de parole pourvu qu'ils ne mentent pas. Bref, la cité du bonheur par la vertu. Quoi de mieux?
Hélas, nous sommes désormais convaincus que M. Gorbatchev n'est pas encore monté à une altitude suffisante pour garantir la pureté de ses eaux. Tous les critiques du communisme, de Dostoïevski à Soljénitsyne, de Zamiatine à Zinoviev, s'accordent à dire en effet que les pires crimes et les pires aberrations du «socialisme réel» sont dus à la volonté d'organiser à tout prix le bonheur des hommes et d'imposer le Bien jusque dans le détail de nos existences. Que par conséquent les premiers responsables du Goulag ne s'appellent pas Staline, ni Lénine, ni Marx, mais justement Thomas More, Campanella... Platon.
Et l'humanité pensante, dans son doute ravageur, se demande maintenant jusqu'où M. Gorbatchev, tel un cerf traqué, devra fuir dans la montagne pour trouver une source pure. Nous ne croyons plus du tout à la possibilité d'améliorer la condition humaine; nous sommes amèrement persuadés que, si les basses eaux sont polluées, c'est que les sources, au sommet des pics les plus sourcilleux, ne seront jamais sans reproche.
C'est alors que nous touchons, quant à nous, le fond du gouffre: ce ne sont plus seulement des systèmes que nous contestons, c'est l'espoir lui-même. Or ce pessimisme est outrancier, à la mesure de l'optimisme utopique dont nous nous étions trop longtemps bercés. Assurément, la source pure se situe plus haut encore que More ou Campanella, lesquels font déjà partie de ceux qui systématisent l'espoir et régentent le bonheur. La source pure, c'est tout simplement l'espoir lui-même, le désir d'agir, de venir en aide à la condition humaine.
Cet espoir et ce désir, comme tels, ne sont pas entachés: certes, leur mise en système nous conduit à fins contraires: il est prouvé que le culte «libéral» de l'individu débouche dans le triomphe de l'égoïsme et de la force; il est non moins établi que la volonté d'égalité absolue et de bonheur dirigé nous jette dans la contrainte absolue et le malheur collectif. L'amélioration de notre condition ne peut être laissée ni à notre bon naturel ni à nos mauvais artifices. Mais il n'est pas dit qu'elle soit exclue. M. Gorbatchev nous propose une remontée aux sources de l'utopie. Même ces eaux-là sont encore troubles? Eh bien, poursuivons l'ascension. Alors nous n'aurons plus à «mourir de soif auprès de la fontaine».
Durant les derniers jours de l'année 1991, il suffisait de franchir les portes du Palais Garnier pour que Paris s'appelle Florence: les décors du Roméo et Juliette de Prokofiev (conçus par le fameux Ezio Frigerio, complice de Giorgio Strehler au Piccolo Teatro), évoquaient magnifiquement, et presque douloureusement, Piero della Francesca, ou Paolo Uccello, sans clin d'oeil ni parodie, avec un sens parfait de la métamorphose. Ces ocres, ces ors, ces verts pâles, ces rouges tendres et soudain sanglants, c'était toute la Renaissance et toute l'Italie. N'oublions tout de même pas la musique de Prokofiev et la chorégraphie de Noureiev qui, comme Pierre le Grand, surent acclimater l'architecture florentine à Saint Pétersbourg.
La beauté sera convulsive ou ne sera pas, prophétisait André Breton. Avait-il raison? Devant un tel spectacle, il serait difficile de le nier: pour le moins, la beauté sera fragile ou ne sera pas; la beauté sera éphémère, fugace, injustifiée, vite engloutie, ou ne sera pas: ces tableaux vivants créés sur la scène de l'Opéra, à grands renforts de lumières mille fois variées, de pas mille fois répétés, d'ensemble mille fois réglés; ces féeries extorquées à l'imperfection du monde, à force de collaborations multiples, de travaux interminables, de volontés acharnées, de dépense financière et d'épuisement musculaire, tout cela ne dure que quelques minutes, au mieux quelques soirées. Même repris, un spectacle évolue irrémédiablement. Et tant de goût, de labeur, d'invention, de talent, n'existent bel et bien que le temps d'une belle mort.
La beauté ne dure pas: constat banal, même si la référence à d'autres arts semble conduire à des conclusions tout opposées: les sculptures égyptiennes, par exemple, ne continuent-elles pas aujourd'hui de nous émouvoir? Et les chefs-d'oeuvre de l'architecture, de la musique ou de la peinture, à commencer par ces tableaux de Piero della Francesca, d'Uccello, qui poursuivront leur existence quand le spectacle de Noureiev et Frigerio, depuis longtemps, sera rayé des répertoires?
Pourtant la beauté des oeuvres de Piero, la perfection d'une statue égyptienne ou grecque sont éphémères elles aussi, exactement comme la splendeur d'un spectacle de ballet ou de théâtre — non, ce ne sont pas les oeuvres qui sont éphémères, c'est nous. C'est nous, les humains, qui nous montrons incapables d'éprouver la beauté, dans toute sa plénitude, plus de quelques secondes ou de quelques minutes. La merveille et l'astuce d'un spectacle de théâtre ou d'opéra, c'est de finir avant que ne soit épuisée notre capacité d'émotion. C'est de savoir se retirer — les spectacles ont donc une sagesse que n'ont pas toujours les acteurs.
Imaginons que dans une exposition, les tableaux nous apparaissent exactement trois minutes, ou trois secondes, avant d'être avalés par les parois du musée. Combien nous les aimerions davantage! Mais combien nous serions accablés s'ils nous étaient imposés trois heures... Dans les musées ou les villes d'art, les statues et les cathédrales restent, et c'est nous qui passons. Dans les salles de spectacle, la beauté passe, devant nous qui restons immobiles. Cela revient au même: si l'opéra, ou le ballet, se prolongent excessivement, notre émotion fait place à la langueur, puis à l'ennui, et nous quittons notre siège en renâclant. L'oeuvre d'art n'est pas toujours éphémère, mais décidément nous le sommes à sa place.
Il suffit, si l'on veut s'en convaincre davantage, de quitter le Palais Garnier pour le Grand Palais, et d'affronter les portraits de fous que peignit Géricault. Portraits insoutenables tant que leur beauté nous saisit — oui, leur beauté, qui est simple synonyme de présence. Puis on apprivoise l'atroce; la volonté de comprendre, ou d'apprendre, se substitue à l'émotion pure. La minute convulsive est passée. L'oeuvre reprend ses distances. Ou plutôt c'est nous qui, sans avoir bougé d'un pouce, nous éloignons, épuisés de plénitude.
Que la beauté soit éphémère (et parfois dispendieuse, comme un spectacle de ballet ou d'opéra) ne saurait faire conclure qu'elle n'en vaut pas la peine. Elle vaut justement, et très exactement, la peine que nous lui consacrons. Elle est le fruit d'une dépense, oui, d'une dépense de tout l'être. Le spectateur, après le créateur, se donne et se dilapide pour ce rien, pour cet irréel convulsif qu'on appelle la beauté. Et c'est ainsi pourtant qu'il sera mieux armé pour le réel. Sorti du spectacle ou de l'exposition, il retrouve la grisaille et le froid, la quotidienneté. Il n'est pas surpris, il n'est pas malheureux, il n'est pas affaibli. Il regarde davantage, et, qui sait? Peut-être comprend-il davantage.
Les récents événements d'Algérie sont des plus embarrassants pour l'Europe et ses principes. A la date du 15 janvier, où ces lignes sont écrites, et quel que puisse être l'avenir, on a l'impression d'avoir assisté à un duel où le Méchant, en passe de gagner à la régulière, disparaît dans une trappe traîtreusement ouverte par le Bon. Difficile de choisir entre le sourire et la grimace.
Certes, depuis qu'on réfléchit sur le sens et les fondements du régime politique appelé démocratie, on connaît sa fragilité, ses paradoxes, les risques auxquels il s'expose. On sait que la démocratie, par définition, donne des armes à ses adversaires, puisqu'elle autorise et même encourage l'expression de toutes les opinions, fussent-elles ennemies de l'égalité ou de la liberté. La démocratie se corrompt plus aisément, peut-être, que n'importe quel autre régime, et la tyrannie l'accompagne comme son ombre. L'histoire a déjà connu des situations dans lesquelles la démocratie était balayée, en un souffle, par le despotisme le plus décidé, et bientôt le plus atroce; ainsi de la République de Weimar, incapable de résister à la montée de Hitler.
On a donc vu des démocraties submergées, vaincues, étouffées, renversées. Mais ce qu'on n'avait peut-être jamais vu jusqu'aujourd'hui, c'est une procédure légale hissant tranquillement au pouvoir un «parti» qui promet du pain et des prières, mais pas précisément des libertés. Que faire alors? Les dirigeants algériens se trouvaient-ils justifiés de recourir aux mesures d'exception, ou leur fallait-il au contraire s'incliner devant le vote du peuple, quand bien même celui-ci signifierait, pour ce peuple, la «servitude volontaire»?
En tout cas, les dirigeants ont choisi. L'annulation du vote par le «coup» du 13 janvier fut la réponse du berger à la bergère. Et notre embarras vient de ce que nous avons envie d'approuver dans le principe et de désapprouver dans le cas d'espèce: dans le principe, il est peut-être des moments où la démocratie, pour assurer sa propre survie, doit se contredire elle-même, du moins en apparence.
Peut-être. Mais encore faut-il que la sauvegarde des principes fondamentaux ne soit pas prétexte à la défense d'intérêts particuliers. Quel est ce pouvoir légal qui juge et condamne un parti sur des intentions, fussent-elles inquiétantes? La défense de la démocratie a bon dos pour empêcher la déroute d'un régime essoufflé. Pourquoi ne pas avoir attendu l'épreuve des faits, et jugé le FIS à l'aune d'une Constitution qui, elle, n'allait pas être abrogée par les seules élections législatives?
Cela dit, le coup d'Etat démocratique peut être parfois nécessaire. Mieux: la démocratie, lorsqu'elle y recourt pour se sauver elle-même, ne se contredit nullement. Un régime démocratique ne doit pas respecter automatiquement les choix de la majorité. Vox populi, vox Dei ne résume pas la démocratie, dont le principe fondamental, ou l'un des principes fondamentaux consiste à sauvegarder ou à promouvoir les valeurs de liberté et d'égalité. Si donc 51%, ou même 100% des citoyens d'un pays donné décidaient par exemple l'infériorité juridique de la femme (parce qu'ils auraient porté au pouvoir un «parti» qui consacre cette infériorité) un tel vote, en vraie démocratie, n'aurait pas force de loi. La pierre de touche d'un régime démocratique, c'est l'égalité juridique, ce n'est pas le vote majoritaire.
Nous avons trop tendance, dans le désenchantement de nos sociétés très avancées et de nos Etats bien huilés, désenchantement que stigmatise La mélancolie démocratique de Pascal Bruckner, à croire que si notre régime politique est préférable à tout autre, c'est parce qu'il consacre le règne des 51%. Alors que la démocratie consiste d'abord à refuser le pouvoir absolu, y compris celui de la majorité. Il est donc légitime de combattre tout pouvoir, fût-il sorti des urnes, qui bafoue le principe d'égalité (ce principe que tout être humain détient le même pouvoir d'être, de participer au concert des êtres); il est impérieux de préserver envers et contre tout cet esprit que Montesquieu nommait la «vertu» (c'est-à-dire, en somme, l'intériorisation des lois par toutes les consciences).
J'ai retrouvé, sous la plume de Raymond Aron, qu'on ne peut accuser d'être un chantre de l'illégalité, des propos fort éloquents à cet égard. L'auteur de Démocratie et totalitarisme commente l'impuissance de la République de Weimar à empêcher l'installation du régime hitlérien (l'islamisme n'est pas l'hitlérisme, mais il s'agit de savoir comment réagir quand la démocratie est menacée, d'où que vienne la menace): «Avec la sagesse que donne la connaissance des suites, on peut dire sans hésiter qu'un coup d'Etat des partisans du régime constitutionnel eût été préférable».
Le polyéthylène téréphtalate, qu'on se le dise, est une matière honorable; c'est même, pour reprendre le vocabulaire cher au Molière du Médecin malgré lui, une matière franchement louable. On peut soutenir sans risque de se tromper que ses inventeurs ont bien mérité de l'humanité, puisque, grâce à leur talent, nos bouteilles d'eau minérale, une fois jetées, retournent discrètement et poliment à la poussière dont nous sommes tous issus. En termes plus prosaïques, elles ne polluent point. Vive, donc, le polyéthylène téréphtalate, l'une des plus salubres conquêtes de la modernité.
Le polyéthylène téréphtalate comportait un seul inconvénient, mineur à vrai dire: cette matière est synthétique, mais les mots qui la désignent ne le sont guère. Ces mots allaient-ils donc subir un raccourci plus ou moins heureux, comme le cinématographe devenu ciné, la télévision télé, l'armoire frigorifique frigo, l'adolescent ado? le polyéthylène téréphtalate deviendrait-il polytéré, ou poltère? Ou, mieux, imaginerait-on de le désigner par ses vertus: le verre-de-vie, le verre-vert, le transparent-qui-disparaît, le verre-fondant? Allait-on (cette solution me paraît la meilleure) rendre hommage à sa manière élégante et filiale se blottir dans notre mère la Terre avant de s'y confondre amoureusement? Bref, allait-on le nommer verre-galant?
Ce que toute personne sensée proscrirait en tout cas, c'est l'idée de désigner cette merveille par un mot péjoratif ou nauséabond. Nul n'aurait assez de mauvais goût pour métamorphoser le polyéthylène téréphtalate, sincère ami de la propreté, en son contraire le plus malodorant, et cela sous prétexte d'abréviation. Bref, il ne viendrait à l'idée de personne d'imprimer, vert sur blanc, au fronton de toutes nos boissons familières, je ne sais quelle grotesque incongruité — de publier par exemple le mot «PET» en lettres capitales, à des centaines de milliers d'exemplaires, dans tous les foyers de Suisse romande.
Cela ne vint à l'idée de personne, ce fut un crime de hasard, mais le crime eut bien lieu. Il fallut attendre le Canard enchaîné pour voir ce crime dénoncé (le fameux journal satirique ironisa sur les énergies renouvelables de ces étranges Helvètes qui ne laissent rien perdre).
Un crime? Assurément, l'affaire du PET ne met en jeu la vie de personne. Mais elle trahit, devant le langage, une consternante insensibilité. Or l'insensibilité au langage, c'est peu ou prou la passivité devant le monde. Ne pas savoir ce que PET veut dire, ne pas percevoir l'odeur et le sens des mots, c'est être pris, littéralement, d'un rhume de cervelle. Les mots nous sont indifférents? Alors les choses le seront tout aussi bien (ce n'est pas pour rien, à l'inverse, que le Canard enchaîné, pourfendeur de l'injustice en acte, est épris de justesse dans les mots).
On dira que nous ne courons guère ce risque d'indifférence ou d'anesthésie, mais que nous serions plutôt menacés d'hyperesthésie verbale: un certain angélisme antiraciste, par exemple, n'accorde-t-il pas aux mots une importance telle qu'il proscrit les «têtes de nègre» des étalages de la Romandie? Sans doute, une telle approche du langage est aberrante (un article, dans ce même journal, le soulignait récemment): traquer et condamner les «têtes de nègre», c'est instituer une équivalence mécanique et forcée entre un mot, quel que soit son contexte, et la pensée esclavagiste ou raciste. Les censeurs, croyant éradiquer la haine d'autrui, s'en prennent aux mots tout en méconnaissant la langue.
Cela dit, cette distorsion de la sensibilité verbale est peut-être moins grave que l'insensibilité totale aux mots. Il s'agit d'ailleurs d'une distorsion volontaire, consciente, idéologique: il n'est pas si difficile de s'en aviser, et de s'en garder. Mais l'insensibilité complète à la couleur, au goût, à l'odeur des mots, ce n'est pas une idéologie, c'est une maladie rampante, un sommeil insidieux; c'est une manière d'être, ou plutôt de ne pas être au monde.
Si la susceptibilité face aux mots n'est pas une attitude sensée, l'apathie devant la langue n'est-elle pas pire encore? Changer un mot n'est pas changer le monde, mais toucher aux mots, c'est bel et bien toucher au monde. Encore une fois je concède volontiers que l'affaire du polyéthylène téréphtalate ne va tuer personne. Elle est ridicule et déplaisante, c'est tout. Mais si, à force d'asepsie, nous éliminons de nos esprits l'odeur même des mots, quelles énormités verbales, réellement redoutables cette fois-ci, ne laisserons-nous pas passer sans sourciller? Quelles violences langagières ne devrons-nous pas subir pour nous rendre compte, à la fin, que les mots sont le monde?
Nous révisons la loi sur les droits d'auteur, et voilà que vous, les artistes et autres créateurs, vous réclamez de l'Argent à la Société. Je vais vous expliquer pourquoi nous, Conseillers nationaux, nous vous donnons tort. Bien sûr, je pourrais recommencer d'aligner tous les arguments que vous connaissez déjà mais dont vous vous obstinez à contester la pertinence (taxes trop lourdes pour nos bibliothèques, conséquences économiques néfastes du «droit de suite», nécessité de protéger le consommateur, etc.). Je préfère vous parler des raisons de fond qui nous animent, et qui justifient métaphysiquement notre refus de vous donner satisfaction. Raisons que même nos estimés collègues du Conseil des Etats semblent perdre de vue. Cette lettre m'est donc aussi l'occasion de leur rappeler avec fermeté nos valeurs communes et nos responsabilités politiques.
Permettez, pour commencer, un bref historique: dans les sociétés primitives, l'Argent n'existait pas encore. Les biens et les services étaient payés par des biens et des services. Ce qui existait donc, c'était à la fois les Besoins et l'Echange: j'ai ceci que tu n'as pas, je te le donne; en contrepartie tu me donnes cela, dont je manque. Jusque là nous sommes d'accord, Monsieur l'Artiste?
Aujourd'hui, rien d'essentiel n'a changé. Aujourd'hui comme hier, L'Homme est un être de Besoins, plus ou moins pressants. Même les loisirs, les vacances, les dépenses de luxe, nul ne les consentirait s'il n'en éprouvait le Besoin. La Croissance, qui selon certains esprits chagrins serait une obsession de la modernité, et ne correspondrait à rien de vraiment essentiel, la Croissance est visiblement un Besoin, puisque nous y sacrifions tout sans discuter; puisque nous n'en contestons jamais le bien-fondé. Un Besoin, Monsieur l'Artiste, c'est ce dont on ne conteste jamais le bien-fondé. Discutez-vous la nécessité de manger, de boire, de croître en pouvoir d'achat, d'acquérir un téléphone portatif? Non. Donc il s'agit de Besoins, de Besoins éternels de l'Homme. Et nous, les responsables politiques, nous sommes là pour organiser leur satisfaction.
L'Argent, Monsieur l'Artiste, sert donc aux Besoins. Et l'art, lui, n'est pas un Besoin. C'est aussi simple que cela. Nous n'avons pas Besoin de lire un roman, de regarder un tableau, d'écouter une musique comme nous avons Besoin, pardonnez-moi, de nous rendre quotidiennement où les rois et les Conseillers nationaux vont à pied. Même vous, les Artistes: n'essayez pas de nous faire croire que l'art est pour vous un Besoin. L'urgence de l'art ne vous torture pas comme la soif dans le désert ou l'exaltante et dure nécessité de la Croissance.
Néanmoins, ne me faites pas dire ce que je ne dis pas: l'art n'est pas un «luxe». Non. Car le luxe, je vous l'ai rappelé, c'est précisément un Besoin. La preuve: il y a même des industries pour ça. Non, l'Art n'est pas un luxe. Et qu'est-ce donc, alors? Eh bien, c'est ce dont la société ne peut faire un Besoin. Autant dire que ce n'est Rien. Or on ne doit pas — et là je suis très sérieux — dépenser de l'Argent pour Rien.
Je vous entends, Monsieur l'Artiste. Vous faites remarquer qu'à tout le moins, à défaut d'être un Besoin, vous risquez, si vous voulez consacrer votre vie à votre art, d'être dans le Besoin? Et vous réclamez la justice, non la charité qu'on vous propose sous forme d'«aide à la création»? Mais vous vous trompez. Nous ne proposons pas la charité. Une société fondée sur la satisfaction raisonnée des Besoins ne peut pas se le permettre, sous peine de miner ses bases mêmes. Non, quand nous envisageons diverses formes d'aide, nous ne pratiquons la charité qu'en apparence, et je vous invite à mieux y regarder: la vraie charité, ce serait une largesse inutile, improductive, une dépense pour Rien. Mais nous ne dépensons pas pour Rien. Jamais. Simplement, nous avons compris l'utilité de l'inutile: pour notre Image. Une société ne fait pas la charité. Elle consent des dépenses provisoirement improductives, mais ne trahit jamais son idéal, qui est le service exclusif des Besoins.
Son idéal inconscient, certes. Aveugle, même. Il n'empêche que nous sommes les serviteurs de la Société, et que nous devons aller là où la Société se dirige, fût-ce d'un pas d'ivrogne ou de drogué. La société se dirige vers la satisfaction des Besoins. Qu'y pouvons-nous? Ce n'est pas que nous aimions toujours cela. Même quand cela nous profite personnellement, nous ne l'aimons pas vraiment. Mais quoi? Nous n'avons rien d'autre. Dure vocation, que de servir ainsi l'inconscience avec conscience. Mais nous y parvenons.
Je parle, Monsieur l'Artiste, un langage que tout le monde comprend. Si vous en preniez de la graine? La Communication, de nos jours, est un Besoin, que vous avez grand tort de négliger.
On célèbre actuellement le triste troisième anniversaire de la condamnation à mort de Salman Rushdie, condamnation prononcée par Dieu, comme chacun sait.
Par Dieu? Au fait, Dieu, qui est-ce? On se le demande trop peu. Faisons donc un petit effort. Imaginons qu'existe au-dessus du monde, au coeur du monde, plus haut que la lune et les étoiles, mais plus intime que l'intime de chaque âme, au delà de l'espace et du temps mais condescendant à entrer dans ces cadres mesquins de la vie animale et humaine, imaginons qu'existe une espèce d'être supérieur, qui sans avoir de corps s'occuperait de nos corps, sans connaître la naissance ni la mort s'intéresserait à notre apparition sur terre, à notre retour en terre.
Oui, posons l'existence, en soi et pour soi, de cet Etre Suprême (car Il mériterait bien la majuscule). Peut-on penser alors un seul instant, concevoir une seule seconde que cette Réalité Superlative, cette Enigme se possédant elle-même, cet Outre-tout, que ce Dieu, enfin, puisse se sentir «offensé» par le blasphème d'un dérisoire humain, au point de ne plus supporter que respire le blasphémateur, poussière perdue dans son minuscule coin d'univers?
On sait au demeurant que Salman Rushdie n'a jamais blasphémé qui que ce soit, pas même du point de vue religieux le plus sourcilleux, pour la belle et simple raison que les Versets sataniques sont un roman, c'est-à-dire une parole au second degré, parole que les mollahs, il est vrai, semblent avoir quelque peine à concevoir, eux pour qui tout est à prendre au pied de la Lettre (et combien d'entre nous, hélas, sont mollahs sur ce point!).
Cependant, même si Salman Rushdie avait crié les Versets sataniques au coeur d'une mosquée, en les donnant pour l'expression de sa conviction intime, même s'il avait donc blasphémé, l'idée que «Dieu» puisse exiger sa mort risque fort de ramener la Divinité à des proportions fort mesquines. Si «Dieu» se montre si vite outragé, si prompt à se venger par l'entremise de sicaires rémunérés, c'est décidément qu'il n'est pas trop divin; et de fait, la condamnation de Rushdie, on le sait, n'a pas grand-chose d'un ordre d'en-haut, et beaucoup d'une entreprise politique. La condamnation de Rushdie, ce sont des hommes qui l'ont prononcée, des hommes dont «Dieu» sert opportunément les intérêts.
Oui, mais il n'empêche que cette condamnation fut prononcée au nom de la religion, et que des milliers, voire des millions de musulmans, de par le monde, ne doutent pas un instant que leur Dieu ne veuille la mort du blasphémateur Rushdie. Comment cela se peut-il? Comment ce Dieu si peu divin peut-il représenter pour des foules entières la Réalité la plus éminente?
L'histoire n'est pas nouvelle: depuis toujours, l'Etre Suprême a bien de la peine à se distinguer de l'homme; pour tout dire, le progrès moral de Dieu semble aussi lent et difficile que celui de ses créatures. Cependant, il apparaissait que depuis quelques siècles, Dieu avait décidé, une fois pour toutes, d'éconduire les hommes qui le pressent de cautionner leurs meurtres. Pourquoi revient-il sur sa décision? Que se passe-t-il?
Il se passe justement que beaucoup d'hommes ne se consolent pas de perdre un Dieu qui tue. Parce que ce Dieu, à leurs yeux, incarne la Force, et que cette Force, dans son excès même, leur apparaît surhumaine. C'est ainsi, notamment, que l'éprouvent les Occidentaux fascinés par un certain islam intégriste: eh oui, disent-ils, un Dieu qui condamne Rushdie à mort est un Dieu terrible, avec qui l'on ne plaisante pas, un Dieu infiniment fort, donc infiniment grand, et, à ce titre, expression d'un absolu dont l'Occident, pourri de doute et de douceurs, manque cruellement. Du coup, la condamnation de Rushdie devient un titre de gloire et de grandeur divine.
Bref, on continue de confondre la force physique et la force réelle, la violence et la divinité. Mais l'erreur est colossale: concevoir un Dieu qui n'a de cesse de noyer le blasphème dans le sang, c'est justement concevoir un Dieu faible, et misérablement humain. Cette faiblesse armée peut certes mettre à genoux des foules immenses, tuer beaucoup, et régner pour longtemps. Mais c'est une faiblesse quand même: celle du tyran susceptible, qui meurt s'il ne fait exécuter tout ce qui bouge. Une faiblesse essentielle: car de même que le tyran humain ne cesse de douter de sa propre légitimité, un Dieu qui fait assassiner les esprits forts est un Dieu qui n'est pas sûr de lui.
Faut-il alors mettre les points sur les «i»? Faut-il préciser que si les tyrans humains, hélas, existent, le Dieu-tyran n'existe pas, et rougirait d'exister? Lever la condamnation qui depuis trois ans pèse sur Salman Rushdie, ce serait mettre fin au drame insensé d'un homme qui a simplement osé croire que Dieu n'est pas aussi faible et mesquin que les hommes. Ce serait renoncer à une insanité qui entraîne les humains dans la servitude et traîne Dieu dans la boue. Car décidément, en cette sinistre «affaire», le blasphème n'est pas où l'on pense.
L'autre dimanche, une brève sortie sur les bords du lac Léman m'a laissé dans une stupeur considérable. Que s'est-il passé? Quelle rencontre inattendue, quel drame, quel phénomène naturel ou humain, quel soubresaut de la Terre ou de l'Histoire? Pourquoi donc ai-je eu l'impression d'un moment essentiel, dont la substance rare, peut-être unique, m'avait d'abord échappé, et risquait d'ailleurs encore de m'échapper, comme ces rêves merveilleux ou terribles, terriblement merveilleux, qui nous fuient au réveil alors même qu'on cherche à les rejoindre, à les retenir — et le seul moyen de les retrouver, de se retrouver à leur niveau de mystère, c'est de descendre doucement dans l'inconscience abandonnée, de remettre ses pas dans les pas du sommeil.
Reprenons donc la promenade, comme dans un rêve, sans trop chercher à comprendre. Nous sommes à Ouchy, par un temps doux, légèrement couvert, de premier printemps. Jusque là, rien d'extraordinaire. Retenons cependant ceci: un temps légèrement couvert; si le ciel avait été parfaitement bleu, la journée aurait eu quelque chose d'accablant dans sa beauté, d'insupportablement beau. Cette brume nous donnait la splendeur du printemps, mais nous protégeait de son venin. Perfection, donc, perfection discrète.
Sur les quais, une foule de promeneurs, familles, couples, groupes de jeunes. Un sociologue dirait: des gens de tout âge et de toute condition. De toutes nations aussi: des Noirs plaisantent autour d'une barque à louer, tandis que passent trois Hindous enturbannés, attirant l'attention d'une famille portugaise; à peine plus loin, venus du soleil levant, des représentants de l'Empire du même nom. «Nous acceptons volontiers l'argent français», dit une pancarte. Tout près de l'embarcadère, un accordéoniste joue de vieux airs parisiens. Une jeune grand-mère se lève de son banc pour faire danser sa petite-fille sur cette musique entraînante. Trente mètres plus loin, c'est une radio portable qui diffuse, à l'intention de patineurs à roulettes, une musique beaucoup plus contemporaine. Mais dans l'espace ouvert, dans l'air libre, les deux sources sonores ne se font pas concurrence. Le passant va de l'une à l'autre sans heurt, sans conflit, comme tout à l'heure il allait de l'Afrique à l'Inde et de l'Inde au Japon.
Mais encore? Quoi de remarquable en tout cela? Ah oui, un incident tout de même: cet automobiliste qui, pour trouver à se garer, grimpe une ruelle à contresens, bloquant le modeste trafic, heurtant légèrement un lampadaire sous l'oeil paisible des badauds, intéressés sans être concernés, comme on peut l'être par une dispute de chats sur un mur. Et voilà. Rien de plus.
Eh bien? N'avais-je pas compris ce qui pourtant me crevait les yeux et la conscience depuis le début? Cette humanité à la fois diverse et paisible, ce mélange des langues et des races, cette cohabitation des musiques et des plaisirs, ce dimanche où chacun sort tout simplement, comme le lézard, pour éprouver le soleil, la lumière, la tiédeur, ce moment où sont suspendues pour tous les passants les obligations immédiates, estompés les soucis, ce moment où chacun se sent suffisamment comblé par le ciel et par l'eau pour n'avoir pas besoin de se méfier du voisin, de regarder l'étranger d'un oeil torve, de condamner le jeune qui fait brailler sa radio ou le conducteur qui roule à contresens, ce moment n'était rien de moins que l'utopie sociale réalisée. Sans qu'il y eût fête ni révolution ni drame ni célébration, et sans police en vue, les humains coexistaient harmonieusement. N'y a-t-il pas là matière à stupeur durable et profonde?
J'entends les esprits chagrins: illusion, s'écrient-ils: votre harmonie est trompeuse, vous choisissez un lieu privilégié, un moment préservé, vous oubliez tout ce qui se trame dans le fond du coeur de tous ces gens pacifiques et tolérants... vous confondez un état d'équilibre précaire et fallacieux avec le paradis. Vous prenez l'exception pour la règle. Et la règle, même sur les quais d'Ouchy un dimanche de printemps, demeure le souci, le conflit, la lutte et le chacun pour soi. Pas d'agressivité, chez tous ces promeneurs? Certes, mais la cause n'en est pas le sentiment de leur fraternité, c'est tout bêtement l'indifférence.
Les esprits chagrins n'ont pas tout à fait tort. Mais je ne prétends pas que ma promenade dominicale a soudain fourni la preuve et la révélation que les hommes vivent tous et toujours dans la béatitude et l'amour réciproque. Je ne confonds pas la tolérance avec l'indifférence, ni le dimanche avec le lundi. Mais les minutes d'équilibre social, les réussites inattendues de la coexistence, en dépit de leurs causes ambiguës et de leurs limites étroites, ne sont-elles pas des signes d'espoir? Ne méritent-elles pas tout de même qu'on les mette à l'actif de notre espèce humaine? Elles ne sont ni parfaites ni représentatives, sans doute, mais elles sont. Comme les conflits, les luttes et les haines, elles appartiennent à nos vies. Il serait naïf de ne voir qu'elles. Mais il est aveugle de ne pas les voir.
Dans le numéro de l'Hebdo daté du 20 février, je m'en étais pris à la position du Conseil National en matière de loi sur les droits d'auteurs. Et, choisissant l'ironie, j'avais concocté le discours d'un Conseiller national imaginaire en train de rappeler le malheureux artiste aux toutes-puissantes réalités matérielles. Là-dessus je reçois, d'un lecteur indigné, une lettre qui me traite (sans ironie) de Conseiller national, et qui déplore en termes modérément polis ma basse incapacité à comprendre le point de vue des artistes...
Si mon correspondant avait su que je ne suis pas un Conseiller national, mais, plus modestement, l'un de ces auteurs qu'il me reproche d'attaquer, il aurait hésité davantage à tomber dans un pharamineux contresens et à m'insulter comme au théâtre on insulterait l'acteur qui joue le méchant. Mais tout de même, que l'on connût on non ma profession réelle, était-il possible de prendre ainsi mon texte au premier degré, et de le croire vraiment écrit par un Conseiller national? Certes, un texte ironique doit d'une manière ou d'une autre signaler sa propre ironie, sous peine de n'être compris de personne. Avais-je fourni trop peu de marques, laissé trop peu d'indices?
J'écrivais par exemple: «Discutez-vous la nécessité de manger, de boire, de croître en pouvoir d'achat, d'acquérir un téléphone portatif? Non. Donc il s'agit de Besoins, de Besoins éternels de l'Homme.» Ou encore: «Nous devons aller là où la Société se dirige, fût-ce d'un pas d'ivrogne ou de drogué». «Dure vocation, que de servir ainsi l'inconscience avec conscience. Mais nous y parvenons.» Ainsi donc, mon correspondant semble croire sans difficulté qu'un vrai Conseiller national prend le téléphone portatif pour un besoin éternel de l'Homme — et surtout, qu'il le dit; qu'un vrai Conseiller national se fait un devoir de suivre les injonctions d'une société ivre ou droguée, de se mettre au service de l'inconscience — et surtout, qu'il le dit. Les vrais Conseillers nationaux apprécieront.
Quant à moi je plaide non coupable: que les lecteurs qui m'ont pris pour un vrai Conseiller national lèvent la main. Tout de même, on pourra me reprocher d'avoir couru le risque inutile d'être compris de travers. Pourquoi vouloir à tout prix jouer de l'ironie? Pourquoi ne pas avoir exposé directement mon point de vue?
C'est que l'ironie, même si son usage fait courir le risque de malentendus grand-guignolesques, est une arme irremplaçable, on le sait: au lieu d'attaquer, elle présente un miroir à l'adversaire. Elle lui dit: «Voilà ce que vous êtes, voilà comment sonnent vos propos, voilà votre vérité; derrière vos arguments techniques, voilà ce qui se dissimule. Regardez-vous, et dites-nous si vous supportez de vous regarder». L'ironie débusque: cette attitude matérialiste que je reprochais au Conseil national, aucun Conseiller national, quel que soit son cynisme, ne la proclamerait. L'ironie est une manière, justement, de la lui faire proclamer. L'ironie, dédaignant le vêtement du discours, négligeant la toge et les effets de manche, montre la chair.
On me dira que l'analyse, ou le discours contradictoire, y parviennent tout aussi bien. Mais ce n'est pas sûr. Surtout pas aujourd'hui. Quand un homme ou une société se sont trop éloignés des valeurs qu'ils prétendaient servir, au point d'avoir perdu la conscience de leur trahison, quand un homme ou une société ont assimilé dans leurs discours officiels tout le vocabulaire des réalités qu'à vrai dire ils bafouent (valeurs spirituelles, dignité, progrès, etc.), comment les confondre? Ils auront forcément réponse à tout. Vous combattez pour l'esprit? Eux aussi. Vous combattez pour la dignité, pour l'épanouissement de l'homme? Eux aussi. Bref, il est un moment où l'on ne peut plus critiquer un discours en lui opposant d'autres valeurs que les siennes: car les valeurs, il les tient toutes; c'est son rayon, il vous en sert à volonté.
Reste alors l'ironie, seul moyen de faire sentir que votre adversaire dit le contraire de ce qu'il prétend dire. Seul moyen de révéler au grand jour qu'il brandit des valeurs creuses et manie des mots vides. L'ironie, en exhibant la parole de chaque être, est irremplaçable lorsqu'il s'agit de montrer l'implicite, d'éclairer les mobiles secrets ou cachés. Pour amener une société à s'interroger sur les valeurs qu'elle ne met jamais en question, pour lui faire simplement apercevoir que ces valeurs posent un problème, il faut l'arracher à elle-même, la planter devant elle-même; il faut qu'elle se regarde avec les yeux d'un autre.
Et ne vivons-nous pas le temps de l'ironie, je veux dire un temps où l'ironie est plus que jamais nécessaire? Un temps où notre société tout entière, et pas seulement ses Conseillers nationaux, perd le moyen de se regarder elle-même, ignore les forces qui la guident? Où les «valeurs spirituelles» sont appréciées parce qu'elles rendent plus «performant»? Lecteur indigné, lecteur de bonne volonté, accordez-moi le droit à l'ironie. Accordez-vous le temps de saisir l'ironie.
Nous avons tous entendu parler du cosmonaute Sergueï Krikalev. Nos quotidiens en ont fait leurs gros titres. Puis les hebdomadaires, et maintenant des mensuels comme le très sérieux et très positiviste Science et Vie. Krikalev: l'homme qui, propulsé dans l'espace par l'URSS de M. Gorbatchev, atterrit dans la Russie de M. Elstine; l'homme qui, pendant son absence, a vu Léningrad devenir Saint-Pétersbourg, Marx rentrer sous Terre ou se perdre dans les étoiles; l'homme qui, toutes les quatre-vingt-dix minutes, bouclait un tour du globe et le voyait inchangé, tandis qu'en réalité la face du monde grimaçait et prenait des rides. Tant et si bien que le malheureux cosmonaute est désormais promu témoin d'un monde perdu, «voyageur anachronique» et même «premier extraterrestre».
Ce sont là des métaphores, bien sûr. Tout comme le rapprochement de Krikalev avec le «voyageur de Langevin», ce personnage fictif qui, circulant dans l'espace à une vitesse proche de celle de la lumière, constate à son retour, conformément à la théorie de la Relativité, qu'il a vécu tout juste un an pendant que la Terre a vieilli d'un siècle. Aucun commentateur, même le plus fantaisiste, n'a jamais prétendu que Krikalev était, au sens strict, un «voyageur de Langevin», et que son temps s'était physiquement arrêté pendant que le nôtre galopait. Mais tout le monde recourt à cette image pour exprimer le sentiment fasciné de deux temporalités historiques différentes: pendant que Krikalev volait au-dessus du globe, donc à l'écart de l'Histoire, pendant qu'il ne se passait rien pour lui, nous autres, citoyens de la Terre, vivions catastrophe sur vicissitude, et bouleversement sur révolution.
Ce n'est qu'une métaphore, soit. Mais cette métaphore elle-même est bien étrange, et mérite qu'on y regarde de plus près. Que représente au fond Krikalev pour notre imaginaire? Certainement l'homme coupé du monde, l'homme impuissant à toucher la réalité, l'homme derrière une vitre. Physiquement à distance de la Terre, nous nous le figurons pur spectateur, interdit d'action, tel le dieu astral d'une cosmologie antique, au point de ne plus concevoir que l'humanité puisse agir, et ne pouvant retrouver qu'avec stupeur le bruit et la fureur du monde sublunaire, dont nous, les Terrestres, aurions été les acteurs conscients et constants.
Or cette image n'est-elle pas doublement fausse? D'abord Krikalev, même à distance physique de la Terre, agissait ni plus ni moins sur l'Histoire (et probablement plus) que s'il avait été sur le plancher des vaches. Krikalev n'a jamais cessé d'être un acteur des événements, un acteur dont le poids, sur la politique de son pays, fut manifestement plus grand que celui de tous les paysans et de tous les ouvriers Kazakhs réunis (il occasionna notamment des querelles de préséance entre MM. Elstine et Nazarbaïev). L'éloignement physique ne change rien à l'affaire. Ensuite et surtout, ce n'est pas parce que nous, les Terriens, avons les pieds sur le plancher des vaches que nous avons agi sur l'Histoire et fait l'Histoire. Ce n'est pas parce que les lieux où se sont joués les récents bouleversements politiques nous étaient apparemment plus accessibles qu'à un cosmonaute, que le temps de ces événements fut notre temps plus que le sien. Pour contrôler, infléchir, ou simplement comprendre les actes de M. Elstine, il ne suffit pas que notre distance au Kremlin soit horizontale plutôt que verticale. Bref, c'est notre temporalité intérieure à tous, et non celle de Sergueï Krikalev, qui s'est vu secouée par le vent d'une Histoire incontrôlable. Et pour dominer les bouleversements récents, pour être à leur hauteur, pour les assimiler, pour s'adapter à leur rythme, un cosmonaute n'est pas plus mal placé qu'un cultivateur, un industriel ou un employé du secteur tertiaire.
Mais alors, pourquoi tous les commentateurs, sans se donner le mot, ont-ils fait de Krikalev, avec tant d'empressement, et contre toute évidence, cet homme à part, anachronique, hors-temps, et dont l'esprit, de retour sur Terre, s'effondre comme une chiffe sous les pesanteurs d'une Histoire qu'il est le seul à ne pas «suivre»?
C'est que justement nous avons tous peine à suivre, et même à nous tenir debout. Et que nous préférons ne pas nous l'avouer. Du coup, nous projetons dans l'espace physique ce qui relève de notre temps mental. Krikalev l'«extra-terrestre» devient l'extra-historique, l'inadapté par excellence, le bouc émissaire de nos angoisses. Nous retrouvons spontanément la très vieille image d'un Ciel aristotélicien, dans lequel le Temps n'a pas cours, tandis que sur Terre se jouent la vie et la mort, la génération et la corruption. Et ce Ciel immobile, nous affectons de le regarder avec une pitié étonnée, nous qui serions en phase avec la vie et les deux pieds sur Terre. Illusion, bien sûr. L'exil mental de Krikalev, prétendument seul à connaître un temps figé tandis que nous galoperions avec aisance sur le destrier fougueux de l'Histoire, c'est en réalité le nôtre. C'est nous tous qui manquons de prise sur le réel, c'est nous tous qui flottons. Avec cette différence de taille que notre retour sur Terre n'est pas encore au programme.
Si l'on critique Disneyland, on est, paraît-il, un rabat-joie qui a perdu son «âme d'enfant». Les marchands de rêve n'ont vraisemblablement qu'une idée fort vague ou fort intéressée de ce qu'est une «âme d'enfant». Mais quoi qu'il en soit, l'accusation doit leur être retournée: fabriquer des usines à rêve, prétendre habiter le rêve et le matérialiser, c'est précisément tuer en l'homme son «âme d'enfant», et son âme tout court. L'homme a toujours rêvé. Mais toujours le rêve l'a jeté dans l'action. Rêve d'un monde meilleur, d'un monde supérieur, d'un monde plus heureux. Rêve inaccessible certes, mais qui nourrit le réel, et fait avancer le monde. Notre modernité, qui prétend rêver mieux que personne, est bien la seule à faire du rêve le contraire du réel: c'est qu'elle a d'abord consommé la rupture entre le travail et les loisirs; désormais le rêve est le comble du loisir; ce qui par excellence doit distraire du sérieux de la vie; une parenthèse d'artifice rutilant dans la grisaille soucieuse du labeur. Mais cette étrange idée de s'enfermer dans le rêve et d'en faire le contraire de la réalité, comme l'idée non moins étrange de faire des loisirs le contraire du travail, ce n'est guère, hélas, un hommage à l'enfance. C'est une faiblesse d'adulte en mal de régression.
Il faut le dire sans esprit polémique: Disneyland est une formidable machine à régresser; une bulle d'irréel, un monde qui, contrairement à l'univers des vrais contes et des vrais jeux, n'est pas le miroir du monde, mais bien le contraire du monde: perfection, propreté, gentillesse universelles, abolition des rapports de force et des rapports d'argent, absence de violence, absence de déchets, absence de problèmes et de mauvais sentiments; fadaises, guimauve, imitations en carton-pâte; donc un non-monde, une réalité sans réel, un simulacre. Purement et simplement un feu d'artifice.
Si cette entreprise est américaine, c'est que l'Amérique même se voulut dès l'origine accomplissement d'un rêve. Et les Américains, plus que d'autres hommes, furent mus par le désir du paradis terrestre, de la pureté sur la Terre. L'Eldorado n'est pas à l'Ouest, il se refuse décidément? Eh bien, construisons-le de toutes pièces. Les Disneylands furent alors les parcs du loisir métaphysique: l'homme américain ne cherchait pas tant à s'y distraire de ses soucis que de sa condition même. Et maintenant les hommes de partout lui emboîtent le pas (mais sans avoir pour cela les raisons, voire les excuses historiques des pionniers fatigués). Les hommes de partout n'aiment rien tant que de s'oublier eux-mêmes, en inventant le rêve réalisé, le rêve qui n'engage pas à l'action; en écrivant en lettres de stuc le conte idéal, habitable et visitable, le conte qui rend tous les contes inutiles. Plutôt que de se guider péniblement sur les étoiles, pourquoi ne pas les décrocher du ciel?
Il était une fois un petit garçon qui entendit le récit de la Belle au Bois dormant. Et qui bien sûr se rêva Prince charmant. La Princesse était dans son coeur; chaque nuit il voyageait vers elle; et le château, de même, était dans son coeur: le soir au creux du lit, mais en plein jour tout aussi bien, pendant que le maître parlait, ou les parents, il n'était même pas nécessaire de fermer les yeux pour que le silence se fasse, pour que se dresse la forêt prise d'un sommeil magique, pour que surgissent les tours altières du castel, sur fond de nuages noirâtres et de lune toujours pleine. Merveille plus grande encore, l'enfant rejoignait à chaque fois la Princesse, il la sauvait d'un baiser, et pourtant rien n'était fini, le mystère demeurait inaccessible, la dormeuse intouchée, interdite, attirante, divine. C'est pour cela justement que la Belle au Bois n'empêchera pas le petit garçon de rencontrer des Belles à la Ville. Ces rencontres n'auront pas la pureté des féeries; elles ne réaliseront jamais le conte. Pourtant le conte les éclairera de sa lumière nocturne. Pour bien marcher sur terre, on vise les étoiles.
Il était une fois un petit garçon à qui l'on vint dire, un beau jour, qu'il n'avait plus besoin de garder en lui le château de la Belle, plus besoin de se fatiguer à rêver. Pourquoi donc? Pour la stupéfiante et mirifique raison qu'il pourrait bientôt, lui, entrer vraiment dans le château (sur le chapitre de la Belle, on se montra plus vague). Oui, parfaitement, entrer dans le château, un château de pierre et de chaux, un château matérialisé, un vrai château. De la même manière, il n'aurait plus besoin d'abriter, dans l'espace et le temps de son coeur, Cendrillon, le Petit Poucet ou les Bottes de sept lieues, car tout cela lui serait désormais donné dans l'espace et dans le temps réels. Ces personnages de rêve, il pourrait les voir, les toucher, les visiter! Le rêve en trois dimensions, le rêve réalisé! Sois heureux mon petit! Bats des mains, réjouis-toi, rends grâce au génie des adultes, qui préservent et glorifient ton âme d'enfant!...
Le petit garçon s'enfuit en pleurant. Du moins je l'espère.
M. George Hallyday, de Hollywood, n'est pas acteur mais plombier. Cinéaste occasionnel cependant. Et désormais, c'est aussi l'homme sans qui le récent drame national américain (les émeutes, les morts, les blessés, les pillages, les incendies, à Los Angeles et bien au delà) n'aurait tout simplement pas eu lieu: puisque c'est lui qui, sans trembler, filma durant 81 secondes les 56 coups de matraque métallique dont fut victime, en mars de l'année dernière, un certain Rodney King, automobiliste noir arrêté pour excès de vitesse.
Bien sûr, les violences policières existent un peu partout. Un citoyen armé d'une caméra n'est que le simple témoin d'une réalité qui ne l'a pas attendu pour sévir, à Los Angeles et ailleurs. Mais d'un autre côté, il fallait décider de témoigner, décider que la violence faite à Rodney King était l'affaire de tous. Le plombier de Hollywood a fait acte civique. Si la «bavure» policière devenait publique, estima-t-il, justice serait rendue; la ferme application des lois réparerait la violence; elle mettrait un terme à l'émotion nationale et même internationale que les 81 secondes du film risquaient de déclencher. Elle attirerait l'attention sur un scandale, mais, du même coup, elle y mettrait fin.
Les choses se passèrent autrement, parce que justice ne fut pas rendue. On connaît la gravité, aux Etats-Unis, des problèmes sociaux. Et l'on ne s'étonne pas que la violence, dans certains quartiers de Los Angeles, n'attende qu'une étincelle pour exploser — bref, qu'elle soit «latente», selon la formule consacrée. Pour avoir habité plusieurs mois dans cette ville, pour avoir plusieurs fois traversé (en voiture) le quartier de Watts, je me souviens assez que l'atmosphère, en une période pourtant sans histoire, y était plutôt lourde. Un ciel chargé d'électricité, donc propice aux orages. Cela est vrai. Mais on a trop dit, me semble-t-il, que l'acquittement des policiers brutaux fut un simple «prétexte» au déchaînement de cette violence. Non, cet acquittement, ce déni de justice, fut infiniment plus qu'un prétexte: une vraie cause. La cause profonde, essentielle — on pourrait presque dire l'origine de toute violence.
Le tabassage de Rodney King était en lui-même révoltant. Pourtant ce n'est pas lui qui causa les émeutes. Sur le moment, la population n'y réagit pas par des moyens extrêmes. A l'exemple de M. Hallyday, on fit confiance à la justice. Mieux: on crut que la justice réelle de la Californie serait à l'image de la justice idéale: une instance qui se substitue à la violence des individus, et qui punit le coupable sans pour autant lui appliquer la loi du talion, afin de dériver, d'humaniser et finalement de réduire l'intensité de la violence sociale. S'ils n'avaient pas cru en la justice, les citoyens de Los Angeles, et singulièrement ceux de la communauté noire, auraient tenté de lyncher immédiatement les policiers brutaux.
Répétons-le, soulignons-le: cela n'arriva pas. Ce n'est que du moment où le tribunal faillit à sa tâche que le drame a commencé. Même si, entre le verdict injuste et l'ampleur des émeutes, la disproportion mathématique est énorme, même si les déprédations furent souvent commises par des gangs à qui le sort de Rodney King et la décision du tribunal étaient indifférents, même si des dizaines d'innocents furent pillés ou molestés, il n'y en eut pas moins, quant au fond des choses, proportion parfaite entre la cause et l'effet: s'il est vrai que la justice est exactement le contraire de la violence, un déni de justice n'est rien d'autre que l'exemple même de la violence, donc la bénédiction donnée à toute violence. En d'autres mots, l'injustice est contagieuse; aussi instinctivement contagieuse que le rire ou les larmes. Dès l'instant où l'acquittement fut prononcé, la scène filmée par M. Hallyday apparut comme une réalité qu'on ne pouvait plus réparer, ni même venger, mais seulement imiter.
Tout récemment, dans le même Etat de Californie, on a gazé, dans des circonstances particulièrement odieuses, un criminel du nom de Harris. Comme c'est le cas chaque fois qu'on perpètre une exécution capitale, les jurés ont refusé de comprendre que la justice n'a pas à singer, par une violence suprême, la violence du meurtrier. Laisser impunies les brutalités policières commises contre Rodney King, voilà une autre manière, guère moins édifiante, de rester prisonnier du cycle de la violence. Face à de tels exemples, comment veut-on que chacun, et d'abord les déshérités, ne se sente pas l'envie, donc le droit, de parler à son tour le langage des armes et des coups?
On souhaite en tout cas que M. Hallyday, de Hollywood, tourne encore, tant que ce sera nécessaire, des films d'amateur, y compris dans les prisons et les couloirs de la mort. Qu'il puisse continuer de considérer la vérité comme un devoir civique; et la justice comme autre chose qu'une violence impunie.
Mais pourquoi donc, pourquoi la récupération d'Intelsat dans le silence éternel des espaces infinis fut-elle si difficile? L'avez-vous compris? Vous êtes des savants, et je vous applaudis. Pour moi, stupéfait devant mon poste de télévision, j'étais comme ces téléspectateurs américains qui, après les premières tentatives infructueuses, téléphonèrent à la NASA pour lui conseiller de prendre le satellite au lasso (ce n'est pas pour rien qu'on habite le pays des cow-boys) ou de le coller à la bande velcro (une invention du bon sens helvétique). Car enfin, me disais-je, profondément irrité de ce mystère, de deux choses l'une: ou bien le satellite, puisqu'il est en apesanteur, par définition ne pèse rien, et dans ce cas, pourquoi le lasso, ou le velcro, ne seraient-ils pas des instruments idoines? Ou bien, comme on n'a cessé de nous le seriner, ce satellite «pèse» trois tonnes, mais alors comment diable a-t-on pu finalement l'arraisonner à la main? Et comment peut-on peser trois tonnes en apesanteur?
Ah, lecteur pétri de science, quel bonheur est le vôtre: vous connaissez la réponse depuis toujours, vous tenez la clé de l'énigme, vous êtes au parfum céleste, vous me trouvez ignare et puéril! Encore mille fois bravo d'avoir gardé si vivace en vous le souvenir de vos cours de physique. Mais pourquoi donc les commentateurs de télévision, sans doute aussi savants que vous, n'ont-ils pas eu pitié des malheureux dans mon genre? N'était-ce pas une extraordinaire aubaine, une formidable occasion, alors que nous sommes tous suspendus à des images littéralement sidérantes, de nous offrir, à nous, millions de téléspectateurs, masse haletante et réceptive, une petite leçon de choses, un cours de physique prodigieuse? D'ajouter à la lumière de l'extase l'éclat de la compréhension?
Rien. Pas un mot. Pas l'ombre du début d'une tentative de lever le voile. Toujours le sempiternel: «Dans l'apesanteur, sans rien qui pèse ou pose, dans l'apesanteur où la moindre chiquenaude...», suivi de son contraire, proféré avec le même pesant aplomb: «Ce satellite, un monstre de trois tonnes...». Rien d'autre. Sauf un beau soir, à la télévision, quand M. Hubert Curien, physicien et ministre français de la Recherche, décida de rompre le silence, et de démocratiser enfin la Connaissance Scientifique. Tel un généreux prince qui, la nuit du 4 août, renonce à ses privilèges, il commença d'expliquer: «Voyez-vous, dans l'apesanteur, le poids n'existe plus, mais la masse subsiste, ce qui signifie...». Ce qui signifie?... haletai-je, au comble de l'attente. C'était compter sans la vigilance du journaliste, qui, manifestement épouvanté à l'idée que le secret serait dévoilé, et que la télévision pourrait, ô crime, nous apprendre quelque chose, sauta littéralement à la gorge du malheureux M. Curien, et fit rentrer dans ladite gorge l'explication commencée, en posant en toute hâte et en toute impolitesse une question inutilement provocatrice sur les retards supposés du projet Hermès.
D'autres spécialistes prêts à partager leurs privilèges ont peut-être eu plus de chance, et sont peut-être parvenus à fournir, sur les ondes, l'explication tant cherchée. Pour ma part j'ai dû téléphoner à un physicien de mes amis, qui a bien voulu (en plein et réjouissant accord avec M. Curien) me communiquer les faits suivants: il est impératif de distinguer la masse (ou quantité de matière) et le poids d'un corps (proportionnel à la quantité de matière et à la pesanteur subie). En outre, changer la vitesse d'un corps en mouvement demande d'autant plus de force que le corps est massif. D'où le fait qu'il peut être difficile de modifier la trajectoire d'un Intelsat pourtant dépourvu de «poids», mais dont la «masse inerte» équivaut à plusieurs tonnes de «masse pesante».
Tout cela crève les yeux, tout cela va sans dire? A la bonne heure. Mais cela n'irait-il pas mieux encore en le disant? Dans toute cette affaire, les masses (au sens, cette fois-ci, des foules qui regardent la télévision, lisent les journaux ou écoutent la radio) n'ont vraiment pas pesé d'un grand poids. Tout s'est passé comme si on les considérait comme indignes ou incapables de comprendre ce que par ailleurs on leur donnait à admirer d'office: ça se passe en plein ciel noir, on vous dit que c'est un exploit, on vous en fournit des explications contradictoires ou pas d'explications du tout, mais contentez-vous de ça. Admirez, c'est un ordre. C'est rationnel, on vous le garantit, que voulez-vous de plus?
C'est ainsi que paradoxalement le progrès de la science et de la raison fait reculer le règne de la science et de la raison: la rationalité d'un phénomène, au lieu d'inciter à le comprendre, nous dispense de le comprendre. C'est du moins ce que semblent décider les médias, qui poussent l'homme de la rue à se fier aveuglément aux Lumières.
Il vous est certainement arrivé d'assister, à la télévision, à l'incident suivant: un présentateur reçoit son invité avec un «bonjour» emphatique, et l'invité, qui visiblement n'avait pas prévu le coup, bredouille un salut gêné, assorti d'excuses du genre: «C'est que nous nous sommes déjà vus tout à l'heure...». Et vous avez alors compris de quoi il retournait: le présentateur et l'invité, bien évidemment, se sont rencontrés depuis belle lurette au moment où le téléspectateur les découvre. Ils se sont donc dit bonjour hors caméra, et plutôt deux fois qu'une. Mais tels sont les rites médiatiques: le public doit pouvoir imaginer que la rencontre a lieu sur le plateau. Le présentateur y va donc de son «bonjour» sonore, comme s'il n'avait jamais vu son interlocuteur; et l'autre, éberlué, se trouve obligé de répondre par la même politesse fallacieuse, sous peine de passer pour un malotru.
Tout le monde, y compris les auditeurs, sait bien qu'un tel salut ne correspond à rien. Mais ce qu'on ignore peut-être, c'est que ce simulacre rituel porte un nom connu des professionnels, et révélé récemment, en toute naïveté, par un présentateur de France-Culture: se saluer pour la galerie, c'est, je vous le donne en mille, se bonjourer. Il fallait y penser! Se bonjourer: donc, très exactement, se dire bonjour alors qu'on ne se dit pas bonjour mais qu'on veut paraître (aux yeux de personne, sinon peut-être du Big Brother médiatique) se dire bonjour.
Du coup, de merveilleux horizons verbaux nous sont ouverts. Car vous aurez remarqué qu'un nombre considérable de paroles et de gestes, dans le monde politique et le monde médiatique (dont on connaît, sur ce plan, la complicité), se passent de cette même manière. A commencer par la poignée de main qu'échangent les notabilités lors des «sommets», poignée de main qui dure une minute entière afin que tous les photographes puissent en profiter, et durant laquelle les partenaires ne feignent même pas de se regarder l'un l'autre comme ils le devraient s'ils voulaient jouer la comédie devant le bon peuple; non, ils regardent tous les deux l'objectif de la caméra. Ce n'est donc même pas pour les téléspectateurs qu'ils se serrent la main, c'est pour la télévision. Ne devrait-on pas dire désormais que ces hommes politiques se «poignent-les-mains», ou qu'ils se manupoignent? De même lorsqu'ils sourient (à l'intention de l'Electeur imaginaire), ne devrait-on pas écrire qu'ils relèvent les commissures de leurs lèvres, ou plus simplement qu'ils commissurent? Quand ils jurent solennellement qu'ils disent la vérité, ou «parlent vrai», ne devrait-on pas préciser qu'ils vériparlent, ou, mieux, qu'ils alèthent (du grec «aléthé», qui signifie la «vérité»)?
Mais à quoi bon ces néologismes? Les médias ne sont-ils pas parfaitement au courant des mensonges qu'ils relaient ou mettent en scène? Non, je crains qu'en réalité leur distance critique à l'égard des simulacres politiques ne soit qu'une apparence de distance, un automatisme, bref, un simulacre de plus. Aux faux-semblants du politicien répond souvent la fausse critique du journaliste. Quand on lit dans son quotidien, on qu'on entend sur les ondes, à satiété, des formules du genre: le Président américain, ou le Conseil fédéral «joue la transparence», il ne faut pas se hâter de croire que cela signifie: il jouent, donc il mentent. La prétendue dénonciation, à son tour, n'est qu'une formule; elle voit le jeu partout, mais la réalité nulle part. Tel est le drame: le vocabulaire de la distance critique est lui-même éculé. Le commentateur qui l'emploie tient à nous signifier qu'il n'est pas dupe; mais de quoi n'est-il pas dupe? Au nom de quelle vérité montre-t-il du doigt les mensonges des politiciens? Le sait-il vraiment lui-même?
Quand les enfants jouent, ils entendent que ce n'est pas «pour de vrai». Lorsque les adultes «jouent la transparence», cela devrait signifier qu'ils ne sont pas «transparents». Mais dans nos médias, il n'en va pas ainsi; d'abord, le mot même de transparence, d'origine paléo-gorbatchévienne, est devenu l'un des pires lieux communs de ces dix dernières années. Ensuite et surtout, l'expression «jouer la transparence» n'est plus elle-même qu'un tic de langage, censé signifier l'attitude critique; une formule creuse, qui nous fait malins à peu de frais. Bref, chaque fois qu'on y recourt, on joue à prendre une distance: on distancise.
Décidément, il ne me paraît pas inutile de proposer un rafraîchissement du vocabulaire, qui permettrait de rendre compte, d'une manière provisoirement passable, des interviews radiophoniques ou des interventions d'hommes politiques dans les médias. Cela donnerait des phrases du genre suivant: Les deux acteurs se bonjourèrent et se manupoignèrent. Le ministre, très commissurant, alétha pendant vingt bonnes minutes. Mais le journaliste, loin de se laisser transparencer, distancisa sans relâche. Ce qui n'empêcha nullement le ministre, à la fin, de merciloquer son intersimuleur. Et que vive la vérité!
Aller à Séville? Il suffit de passer le pont, sur le Guadalquivir, et de tourner le dos à cette étrange fête, dans l'île de la Cartuja, où dansent et s'entrechoquent les os de Christophe Colomb, devenus fusées de plastique et tours en carton-pâte. Il suffit de passer le pont, et vous verrez l'immobile Torre de Oro, que Colomb déjà pouvait contempler de la fenêtre de son couvent, sur l'île même où l'on exhibe aujourd'hui les fruits de son errance et les effets de son erreur. Il suffit maintenant de s'éloigner davantage, et voici la Plaza de toros, et la cathédrale, et la Giralda que peuvent escalader les chevaux, et l'Alcazar, et la blancheur grecque de Santa Cruz: tout ce qui restera quand l'Expo ne sera plus — quand, en octobre, s'interrompra pour toujours le ballet des os multiformes et multicolores. Tout ce qui restera: non seulement les oeuvres d'art ou les monuments de pierre; mais d'abord ce mystère que vous éprouvez dès avant de franchir le pont, dès le quartier «rive-gauche» de Triana: un certain air, un certain soleil.
Je veux dire l'air véritable, le soleil authentique: on sait que l'Expo s'enorgueillit de proposer aux visiteurs un micro-climat, censé les garantir des terribles chaleurs sévillanes: cinq à dix degrés de moins dans l'île fluviale que dans le reste de la ville. Au moment de mon séjour, début juin, cette prouesse était inutile: contre toute attente, le thermomètre indiquait, en pleine ville ancienne, un délicieux vingt-six degrés. Certes, en juillet ou en août, personne ne se plaindra des fraîcheurs artificielles de la Cartuja. Mais quel symbole, de prétendre fabriquer, jusque dans ses conditions météorologiques, un monde à l'usage des touristes! Séville, pour se montrer sous son meilleur jour, croit qu'elle doit cacher ses défauts, c'est-à-dire son être.
Cette façon de se montrer pour ne pas se livrer, on la retrouve jusqu'au coeur de la vieille ville: la cathédrale (avec son gigantesque retable doré, de treize mètres sur vingt, qui semble vertigineusement et silencieusement couler sur vous comme une chute d'or), la cathédrale, galion bourré de cent merveilles, est devenu son propre musée: ses Ribera et autres Murillo sont arrachés à leurs chapelles, exhibés à portée de touriste; ses antiphonaires géants, ouverts sur vingt lutrins successifs, s'offrent au visiteur comme une collection d'aigles empaillés, tandis que des panneaux chargés de notices laudatives et multilingues brisent la perspective de la nef, métamorphosée en un inquiétant labyrinthe culturel.
Dans le genre vitrine, il y a plus terrible encore, à l'Expo même: le couvent de la Cartuja, silencieuse et lumineuse retraite de Colomb, devenu pour quelques mois une sorte d'hypermusée férocement obscurci, sonorisé, balisé, sectionné, où l'on nous pousse dans un ramassis de chefs-d'oeuvres, où l'on nous assomme d'une formidable cacophonie de chefs-d'oeuvres; où Michel-Ange, les Bouddhas du Gandhara, les rouleaux chinois, les statuettes aztèques et les masques dogons se hurlent les uns aux autres leurs formes respectives. Tous ces objets, nous explique-t-on, remontent à l'époque des Grandes Découvertes. Dépassant résolument l'ethnocentrisme occidental, l'Expo veut donner même valeur et même présence aux créations du monde entier... On ne voit pas que ce faisant l'on prétend encore mettre toutes les horloges de l'univers à l'heure occidentale. L'idée même de découper dans la réalité humaine des tranches de temps, et d'imposer l'Histoire à toute la Terre, est encore une idée européenne autant qu'il se peut. Mais il y a plus grave. Les objets n'ont plus de valeur, c'est l'exposition qui en a; être c'est être exposé. La Cartuja elle-même n'est plus un couvent, mais l'exhibition d'un couvent. Sur l'île de l'Expo, le monde entier n'est plus que vaste ostentation.
Je ne veux pas être injuste. Les objets dont on abuse ainsi n'en restent pas moins des merveilles. Et l'Expo dans son ensemble n'est pas déplaisante. Sur cette scène comme dans leur ville, les Sévillans demeurent eux-mêmes, il paraissent ce qu'ils sont, leur sourire est à peu près intact. Cependant, n'oubliez pas de passer le pont. L'un des ponts, anciens ou nouveaux, qui enjambent le Guadalquivir. Vous gagnerez alors des lieux où les gens et les choses se contentent d'être. Où Séville, l'Espagne, l'Europe et le monde entier se trouvent concentrés dans le mauve ou le violet d'une fleur étrange sur un mur éclatant de silence. Cette année, nous ne pouvons échapper à la célébration des explorateurs. Mais au souvenir de Christophe Colomb, je préfère celui que nous laisse, sous la forme de cette feuille-fleur de tous les pays de lumière, un certain Bougainville.
Pour ceux qui l'ont vu à l'oeuvre aux Jeux Olympiques, aucun doute possible: le basketteur Earvin Johnson pratique bel et bien la magie. Certes, ses camarades de «l'équipe de rêve» sont tous habiles, rapides, précis, inventifs, aériens. Mais ils restent tout juste à la portée de nos anticipations, et notre pensée court presque aussi vite que leurs jambes. Johnson seul déjoue toutes nos attentes, imprime sans cesse au jeu des directions imprévues, impensables, impossibles. Comme s'il sautait par-dessus les fractions de secondes qui nous paraissent nécessaires au jaillissement de tel réflexe, à la perception de tel partenaire, à la formation de tel projet. De la magie, oui.
Earvin Johnson est séropositif. Nul ne l'ignore depuis qu'il l'a fait savoir lui-même en conférence de presse, voilà près d'une année. Et de ce côté-ci de l'Atlantique, tous ceux qui n'étaient pas amateurs éclairés de basket découvrirent le drame de «Magic» en même temps que son existence. Du coup, des deux côtés de l'Atlantique, ce sportif sympathique et généreux, cet enfant de la balle et dieu du ballon, modèle de réussite américaine, devint un homme exemplaire, beaucoup plus exemplaire encore que tel acteur de Hollywood ou tel écrivain français qui reconnurent publiquement leur sida, et le vécurent sous les yeux des médias, ou peu s'en faut.
Pourquoi plus exemplaire? Certains diront que c'est parce que, contrairement à tel acteur ou tel écrivain, Magic Johnson a contracté le sida dans les bras d'une femme: ainsi, même abstraction faite de tout jugement moral, un plus grand nombre d'individus put se reconnaître en lui, et redouter son destin. Ce motif est plausible. Pourtant, j'aimerais dire que si le basketteur Earvin Johnson est exemplaire sans être scandaleux, tragique sans être monstrueux, ce n'est pas parce qu'il est une vedette, un hétérosexuel ou un sportif; c'est très précisément parce qu'il est «magique».
Un magicien qui va mourir: quel scandale, ou quel mystère: le magicien, n'est-ce pas l'homme qui déjoue les lois élémentaires de la nature et de la vie; qui surmonte la pesanteur, renverse le temps, réduit l'espace? L'homme qui possède une chance de vaincre enfin ces lois d'airain? Le contraire de la mort, pour notre instinct, pour notre angoisse, ce n'est pas la naissance, ce n'est pas la transcendance, ce n'est pas l'au delà. Le contraire de la mort, c'est la magie.
Le magie contre la mort, voilà donc le combat tragique par excellence, le combat humain. La magie et la mort affrontées sont le jour et la nuit, elles se livrent la plus pure des luttes. Cette lutte nous touche de tout près, aucune lutte ne saurait nous toucher davantage. Nous savons qu'elle est exemplaire, nous savons qu'elle est la nôtre.
La nôtre? Pourquoi? Nous ne sommes ni basketteurs de génie ni séropositifs; nous ne sommes ni magiciens ni menacés, nous! Mais la magie d'Earvin Johnson, comme toutes les magies, ne l'éloigne pas de notre condition, elle la lui fait incarner superbement. Car la magie n'est justement pas surhumaine, c'est au contraire le comble du geste humain; le geste magique est le comble de nos gestes. Surmonter la pesanteur? Nous le faisons depuis la petite enfance, chaque fois que nous marchons. Déjouer le temps? Nous le tentons chaque fois que nous notons un souvenir, que nous prenons une photo; chaque fois que nous bâtissons des projets, que nous nous prolongeons dans des enfants. La magie et ses raccourcis? Mais c'est le développement des facultés de tous les hommes, ni plus ni moins. Tous, nous nous appliquons, avec sueur, avec lenteur, et des résultats plus que modestes, à transgresser les limites de nos corps et nos esprits. C'est cela qu'on appelle vivre.
Magic Johnson n'est pas un extra-terrestre. Justement pas. Il est tout proche de nous, précisément parce qu'il rend visible les qualités fondamentales de chaque homme. Et de même qu'il est proche de nous parce qu'il est magicien, il est proche de nous parce qu'il va mourir. Qu'on pardonne cette platitude: être séropositif ne sépare pas du destin commun, mais y rattache évidemment: ce n'est qu'une façon plus brutale, plus immédiatement évidente, d'être mortel. Une façon d'exprimer que tous, en naissant, nous contractons une maladie qui nous laisse une rémission d'un petit siècle, tout au plus. Devant chacun de nous, un observateur de Sirius pourrait s'exclamer: c'est un magicien, et il va mourir.
Bien sûr, Earvin Johnson est infiniment plus magicien que la plupart d'entre nous. Il est également plus assuré de mourir dans un avenir proche. Mais cela veut simplement dire qu'il est un peu plus près des évidences communes: tous les hommes sont mortels, Earvin Johnson est un homme, donc nous sommes mortels... Les êtres «d'exception» sont précisément les plus humains de tous, et c'est à juste titre que chacun se reconnaît en eux. Or cette reconnaissance, loin d'accabler, peut délivrer. C'est cela même que voulait la tragédie grecque, laquelle, décidément, n'est pas moins vivante aujourd'hui que l'olympisme.
L'une des plus vives critiques, et des plus justifiées, que l'Occident s'adresse à lui-même, c'est d'avoir tout sacrifié au progrès technique et à la croissance pour la croissance, avec pour résultat de polluer la Terre et de perdre le sens immatériel de son existence. Cette vision critique a conquis maintenant tous les esprits, au point que, supplantant les idéologies politiques, l'écologie est devenue la profession de foi laïque de cette fin de siècle.
On ne discute que sur les moyens d'action: faut-il se contenter du catalyseur obligatoire, ou travailler à l'avènement du rêve naturiste? Mais ce que personne ne discute, ce que l'opinion publique tient pour une évidence, c'est que notre monde, à l'approche de l'an 2000, est un monde marqué, et souvent défiguré, par la technique humaine. Un monde planétairement atteint par la gangrène économico-technique occidentale.
Voici maintenant une information qui paraît sans rapport avec ce qui précède: un projet de réforme scolaire, en Suisse, envisage d'instituer la maturité «à la carte»: plus de section «classique» ou «scientifique». Les langues anciennes, en particulier, deviendraient des options parmi d'autres, si bien que leur pratique intensive n'en serait pas facilitée. L'idée louable qui préside à ce projet de réforme, c'est, semble-t-il, d'éviter les spécialisations prématurées: on veut que les bacheliers possèdent un maximum de cordes à leur arc, afin de mieux affronter le monde moderne.
C'est ici que commence le malentendu: pour comprendre un monde complexe, le nôtre, il ne suffit pas de picorer des savoirs (ce qui revient à confondre le généraliste avec le touche-à-tout). Non, il faut cultiver un savoir capable de se penser lui-même, une science qui ouvre à la conscience. L'étude des langues anciennes, pour notre société contemporaine, apparaît alors capitale.
Pourquoi? Parce que c'est dans les langues anciennes (donc la pensée des Anciens) que se trouve la clé de cette technique qui aujourd'hui nous angoisse tant après nous avoir tant exaltés. La question de l'école rejoint bel et bien celle de l'écologie: si l'on veut comprendre la technique et limiter ses pouvoirs, on ne peut se passer d'étudier nos ancêtres spirituels. Sans eux, nous ne nous attaquerons jamais qu'à des symptômes, et resterons aveugles aux causes. Sans eux nous ne comprendrons jamais, dans son ensemble et ses origines, une vision du monde dont notre univers technicien n'est qu'une conséquence tardive.
J'entends qu'on se récrie, je vois qu'on lève les bras au ciel en soupirant devant ces rabâchages humanistes... Mais oui, me dit-on, c'est accordé, nous sommes fils des Grecs et des Latins! Mais n'est-il pas temps, décidément, d'oublier ou de tuer le père?
Ce temps approche peut-être. Mais si nous voulons cingler plus vite vers les rivages enchantés d'une civilisation nouvelle, si nous voulons hâter le jour où les Anciens n'auront plus rien à nous dire et ne détiendront plus le moindre secret qui nous concerne, eh bien, c'est alors qu'il faut les étudier, et plus que jamais. La conscience précise de notre passé nous est indispensable pour régler les problèmes que nous considérons nous-mêmes comme les plus urgents de cette fin de siècle; car c'est aujourd'hui que, dans la majorité des têtes occidentales, et peut-être à leur insu, sont tirées jusqu'au bout les conséquences de prémisses posées par l'Antiquité. C'est aujourd'hui que l'énigme occidentale, inaugurée par les Anciens, devient notre énigme à tous.
Notre capacité de conquérir le monde à la pointe de la pensée, de mettre le monde à nos ordres, ce pouvoir de tout soumettre à notre action, nous l'héritons des Anciens, qui le comprirent, eux, comme une forme particulière de contemplation; comme une façon de saluer, en l'expliquant, l'ordre du monde. Mais petit à petit, l'action prit le pas sur la contemplation, le défrichement matériel du monde sur son déchiffrement spirituel — jusqu'à nous conduire à l'époque présente, qui a totalement disjoint l'action de la contemplation, et qui pleure cette déchirure, tout en se montrant incapable de remettre en question ses conquêtes scientifiques et techniques.
L'entreprise occidentale était sans doute ambiguë dès les origines. Mais cette ambiguïté dut attendre la fin du XXe siècle pour porter au grand jour toutes ses conséquences. L'action, peu à peu disjointe de la contemplation, cela donne aujourd'hui (si je résume beaucoup) la pollution. Or voilà que maintenant nous prétendons repenser notre rapport au monde économico-technique. Fort bien. Comment le faire, cependant, sans savoir que la technique n'est pas une excroissance, mais l'efflorescence même de notre âme d'Occidentaux?
La vraie question posée par l'écologie, c'est: peut-on changer d'âme? Peut-on accomplir pour le meilleur, et non pour le pire, l'homme annoncé par les Anciens? Peut-être que oui, si l'on retrouve, au contact des Grecs, la dimension contemplative de la science elle-même... Mais à coup sûr, si nous voulons changer, il faut nous connaître. L'étude poussée des langues anciennes — et plus généralement, de tout ce qui, dans l'enseignement, nourrit la conscience du passé — demeure évidemment et absolument nécessaire. On veut espérer que les promoteurs de la maturité «à la carte» ne l'ont pas oublié.
Depuis des décennies, notre pays se demande avec une certaine anxiété s'il est toujours — ou s'il fut jamais — un «cas particulier». Aux yeux de la France, la question ne se pose pas: tour à tour, le premier ministre et le président de la République française, en énumérant ces dernières semaines les noms des candidats à la Communauté européenne, terminèrent leur liste sur cette exclamation pleine de stupeur et d'amusement admiratif: «Même la Suisse!»
Allons, il faut en prendre son parti: nos voisins nous ont repérés. Une fois pour toutes, ils ont épinglé notre discrète extravagance. «Même la Suisse», rendez-vous compte! Mais au fait, en quoi consiste-t-elle, cette extravagance, et les Français l'ont-ils vraiment saisie pour ce qu'elle est? La petite Suisse n'aurait-elle pas été le théâtre d'une aventure tellement incroyable qu'on y reste aveugle en France, tandis que nous-mêmes, nous nous appliquons à la refouler? Car enfin la Suisse de jadis, ou plutôt de naguère, a tout simplement et tout gaillardement sauté le pas que les pays d'Europe, en particulier la France, tremblent de sauter aujourd'hui.
Cela se passait en l'an de troubles 1848. Des cantons souverains ont alors élaboré puis soumis au vote populaire une «Constitution fédérale» qui allait signifier pour eux, entre autres conséquences, la création d'une monnaie unique, appelée franc suisse, la suppression des barrières douanières, la création d'une armée commune, appelée armée suisse, la renonciation au droit de déclarer la guerre ou de conclure des alliances. Et j'en passe. Ils ont adopté ce programme fantastique en l'espace de neuf mois (le temps d'une gestation, comme aimait à le rappeler Denis de Rougemont). Voilà un siècle et demi, nos cantons prenaient donc une décision bien plus tranchée que celle qui consiste, pour la France, à ratifier Maastricht — et pour la Suisse elle-même, à entrer dans la Communauté Européenne, à plus forte raison dans l'EEE. Voilà cinq générations à peine, nos cantons pouvaient brandir autant d'emblèmes de la souveraineté, ou plutôt de signes de la puissance, que ne le font aujourd'hui les pays d'Europe. Et les adversaires de la Constitution de 1848 pouvaient redouter, comme aujourd'hui les ennemis de l'Europe communautaire, «le sacrifice de [leur] nationalité» (c'étaient leurs propres termes, et ces gens parlaient de leurs cantons).
Comparaison n'est pas raison, mais cela ne devrait-il pas nous faire quelque peu rougir? Et nous faire songer surtout que dans l'Europe future comme dans la Suisse de 1848, la «souveraineté», qui fait l'objet de tant d'incantations aujourd'hui, ne fut «perdue» que dans la mesure exacte où elle s'identifiait à la puissance, et se trouvait donc offensante pour autrui? Car la souveraineté des Etats, pour n'être point usurpée et nuisible, doit connaître les mêmes limites, exactement, que la liberté des individus. Ce qui dans la vie sociale limite la liberté des individus, c'est la loi, une loi qu'ils se sont eux-mêmes imposée, au nom des exigences de la vie en commun; en dernier ressort, au nom du respect d'autrui. De même, la souveraineté d'un Etat n'est qu'usurpation, et, pour tout dire, illégalité, tant qu'elle prétend se penser contre les autres, tant qu'elle se confond avec la puissance, au mépris de la communauté des Etats. La souveraineté absolue, s'il en est une, ne peut être que celle de tous les hommes sur eux-mêmes, donc de tous les Etats. La souveraineté? C'est notre liberté de nous donner des lois communes, notre liberté d'instituer la reconnaissance de tous par tous. En ce sens, la souveraineté de tout Etat est faite pour être perdue.
Cette comparaison de l'Etat avec l'individu, à son tour, n'est pas raison? Je n'en suis pas si sûr, si j'en juge par les étranges sentiments qui animent, en Suisse comme en France, beaucoup d'adversaires de l'Europe: le particularisme, et, plus directement, plus simplement, le nationalisme, voire une xénophobie parfaitement dénuée de pudeur. Bien au delà, ou bien en deçà des questions économiques ou politiques, c'est l'exaltation de la différence, une méfiance insultante à l'égard du voisin, qui se trouvent aujourd'hui réveillées, exacerbées par le débat européen. C'est le désir d'une puissance exclusive, d'une autonomie illusoire, et qui se baptisent souveraineté. Les peuples réagissent bel et bien comme des individus: ils confondent l'exercice de leur liberté avec le droit de vivre sous une loi particulière, et même d'imposer à autrui cette loi, au nom de son exquise différence.
La Suisse, qui n'est pas épargnée aujourd'hui par les populismes ou les micro-nationalismes, n'a-t-elle pas le devoir de se rappeler ce qu'elle sait depuis 1848? De se rappeler que perdre les emblèmes de la puissance n'est pas perdre la souveraineté? Et que la souveraineté, par définition, n'est la possession ni des individus ni des Etats? Qu'elle est notre liberté, comme individus, de nous donner des lois auxquelles nous nous soumettons; comme Etats, de nous créer des Communautés ou des Confédérations à qui nous nous en remettons, et qui sont tout simplement la forme collective du respect d'autrui? «Même la Suisse» veut entrer dans l'Europe? Mais qui, plus qu'elle, devrait le vouloir?
Qu'est-ce que pour nous que la «photographie» ou le «gramophone», comme l'appelaient nos ancêtres? Des inventions techniques. Et par inventions techniques, nous entendons: des commodités qui nous facilitent la vie, mais qui sont tellement banales et dépassées, à l'heure de la télévision, de l'ordinateur et du disque compact réinscriptible, qu'on a bien de la peine à concevoir un temps où elles n'auraient pas existé. Des inventions? Même pas: des évidences, des faits de nature. Au point qu'on s'étonne et qu'on s'irrite qu'elles n'aient pas d'effet rétroactif: pourquoi ces savants et autres techniciens, qui aujourd'hui jouent avec l'atome et l'étoile, ne peuvent-ils pas nous fournir une bonne photo de Jules César comme il en existe de Winston Churchill? Un bon enregistrement du discours de Périclès aux Athéniens? Pourquoi pas une petite vidéo de la bataille d'Actium, avec zoom sur le nez de Cléopâtre, histoire de vérifier les dires des historiens? Pourquoi n'est-on pas assez malin pour nous brancher des micros sur les flancs de la montagne où Jésus prononça certain sermon, d'une voix qu'on aimerait comparer à celle des télévangélistes contemporains? Bref, pourquoi la vie passée ne nous est-elle pas offerte au présent et en direct? Vraiment, ces savants sont des incapables. Ou plus exactement, Périclès et Jésus sont inintéressants, puisqu'ils n'existent pas sur disque compact.
N'accablons pas trop les savants: l'effet rétroactif, ils y ont songé bien avant nous. Et ils y travaillent. Avec déjà quelques succès honorables: par exemple, vous pouvez aujourd'hui même, sans passer pour un fou, sans que le dieu Chronos vous punisse de votre transgression, pénétrer dans un magasin de disques, et faire l'emplette d'une oeuvre de Brahms jouée par... Brahms. Parfaitement. Johannes Brahms, mort en 1897, va interpréter pour vous la première de ses Danses Hongroises, après avoir aimablement décliné son nom. Comment ce miracle est-il possible? C'est que nos techniciens et savants, toujours prométhéens sans avoir l'air d'y toucher, dénichèrent un rouleau de 1889, l'année même où Edison fit fonctionner, à l'Exposition universelle de Paris, l'invention que l'on sait. Tel un manuscrit trouvé dans une jarre, et qui menace de tomber en poussière sous les brutalités de notre seul regard, ils l'ont soigné à distance, choyé de tendresses électroniques, bichonné, épuré, filtré, purgé, restauré. Puis copié sur un disque compact... Certes, en dépit de ces soins infinis, le résultat demeure effroyable: derrière un rideau de grêle, un écroulement constant de graviers sonores, émerge à peine la musique, comme celle d'un lointain falot dans la tempête, au sommet vacillant d'un vaisseau perdu. C'est à peine si l'on repère la mélodie. A peine si l'on parvient à pressentir la carrure brahmsienne, l'élan, l'énergie, l'étrange vitesse de l'exécution. C'est à peine, mais pourtant cela est. Brahms par Brahms, Brahms en différé d'un siècle, Brahms présent.
Brahms, oui. Mais Chopin non. Et Beethoven encore moins. A jamais, hélas, ô techniciens prométhéens et vaillants, 1889 restera la frontière ultime de la présence matérielle du passé, la frontière désolée et battue des vents, le rivage de l'île déserte de notre présent, où nous sommes abandonnés par les morts, et d'où nous voyons inéluctablement s'éloigner leur vaisseau, dans les orages de l'oubli, dans la nuit la plus simple et la plus noire. Nous n'écoutons pas Johannes Brahms sans trembler, sachant combien déjà nous transgressons la loi du temps. Mais s'il advenait que le vaisseau soudain se rapproche, chargé de la voix et de l'image de tous les Anciens, si de la nef débarquaient sur notre rivage perdu Cléopâtre et son nez légèrement busqué, Périclès et sa voix nette, Jésus et sa voix calme, si du ventre de l'arche descendaient tous ceux de jadis et naguère, il est à craindre que nous ne défaillirions pas de joie mais mourrions de saisissement.
Mais nous savons bien que cette chance terrible demeure nulle, et qu'il n'est qu'un moyen de les rejoindre, ceux de jadis et naguère: renoncer à croire que la vie se résume à des traces sonores ou des décalques visuels. La seule transmission réelle du passé, c'est la chaîne des témoignages et des consciences, non la chaîne stéréo. En son absence, Brahms par Brahms ne serait qu'un vain miracle. Et l'interprétation de Beethoven par lui-même, la première surprise passée, servirait bientôt de fond sonore dans les grands magasins. Accéder au passé tel quel, «en direct», c'est un triomphe, mais qui menace de rester sans avenir — c'est le cas de le dire. La restitution technique du temps ancien, sa présence matérielle, qui peut enrichir à merveille notre sentiment de présence réelle, n'est en elle-même qu'illusion de vie, vaisseau fantôme mouillant sur une île déserte. Elle ne sera jamais rien d'autre si nous la prenons pour la réalité tout entière. Ce qui s'est éloigné dans le temps continue de vivre, oui, mais uniquement si nous vivons, nous; si notre coeur bat à son rythme. Il serait merveilleux de voir, d'entendre Cléopâtre et Périclès, ou Beethoven ou Jésus? Merveilleux qu'ils soient vraiment là? Mais ils sont là, car notre présent n'est pas une île: tous les hommes de tous les temps sont embarqués ensemble — dans la même galère, ou le même océan.
On se rappelle une des plus belles supercheries d'Arsène Lupin: un beau jour, le fringant gentleman-cambrioleur est arrêté. il passe quelques semaines en prison, avant le jugement. Au moment de paraître devant le tribunal, on s'aperçoit qu'il s'est empâté, alourdi, ralenti, ensommeillé; c'est une espèce de loque hagarde. Sommé de décliner son identité, il prétend s'appeler Désiré Baudru. Avec stupéfaction l'on s'aperçoit, ou l'on croit s'apercevoir que dans sa prison, le diabolique Lupin, par quelque miracle, est parvenu à substituer ce clochard à sa propre personne. On libère le clochard. Mais bien entendu, nulle substitution n'avait eu lieu: ce clochard était Arsène Lupin, plus habile que Fregoli pour changer d'apparence et de personnalité.
Voici maintenant un certain Robert Fischer, ancien champion du monde d'échecs: empâté, alourdi, vulgaire, est-il possible que ce soit le génial Bobby, le Bobby maigre, rapide, coupant et brillant de jadis? Nous ne pouvons y croire, nous flairons la supercherie. Et l'histoire semble continuer comme celle de Lupin: ce Désiré Baudru ne cache-t-il pas un fringant génie sous ses dehors épais? L'ennui, c'est que l'histoire ne continue pas vraiment ainsi: Bobby Fischer, le voudrait-il, ne pourrait perdre l'apparence de Désiré Baudru, ni retrouver la prestance et la puissance créatrice de l'éclatant Lupin. Pour tout dire, il est bel et bien Désiré Baudru, sans espoir de retour. Fregoli, dans la dure réalité, n'inverse jamais l'ordre de ses numéros.
Le nommé Bobby Fischer, au temps de sa gloire, était un paranoïaque, mais il gardait un rapport minimum avec la réalité: il se croyait champion du monde, il l'était. Maintenant, il joue à être le champion du monde, et chacun, autour de lui, Spassky en tête, s'affaire à ne pas le contrarier; comme ces malades qui se prennent pour l'empereur, et à qui les visiteurs prennent soin de donner du «Majesté» pour conjurer leur colère et leur souffrance. Cela est misérable et cela nous touche profondément, parce que lutter contre la réalité, à la façon désespérée et absurde de Fischer-Baudru, c'est lutter contre la mort. L'idée de refaire le «même» championnat qu'il y a vingt ans, d'organiser cette incroyable soirée de Guermantes sans Narrateur, c'est une négation du temps, une négation littérale, donc caricaturale. Et ce refus de mourir est du même coup le plus parfait des suicides, puisque la réalité nous revient d'autant plus durement qu'on l'écarte de soi (suicide également, l'antisémitisme délirant de l'ancien champion, dont Arrabal nous rappelle ou nous apprend qu'il est juif par sa mère. On pense ici au cas d'Otto Weininger).
Cela ne veut pas dire que Fischer-Baudru ne sache pas jouer aux échecs. De même, personne ne prétend qu'un deuxième Baudru, qui apparemment n'a pas changé depuis les temps où il s'appelait Björn Borg, ne sait pas jouer au tennis. Ces deux individus jouent très bien, mais voilà, ils ne sont plus ce qu'ils étaient. Borg, avec son obstination à donner à de jeunes inconnus, tournoi après tournoi, les raquettes pour le battre, avec sa constance à se montrer dépassé, débordé, submergé par le temps, est l'autre grand exemple contemporain d'une mise en scène de l'irrémédiable. Certes, à la différence de Fischer-Baudru, Borg-Baudru n'est pas fou, il sait qu'il est désormais plus Baudru que Borg, et il le dit: «Je joue mal», avouait-il à Toulouse. Et déjà l'on respire mieux: le tennisman défraîchi n'est pas un malade dangereux qu'il faut à tout prix ménager, à qui l'on doit faire croire que Pete Sampras ou Stefan Edberg ont triché pour gagner toutes leurs parties. Tout de même, on a le sentiment douloureux que le sextuple vainqueur de Roland-Garros veut nier l'inéluctable. Il trouve à chaque fois des explications à ses défaites, des explications qui sont autant de négations de l'irréparable. En cela, il tombe lui aussi dans le déni suicidaire de la réalité.
Ce qui laisse le plus songeur cependant, c'est la conjonction, sous nos yeux, de ces deux destinées, de ces deux tentatives de réchauffer la jeunesse et le génie (et de ce double effet contraire: c'est parce qu'ils se voudraient Arsène Lupin que nous les découvrons Désiré Baudru). S'agit-il d'une coïncidence? Peut-être, mais cette double maladie se passe comme par hasard sous les yeux des médias. A-t-on jamais diffusé avec tant de complaisance, dans toutes les chaumières, le spectacle de deux hommes ainsi perdus pour la réalité? C'est à se demander si nos jeux du cirque, en cette fin de siècle, ne consistent pas à nous donner, par acteurs interposés, le spectacle de la décadence humaine, du «déclin de l'Occident», du crépuscule des dieux, et j'en passe. A se demander si l'attitude suicidaire n'est pas d'abord celle du public et des médias, qui se laissent fasciner par cette exhibition de la défaite, par cette comédie de la mort. Bref, par la face d'ombre de la vie. Et si nous nous donnions envie de voir autre chose? Si nous allions rejouer la plus belle partie d'échecs du monde, celle que Fischer gagna contre Robert Byrne, à l'âge de treize ans?
En ce temps-là, on ne comptait plus ni les années ni les mois, ni même les lunes. On disait seulement: sous le règne d'Ouhri, fils d'Ouhnterw-Ald, fils de Chou-Its — du nom des chefs qui régnaient sur le pays noir et montagneux, après la grande catastrophe, dont plus personne ne pouvait raconter qu'elle était survenue à cause d'une arme nommée «bombe atomique», et dans une époque légèrement postérieure à la fin du vingtième siècle de l'ère chrétienne. En ce temps-là, dans le pays des montagnes sans pitié, on révérait le dieu de la mort, dans sa caverne: les hommes avaient découvert une ouverture dans la paroi rocheuse, où s'engouffraient, au niveau du sol, deux barres couleur rouille, d'une substance inconnue, et qui se prolongeait dans l'obscurité pleine de chauve-souris, de rats et de cloportes, jusqu'à l'infini. Les hommes de ce temps-là montaient de leur village à la caverne, ils s'agenouillaient sur les traverses de bois qui coupaient à intervalles réguliers les deux barres écaillées et rongées; ils priaient le dieu de la mort. Jamais ils ne franchissaient la limite de la pénombre.
Comment auraient-ils pu deviner que leurs genoux adorants reposaient entre les deux rails d'une voie ferrée, à l'entrée du formidable tunnel que leurs prédécesseurs, ceux d'avant la catastrophe, avaient voulu creuser à la base du Gothard? Seuls leurs condamnés à mort savaient, pour leur malheur, que le tunnel se prolongeait. Car on les livrait au dieu, on les jetait dans sa gueule ouverte: ils devaient avancer, se faire avaler par le boyau monstrueux, progresser parmi les rats, dans la chaleur croissante et l'obscurité totale, et ne plus revenir. Aucun n'osait s'arrêter: la terreur les poussait en avant. Ils criaient, ils couraient, ils s'effondraient, saignaient sans voir leur sang. Ils ne tardaient guère à mourir.
Sauf un, nommé Guih O Mt'el, d'ailleurs injustement condamné. Il trouva, dans le sentiment de l'injustice subie, la force et le courage de marcher, traverse après traverse, des milliers et des milliers de pas réguliers et tranquilles, dans la noirceur épaisse et moite. Jusqu'à ce qu'il aperçoive, à l'horizon, un rai de lumière. La sortie du tunnel? Non pas: la fente lumineuse délimitait une porte; le boyau s'élargissait en salle, et dans cette salle vide, aux murs parcourus de tuyauteries, régnait une lumière étrange, blafarde. Puis d'autres portes, épaisses et lourdes, qu'il fallut ouvrir, et que Guih O Mt'el, en délire, aux confins de l'épuisement, parvint cependant à pousser. Enfin une salle capitonnée, avec table et sièges, habitée par des humains pâles, vêtus d'étoffes blanches, aussi surpris que notre héros.
On comprit qu'il n'était pas menaçant, on prit soin de sa personne défaillante. Il fut conduit dans un hôpital souterrain prévu pour des milliers de blessés de guerre, mais habité par des gens simplement plus blafards que les autres, qui se mouraient, avec un sourire triste, d'attendre le soleil. Guih O Mt'el se croyait au milieu des victimes du dieu, dans le ventre du dieu. Combien de semaines et de mois ne lui fallut-il pas pour comprendre les rudiments de la langue parlée par ses hôtes et médecins; pour entendre, dans son âme fruste et débile, leur étrange discours?
«Que crois-tu, homme primitif?», lui dirent-ils. «Car tu es primitif, même si tu viens après nous. A l'époque même où l'on voyait venir la catastrophe (c'était dans les dernières années du vingtième siècle), il fut proposé, dans notre pays, de transpercer la montagne afin de nous ouvrir au monde, comme l'on disait. Projet monstrueux, totalement intempestif! Et le peuple l'approuva! Le peuple crut bon de trouer sa propre patrie, de part en part! Heureusement que nous, les vrais patriotes, nous veillions au juste détournement d'un projet si fou. Sous couvert de creuser un tunnel, nous creusâmes une caverne. Car la Suisse n'est pas faite pour s'ouvrir, la Suisse est par nature et par définition fermée, froncée, saisie dans sa propre étreinte. Nous préparâmes donc la plus formidable défense nationale qui se pût concevoir, en ce Gothard mythique, où toujours a battu, dans notre longue histoire, le coeur de notre résistance. C'est ainsi que, détournant l'erreur suicidaire de nos concitoyens, nous avons créé ce boyau souterrain, cousu cette virginité farouche, à l'abri de tout. Et nous voilà. Nous vivons, un peu pâles peut-être, mais gouvernant et préservant les valeurs nationales, jusqu'au jour où nous pourrons émerger à nouveau, et redonner au monde du dehors la mesure de nos valeurs. Tu t'agites, tu réagis? Ton âme primitive mais honnête pense que nous avons trompé la bonne foi de nos concitoyens? Réfléchis, brave inférieur: Ils sont tous morts, c'est vrai, et nous ne sommes que quelques survivants. Mais le sacrifice de leur argent et de leur existence ont permis que le pays soit sauvé. Que toi-même tu sois sauvé, échappant à tes superstitions. Dis-nous maintenant, mon cher Guih O Mt'el, ce que tu en penses?».
«Vous m'avez convaincu, je ne suis pas dans le ventre d'un dieu», rétorqua le vaillant primitif. «Mais pour autant, je ne veux pas rester chez vous. Permettez-moi de gagner l'autre issue du tunnel, que je puisse mourir à la lumière, et peut-être vivre».
Pendant quelques jours, le docteur Garetta fut très exactement un «monstre»: un être qu'on «montre» avec une horreur fascinée, un sombre fuyard que l'on traque avec les téléobjectifs les plus puissants, tout en évitant de l'approcher de trop près: un monstre n'est pas tout à fait un monstre quand on peut le toucher, fût-ce pour le tuer. Le monstre doit être vu, il n'existe que vu. Mais il est protégé par sa monstruosité même, par son aura d'atrocité. Il est d'un autre monde: plusieurs photos troubles, tremblées, douteuses, le laissaient deviner derrière sa fenêtre de Boston; des photos floues comme celles du yéti, ou de l'habitant supposé du Loch Ness. Le monstre, par définition, attire et repousse, il capte nos regards mais nous laisse à distance.
Quand le docteur Garetta fut enfin visible de près, la curée fut brève et décevante. La tension tomba d'un coup. La distance abolie, l'aura n'existe plus, et le monstre redevient un coupable ordinaire. Aucun élément nouveau n'était venu l'absoudre. Mais un homme en prison, à l'écart des caméras, ne fait plus un vrai monstre. L'horreur se chercha désormais d'autres objets, et ce furent des ministres: leur fonction même les rend «intouchables», le pouvoir qu'ils exercent ou qu'ils exercèrent les met à distance des simples mortels, recréant cette aura qui, le temps de son séjour américain, fut celle du médecin condamné.
Ainsi donc une société tout entière, plutôt que de chercher des coupables, traque des monstres, ou les invente. Pour comprendre ce comportement, et ne pas se contenter d'y dénoncer une simple folie, il ne faut pas oublier que l'affaire en cause est effectivement monstrueuse, peut-être unique dans l'histoire: des centaines, des milliers de personnes, adultes et enfants, meurent à petit feu, et de manière atroce, à la suite d'un acte médical. On est fondé à dire que le crime est suprême, l'horreur insoutenable. Voilà bien le coeur du problème: comment concevoir une monstruosité sans monstre? S'il y a crime atroce — et c'est le cas — ne faut-il pas, impérativement, un criminel atroce?
En réalité, il va de soi qu'aucune volonté délibérée de tuer n'est à l'origine de tels meurtres. Ni chez les médecins ni chez les politiques. Mais il nous est insupportable de le penser. On nous parle de négligences ou de fautes professionnelles. Comment? De si grands effets découleraient de si petites causes? Impossible, inadmissible. Voici des malades qui meurent non pas faute de soins, mais à cause des soins reçus. Voici des malades qui meurent du geste même qui prétend les faire vivre. Mieux: des hommes, des femmes et des enfants qui périssent empoisonnés par la substance même de la vie: qui périssent non de perdre du sang, mais d'en recevoir. Comment ne pas ressentir cette inversion comme une perversion, cette trahison de la vie comme un geste conscient de la mort? Enfin, voici des malades qui périssent des suites d'une piqûre ordonnée par des médecins. Et c'est alors que nous congédions toute raison, et que croissent en nous — comme du sang noir dans notre tête — les visions de l'horreur: nous songeons, c'est plus fort que nous, aux épouvantables expériences menées dans les camps nazis ou certains camps japonais durant la deuxième guerre mondiale, expériences au cours desquelles on inoculait, notamment par piqûres, des maladies mortelles. Bref, nous ne voyons plus Michel Garetta, mais Josef Mengele.
C'est ainsi que notre sensibilité rétablit son équilibre: elle désigne un criminel à la mesure du crime, elle dessine un monstre à la mesure de la monstruosité. Voilà pourquoi le docteur Garetta fut traqué exactement comme le serait aujourd'hui un dignitaire du Troisième Reich débusqué dans le fin fond de l'Amérique du Sud. Or il se trouve que notre sensibilité nous égare, et que des crimes épouvantables peuvent survenir sans criminels épouvantables, mais simplement par accumulation de fautes, commises par un nombre considérables d'acteurs différents. A force de division des tâches, à force d'abstraction, à force de dilution des responsabilités, l'on finit par aboutir, sans que nul acteur soit positivement un criminel, au crime le plus atroce. Difficile de l'accepter. Et pourtant c'est ainsi. Des millions de petites négligences ou de petits accommodements se rassemblent en un énorme crime, comme des colonnes de fourmis-soldats capables de dévorer vivante une brebis.
Les physiciens, depuis quelques années, soulignent l'importance de ce qu'ils appellent la «théorie du chaos», théorie que, très grossièrement, on pourrait résumer ainsi: à causes infinitésimales, effets titanesques. Cette théorie, qui explique les cyclones par le frémissement d'une aile de papillon, peut s'appliquer hélas, et presque sans métaphore, au monde des décisions humaines: une infime distraction de l'âme, et des milliers d'êtres sont empoisonnés. Nul besoin, pour expliquer l'horreur, ou pour l'expier, de fabriquer des monstres.
Nous abordons une époque où les décisions collectives que nous avons à prendre ne suscitent pas seulement notre perplexité mais aussi notre angoisse. Bien sûr, c'est toujours dans l'ignorance du futur que les individus et les collectivités doivent s'engager. Mais aujourd'hui l'incertitude est beaucoup plus grande que naguère. Lorsqu'il s'agissait de voter des crédits pour le réseau des routes nationales, d'approuver des réformes de l'assurance vieillesse, ou de dire oui à l'entrée du Jura dans la Confédération, on prenait assurément des décisions très importantes. Mais on n'était guère envahi par le sentiment de vertige et d'anxiété qui nous assaille aujourd'hui.
Ce sentiment, les partisans du «non» à l'EEE ne manquent pas d'en faire usage. Un tiens vaut mieux que deux tu l'auras, nous répètent-ils; ne lâchons pas la proie pour l'ombre; avancer vers l'inconnu revient à sauter dans le vide... Les partisans du «oui» s'attachent à montrer que cela est faux, et que l'EEE n'a rien ni d'une ombre ni d'un vide. Peut-être ne disent-ils pas assez que le motif réel de notre angoisse n'est pas l'adhésion à l'Espace Economique Européen: c'est tout bonnement l'avenir. Nous sommes au moins européens en cela que nous accueillons, bon gré mal gré, les peurs de l'Europe. Aujourd'hui — c'est un lieu commun de le rappeler — le «monde libre» est désemparé. Après la chute du communisme, Satan n'a plus de visage, ses horreurs sont à nos portes, et l'idée même d'avenir s'est brouillée, quand elle n'est pas devenue franchement sinistre. Les partisans du «non» sont forts de toute cette angoisse: quiconque est angoissé préfère se calfeutrer, et laisser les choses en l'état; on ne sort pas de chez soi par temps d'orage.
Tout nous fait peur, et dans un sens, à juste titre. Le chômage, la hausse des loyers, l'augmentation des impôts, la baisse des salaires, sans parler de la grande terreur, celle de se voir submergé par l'étranger — et par les étrangers. Ces craintes sont explicites ou latentes, dans tout le pays: qui ne les ressent en lui-même, peu ou prou? Nos privilèges, nos protections nous paraissent tellement aller de soi que nous les identifions avec notre pays. La Suisse-refuge n'était pas seulement un cliché, c'était une réalité. Nous redoutons justement que cette réalité finisse demain.
Seulement il se trouve que cette peur, et toutes les autres, qui manifestent notre angoisse de nous retrouver nus dans le froid du futur, ne seront nullement chassées par un vote négatif à l'EEE. Les partisans du «non» voudraient nous détourner de commettre un acte qu'ils présentent avec emphase comme irréversible. Mais indépendamment de leurs conséquences immédiates, tous nos actes, toujours, sont irréversibles. Reste à savoir comment agir; faut-il obéir à nos peurs (quitte à fanfaronner pour la galerie), nous replier sur notre moi collectif? Ou faut-il prendre un risque qui est bien plus qu'économique ou politique: le risque de sortir de chez soi par temps d'orage?
On aurait besoin, dans de telles circonstances, d'une parole claire qui, adoptant le langage de la raison, mais d'une raison chaleureuse, nous dise que la vraie force consiste à partir, à marcher, à risquer, et qu'on ne vit qu'à ce prix. Eh bien, cette parole, qu'on ne saurait accuser d'être partisane, ni d'avoir été proférée pour la circonstance, elle existe, et je me hâte d'en citer quelques extraits. L'homme qui s'exprime ici fournit, en termes simples, sa conception de la liberté d'une cité, et je ne connais rien qui soit plus serein, plus étranger à la peur, plus exemplaire que ces phrases lumineuses:
«Voici en quoi nous différons de nos adversaires: notre ville, nous la présentons à tous. Tout ce à quoi notre esprit travaille, tout ce que contemplent nos yeux, nous n'en défendons l'accès à aucun étranger. Nos adversaires peuvent tout voir, et profiter de tout. Nous ne croyons pas qu'il faille nous protéger et nous dissimuler par mille ruses. Nous croyons davantage qu'il faut mettre notre coeur dans nos oeuvres. Chez certains, dès la petite enfance, on s'astreint à de rudes exercices pour acquérir du courage. Nous, élevés dans la douceur, nous ne sommes pas moins prompts, et pas de moindre force pour affronter les dangers. On a raison de considérer comme les plus courageux les gens qui, connaissant d'une façon parfaitement claire ce qui est terrible et ce qui est agréable, osent quand même courir des risques.»
Je ne prétends pas exploiter les propos de Périclès (rapportés, voilà deux mille cinq cents ans, par Thucydide), au profit d'une cause qui, pour importante qu'elle soit, ne défraiera peut-être pas la chronique de l'humanité. Mais je ne peux me défendre de l'idée que notre décision, avant toute considération politique ou économique, dépend profondément de notre façon d'affronter nos peurs, et surtout notre peur d'autrui. Nous autres, Suisses du vingtième siècle finissant, nous savons à satiété «ce qui est agréable», et nous pressentons bien «ce qui est terrible»; nous avons été «élevés dans la douceur». Allons-nous défendre l'accès de notre territoire aux étrangers, ou bien mettre notre coeur dans nos oeuvres?
C'était au concert, l'autre soir. Une oeuvre du compositeur allemand Bernd Alois Zimmermann, en première audition dans cette salle et dans cette ville. Une musique terrible comme il en est peu; une musique où la souffrance de vivre, l'effroi devant la condition humaine, l'horreur des questions sans réponse atteignent de tels paroxysmes que s'effacent les frontières entre ce qu'on nomme l'art et ce qu'on appelle l'existence: l'art devient tangiblement et manifestement ce qu'à vrai dire il est toujours secrètement: la vie mise à nu. Il ne s'agissait pas de musique symphonique, mais d'une espèce d'oratorio, que son auteur a qualifié d'«action ecclésiastique». Zimmermann, sur le modèle des Passions de Bach, rend un hommage presque terrifiant à la puissance dramatique de la fameuse «parabole du Grand Inquisiteur», tirée des Frères Karamazov de Dostoïevski, dont on peut bien dire qu'elle est l'un des récits les plus inspirés (et les plus sombres) que l'homme ait inventé pour se représenter à lui-même sa condition. Le Grand Inquisiteur emprisonne le Christ revenu sur la terre: nous n'avons pas besoin de toi, lui dit-il, et je t'éliminerai. Car nous avons pris ta place, pour le bien même de l'humanité; au lieu de la liberté que tu prétendais offrir à tes frères humains, un cadeau bien trop lourd pour leurs petites âmes, nous leur imposons la vérité. C'est les réduire en esclavage? Oui mais c'est d'abord les sécuriser, les libérer de la liberté.
Cette parabole grandiose de l'imposture humaine, de l'asservissement de l'homme par l'homme, de la perversion des idéaux, la musique de Zimmermann, déchirée et disloquée, la prend en charge et la commente avec une violence extrême, paroxystique, littéralement épouvantable — donc parfaitement adéquate. Si l'on pouvait douter de sa force, de son authenticité, de sa vérité «vécue», il suffit de savoir que le compositeur s'est suicidé juste après avoir mis un terme à cette partition sans doute unique en son genre.
Tel était donc le concert de l'autre soir. Or, depuis cent ans et davantage, la musique reste l'art auquel le public refuse le plus opiniâtrement le droit d'exprimer son temps. Par rapport au XIXe siècle, nous avons moins de bourgeois à bedaine, mais les bedaines sont dans la tête. Tout cela pour dire que cette terrible «action ecclésiastique», si elle toucha vivement une partie du public, provoqua chez nombre d'auditeurs des réactions assez semblables à celles que suscita, en 1913, la première du Sacre du Printemps. Sauf que nous sommes en Suisse, et que l'on ne siffle et ne chahute guère: pas question de «se faire remarquer». Mais on ne se prive pas de murmurer à son voisin sa façon de penser (comme à l'église, quand on n'est pas d'accord avec le sermon). Eh bien, lecteur, vous me croirez ou non, mais au moment où la musique, avec une austère et splendide puissance, avec ses trompettes de malheur et d'épouvante, mettait en scène et en jeu le destin de l'homme, au moment où l'orchestre, en une mélopée qui semblait soudain surgie du fond des temps, vivait musicalement une des pages les plus décisives jamais écrites par un homme, l'un de mes voisins (qui avait déjà plusieurs fois hoché la tête et grommelé) se pencha vers son épouse et proféra distinctement — lecteur, croyez-m'en, je vous en conjure! — ces paroles immortelles: «Eh bien, on ne votera pas pour l'EEE!».
Abîmes de Dostoïevski, vous n'êtes rien en regard du gouffre que m'ouvrit cette phrase. Cris de morts, gémissements, implorations, imprécations de Zimmermann, votre noir éclat ternit devant ces mots suprêmes, que le plus profond penseur, le plus audacieux connaisseur d'hommes jamais n'eût inventés... Car ils disent tout, ces mots apparemment incongrus, incohérents et primaires. Ils proclament, avec une puissance définitive, une vérité sans fond: la suffisance, au sens le plus pur du mot: nous sommes bien comme nous sommes, disent-ils. Nous n'avons que faire de la musique, de la pensée, du nouveau. Nous pouvons nous débrouiller dans la vie sans métaphysique, sans douleur d'être, sans interrogation. Qu'on ne nous demande pas de modifier nos habitudes, de relativiser nos frontières, intérieures ou non, de mettre en jeu notre devenir, personnel ou collectif.
Cette phrase, on ne pouvait pas l'inventer parce que, de l'extérieur, on ne pouvait songer, sans une longue et tortueuse réflexion, à rapprocher les deux réalités qu'elle court-circuite en un éclair aveuglant. Mais dans l'esprit de notre auditeur, ces deux réalités n'en font qu'une, et ne sont que deux facettes d'une même vision du monde, ainsi résumée: tout ce qui est hors de moi m'est étranger et doit le rester; faisons l'économie de tout ce qui n'est pas immédiatement utile à notre survie, et de tout ce qui frappe de nullité notre existence au jour le jour. Préférons toujours ce qui existe à ce qui, au prix de nos efforts et de nos angoisses, pourrait exister. Bouchons-nous les oreilles, dans tous les cas et dans tous les domaines, dès qu'approche tout ce qui ressemble à de la musique d'avenir.
À quelque chose malheur est bon: le vote négatif du 6 décembre a contraint ce pays à se poser quelques questions sur lui-même et sur ses institutions. La première de ces questions, crûment formulée, est la suivante: fallait-il organiser ce référendum? Si la Suisse avait laissé son Parlement trancher en la matière, le «oui» passait haut la main. Cependant, la réponse paraît immédiate: qu'y aurait-il de plus contraire à la démocratie que cette façon de soustraire au jugement du peuple une affaire d'une telle importance? Les partisans du «oui» se veulent des démocrates éclairés, et c'est eux qui discutent le bien-fondé du référendum? Quelle contradiction! Remettre en cause le principe du vote populaire au moment où ce vote vous est contraire, cela ressemble furieusement à l'attitude du gamin vexé, qui veut changer les règles quand il perd au jeu.
Voilà sans doute pourquoi les gouvernants et les parlementaires, même les plus engagés pour le «oui», n'ont pas voulu s'en prendre à l'un des fleurons de notre système helvétique. N'étant pas homme politique et n'ayant rien à perdre, je n'aurai pas leur prudence.
Il paraît assurément peu démocratique de discuter le principe du référendum. Mais je prétends que le résultat de ce référendum-là ne témoigne pas pour la santé de notre démocratie. Et ceux qui aujourd'hui saluent avec allégresse la performance du «souverain» ne devraient pas être trop fiers du 6 décembre. On sait que ce jour-là, le peuple a massivement désavoué ses représentants. Plus encore, il a désavoué tous les corps constitués, toutes les autorités du pays, au sens le plus large de ce terme (cela va des Eglises aux anciens conseillers fédéraux, en passant par les têtes pensantes du monde économique, syndical ou médiatique).
On peut trouver cela magnifique: le peuple ne s'en laisse pas conter, voyez sa belle indépendance, sa souveraine liberté de dire non quand tous ses mentors le pressent de dire oui! Mais on peut aussi trouver cela fort inquiétant, et tout simplement contraire à l'esprit de la démocratie. Car enfin la démocratie, même la plus directe qui soit, sera représentative ou ne sera pas. Jamais, même en Appenzell, la politique d'un pays n'est menée à tout instant par tous les citoyens. Tout peuple élit des représentants, qui ne sont pas et ne peuvent pas être de simples porte-voix, mais qui sont reconnus dignes de prendre en charge les aspirations et les intérêts collectifs. Si toute démocratie est représentative, c'est d'abord pour des raisons techniques: qu'on le déplore ou qu'on s'en réjouisse, seuls des professionnels sont en mesure, aujourd'hui, de conduire jour après jour la marche d'un pays. Mais surtout pour des raisons de fond: la représentativité permet d'éviter qu'une collectivité nationale soit ballottée en permanence par les vents contraires des intérêts particuliers. En chacun de ses élus, le citoyen doit trouver un homme qui, selon les termes du politologue G. Burdeau, «veut pour la nation entière».
Or si, à coups de référendums ou d'initiatives, on peut infléchir à tout moment la politique du pays, que reste-t-il de la représentativité? Exactement rien. Ceux qui applaudissent au 6 décembre se réjouissent de voir le peuple sage et souverain porter un coup fatal aux «politiciens», «médias» et autres «experts», supposés traîtres à ses volontés. Mais si la démocratie a un sens, ce référendum, et son issue négative, n'est pas une estocade portée à l'ennemi, c'est tout simplement un suicide. Dans une démocratie représentative, le désaveu des parlementaires et des autorités signifie le désaveu de soi.
On dira: tant pis, ou tant mieux, puisque nous vivons en démocratie directe, et que notre privilège de Suisses réside justement en cette possibilité permanente de désavouer nos élus. Oui, mais jusqu'où doit aller la démocratie directe? Son comble serait, pour la majorité arithmétique du peuple, le droit de renier aujourd'hui la politique engagée hier, et de casser demain la décision prise aujourd'hui. Donc d'instaurer le chaos. Mais, pire encore si c'est possible, de rompre définitivement le pacte de confiance entre le peuple et ses élus, pacte qui ne peut être remis en question tous les jours sans être ipso facto ruiné.
Que faire, alors? Supprimer purement et simplement le référendum? Ce serait encourager la démocratie à verser dans l'oligarchie. Mais à l'évidence, la Suisse n'est guère menacée par un mal de ce genre. Le mal suisse (et d'une façon plus générale, le mal européen de ces dernières années), c'est la méfiance à l'égard des élus. On ne les estime pas dignes de «vouloir pour la nation entière». On ne veut pas voir en eux des responsables, appelés à mettre en oeuvre un véritable projet collectif. Sans doute, en bonne démocratie, le gouvernement doit être au service du plus grand nombre. Mais quand les citoyens (aidés par quelques tribuns habiles) refusent aussi massivement de se reconnaître en ceux-là mêmes qu'ils ont pourtant choisis, alors la «volonté du peuple» n'est plus que caprice impérieux, et la démocratie se dégrade en populisme.
Voici quelques-unes des nouvelles récemment entendues à la radio. Les voici par ordre de priorité médiatique, donc par ordre présumé d'importance: à Mogadiscio, au cours d'un accrochage, les militaires français ont blessé deux tireurs somaliens embusqués. Un accident d'avion a fait plusieurs dizaines de victimes à Faro (Portugal). Au Soudan, les désordres et les exactions de toute sorte auraient ces derniers temps provoqué la mort de plusieurs centaines de milliers de personnes.
Je ne garantis pas l'exactitude absolue des chiffres, mais les échelles sont en tout cas respectées. Le phénomène est devenu banal jusqu'à l'écoeurement: il y a morts et morts. Un Européen victime d'un accident vaut mille à cent mille Africains victimes de la famine ou de la répression. Il est vrai que la radio commençait par mentionner la blessure de deux Somaliens; mais tout auditeur aura compris comment il faut l'entendre: l'important n'est pas ici la victime, mais bien le tireur. Il s'agit seulement de nous signaler que la blessure est d'origine française.
On a mille fois dénoncé dans cette attitude l'hypocrisie et l'égoïsme occidentaux, exacerbés par les médias. Mais il ne sert à rien de s'indigner sans chercher à comprendre. Il ne sert à rien non plus de dénoncer la perversité médiatique sans admettre d'abord que le phénomène, certes grossi jusqu'à la caricature par la moyens dits de communication, s'enracine dans un comportement universel: l'importance que nous accordons à la vie, donc à la mort d'un être, est inversement proportionnelle à la distance physique de l'être considéré. La personne la plus aimée est donc forcément la plus proche géographiquement: soi-même. Rien de scandaleux à cela: ne sommes-nous pas reliés à nous-mêmes par tout un réseau de nerfs et de synapses qui nous rendent immédiatement et forcément attentifs au moindre de nos bobos? Ne sommes-nous pas en peine d'ignorer qu'on nous arrache un bras? Quant à notre «prochain», nous n'y sommes plus rattachés par des nerfs et des synapses; néanmoins il nous reste, pour souffrir de sa souffrance, ces substituts des fibres nerveuses que sont le regard, l'ouïe, les autres sens. Mais quand le prochain devient le lointain, la compassion relève de la victoire sur soi-même.
Bien sûr, il nous arrive de compatir aisément aux maux d'un être lointain, mais pour autant que cet être, un jour, nous ait été proche; pour autant que sa proximité demeure, et que sa lumière soit en nous rémanente. Notre rayon d'affection (comme on dit: un rayon d'action) sera plus ou moins large; il peut exceptionnellement s'élargir aux dimensions du monde, par exemple si notre bien-aimée est hôtesse de l'air — ou si notre âme a la trempe de la philosophe Simone Weil, qui un jour pleura d'apprendre qu'un tremblement de terre venait de survenir en Chine. Mais sinon, nos émotions restent fondamentalement liées à la proximité spatiale. C'est bien pourquoi le sentiment de présence est celui qui traduit le mieux l'importance qu'une chose ou qu'un être peuvent revêtir pour nous, quand bien même cette chose ou cet être ne sont pas à portée de notre main: si la mort d'une «personnalité» nous touche, même lorsqu'elle n'habite pas à notre porte, c'est parce que cette personnalité, par sa parole ou son action, a imposé sa présence dans notre conscience. «Loin des yeux, loin du coeur» n'est pas seulement le commentaire désabusé qu'inspire une méditation sur les amants volages. C'est une description simple et pertinente des limites de toute conscience humaine.
Et voilà que M. Kouchner (c'est une autre nouvelle du jour) compte instituer à Sarajevo des «tours de garde», que prendraient des personnalités du monde politique et culturel. A quoi rime cette initiative? Les canons des assaillants vont-ils soudain se taire, muselés par le respect que leur inspire l'existence, dans les murs de la capitale bosniaque, de tel ou tel «nouveau philosophe»? Le plus atroce de l'affaire, c'est que la réponse à cette question n'est pas obligatoirement négative. Non que les francs-tireurs risquent de tomber face contre terre devant la nouvelle philosophie comme Attila devant le pape Léon. Mais ils savent que la plus légère égratignure sur la peau du penseur-veilleur leur nuirait davantage, dans l'opinion internationale, que le massacre de cent ou de mille personnes qui ont le défaut de n'être point des «personnalités».
L'initiative de M. Kouchner n'est donc pas vraiment absurde. Elle pourrait même fort bien avoir des effets heureux. Mais c'est peut-être pour cela qu'elle frise l'odieux: elle tire parti, sans nulle vergogne, de notre impuissance à reconnaître dans tous les humains des égaux: les anonymes, les sans-voix, les sans-images n'émeuvent pas les artilleurs qui tiennent les hauteurs de Sarajevo? Ils n'émeuvent personne? Le monde entier se moque des vies humaines? Et le monde entier se passionne pour le sort des personnalités? Eh bien, on va leur en donner, des personnalités!
C'est donc en exploitant le déni de la personne humaine qu'on veut faire respecter les droits de l'homme. Voilà bien l'un des hommages les plus empressés que la vertu, jamais, ait imaginé de rendre au vice.
Il est toujours instructif d'imaginer aujourd'hui les réactions du Huron de Voltaire, ce «sauvage» débarqué dans notre Europe, et découvrant nos moeurs. Il regarderait forcément la télévision. Devant le petit écran, il apprendrait un beau soir qu'au cours d'une conférence de presse, M. Mitterrand s'est vu poser des questions sur son état de santé. Il se demanderait alors comment les chefs d'Etat répondent à de pareilles questions: les éludent-ils, mentent-ils, disent-ils la vérité? Rien de tout cela: selon le commentateur attitré de la parole présidentielle, M. Mitterrand a fait tout autre chose encore: il a «complètement joué la franchise».
Cette phrase qui nous paraît banale, à coup sûr clouera de stupéfaction notre Huron. Car enfin, pensera-t-il dans son ingénuité, le journaliste ne fait rien de moins que dénoncer la fourberie de son président: non content, comme font les simples menteurs, de jouer la tristesse, la joie, la révolte ou l'amour, ce M. Mitterrand joue la franchise! Donc, très exactement et très perfidement, il joue celui qui ne joue pas! Il feint de ne pas feindre! Il simule le refus de simuler! Il affecte de ne point affecter! Peut-on concevoir plus étrange et plus complète perversité?
Mais alors, continue de penser notre Huron (qui ne sait pas combien le sens de nos mots s'est édulcoré dans nos bouches), s'il en est ainsi, le journaliste qui dénonce l'imposture devrait, au risque de perdre sa place, condamner haut et fort ce gouvernant indigne! Or il n'en est rien: c'est avec approbation, et même avec admiration, que le courtisan prononce les mots odieux: «Il a complètement joué la franchise». Notre Huron ne comprend plus. Parions qu'il a peur.
Abasourdi, il continue cependant de regarder la télévision; puis il écoute la radio, il lit les journaux. Il s'aperçoit alors, ô surprise, que l'infâme expression «jouer la franchise», et sa version plus raffinée, «jouer la transparence», est prononcée à tout bout de champ, par tout un chacun, que ce soit pour qualifier une déclaration politique, pour rapporter les propos d'un chef d'entreprise ou narrer les confidences d'une actrice. Il découvre avec consternation que cette expression n'est pas prise pour ce qu'elle est (une monstrueuse accusation de duplicité), mais employée et usée comme une formule vague et terne, dont le sens premier, si jamais elle en eut un, s'est dilué jusqu'à se perdre à peu près complètement. Après l'avoir entendue cent et mille fois, notre Huron conclut, désespéré, que plus rien ne veut rien dire, puisque les mots terribles: «Il a joué la transparence», signifient à peu près: «Il a déclaré».
A peu près seulement. Car, dans une troisième étape de sa douloureuse réflexion, le malheureux s'aperçoit que cette formule, flasque et délavée comme un vêtement trop souvent porté, garde un reste de son sens premier. Telle ces vieilles lettres d'amour retrouvées au grenier, et qui conservent, malgré le remugle ambiant, des traces du parfum de l'aimée. «Il joue la transparence» n'équivaut certes pas à une accusation de duplicité, mais ne recouvre pas non plus un simple «il a déclaré». Non, ce monstre verbal signifie en dernière analyse: «Il a dit, mais nous ne sommes pas sûrs qu'il a pensé». Et ce vague et universel soupçon permet à son tour un vague et universel exorcisme: quoi qu'il arrive, nous n'aurons pas été dupes. M. Mitterrand, ou mon chef de bureau, me parlent de leur cancer ou de la conjoncture. Je ne dirai pas qu'ils me cachent quelque chose, encore moins qu'ils me mentent. Mais qu'ils disent éventuellement la vérité? Jamais. Car ma grande terreur, à moi «civilisé», c'est de passer pour naïf. Les déclarations des autres, je veux bien les créditer de la «transparence», mais en précisant que toujours on la «joue»: ainsi donc, «jouer» ne signifie pas: «feindre», mais: «miser sur». M. Mitterrand, ou mon chef de bureau, misent sur la transparence; ils pensent que la transparence est encore le meilleur moyen d'arriver à leur fin, qui est d'être crus. Ils profèrent le vrai, mais par intérêt. Quant à moi, j'évite le ridicule; je pourrai toujours dire que je n'ai rien gobé: je le savais, que leur transparence était une façon de parler, autant et plus qu'une façon d'être. M. Mitterrand, ou mon chef de bureau, ont déclaré ceci ou cela? C'est louable: ils ont joué la transparence. Mais je ne suis pas dupe: ils ont joué la transparence. Formule admirable en sa subtilité! On ne nous la fait pas, et comme disait Molière, nous savons ce que nous savons. Mais quoi donc, au juste?
Ainsi donc, le pauvre Huron, épuisé par son périple dans les mystères de notre psychologie, finira par comprendre que notre façon de parler entérine inconsciemment une vision soupçonneuse de l'homme, qui pourrait se résumer ainsi: les qualités apparentes s'expliquent toujours par des défauts réels. Ce qui est grave en cette affaire, ce n'est pas qu'une société tout entière pense comme La Rochefoucauld, c'est qu'une vision désabusée de l'humanité se soit figée en préjugé inconscient, et qu'une conception critique de l'homme ait pu se dégrader jusqu'à devenir la chose la moins critique du monde: un tic de langage.
Bill Clinton est une énigme: il paraît difficile de faire coller sa personne au pouvoir qu'il incarne — et qu'il exerce. Disons les choses un peu crûment: William Jefferson Clinton, en dépit de son prénom chargé d'histoire, apparaît comme un gamin rose. L'«homme le plus puissant du monde» semble aussi peu accablé par la misère de ce monde qu'habité par sa grandeur; l'homme qui a passé une partie de sa matinée d'investiture à s'initier au maniement du code nucléaire, nous le soupçonnons de l'avoir fait avec l'intérêt passionné que provoque, chez petits et grands, l'installation d'un nouveau logiciel dans l'ordinateur familial. L'homme qui pourrait, plus que tout autre, peser sur la réalité, ne le voyons-nous pas arborer à tout instant (y compris à celui, solennel entre tous, de sa prestation de serment), un sourire de potache, qui semble dire: je suis en train d'en jouer une bien bonne. En général les chefs d'Etat, même américains, doivent faire effort pour bien montrer qu'ils sont aussi des hommes comme vous et moi; on a cette fois l'impression d'un saxophoniste amateur qui peine à croire et à faire croire qu'il est aussi président des Etats-Unis.
Cependant, si la gravité, ou simplement le sérieux politique, au cours même de la cérémonie du Capitole, semblait faire cruellement défaut au nouveau maître du monde, sa ferveur religieuse, elle, a paru totale, et bien conforme aux traditions. Bill Clinton, le soixante-huitard décontracté, a prêté serment sur la Bible de sa grand-mère; il a émaillé son discours de graves appels à la vertu, et de références à Dieu; last but not least, il a écouté dans le recueillement, à la fin des festivités, un Billy Graham plus vrai que nature, et qui lança, dans la claire froidure de Washington, un vibrant appel à l'aide du Seigneur.
Or, je le dis sans rire, cela suffit à faire du vibrion Clinton un vrai président des Etats-Unis. Non que ceci compense cela, et que les invocations à l'Eternel, quand il s'agit de lester l'âme d'un politicien, fassent l'affaire. Mais ce qui est en cause ici, ce n'est pas la psychologie de M. Clinton, c'est la conception américaine du monde: là où nous voyons un manque de gravité politique masqué par une gravité religieuse plus ou moins factice, l'Amérique voit tout autre chose. Car ce pays, dès les origines, a d'une certaine manière remplacé les exigences de la politique et les leçons du passé par les impératifs de la morale et la volonté de Dieu: ce qui, aux yeux des Européens, apparaît comme un mélange aberrant, c'est, pour l'Amérique, la logique même.
Pour comprendre cette logique, il faut retourner aux origines des Etats-Unis. La question de l'esprit et des références de la Constitution américaine, telle que la voulurent les Pères fondateurs, est certes loin d'être simple. Il apparaît difficile de savoir, par exemple, si c'est le puritanisme ou les Lumières qui jouèrent alors le plus grand rôle: la foi en Dieu ou la foi en l'homme. Mais tous les chercheurs s'accordent à reconnaître que l'Amérique, en dépit de son «Sénat» et de son «Capitole», donc de ses références à l'Antiquité romaine, s'est voulue commencement absolu, nouveauté fondatrice. L'Amérique n'est pas une nation qui a commencé d'exister à tel moment. L'Amérique, c'est ce qui commence; ce dont le commencement même est le fondement, et la nouveauté la nature. Si les Pères fondateurs se sont référés aux Romains, ce n'est pas parce que Rome représentait la caution du passé (comme on l'entend en Europe), mais parce que Rome est une fondation, un commencement. En ce sens, l'Amérique a invoqué l'Histoire pour abolir l'Histoire.
S'il en est ainsi, je ne crois pas qu'on dégringole de la philosophie dans l'anecdote en risquant cette proposition: un Clinton saxophoniste, joggeur et décontracté, qui entre à la Maison Blanche comme à la discothèque, un Clinton qui incarne sa génération et rien que sa génération, un Clinton qui chasse de ses épaules tout le passé du monde, y compris celui de l'Amérique, comme on chasse une poussière de son habit de fête, est une parfaite incarnation de son pays. Quant à la religion, quant à Dieu, ils ne servent pas seulement d'alibi: ils jouent le rôle d'une authentique légitimation; ils prennent la place laissée vide par le passé, et permettent à l'Amérique de donner un nom compréhensible à ce commencement vertigineux et perpétuel dont elle se veut le lieu. On s'interdit d'évoquer le passé? On s'oblige alors à invoquer l'Eternel.
A nos yeux d'Européens, Clinton recommence Kennedy, avec moins de prestance. Mais pour l'Amérique, Clinton, comme Kennedy, commence. Ce qui n'est pas du tout la même chose. Bien sûr, nous nous demandons, nous, jusqu'à quel point cette conviction d'être un homme neuf dans un pays neuf, d'être réellement sans passé, n'est pas une illusion; jusqu'à quel point la transcendance pesante du passé n'est pas le lot commun de tous les hommes. Mais reconnaissons quand même que le nerf de toute action, c'est la foi, forcément naïve, dans les commencements.
Qu'est-ce qui pourrait faire désespérer de l'humanité? Les guerres toujours recommencées, les violations innombrables des droits de l'homme, la multiplication des crimes sur toute la face de la terre? Peut-être. Mais plus encore la pratique de la lettre anonyme. Qu'on m'entende bien. Je ne dis évidemment pas qu'une lettre sans signature soit plus horrible, plus infâme, plus criminelle que le meurtre ou la torture. Je dis seulement et précisément qu'elle peut, davantage encore que ces atrocités, faire désespérer de l'humanité: parce que l'anonymat n'est pas seulement une lâcheté, c'est une régression vertigineuse; la régression par excellence.
L'expéditeur de lettres anonymes, presque toujours, se prévaut de la justice, de la morale et de l'ordre. Il se croit vertueux parce qu'il réussit à se persuader (et qui sait si, hélas, il ne lui arrive pas d'être sincère?) que l'anonymat n'est pas une lâcheté, mais la marque même de la Vérité et de la Justice: s'il ne signe pas, c'est qu'il veut donner à sa parole valeur absolue; qu'elle vienne de nulle part et de partout, comme celle d'un dieu obscur, non comme celle d'un homme parmi les hommes, habitant telle ville et logeant à telle adresse. Le dénonciateur se veut Glaive sans nom, sourcil froncé de la Loi, instrument du Vrai, bras de la Vengeance. Sa dissimulation n'est à ses yeux qu'effacement devant une Justice sans visage, qui le visite et lui intime l'ordre d'agir.
Voilà pourquoi la lettre anonyme provoque un frisson particulier, qu'on ne peut expliquer par la seule répulsion devant la lâcheté de tel ou tel individu: l'anonymat singe une transcendance primitive; il est un relent, dans la modernité, de temps très anciens; il réveille cette part de l'homme qui croupit au-dessous de la personne humaine; cette part grouillante, rampante, qui parle en nous sans que pourtant ce soit en notre nom; cette parole qui n'est pas prise en charge par l'individu libre, cette parole qui vient de nulle part; bref, le contraire même de l'humanité.
Comme par hasard, le contenu des lettres anonymes, invariablement, se met au service de leur forme, et de sa transcendance rampante. Nous en avons un exemple bien actuel: un calomniateur non identifié vient de sévir publiquement dans notre pays, menaçant de ses foudres moralisantes une candidate probable au Conseil fédéral. Or quelle est la «pensée» sous-jacente à ses menaces? Une pensée intouchable, archaïque, régressive et contraignante, de l'Ordre. Elle n'est pas explicitement anti-féministe, mais l'importance qu'elle donne à la vie privée de la candidate est significative: l'homme c'est l'homme, dit-elle implicitement, et la femme c'est la femme. Donc la femme n'a pas droit à la vie publique. Car un homme, dans cette vision primitive, peut avoir une vie privée, tandis qu'une femme ne peut qu'être sa vie privée. L'homme aurait des «histoires» comme il possède une voiture ou un ordinateur; la femme, en revanche, s'identifierait à son existence privée, si bien qu'une incartade en ce domaine la souillerait tout entière.
On s'écriera, avec raison, que le souci premier de notre dénonciateur, armé d'une considérable hypocrisie, n'est guère de préserver la morale dans la politique, mais bien de garder aux hommes un domaine réservé. Que dans sa vision du monde, la politique est «une affaire d'hommes»; l'affaire de cette moitié de l'humanité à qui la question de sa vie privée ne sera pas posée; que la politique est donc réservée à ceux dont le privilège naturel est de pouvoir la séparer de la morale; qu'enfin le dénonciateur invoque la vertu de manière hautement sélective, à des fins purement stratégiques.
Mais justement, ne voit-on pas à quel point une telle conception du monde s'accorde bien avec la pratique de la lettre anonyme? Je ne suis pas en train de dire, évidemment, que tous les anti-féministes sont des «corbeaux». Mais simplement que le jugement de notre dénonciateur anonyme, sur la nature immuable de l'homme et de la femme, est une manière de défendre obstinément l'Ordre du monde, un Ordre enfoui dans les profondeurs impersonnelles, avant toute réflexion. Et que le maniaque de l'anonymat rejoint ici le maniaque de l'ordre: cette Loi de nulle part, dont notre dénonciateur se veut le scribe ou le récitant, est par excellence une loi étrangère à la liberté humaine, cette liberté qui rend possible, par exemple, une évolution des rôles respectifs de l'homme et de la femme. Elle sanctifie le monde comme il va, elle s'arc-boute sur ce qui est.
Dans les premières sociétés humaines, une telle attitude était légitime, pour ne pas dire obligatoire; le changement, c'était le crime, donc la mort. Nos sociétés modernes ont perdu cette ignorance première; elles savent que les choses peuvent changer, qu'elles ont changé. La défense de ce qui est, nous le savons, n'est plus guère la défense du sacré, mais bien souvent la conservation de ce qui nous arrange: une place pour les hommes, une autre pour les femmes; une place pour la morale, une autre pour la politique. Bref, un ordre d'avant la personne et d'avant la liberté.
Chacun connaît, aux Etats-Unis, la mode du «politically correct»: celle qui contraint à ne point parler d'un «Noir», mais d'un «Afro-américain»; ni d'un «Indien», mais d'«un Américain natif»; ni d'«un handicapé physique», mais d'un «être différent sur le plan moteur», etc. Le moins qu'on puisse dire est qu'il s'agit là d'une rhétorique de l'euphémisme, ou, pire, d'une conjuration purement verbale de la réalité politique ou sociale, comme s'il suffisait de proférer le vocable «Afro-américain» pour effacer toutes les séquelles de l'esclavage, ou d'ânonner la circonlocution: «Un être différent sur le plan moteur», pour abolir les réactions de rejet, de gêne ou simplement de surprise devant un paraplégique. Bref, comme s'il suffisait de changer les mots pour changer la réalité. Sans doute, les mots peuvent agir, ô combien, sur le réel, mais à condition de le respecter d'abord, de le prendre véritablement en compte, et non de le repousser par des formules magiques. La «politique correcte» est une politique de l'autruche.
Ne rions pas trop vite des Américains. Car leur nouveau vice a déjà traversé l'Atlantique et fait des ravages dans notre bonne Helvétie. C'est ainsi que certains de nos compatriotes alémaniques sont nettement plus avancés que l'Amérique elle-même sur la voie du parler-comme-il-faut. Par souci d'égalité entre les hommes et les femmes, les journalistes stylés, à Berne ou à Zurich, ne s'adressent plus, désormais, à leurs lecteurs, mais à leurs «lectrices et lecteurs». Légitime politesse? Sans doute, mais il se trouve que ces mêmes journalistes stylés ne parlent plus jamais, à leurs «lectrices et lecteurs», des politiciens, mais toujours des «politiciennes et politiciens»; plus jamais des paysans suisses, mais toujours des «paysannes et paysans»; plus jamais des artisans, mais toujours des «artisanes et artisans», quand bien même et surtout quand il n'y aurait pas d'artisanes. Dans un texte qui m'est récemment tombé entre les mains, l'auteur annonçait un exposé sur les «papetiers et les papetières» suisses, pour préciser, un peu penaud: à vrai dire, des papetières, il n'y en a pas.
Les choses vont encore plus loin: afin d'être sûrs de ne jamais faillir au «parler correct», certains journaux alémaniques ont décidé d'ôter simplement au scripteur toute possibilité d'incorrection, de lui interdire toute échappatoire: impossible d'oublier ou de négliger la partie féminine de l'humanité laborieuse, tout bonnement parce qu'elle s'est coulée, avec sa partie masculine, dans le lit austère et le marbre très dur d'un mot unique. C'est ainsi qu'on n'écrira plus désormais: «Die Lehrer und die Lehrerinnen», mais: Die LehrerInnen, avec cette stupéfiante majuscule interne, glorieux et sourcilleux pilier de la correction politico-sociale. En français, comment faire? Nous trouverons bien quelque chose: les «enseignantEs», par exemple.
L'enjeu n'est pas mince: les femmes ont droit à l'égalité, et la question n'est pas de la leur constester. Mais c'est justement parce qu'elles ont droit à l'égalité réelle qu'il est nuisible de les gratifier ainsi d'une égalité factice: lutter pour qu'il existe autant de papetières que de papetiers, ce n'est pas invoquer des papetières qui n'existent pas. Tenir compte des femmes autant que des hommes, ce n'est pas inventer des barbarismes du style «LehrerInnen», ce qui est au moins aussi efficace que de danser pour faire tomber la pluie. De tels barbarismes (je connais des lecteurs... et des lectrices alémaniques qui bien heureusement en déplorent l'usage) non seulement sont inutiles et laids; mais encore ils rappellent fâcheusement ces formules obligées dont, au beau temps du socialisme réel, on avait le devoir de truffer ses discours: on invoquait rituellement les «victoires du prolétariat» ou le «bilan globalement positif» des pays communistes. Ces formules hypocrites et serviles n'ont pas changé la réalité, mais ont contribué bien sûr à la masquer.
Les femmes et les hommes qui croient que pour faire avancer la cause féministe, il faut à tout bout de champ marteler le féminin grammatical, élèvent les barrières qu'ils prétendent abaisser ou abattre. Le «I» majuscule des «LehrerInnen» coupe de toute sa hauteur ce qu'il entend unir, et glorifie la différence qu'il voudrait réduire.
La cause des femmes est la cause de l'humain: comment cette cause avancerait-elle si le féminin se pose mécaniquement en face du masculin, comme l'image en face du «réel»? Féminiser tout énoncé masculin, c'est encore, pour la femme, montrer sa dépendance; c'est encore, pour Eve, naître de la côte d'Adam. L'égalité ne consiste pas à poser, en face de toute désignation masculine, son équivalent féminin (comme, dans une salle des ventes, deux acheteurs rivaux se répondent aux enchères). L'égalité réelle, c'est le moment où le «masculin» grammatical n'est plus la forteresse des mâles. Bref, c'est la rencontre des deux sexes; non pas leur neutralisation, mais plutôt leur synthèse: la femme est l'égale de l'homme quand on peut dire sans offenser la langue ni la vérité: Madame le ministre.
La vache a-t-elle le devoir de paître huit heures par jour et de se laisser traire ensuite, afin de nourrir les humains de son lait? Si elle ne s'acquitte pas de cette tâche, est-elle passible de condamnation morale ou pénale? De son côté, le chien a-t-il le devoir de garder la maison, d'aboyer au méchant, de jouer avec les enfants, de guider les aveugles? S'il ne le fait pas, peut-on le punir des arrêts ou de l'amende?
Poser pareille question, c'est, je suppose, passer pour un plaisantin. Comment prétendre que le chien, la vache, le cheval ou la chèvre ont des devoirs? Pour que cela soit vrai, il faudrait qu'ils aient le choix, et la conscience, et la volonté personnelle. Les vaches, décidément, sont libres de tout devoir. Et les chiens et les chats. Nous avons peut-être des devoirs envers eux; mais c'est une autre histoire.
Pourquoi préciser de tels truismes, puisque personne, à ma connaissance, ne prétend soumettre les animaux à quelque devoir que ce soit? Eh! bien, parce que si l'idée des devoirs de la vache fait rire, celle des droits de ce même bovidé ne fait pas rire du tout. C'est ainsi qu'un article, paru dans un grand journal populaire de notre pays, a fait récemment état, sur le ton le plus sérieux du monde, de la constitution d'une «Cour internationale de justice des droits de l'animal», siégeant sous l'égide des «Nations Unies animales», et condamnant avec emphase les mauvais traitements subis par les bestiaux durant leur transport par wagons ou camions.
Or, s'il est certainement juste de traiter les animaux avec le plus d'égards possible, il est en revanche trompeur de fonder ce devoir humain sur de prétendus «droits de l'animal». L'animal, qui ne peut être sujet de devoir, ne peut pas davantage, et pour la même raison, être sujet de droit. La vache n'est légalement obligée à rien; de même n'a-t-elle légalement aucun droit — ce qui ne signifie certes pas, je le répète pour éviter tout malentendu, que nous n'ayons point, nous, à traiter les animaux avec le maximum d'«humanité». Mais justement, cette expression dit bien ce qu'elle veut dire: éviter de maltraiter les bêtes, c'est se montrer digne d'une certaine idée des devoirs et des droits humains.
On estimera peut-être qu'à tout prendre, cela revient au même, et que je fais bien des histoires pour rien. Car enfin, si notre devoir est d'en user «humainement» avec les animaux, pourquoi ne pas parler du droit de l'animal à se voir bien traité? La nuance semble négligeable. Et pourtant les deux formulations procèdent de visions complètement différentes. D'abord, se gargariser des «droits de l'animal», c'est risquer des confusions qui peuvent être insultantes pour les droits de l'homme; mais laissons cet argument. Il y a plus grave: quand nous brandissons les droits des animaux, nous nous mentons à nous-mêmes sur la réalité de notre comportement à l'égard des bêtes.
La réalité? Qu'on songe seulement à ceci: les droits de l'animal, tels qu'ils sont invoqués avec grandiloquence par le tribunal, sont en l'occurrence les droits de l'animal de boucherie. Cela n'est pas sans importance, car cela signifie que la «Cour internationale de justice» continue d'admettre que l'homme en use souverainement avec les vaches, cochons et couvées: ces animaux, nous les élevons et les nourrissons pour les tuer et les manger. Tout ce que la Cour nous demande, c'est de ne point les brutaliser quand nous les transportons au lieu de leur abattage. Mais alors, invoquer dans ce contexte les «droits de l'animal» relève d'une lénifiante hypocrisie: c'est donner à croire que l'homme est prêt à se démettre de ses prérogatives, à reconnaître à l'animal un droit inaliénable à la vie — la vie n'est-elle pas le premier des «droits»? Imposture totale: dans la vision même de nos censeurs, l'animal n'a aucun droit de disposer de sa vie; la Cour de justice qui, si l'on ose ainsi s'exprimer, «singe» si puérilement les institutions de défense des droits de l'homme, se contente d'émouvoir à bon marché les âmes tendres, omettant de signaler que toute l'affaire, tout de même, se termine à l'abattoir. Les animaux sont comme des hommes? Mais alors, quels hommes! Troupeaux d'innocents absolus, que l'on exécute en masse et tous les jours, pour les dévorer, avec pour seul devoir de ne pas les torturer avant le coup de grâce.
En revanche, si l'on renonce à l'idée de «droits de l'animal»; si l'on affirme bien plutôt que l'homme, seul sujet de droit et de devoirs, se donne librement et souverainement pour loi de protéger ceux-là mêmes qui n'ont pas de droits ni de conscience ni de parole, mais une sensibilité certaine à la douleur; si l'on comprend que ce n'est pas la nature de l'animal, mais bien la nôtre, qui nous dicte la pitié, alors nous sommes plus près de la vérité, et de la réalité; alors nous ne nous berçons pas de belles paroles; nous savons que l'homme, pour vivre, continue tous les jours de tuer par millions ses frères inférieurs; mais nous voulons néanmoins, parce que tel est notre bon devoir, que l'homme épargne aux animaux toute souffrance inutile.
*Il est à nouveau question que l'école romande aménage, voire abandonne une partie non négligeable des «mathématiques modernes».* Ainsi, le calcul en base 2, 3 ou 7 ne sera plus enseigné dans les petites classes: c'est, dit-on désormais, un exercice trop abstrait, sans profit pour l'élève. Pourtant, l'idée de proposer un tel enseignement ne correspondait pas à une simple lubie de mathématicien en mal de nouveauté. N'espérait-on pas introduire au plus vite à l'école ce qu'on peut bien appeler un progrès de la conscience mathématique et de la conscience tout court? N'avait-on pas raison? S'il y eut erreur, où se cache-t-elle?
Voyons les faits: le calcul en base 10, incontestablement, n'est qu'un cas particulier d'une méthode plus générale. Ecrire: 9 + 6 = 15, ou, en base 2, 1001 + 110 = 1111, voilà deux manières de faire exactement la même opération. Et s'il se trouve que presque tous les peuples du monde, des Egyptiens aux Chinois en passant par les Hindous, calculèrent en base 10, cela n'empêche pas cette base d'être contingente. Montrer à l'élève que 9 + 6 = 15 est une façon de compter, un cas singulier d'une structure plus générale et plus abstraite, n'était-ce pas assouplir son esprit, aiguiser sa conscience? Pourquoi, dès lors, cet enseignement se voit-il rejeté comme «trop abstrait»? Encore une fois, où est l'erreur?
Le calcul en base 10 a très certainement son origine dans le nombre des doigts de la main (la base 6 est la seule qui, dans la réalité de l'histoire humaine, soit en concurrence avec la base 10 ou ses dérivés, les bases 5 et 20. Elle s'explique par la division mésopotamienne de l'année en six mois de six jours chacun). Autrement dit, le calcul en base 10, s'il n'est certes pas le seul possible dans l'absolu, n'est pas pour autant arbitraire dans le champ de l'expérience humaine. Fondé sur l'histoire concrète et partagée de l'humanité tout entière, il permet certes de s'élever à l'abstraction. Mais cette abstraction épure, généralise, universalise et clarifie une expérience du monde.
Le mathématicien René Thom le soulignait dès 1970, dans un lumineux article: il est vain, il est même nuisible de prétendre arracher les mathématiques à l'univers de l'intuition. Abstraire, ce n'est pas s'abstraire. Il est stérile de passer des heures à calculer en base 3 ou 7; c'est tourner à vide. Il est plus stérile encore d'occuper de jeunes enfants à ce genre d'exercice: s'il est un âge où l'on est en peine de maîtriser le monde, où par conséquent l'on a grand besoin de s'appuyer sur le bout de ses dix doigts pour s'élancer à l'assaut de ce qui excède le champ de notre expérience immédiate, c'est bien l'enfance. Plus tard, c'est une autre affaire, et le «décentrement» peut être bénéfique à qui possède un centre.
*Ce débat sur les mathématiques ressemble étonnamment à celui qui touche l'enseignement du français dans nos écoles:* l'abstraction doit-elle être l'alliée de l'expérience, ou son oubli? Un exemple: certaines grammaires proposent que l'énumération des personnes, dans la conjugaison des verbes, obéisse à l'ordre suivant: «je-tu-il-ils-nous-vous». Cela pour des motifs dont la logique est irréfutable: d'une part les formes au «je-tu-il-ils» sont souvent apparentées par leur radical, ce qui les distingue du groupe «nous-vous»: je-tu-il-ils peu-(x-t-vent), nous-vous pou(vons-vez); en outre, je-tu-il-ils chante(s-nt) se prononcent de manière identique; sur le plan de leur «conjugaison orale», ils sont indiscernables.
Pourquoi ne pas imposer cette logique-là, qui vaut bien l'autre? C'est que justement, elle ne vaut pas l'autre: d'une part la «conjugaison orale», qui tend à disjoindre, dans la conscience, le son de la graphie, et le verbe de son pronom personnel, croit se rapprocher du réel et s'en éloigne à force d'analyse et d'abstraction. D'autre part et surtout, de même que la base 10 a sa décuple racine dans les dix doigts de la main, l'ordre «je-tu-il», auquel répond le «nous-vous-ils», n'a strictement rien d'arbitraire: *au singulier puis au pluriel*, il ne reflète rien de moins que le moi, le toi, le monde, *tels que les perçoit et les construit la conscience par le relais de la grammaire. A cette tripartition logique et ontologique, faut-il substituer une logique purement grammaticale?*
En français comme en mathématiques, l'erreur pédagogique fut la même. Avec les meilleures intentions du monde (parvenir à plus de précision et de scientificité), on a confondu l'abstraction avec l'arrachement à l'expérience. Ce qui n'est même pas légitime à la pointe d'une science exacte (René Thom estime que même pour le mathématicien, le critère ultime de la vérité et de la rigueur est de nature intuitive *et synthétique*) devient franchement aberrant dans l'enseignement. On s'est attaché à transmettre à l'enfant des vérités irréfutables, mais, *à la lettre, inhumaines. Analyser, abstraire? C'est une tâche haute et nécessaire; et l'école doit y préparer. Mais encore une fois, cette tâche ne consiste pas à nous prendre pour de purs esprits; la logique est faite pour l'homme, et non l'homme pour la logique.*
Un quidam se promène, et ses yeux glissent sur les panneaux publicitaires: une jeune fille rêveuse lui suggère d'emprunter les Chemins de fer fédéraux; une autre jeune fille, en scooter, lui conseille de recourir aux Postes, Téléphones et Télégraphes. Des voitures en feu, des agonisants, des nus grotesques ou répugnants l'invitent à se faire tondre par un marchand de lainages. Des fromages, des hebdomadaires, des cigarettes, des apéritifs, des paysages se proposent à sa consommation béate. Et soudain, noir sur blanc, en grosses lettres, notre quidam découvre cette phrase: «Crois au Seigneur Jésus et tu seras sauvé, toi et ta famille».
S'arrachant à ses rêves de croisière en scooter volant, il bat des paupières, se recueille sur l'affiche noire et blanche, et la stupeur fait place à l'incompréhension gênée: «Tu seras sauvé». D'abord, qui prétend-on tutoyer ainsi? Et pour le sauver de quoi? se demande le quidam — un homme de la fin du vingtième siècle, qui a oublié son catéchisme. Admettons qu'il ait tort. Mais a-t-il tort, en lisant la suite de la phrase, de s'étonner encore davantage: «Tu seras sauvé, toi et ta famille». Depuis quand, s'éberlue notre passant, ma famille est-elle «sauvée» si moi je le suis? Et si ma famille est sauvée grâce à moi, pourquoi ma famille seulement, et pas mes amis, ou le monde entier? Etrange conception. Le quidam s'interroge: le prendrait-on pour un pater familias à l'ancienne, qui se convertirait «pour» ses proches, tout comme il remplit «pour» eux la feuille d'impôts, tout en indiquant à sa femme dans quel sens il faut voter?
Cependant notre homme s'approche du panneau, et finit par déchiffrer, en guise de signature, les mots suivants: Actes 16, 31.
Admettons alors que les souvenirs de catéchisme remontent dans sa tête: ce n'est pas le rédacteur de l'affiche qui parle, comprendrait-il; c'est un apôtre nommé Paul, et cela se passait voilà deux mille ans. Les murs de la prison de Paul viennent de s'écrouler miraculeusement, et le prisonnier libéré s'adresse à son geôlier tremblant. Dans la foulée, il évangélisera toute la famille du brave homme, ou toute sa «maison» (selon la traduction qu'on adopte pour le mot grec «oïkos»); et chacun se convertit. Voilà deux mille ans, le père était effectivement un pater familias. Rien d'étonnant à ce qu'il entraîne sa maisonnée.
Voilà donc la clé de l'affaire. Gageons cependant que tous les quidams n'auront pas le temps ni l'envie d'aller chercher leur Bible, sans parler de l'original grec, pour dissiper leur perplexité. La plupart y songeront d'autant moins que, dans un contexte de beauté vendeuse sinon vénale, de frivolités rutilantes et d'horreurs subtilement alléchantes, une invitation à la conversion risque fort d'apparaître comme une publicité parmi d'autres, un boniment spirituel, voire une ruse machiavélique du marchand de lainages. L'affiche ira donc à fins contraires, et cela parce qu'elle ignore superbement et doublement toute idée de contexte: elle s'arrache sans crier gare au temps et au récit qui la justifie; elle s'installe sur des panneaux publicitaires.
Une telle entreprise est probablement l'oeuvre des milieux dits «fondamentalistes», pour lesquels une phrase de la Bible est une phrase de la Bible, immuable, sacrée et définitive, au mépris affiché de tout ce qui l'entoure. Assurément, ceux qui financèrent cette entreprise espéraient créer un choc: descendons sur le terrain de Satan et de Mammon, proclamèrent-ils bravement; puisqu'on ne cesse d'offrir au passant des biens inutiles ou des plaisirs nuisibles, pourquoi ne lui rappellerions-nous pas, précisément en ce lieu de perdition que sont les panneaux d'affichage publicitaire, «la seule chose nécessaire»?
C'est se faire une idée bien naïve des destinataires du message, une idée bien figée du monde. Voilà quelques bons siècles que les humains cherchent à distinguer la lettre de l'esprit; qu'ils demandent des comptes à la parole; quelques bons siècles que la lecture, même et surtout spirituelle, ne consiste plus à avaler des litanies, mais bien à interpréter, à comprendre. Un texte, fût-il biblique, n'est pas un morceau de sacré conservé dans l'alcool. Or la démarche des fondamentalistes afficheurs suppose que la parole placardée, avant toute lecture et pour les passants distraits qui vont la lire, est déjà sacrée, déjà au-delà de toute compréhension; évidente, intouchable, connue de toute éternité. Inutile de dire qu'un tel décret, qui soustrait la parole à toute interprétation, est déjà lui-même interprétation, mais inconsciente. (Le problème que pose l'islam fondamentaliste est à cet égard identique).
Il existe à Rome, dominant le forum, un monument du moderne, considérable et boursouflé, qu'on surnomme, à cause de sa forme, la «machine à écrire». Les Romains aiment à dire que le point le plus magnifique de la ville éternelle est précisément ce monument, puisque c'est le seul lieu d'où l'on ne voie pas la «machine à écrire». De même faut-il être bien installé derrière ses oeillères pour ne pas apercevoir qu'on en porte.
«Il est des morts qui sonnent le glas d'une société». «Il est temps d'en finir avec des méthodes qui dégradent la vie politique de notre pays et menacent la démocratie». «Les semaines qui ont suivi la découverte du corps du ministre ont été l'occasion d'une interrogation de la France sur elle-même, sur la presse, la Justice, les institutions». Ces trois citations ne sont pas, contrairement à ce que le lecteur serait en droit de croire, des commentaires au suicide de M. Bérégovoy. Ce sont des propos tenus à la suite d'un autre suicide de ministre, celui de Robert Boulin, en 1979.
Rien n'aurait donc changé?. Et l'«interrogation» soulevée en France, voilà quatorze ans, n'aurait donc été d'aucune utilité? Je ne serai pas si pessimiste: si l'on relit attentivement les citations de 1979, on y trouve un ton plus âpre et définitif qu'aux propos d'aujourd'hui. A ma connaissance, les journaux de 1993 n'ont pas parlé de «menace sur la démocratie» ni de «glas d'une société». Plus nets encore sont les signes d'une évolution si nous comparons les drames de Robert Boulin et de Pierre Bérégovoy à celui de Roger Salengro, ministre de Léon Blum, qui s'est donné la mort en novembre 1936. Comment réagirent ses ennemis politiques? En affirmant publiquement que son suicide était un aveu de culpabilité...
On admettra que les moeurs politiques, en cinquante ans, et peut-être même en quinze ans, se sont adoucies. Il semble que le respect du mort, désormais, retienne quelque peu les vivants, et que la tristesse l'emporte sur la colère ou la haine. Mais on peut se demander d'un autre côté si la relative modération des commentaires est vraiment l'effet d'une poussée de vertu publique. Ne serait-ce pas plutôt que la société française ne parvient pas à considérer le suicide de Pierre Bérégovoy comme une affaire qui la met en cause, mais le voit plutôt comme une tragique erreur? Ne se fait-on pas, en France et ailleurs, l'idée inavouée et terrible que cet homme a cru devoir se suicider, mais qu'il en a «rajouté»? Qu'il a mal pris la mesure de ses fautes ou de ses responsabilités?
Deux motifs ont apparemment poussé le ministre à commettre son acte: l'«affaire du prêt», et l'échec socialiste. Or, jusqu'à plus ample informé, l'«affaire» privée relève de la maladresse bien plus que de la malhonnêteté; bien rares furent ceux qui, même dans la presse la plus volontiers polémique, ont prétendu le contraire. Quant à l'échec socialiste, tout le monde sait que ce n'est pas l'échec d'un seul homme; ce n'est même pas l'échec d'une politique: le chômage européen ne fait pas acception de partis. Bref, ne serait-on pas tenté de dire: M. Bérégovoy s'est suicidé parce qu'il a pris les choses trop à coeur? D'une façon trop personnelle?
Et si nous raisonnons ainsi, aujourd'hui plus qu'hier, c'est parce que, malgré nous, les causes et les effets sociaux nous apparaissent de plus en plus indépendants des volontés humaines; nous vivons toujours davantage dans la certitude que les sociétés sont beaucoup trop complexes pour qu'on puisse imputer à tel individu, si haut placé soit-il, une responsabilité vraiment décisive. Nous ne voyons plus guère dans les hommes politiques les cochers du char de l'Etat; tout au plus les croupiers de nos destins.
Un premier ministre, se suicider parce que son pays ne va pas très bien? Mais voyons, était-il assez naïf pour croire qu'il y allait de sa faute? Personne n'est responsable, parce que personne n'a les moyens de l'être! L'Etat n'est qu'un immense ordinateur, infiniment compliqué. Depuis quand un individu devrait-il se tuer parce que cette machine a des ratés? Vous n'auriez pas dû faire cela, M. le ministre, cela n'en valait pas la peine, cela n'avait pas de sens...
Ainsi frustrons-nous M. Bérégovoy de sa mort, comme nous risquons de frustrer de leur vie tous les êtres humains. Objectivement, quantitativement, nous avons raison: si les chiffres du chômage augmentent, la responsabilité d'un premier ministre, quel qu'il soit, demeure limitée; en tout cas, elle n'est pas mortelle. Mais ce que nous dit le geste de Pierre Bérégovoy, c'est justement que la responsabilité d'un homme, même dans un monde chosifié, et la responsabilité d'un politique, même dans un monde administré, demeure entière.
«Plus notre vie est publique et plus nous avons besoin d'une tendresse cachée», écrivait Mauriac en 1936, après le suicide de Roger Salengro. Ce qui signifiait: pour être ministre, on n'en est pas moins homme; on l'est même davantage encore. L'acte de Pierre Bérégovoy ne dit pas autre chose: plus la fonction nous conduit au faîte de ce magma d'irresponsabilités qu'est une société moderne, plus nous avons besoin d'être responsables, absolument et personnellement.
La responsabilité n'est point affaire de quantités mesurables, elle est affaire de qualité. Elle est la décision d'assumer cela même qu'on ne maîtrise pas tout entier. Si nous ne pouvions plus nous sentir responsables, et parfois responsables à mourir, la vie politique, et la vie tout court, garderaient-elles encore la moindre dignité?
Au moment où paraîtront ces lignes, l'«affaire» des enfants pris en otage dans une école maternelle parisienne sera sans doute oubliée, ou presque. Les faits divers, même dramatiques, ne restent à l'affiche que si la politique s'en mêle. Or, à l'heure où j'écris, le drame de Neuilly ne donne pas lieu au plus petit commencement de polémique: les télévisions, les radios, les journaux, y compris ce grand journal du soir réputé pour son sérieux et pour sa sympathie modérée à l'égard de l'équipe actuellement au pouvoir, ne parlent tous en choeur que de soulagement, de joie, de fin du cauchemar, d'admirable solidarité, de conclusion heureuse. On ne voit donc pas pourquoi cette affaire, qui a mobilisé tous les médias français, voire étrangers, pendant deux jours, continuerait désormais de les tenir en haleine. Tout est bien qui finit bien, cherchons du sang plus frais.
Pourquoi donc y revenir? Est-ce que par hasard je voudrais, moi, polémiquer sur un sujet pareil? Est-ce que je n'éprouve pas, moi aussi, de la joie, du soulagement? Est-ce que je ne communie pas dans le sentiment chaleureux de la solidarité humaine? Est-ce que je trouverais, à ce dénouement heureux, quelque chose à redire?
Oui, j'y trouve à redire, qu'on me pardonne. Et pour que les choses soient tout à fait claires, la question que je me pose n'est pas de savoir si oui ou non ce dénouement sanglant fut strictement inévitable; si oui ou non les tireurs d'élite ont eu la gâchette trop facile; si réellement, sans le moindre doute possible, les six bambins encore détenus par le preneur d'otages auraient péri dans l'explosion qu'il avait préparée. Soit, cet homme devait mourir pour que vivent les enfants. Comment se fait-il que, même dans ces conditions, l'on continue d'éprouver un malaise? Beaucoup plus qu'un malaise, à vrai dire: un sentiment de honte, de vide, d'échec absolu.
Pourquoi? Parce que les loups ne devraient pas fêter la mort du loup. Une fin brutale, fût-ce la fin d'un «forcené», ne peut pas engendrer le soulagement, encore moins la joie, encore moins le triomphe. Elle ne le peut pas, si du moins l'on se réclame de la solidarité humaine. Or la solidarité humaine a été le maître mot de tout ce drame. Ce qui a poussé l'institutrice, la psychiatre, les autorités, les policiers, les parents, à tout faire pour sauver les enfants prisonniers, à courir des risques, à s'offrir même comme otages de remplacement, c'est le sentiment d'une solidarité absolue, inconditionnelle avec la vie, cette vie incarnée dans des êtres très jeunes et sans défense. Chacun suspendait son souffle au souffle ténu de bébés inconnus. Oui, ce drame, comme il arrive au cours des catastrophes naturelles, a fait surgir et flamber ce sentiment noblement instinctif (si l'on peut ainsi s'exprimer) qui pousse à se jeter au secours d'autrui sans réfléchir, simplement parce que n'importe quel autrui, menacé dans sa vie, devient la vie même. Simplement parce que l'humain se sent solidaire de l'humain.
Tout cela était juste et légitime. Mais alors, pourquoi ce sentiment ne s'est-il pas étendu, sinon quand il fut trop tard, au preneur d'otages? Comment n'a-t-on pas compris, éprouvé, crié que la solidarité n'a pas de sens dès qu'elle est conditionnelle; dès qu'elle rejette de la communauté humaine une vie quelconque, fût-ce celle d'un criminel? On dira: cet homme s'est d'abord exclu lui-même de l'humanité. Mais cela n'est pas sûr. C'est même pour le moins douteux. Encore bien plus douteux pour ce «forcené» que pour un criminel crapuleux, ou même un terroriste «politique». Le désespéré veut de toutes ses forces atteindre les autres; il veut que les autres l'écoutent et le sauvent de lui-même. Et quand cela ne serait pas, quand il aurait fermement décidé sa propre mort avec celle d'autrui, devons-nous courir au-devant de sa décision? Devons-nous confondre sa disparition avec celle du danger qu'il créait?
Les médias ne se sont pas privés de s'apitoyer sur le calvaire des petits otages. On ne leur en voudra pas, car le sentimentalisme est une forme élémentaire de solidarité. Mais comme par hasard ils n'ont jamais cherché notre adhésion sentimentale au comportement du «forcené». Cela n'aurait pas été bien difficile, pourtant: cet homme a joué avec les enfants, dessiné avec eux, chanté avec eux. Sans doute, en leurs personnes, s'est-il même entouré, dans son délire de désespoir, de la famille qu'il n'avait pu constituer dans sa vie réelle. Sur ces réalités qui nous le rendent fraternel, la télévision s'est gardée d'insister. Pas de larmes. Seulement un embarras bien compréhensible: s'il est entendu que le «forcené» n'est plus des nôtres, il faut nier les signes de son humanité, insinuer éventuellement que ce monstre cachait son jeu sous des airs de bonté.
Cette mort était peut-être inévitable. Mais dès lors qu'on ne la déplore pas, dès lors qu'on se rengorge en y voyant une belle victoire de la loi sur le crime, on se juge soi-même: en s'apitoyant sur les enfants, en oubliant que bombe était humaine, on n'était pas solidaire, hélas; seulement sentimental.
Que peut une peinture, que peut une sculpture en face de la guerre et de l'horreur? C'est une question qu'on s'est constamment posée en notre siècle, où ni la guerre ni l'horreur n'ont manqué. André Malraux, pour montrer à quel point l'art est à la hauteur de la vie et de la mort, raconte comment les combattants de la guerre d'Espagne, entre deux assauts, tombaient à genoux devant des Vierges de Murillo (de préférence à des Vierges sans valeur artistique). Sartre se voulait d'un autre avis, et ne semblait pas croire que la peinture pût rivaliser avec le sang; d'où sa formule souvent reprise: aucun tableau ne tient devant un enfant qui meurt.
Et lorsqu'un enfant meurt en même temps qu'un tableau, qui devons-nous pleurer d'abord? Question qui paraît saugrenue, et même à la limite du mauvais goût. C'est pourtant bien celle qu'on a posée ces tout derniers jours, après l'attentat de Florence. Il en est allé de même lorsque des intellectuels ont entrepris naguère une croisade-croisière pour déplorer publiquement la perte irrémédiable du «patrimoine artistique» de Dubrovnik. A trop se lamenter sur les vieilles pierres, ne risque-t-on pas d'oublier les humains? Après l'attentat qui frappe aujourd'hui l'Italie, on sent une hésitation chez les commentateurs: faut-il mettre l'accent sur les pertes humaines en signalant au passage les dégâts matériels, ou faut-il adopter l'ordre inverse, et fustiger d'abord une barbarie qui saccage d'inestimables trésors de la Renaissance? Comment parler d'un tel événement d'une manière équilibrée? Comment faire leur juste part à l'oeuvre d'art et à la vie humaine?
On voit aisément les arguments qui justifient la préférence donnée aux humains: rien n'est plus précieux qu'une existence, tout être est irremplaçable, toute vie est sacrée. Le plus fervent des collectionneurs préférera perdre un de ses tableaux plutôt qu'un de ses enfants; dans le cas contraire, ne serait-il pas un monstre? Une oeuvre d'art, si belle soit-elle, demeure un objet. Qui oserait mettre en balance les objets et les personnes?
Ce genre d'argument paraît irréfutable, surtout dans une époque, la nôtre, où «la vie» apparaît comme le sacré par excellence; où quiconque n'adore pas «la vie» est réputé la blasphémer; où quiconque prétendrait que la perte d'un Sebastiano del Piombo, en dernière analyse, est tout aussi terrible que celle d'un être humain, risquerait fort de passer pour un froid cynique ou un esthète décadent. Mais je me demande si cette vénération pour «la vie», qu'on place automatiquement au-dessus de toute chose, est aussi noble et respectable qu'elle en a l'air. Si elle n'évacue pas tout simplement, et malgré les apparences, la question de la vie humaine. Celui qui prétend respecter les humains ne devrait-il pas aussi respecter, comme le prolongement et le sens même de leur vie tant adorée, les oeuvres humaines? Ne devrait-il pas déplorer la mort d'une oeuvre d'art comme il déplore la mort d'un homme, et parce qu'il la déplore? Ne devrait-il pas comprendre qu'il s'agit d'une seule et même perte?
Bien entendu, je ne parle pas ici des proches des victimes, qui, faut-il le dire, pleurent des être chers et non pas des tableaux. Mais nous autres, à distance, pouvons-nous prétendre que nous pleurons la famille assassinée à Florence? Si c'était le cas, nous devrions passer nos journées à sangloter, puisqu'il meurt chaque jour, de par le monde, et souvent de façon violente, des milliers de personnes. Nous ne pleurons pas; nous sommes simplement touchés. Et si nous le sommes, ce n'est pas parce que «la vie» en tant que telle est sacrée; c'est parce que chaque humain qui disparaît ôte un peu de sens à notre vie. Nous avons besoin qu'autour de nous l'on vive, afin de partager la conscience de vivre. Autrui, c'est le regard qui répond à notre regard, c'est le signe que nous ne sommes pas seuls au monde. Ce que nous aimons dans les autres, ce n'est pas leur existence pure et simple, c'est que leur existence est possibilité de relation, floraison de sens, promesse de présence. Ce que nous aimons dans une vie, c'est qu'elle est oeuvre de vie.
Réciproquement, l'oeuvre d'art n'est rien d'autre que don de vie et appel à la vie. Un tableau, comme une conscience, est un espace de sens aménagé par un humain pour d'autres humains. C'est un don d'humanité, le témoignage d'une présence, le signe que la vie fait à la vie. Lorsqu'une oeuvre est irrémédiablement perdue ou détruite, nous n'éprouvons certainement pas un chagrin déchirant, tel que nous pourrions le ressentir à la mort d'un être cher. Mais nous sommes envahis de solitude. Les êtres qui meurent nous laissent seuls. Les oeuvres qui meurent nous laissent seuls. Si l'intensité de la douleur n'est pas comparable, son sens, lui, est bien le même. Perdre une vie, c'est perdre une oeuvre. Et l'inverse n'est pas moins vrai.
Lorsqu'un enfant meurt en même temps qu'un tableau, qui devons-nous pleurer d'abord? De l'oeil gauche ou de l'oeil droit, lequel doit pleurer d'abord?
«Je ne lis plus les journaux, je n'écoute plus la radio, ça me déprime trop»: lamentation fréquente et constat banal: le commerce des médias n'est pas toujours roboratif, notamment pour la raison fort simple et fort connue que les peuples heureux n'ont pas d'histoire; les journalistes qui voudraient parler exclusivement du bonheur des peuples seraient en mal de copie.
Lire un journal, écouter la radio, regarder la télévision, c'est ajouter la conscience des misères du monde à celle de ses propres misères. Tout cela n'est pas très réjouissant. C'est même plutôt sinistre, et laisse fort peu de place à l'espoir. On comprend donc que bien des gens se sentent découragés à l'idée de connaître les «nouvelles du monde»; on comprend aussi que, pour ôter à ces nouvelles leur charge d'angoisse, on les transforme si volontiers en spectacle. Les souffrances qu'on regarde nous distraient alors de celles qu'on éprouve.
Cependant, on peut se demander si le caractère déprimant des médias s'explique vraiment par le nombre de malheurs qu'ils égrènent. Ce qui nous accable d'abord, (bien plus que les horreurs, les crimes et les guerres dont grouillent les journaux, la radio ou la télévision), n'est-ce pas l'idée de l'homme, sous-entendue et diffuse, qui sévit dans la parole publique? Implicitement, inconsciemment, les médias ne sont-ils pas, par excellence, le lieu de l'incroyance en l'homme?
Sans doute, rétorquera-t-on. Mais quoi de plus normal? Quoi de moins évitable? Comment professer la foi en l'homme quand on doit quotidiennement rapporter des faits qui contraignent à désespérer de l'humanité? Comment les journaux, la radio ou la télévision pourraient-ils donner de l'espèce humaine une idée positive et radieuse quand par ailleurs ils sont forcés, pour rendre justice à la vérité, de nous raconter à longueur de temps les crimes, les exactions, les mensonges et les tortures dont les humains se rendent coupables?
Et pourtant: ce ne sont pas les crimes qui font désespérer de l'homme, ce ne sont pas les mensonges et les ignominies. Les pires malheurs n'interdisent jamais l'espoir. Ce qui l'interdit radicalement, c'est la certitude que ces malheurs sont inscrits dans nos gènes; c'est la conviction que l'homme est par définition voué au crime, à la bassesse et à la faute. Plus banalement, le spectacle de tel mauvais sentiment, ce spectacle fût-il cent fois répété, ne suffirait pas à nous retirer l'espoir. Ce qui nous fait laisser toute espérance, c'est l'insinuation, plus ou moins inconsciente et subreptice, que l'homme est naturellement voué aux mauvais sentiments; c'est l'idée rampante, pernicieuse, faussement intelligente, et finalement paresseuse, que le dévouement, la bonté gratuite ou le don de soi sont forcément et toujours le masque de l'ambition, de l'égoïsme ou de l'appât du gain.
Or cette idée est celle qui court sourdement dans l'univers médiatique; tellement ancrée, tellement automatique, tellement impensée qu'elle devient une façon de parler, un pli de l'esprit, un habitat tranquille pour le désespoir. J'en prends un exemple qui peut paraître infime et sans nulle gravité. Pourtant, je le crois d'autant plus éloquent qu'il n'est pas tiré d'un commentaire hâtif ou racoleur, mais bien d'un article éminemment sérieux, paru dans un journal français des plus respectables; l'auteur de l'article (un journaliste qui compte assurément parmi les plus réfléchis du moment) parle des difficultés qui attendent, durant les prochains mois, M. Balladur. L'analyse est d'une grande finesse, d'une réelle équité, d'une tenue irréprochable. Mais elle se termine, ou presque, par ces mots: «Si bien qu'il [M. Balladur] est aujourd'hui condamné à demeurer dans cette posture de celui qui se dévoue au bien public, sans esprit de candidature». Cette formule, bien évidemment, signifie: M. Balladur, comme tout le monde, est habité par l'«esprit de candidature», mais le meilleur moyen d'aboutir, de parvenir à ses fins, c'est de prendre la «posture» de celui qui n'est pas candidat. C'est de jouer le détachement, de feindre le simple dévouement au «bien public».
Il est parfaitement possible (beaucoup diront: terriblement probable) que l'auteur de l'article, le subtil-équitable-objectif journaliste de ce quotidien sérieux-entre-tous, ait malheureusement raison. Il n'en reste pas moins que son texte est peut-être encore plus déprimant que dix comptes rendus de batailles, d'horreurs ou de misères. Non parce qu'il accuse M. Balladur (ou n'importe quel homme politique) d'ambitions dissimulées, mais parce qu'il ne l'en accuse même pas, tellement la chose, pour lui, va de soi. Parce que sa certitude première, son axiome de sociologue et d'anthropologue, c'est que tout homme politique est essentiellement un homme d'ambition, et que le dévouement sincère au bien public est simplement impensable, sinon pour les ingénus et les bêtas. La voilà bien, l'incroyance en l'homme. Le voilà bien, le désespoir.
Le palais ducal d'Urbino, en Toscane, renferme entre autres trésors un stupéfiant tableau de Piero della Francesca, qui s'intitule La Flagellation du Christ. On est saisi par l'étrange détachement dont témoignent les personnages de cette oeuvre: les bourreaux semblent étrangers à la violence dont ils sont pourtant les acteurs, et la victime, attachée à sa colonne, ne se montre guère préoccupée de sa souffrance. En outre, on imagine que le Christ devrait figurer au centre de la composition. En réalité, il se tient à gauche, en retrait. Le premier plan de l'oeuvre est occupé, à droite, par trois personnages au noble visage, qui semblent converser ou simplement se regarder, sans prêter la moindre attention à la violence toute proche. On reste stupéfait devant cette scène étrangère à elle-même, d'une sérénité contradictoire, scandaleuse.
Au cours des années 1920, un jeune peintre nommé Balthus, fasciné par la Renaissance, et tout particulièrement par Piero della Francesca, visita la Toscane, et copia des oeuvres du maître. A première vue, ses propres créations n'ont pas grand-chose de commun avec celles du génie toscan. Balthus ne peint pas de scènes religieuses. Ses tableaux, quels qu'en soient d'ailleurs les thèmes, et même s'ils évoquent parfois une atmosphère surréaliste, parfois l'impressionnisme, parfois Bonnard, Matisse ou Courbet, sont foncièrement originaux; ils ne ressemblent, dirait-on, à rien d'ancien ni de moderne. Entre un créateur du vingtième siècle et un artiste de la Renaissance, que peut-il rester de commun?
Peut-être l'essentiel. Aujourd'hui, Balthus est âgé de 85 ans. Le musée des Beaux-Arts de Lausanne lui consacre une exposition. Et soudain, devant plusieurs de ses oeuvres, on a l'impression que, par delà les siècles, il a retrouvé le mystère de Piero, sous le signe étrange du détachement ou de l'indifférence; sous le signe d'une sérénité trompeuse où se joue le combat du temps et de l'éternité.
Considérons encore une fois la Flagellation du Christ: cette scène, malgré la distribution paradoxale des plans et des personnages, est dramatique: le Christ est fouetté, en attendant d'être crucifié. Pourtant c'est comme s'il ne se passait rien: la prodigieuse impassibilité des acteurs est le signe que l'Histoire est habitée, déjà, par l'éternité, et que la violence de la scène n'est que le masque d'une sérénité suprême. Approchons-nous maintenant d'une des oeuvres de Balthus exposées au Palais de Rumine. Elle date des années trente, et s'intitule Les enfants Blanchard. Au contraire de la Flagellation, il ne s'y passe vraiment rien: nous sommes très loin de toute Histoire, sacrée ou profane; très loin, même, de tout événement, de toute anecdote: un frère et une soeur, totalement insoucieux l'un de l'autre, se tiennent dans une pièce nue. Le garçon rêvasse, la fillette lit par terre. Quel rapport avec le martyre de Jésus?
D'abord une même géométrie. Chez Piero, toute l'oeuvre est ordonnée et mise en scène par les verticales et les horizontales que dessinent les colonnades et le carrelage d'un palais à ciel ouvert. Chez Balthus, le dossier d'une chaise appuyée contre une table, un sol nu, un montant de porte, créent une épure de lignes droites et sévères, où s'inscrivent, comme autant de courbes tout aussi strictes, les corps des enfants. Mais chez l'un comme chez l'autre peintre, cette géométrie est là pour mieux enserrer le mystère, pour mieux révéler l'étrangeté: dans les deux cas la vérité du spectacle n'est pas ce qui s'offre aux regards. Chez Piero c'est la flagellation qui compte, et la flagellation se voit reléguée au second plan. Chez Balthus, aucun supplice ne vient démentir le calme rêveur ou concentré des poses. Mais cette absence même de contraste ou de sous-entendu, cet équilibre parfait, nous sentons qu'ils dissimulent une violence extrême. Parce que les personnages sont comme absents à la scène qu'ils occupent, parce que tout est suspendu, en eux et autour d'eux, nous sentons que tout est possible; tout peut surgir, crier, brûler. Le garçon et la fille ignorent les coups de leur sang comme les personnages de Piero, et jusqu'à Jésus lui-même, ignorent les coups de fouet. Et c'est pour cela qu'il émane de cette oeuvre une tension sourde, un trouble irrécusable, une angoisse érotique, une angoisse de mort.
Balthus, nous dit-on, est resté à l'écart de toute école. Il est profondément original. C'est assurément vrai. Mais sa peinture frémit de toutes les peintures antérieures. Peut-être parce que, à l'instar de tous les grands, il a beaucoup copié dans sa jeunesse, beaucoup imité; parce qu'il s'est imprégné des oeuvres d'autrui, accomplissant ce que le poète Rilke put nommer, dans une lettre qu'il lui adressa en 1926, une «somme admirative». Oui, tout créateur est l'auteur d'une telle somme, tout créateur est habité par toutes les créations du monde. Toute oeuvre est un miroir du temps.
Je sais, la Grande Boucle est bouclée depuis belle lurette, et les «sportifs» du monde entier tournent désormais leur fauteuil de téléspectateurs en direction de l'athlétisme et du football. Mais il se trouve que j'étais sur les Champs-Élysées à l'arrivée de la dernière étape du Tour. Et je me suis promis d'en rendre compte, même avec retard.
Première constatation: le but n'est pas de voir les coureurs (ils passent si vite qu'on les aperçoit à peine), mais de les avoir vus. Je n'ironise pas. Tout le monde sait que la télévision permet de profiter du spectacle infiniment plus et mieux que n'importe quel poste d'observation in situ. Mais tout le monde sent aussi que l'important n'est pas de se ménager, par la vue, une connaissance objective de la course; c'est d'être physiquement plus proche des dieux de l'asphalte, ne fût-ce qu'un instant. Si bien que le seul lieu relativement vide de spectateurs était le Rond-Point des Champs-Élysées, où les barrières s'éloignaient davantage du tracé de la course: l'attraction des champions, elle aussi, s'exerce en raison inverse du carré de la distance.
Cependant, le plus mémorable, dans cette arrivée, ce fut la foule des gens qui ne la regardèrent pas. Je m'explique: les coureurs se présentèrent avec un certain retard sur l'horaire prévu. La tension montait. Voilà deux, trois, quatre heures ou davantage que des milliers et des milliers de personnes se pressaient contre les barrières, dans l'attente passionnée de l'événement. Mais durant tout ce temps, et jusqu'au moment suprême, ô stupeur, un nombre au moins égal de personnes déambulaient, flânaient, baguenaudaient sur les Champs-Élysées comme si de rien n'était, ou presque. Mieux encore: ce dimanche-là comme les suivants, un fameux magasin de disques avait décidé d'ouvrir malgré les foudres de la loi. Dans ce magasin, au moment même du passage des coureurs, alors que l'événement sportif aimantait au maximum la foule exaltée, des centaines de personnes se pressaient pour acheter le dernier disque de Johnny Hallyday ou rêver devant la Vénus d'Othmar Schoeck.
Un peu comme si des joueurs de cartes installaient leur table sur les gradins du stade de Maracana, et tapaient placidement le carton pendant que cent mille personnes rugissent aux exploits de l'équipe brésilienne dans une finale de championnat du monde. Ou comme si, pendant le couronnement de la reine d'Angleterre, des enfants jouaient à la marelle dans une travée latérale de l'église. Encore ces comparaisons ne sont-elles pas exactes: les amateurs de disques, et tous ceux que l'immense rumeur de la course n'atteignait pas (beaucoup faisaient du lèche-vitrines; d'autres, sans nul espoir de voir l'ombre d'Indurain ou de Rominger, s'étaient attablés à des terrasses, ils bavardaient ou lisaient leur journal), ces gens-là ne constituaient pas une minorité d'irréductibles ou de grincheux. Aussi nombreux que les amoureux du vélo, ils avaient d'autres goûts, d'autres intérêts, et ne s'en laissaient pas détourner, c'est tout.
Et je redécouvris soudain cette évidence: aucun spectacle au monde, mais à plus forte raison aucune idée, aucune doctrine, aucune personne, jamais, ne recueille spontanément une adhésion universelle, même lorsque toutes les conditions semblent réunies pour monopoliser l'intérêt, pour focaliser les passions. Bien sûr, lorsque Hitler défila sur les Champs-Élysées, on devait remarquer peu de badauds bayant aux corneilles, et peu de magasins de disques ouverts. Mais ce contre-exemple se passe de commentaires.
Rien ne peut prétendre à monopoliser l'attention de tous. Il y aura toujours des gens pour échapper à la gravitation d'un événement. On a tendance à l'oublier parce que les médias compartimentent le monde: lorsqu'on filme un grand rassemblement, par définition l'on exclut ceux qui ne se rassemblent point, et qui pourtant continuent d'exister. Lorsque, à la clôture des Jeux Olympiques, le stade archi-comble brille de mille feux d'artifice, il arrive que, sur son hélicoptère, la caméra nous dévoile tout au loin (parce qu'elle ne peut faire autrement) les fenêtres faiblement éclairées des locatifs de banlieue, où se poursuivent d'autres destins, peut-être indifférents, peut-être hostiles à la fête.
L'adhésion universelle n'existe pas. Belle découverte, dira-t-on. Mais après tout, il n'est pas mauvais de s'en souvenir au moment où l'on voit, dans tel ou tel pays pas si lointain, des votes à 90% ou davantage, en faveur de tel régime ou de telle décision politique. Si toute liberté nous est laissée, les spectacles les plus passionnants, les idées les plus fortes, les êtres les plus remarquables ne recueillent guère plus de 50% des suffrages, et souvent beaucoup moins. D'autres spectacles, d'autres idées, d'autres êtres les concurrencent, ou la simple indifférence. Si même la «petite reine» ne fait pas l'unanimité, quel petit dictateur pourrait y prétendre?
La grande affaire de l'été, en France et jusqu'en Suisse romande, fut de savoir si le député Mellick s'est trouvé, oui ou non, telle après-midi de juin, dans le bureau de Monsieur Tapie. Pour répondre à cette simple et banale question, les médias se sont mobilisés d'une manière insensée, comme s'il s'agissait de rechercher l'ennemi public numéro un. Le téléjournal, en France, en a souvent fait son premier titre. Avant qu'on daigne nous annoncer les derniers malheurs de la Bosnie, on nous expliquait pourquoi, selon M. Mellick, la carte magnétique du chauffeur de sa voiture ne portait pas trace d'un passage au péage de l'autoroute Paris-Béthune. N'est-il pas incroyable, pervers, honteux, qu'une telle vétille ait pu déclencher un si prodigieux tapage, réquisitionner à ce point l'attention des gens? Hélas, se dit-on, les divers moyens d'information flattent, une fois encore, le goût du public, en lui livrant en pâture les petits malheurs des «grands» de ce monde.
Sans doute. Mais il faut encore expliquer pourquoi les médias estivaux ont si parfaitement réussi dans leur dessein semi-conscient. Car nous avons tous marché, nous nous sommes tous sentis une âme de Sherlock Holmes. Nous avons tous flairé, avec délices, l'odeur du mystère policier. Nous y voici: les bons romans policiers posent toujours des questions métaphysiques. Et si l'affaire de la présence-absence de M. Mellick à Paris nous passionne à ce point, c'est qu'elle nous met en face d'un mystère fascinant entre tous, celui du mensonge. Le mensonge fait plus que dénaturer la réalité: il l'efface. Il dérobe le réel sous nos pieds.
Pour connaître ce qui est, nous avons besoin des autres: nous ne pouvons pas tout savoir et tout voir à tout instant, de nos propres yeux. Nous passons ainsi notre vie à faire confiance à autrui. Dès notre enfance et surtout dans notre enfance, nous ne pouvons que nous en remettre à ceux qui nous entourent, parents et professeurs, qui nous disent que l'honnêteté est une vertu, que la terre est ronde et que la deuxième guerre mondiale s'est déroulée entre 1939 et 1945. Et si ce n'est à nos parents et maîtres, nous faisons confiance aux manuels de géographie ou d'histoire, qui nous assurent que l'Everest est la plus haute montagne du monde, ou que César fut assassiné par Brutus. Plus tard, comme adultes, nous continuons d'être à la merci d'autrui pour atteindre à la réalité. A la merci du téléjournal, qui nous annonce qu'il existe une guerre en Bosnie. A la merci de notre gouvernement, qui nous confie que le budget fédéral est dans un état plus ou moins lamentable. A la merci des passants qui, dans la rue d'une ville inconnue, nous indiquent le chemin.
Comme la parole humaine n'est pas une vaste entreprise de filouterie concertée, nous n'avons pas tort, en règle générale, de faire confiance aux affirmations des autres humains. Il n'en reste pas moins que le mensonge demeure, pour eux et pour nous, une possibilité permanente, une menace perpétuelle, puisque notre connaissance du réel passe toujours par autrui. Si toute la réalité nous était toujours présente à l'esprit tout entière, si le mensonge était une tache noire sur le fond blanc de notre science universelle, tout serait simple. Mais mentir, ce n'est presque jamais jeter une tache noire sur un fond blanc: c'est empêcher la constitution d'un fond blanc, et peindre gris sur gris. Ce n'est pas tant souiller la vérité que brouiller la réalité.
Telle est l'affaire Mellick. Tout ce que nous savons à coup sûr, c'est que quelqu'un ment (ou peut-être tout le monde). Mais les témoignages contradictoires s'accumulent, et nous constatons que, pour l'heure en tout cas, ce qui pourtant a eu lieu ne fait plus partie du réel. Nous avons beau essayer de garder les choses en main, nous avons beau nous dire: ou bien la voiture du député a roulé sur l'autoroute du Nord en cette après-midi de juin, propulsant dans l'atmosphère la preuve objective mais à jamais insaissable de ses gaz d'échappement, ou bien elle ne l'a pas fait. Mais cette réalité qui doit avoir eu lieu, d'une certaine façon et d'une seule, flotte dans les limbes de l'irréel, elle perd toute consistance, nous ne cessons de la voir double. Le mensonge d'autrui nous transforme en ivrognes. Ce qui effraye et fascine à la fois, c'est que ce morceau de passé, qui n'existera que par la vertu de témoignages humains, ne peut pas, tant que ces témoignages sont inconciliables, accéder à l'existence. Il s'efface dans les brumes de l'absurde, tel une proposition contradictoire. Quand il y a deux passés possibles, plus aucun n'est réel.
Qu'on ne s'y trompe pas. Sous ses dehors anecdotiques, le «feuilleton de l'été» est un vrai drame métaphysique. Seule la confiance et la bonne foi fondent et constituent la réalité. Une société dans laquelle le mensonge non résolu, non confondu, deviendrait dominant, serait une société fantôme. Un monde sans témoins honnêtes est un monde sans passé.
Les nouvelles du monde se divisent en trois catégories: celles dont on parle trop, celles dont on ne parle pas, et celles dont on ne parle plus. Ces dernières sont les plus tristes de toutes. Nous en avons connu plusieurs en quelques semaines: l'histoire de la petite fille bosniaque, transportée agonisante dans un hôpital de Londres; le malheur de deux autres fillettes, ou peut-être d'une seule: ces siamoises qu'il fallait nécessairement opérer, avec les plus grands risques pour l'une et pour l'autre; enfin, moins dramatique mais non moins significative, la disparition probable de cet engin spatial américain, avec lequel on a perdu le contact au moment crucial de son arrivée dans la banlieue martienne. Des êtres entre la vie et la mort, une machine entre l'état de marche et l'état de ferraille. Tout allait se décider d'une heure à l'autre, nous assurait-on. Un jour passa, trois jours passèrent. Plus de nouvelles.
Ce brusque silence n'est pas seulement une preuve (une de plus) que seul le suspense intéresse les médias. La cause du phénomène est plus profonde. Elle est que, malgré les apparences, la mort, dans les médias, reste un tabou. Bien sûr, à première vue, c'est exactement le contraire: les médias ne nous parlent jamais que de la mort; à journée faite, on nous rapporte assassinat sur accident, horreur fatale sur atrocité sanglante.
Mais regardons-y de plus près. La matière constante de l'information, c'est la surprise ou l'horreur que cause une disparition imprévue ou violente. Autrement dit, ce n'est pas la mort comme réalité, c'est le mourir comme événement. Rien de plus ancien que la mort. Mais on n'en parle qu'au prix de la transformer en nouvelle.
Qu'est-ce qu'une «nouvelle»? Forcément une surprise; l'information, c'est toujours une piqûre. Mais elle est toujours calmante, puisqu'elle comble en nous le vide qu'elle a révélé, ou créé. Ou si l'on préfère, toute information commence par nous asseoir sur des clous, mais ces clous peu à peu mollissent en pétales de rose: à la piqûre de l'inconnu succède la volupté de savoir. Et si les clous sont aigus, ce n'est pas affaire de gravité, mais de nouveauté. Pour que la mort soit une nouvelle piquante, et bientôt douce, bientôt liquéfiée, il faut donc impérativement qu'elle soit inattendue.
Or, dans les trois drames ou mésaventures que les médias ont oubliés en route, il manquait cet élément essentiel de la nouveauté. La mort ou la disparition ne pouvaient plus participer d'une aventure ni d'une surprise, c'était tout simplement l'issue fatale, attendue entre toutes. C'était la mort comme non-nouvelle, comme non-information parfaite, comme simple obéissance à la loi la plus universelle. Met-on sur pied des émissions spéciales pour annoncer que telle pomme, dans tel jardin, est tombée de l'arbre à telle heure?
Les médias n'ont plus parlé des enfants agonisantes, ni de la sonde perdue. Ils nous avaient déjà raconté leur mourir, et ne pouvaient informer de leur mort. La mort, dans le monde de l'information, c'est la piqûre qui n'anesthésie pas, le clou qui ne mollit pas. C'est la connaissance qui nous ôte irrémédiablement le confort de la vie. C'est donc la connaissance dont on ne veut pas, l'information qu'on censure.
Les médias, avec notre active complicité, et sous l'effet de notre demande inavouée mais instante, sont de puissantes dénégatrices, de puissantes machines à nier la mort, à nous faire prendre les vessies pour des lanternes et les clous pour des roses. Quand elles ne le peuvent, elles se taisent. Si nous les en croyions, ces enfants dans leur hôpital ne sont ni vivantes ni mortes: elles ne furent jamais. Pas plus que la sonde spatiale américaine jamais n'exista.
Et pourtant — pour ne prendre que ce dernier exemple, le moins tragique mais non le moins parlant — cet engin spatial, dans l'espace physique, existe bel et bien, au moins à l'état de débris. Seulement il faut en faire son deuil. Or le deuil est trop difficile, l'échec trop synonyme de mort pure. D'où la tentation de l'oubli: ce qui s'est égaré dans l'espace physique, nous n'avons de cesse qu'il ne soit dissous dans l'espace mental. A fortiori quand il s'agit non plus d'un simple échec mais d'un décès; non plus de machines mais d'êtres humains.
La société tout entière, par médias interposés, accomplit par réflexe ce que tente désespérément de faire un individu lorsqu'il refuse la mort d'autrui, et regimbe devant le travail du deuil. Qu'est-ce qu'un mort, en effet, sinon un être que nous ne rencontrons plus jamais dans l'espace physique? Et qu'est-ce que le travail du deuil, sinon la prise de conscience douloureuse et toujours recommencée que cette absence de rencontre n'est pas le fruit d'une série de hasards, ou l'effet d'un voyage prolongé, mais le résultat d'une perte irréversible et nullement hasardeuse? Qu'est-ce que l'accès à la réalité, sinon cet effort considérable pour ne pas vivre dans le pur présent, et pour prononcer cette phrase si simple et si difficile: la mort est la non-nouvelle par excellence, et pourtant nous voulons la savoir.
La scène se passe en Suisse, dans une école de recrues, à la fin du XXe siècle. On va simuler une bataille entre les Rouges et les Bleus (à moins que les Rouges ne soient devenus les Verts, car il ne faut pas se laisser dépasser par l'Histoire). Un lieutenant, qu'on imagine frais émoulu de l'école d'officiers, rassemble ses hommes avant le combat. Pour exalter leur enthousiasme, fouetter leur courage et les pénétrer du sérieux de l'entreprise, il les harangue en ces termes choisis: «Je veux voir de la haine dans vos yeux».
Sans doute, on pourrait se contenter de hausser les épaules devant une si misérable niaiserie. J'avoue cependant qu'au récit de cette anecdote la colère et la honte, en moi, le disputaient au rire.
Bien sûr, cette incitation officielle à la haine apparaît d'abord et surtout puérile: dans l'esprit de notre Attila gris-vert, il n'est pas de vraie guerre sans détestation de l'ennemi. La haine fait partie des accessoires indispensables au bon soldat, comme la tenue de camouflage, la trousse de survie et le visage peinturluré. Non seulement les godasses des recrues doivent reluire sous la brosse, mais leurs yeux doivent luire sous la haine. Ils doivent s'injecter de haine à blanc, comme on tire des balles à blanc. C'est, semble-t-il, un exercice d'acteur, comme la déclaration d'amour faite à l'adresse d'une soupière ou d'un chapeau melon. Tout cela montre à l'envi, s'il en était besoin, l'irréalité de la guerre, pour nous autres Suisses: on ne peut que la simuler, jusque dans les sentiments qu'elle est réputée inspirer.
Mais cette analyse ne touche qu'à la surface des choses. Un lieutenant n'est pas un directeur d'acteurs. Il n'enseigne pas à ses recrues le jeu de la guerre; il prétend leur inculquer la guerre même. Il n'invite donc nullement à jouer la haine, mais bien à l'éprouver. Sans doute notre fier-à-bras n'en est-il pas moins puéril pour autant, dans sa croyance à l'efficacité de la haine; les batailles, à son jugement, se gagnent à coups de rictus cruels, d'insultes sordides et d'éclairs dans les yeux. Il confond la guerre avec un film américain de troisième catégorie, comme si Clausewitz et Sun Tzu prêchaient la nécessité de haïr l'ennemi pour mieux le vaincre.
Mais cette critique ne me suffit pas. Elle reste d'ordre purement pragmatique, et consiste simplement à rappeler que la haine n'est pas aussi efficace que le croit notre Tamerlan des alpages. Que la ruse et la froide raison tuent souvent mieux que la passion désordonnée. Reste le fond du problème, et le plus choquant: si le pays appelé Suisse entretient une armée, s'il considère le recours à la force comme éventuellement-indispensable-en-dernier-ressort, c'est non seulement pour sa seule défense, mais c'est également pour la seule sauvegarde, nous dit-on, des valeurs les plus hautes (démocratie, liberté, etc.). Mon propos n'est pas ici de discuter la sincérité de ces allégations. Souhaitons qu'elles soient sincères. Ce qui est certain, c'est que la défense de la démocratie et de la liberté ne peut impliquer la haine de l'ennemi, en aucune manière (puisque la démocratie n'est autre que le respect de l'existence de tous). Les défenseurs mêmes de l'armée helvétique, s'ils sont conséquents, devraient être les adversaires jurés de la haine. Et voilà que dans nos écoles de recrues, dont on se vante de faire des écoles de vie et de civisme, on propose à de très jeunes gens de haïr pour mieux agir. On leur représente l'«ennemi» non comme la tyrannie, la dictature ou l'aliénation, mais comme la masse des méchants qu'il faut exterminer, l'écume aux lèvres.
Car je doute que la formule de notre Alaric de cantine soit de son invention. J'imagine bien qu'elle n'est pas enseignée dans les écoles d'officiers, mais elle ne trahit que trop l'attitude de ceux qu'on appelle les petits chefs: des idéaux, ils n'en ont guère; mais des pulsions, passablement. L'armée, à leurs yeux, n'est en aucune manière le «mal nécessaire» du discours théologique ou la «légitime défense» du discours politique, c'est évidemment l'occasion d'exercer leur pouvoir, mais surtout, d'aimer impunément la haine, ou, pour le moins, de la courtiser sans risque.
A ce titre, il n'est pas faux, hélas, que notre armée prépare ou préfigure la guerre qui, même engagée pour le salut de la démocratie, est toujours une plaie où ne peut que grouiller la haine — et quelles extraordinaires qualités morales ne faut-il pas, aux officiers comme à leurs troupes, dans les conflits véritables, pour simplement en limiter l'horreur! Or, voilà qu'on réclame, de nos soldats, ce qu'ils n'éprouveraient que trop, et trop spontanément, dans le feu et le sang de l'action.
Espérons que notre jeune lieutenant, sa phrase prononcée, n'aura pas vu de haine dans les yeux de ses hommes, mais seulement de la commisération. Plus sérieusement, espérons qu'on enseigne à tous les soldats cette formule d'Albert Camus: si les armes doivent parler, que la victoire revienne à ceux qui auront fait la guerre sans l'aimer.
Le nombre de journalistes tués ou blessés lors des derniers événements de Russie n'est pas seulement désolant, il est scandaleux. Le scandale s'explique tout simplement par ce mot d'ordre que toute notre société souffle et crie à ses chasseurs d'émotions: allez au feu pour que le feu devienne un spectacle inoffensif. Allez au feu pour que la réalité la plus violente et la plus sanglante se transforme en irréalité délectable. Sacrifiez-vous sur l'autel de l'image.
Ces journalistes, leurs supérieurs ne les ont pas poussés dans le dos. Ce qui les contraignait irrésistiblement, c'étaient nos attentes, nos regards exigeant leur prothèse électronique, notre autisme exigeant sa dose de faux réel. Nous les avons tués parce que nous ne supportons plus que la réalité ne soit pas immédiatement digérée en image, dégradée dans nos cervelles comme un aliment dans un estomac, évanouie dans son propre spectacle.
Nous les avons tués avec un maximum d'hypocrisie, nous abritant derrière le droit inaliénable à l'information, dont ces malheureux auraient été les martyrs. Arrêtons de nous servir à nous-mêmes cette rengaine d'atroce mauvaise foi. Comme si le fait de voir de tout près (mais barricadés dans nos chaumières) le spectacle des balles traçantes dans la nuit de Moscou (cela ressemble tellement à des fusées du 1er août, n'est-ce pas?), comme si cela nous informait en quoi que ce soit, comme si cela nous apprenait le début du commencement d'une réalité politique et humaine. Comme si, pour être informés, il fallait voir gicler le sang des autres. Osera-t-on soutenir que si les reporters avaient gardé leurs distances, et seulement filmé l'horreur de plus loin, c'eût été bafouer notre droit à l'information?
Les caméras, comme les bazookas, se portent sur l'épaule. Elles tuent, avec une efficacité toujours plus grande, notre sens du réel. Ce faisant, elles tuent aussi les cameramen. L'un d'eux s'écroule, un autre le filmera mourant. Dame! Ils nourrissent le feu du sacrifice: on évoquera leur souvenir avec des commentaires pleins d'émotion digne et compassée. Ils deviendront images à leur tour; nous les aurons bientôt digérés comme le reste.
Durant ces événements, la politique et même la bataille militaire se sont pliées au rite de la sacro-sainte image: en Somalie, on murmure que l'heure du débarquement américain s'était réglée sur celle des journaux télévisés. Mais cette fois, un pas de plus a été franchi, et les hostilités elles-mêmes ont vu leur logique soumise à celle des caméras: l'armée assaille la Maison Blanche à coups de canon, à tirs nourris de mitrailleuses; la Maison Blanche réplique. C'est la guerre. Si l'armée tire, suppose-t-on, c'est que les portes sont infranchissables. Infranchissables? Pour Boris Elstine, sans doute. Mais non pour les caméras: le téléspectateur pénètre tranquillement dans le Parlement en flammes, il passe de l'autre côté de la barrière, ou du miroir. On interroge pour lui, avant l'heure du dénouement, Messieurs Routskoï et Khasboulatov. On lui fait visiter le bureau qui reçut un boulet (comment, se plaint le téléspectateur, je n'y entre pas en même temps que le boulet, comme dans cette nouvelle mouture de Robin de Bois, qui me permet si bien de chevaucher la flèche du héros, et d'éprouver les sensations de la flèche? Mais que font nos médias?).
Ce n'est pas juste, dit cependant Monsieur Routskoï. Voyez ce qu'ils nous ont fait. Quand ils nous arrêteront, vous pourrez témoigner que ce n'est pas juste. Et pendant ce temps la deuxième armée du monde continue d'assiéger l'irréductible Maison Blanche. Elstine s'y casse le nez, mais la télévision française, elle, s'y promène. Quoi de plus normal? La télévision n'est-elle pas la réalité tout entière, virtuellement présente à tous, modelant, précédant, englobant toute chose? Tels les anges de Wim Wenders, les téléspectateurs passent à volonté d'un monde à l'autre, d'un être à l'autre, d'un camp à l'autre. Ils survolent les drames, se rient de la condition humaine. Mais c'est le rire des fous.
Les anges de Wim Wenders: dans le dernier film de ce cinéaste, on sait que M. Gorbatchev joue son propre rôle. Une photo de ce film, transmise à tous les journaux, montre celui qui fut le plus haut responsable d'une des deux grandes puissances du monde, le regard fixe, légèrement dirigé vers le haut; derrière lui, un ange se penche sur son épaule avec sollicitude. Mikhaïl recueille les conseils silencieux de l'archange Michel, et, avant de s'appliquer à la rédaction de quelque bienfaisant oukase, il écoute attentivement la voix de la transcendance.
Il est à craindre que cette voix ne soit plutôt celle de la télévision, qui lui dit: vois-tu, Mikhaïl, la politique, comme la guerre, n'est jamais qu'un spectacle. Et si tu apparais maintenant sur cet écran, acteur de toi-même, président de fiction, c'est que tu rejoins enfin ta réalité. Tu deviens enfin ce que tu fus toujours: ton image.
C'est la directrice du musée d'Orsay qui le dit: il est effarant de voir des gens faire trois heures de queue devant l'entrée du temple pour défiler ensuite à toute allure devant les tableaux, sans même une lueur de plaisir dans le regard. Constat banal, qu'on peut renouveler à l'occasion de toutes les grandes expositions de France et de Navarre — et de Suisse. Mais les gens sont-ils vraiment fous, pour s'infliger ainsi de telles punitions durant leurs heures de loisir? Si tout de même ils agissent de la sorte, c'est qu'une force bien grande doit les animer. Parler d'engouement pour l'impressionnisme, ou de mode sociale, qui jetterait les foules dans les expositions comme naguère dans les salles obscures, est-ce une explication suffisante? N'y a-t-il pas davantage, et les visites au musée ne sont-elles pas des pèlerinages au cimetière d'une présence perdue?
Ce jour-là, pour voir les tableaux de la fameuse collection Barnes, nous manquâmes à la première partie du rituel, non la moins importante: nous pûmes entrer presque sans attendre, tandis qu'à d'autres portes, la masse prévoyante de ceux qui avaient réservé leur billets dut patienter bien plus que nous. Mais les contrôles franchis, nous nous retrouvâmes tous dans la même bousculade stupéfaite et désorientée, comme elle se produit dans les gares.
Dans les gares: j'allais oublier que le musée d'Orsay n'est autre que la gare du même nom, récemment reconvertie. J'allais l'oublier, mais le passé ne nous lâche pas ainsi. On se croit en visite, on est en transit; on se croit dans un lieu, on est dans le pays de personne, comme disent les Anglo-saxons. Car telles sont les gares: le lieu même de l'arrachement au lieu. Hors de tout repère, de tout présent, de toute présence, zone de triage entre passé et futur, entre les attentes et les regrets. Les gares, des terrains sans espace, sinon ceux qu'on espère ou qu'on pleure; des lieux sans temps, hors celui qu'on cherche à retenir, ou qu'on rêve de posséder.
Placer, dans une gare, des tableaux et des sculptures, c'est-à-dire les monuments par excellence de la présence, qui exaltent et font vivre un espace habitable, un temps maîtrisé: terrible contresens, volontaire certes, mais dont les effets pervers ont été sous-estimés. Car l'esprit de l'époque est le plus fort: ce n'est pas la gare qui est devenue musée, mais le musée qui se soumet à l'univers non-dimensionnel de la gare. Sans doute les promoteurs d'Orsay voulurent-ils accomplir à la lettre, avec un humour hautement cultivé, les prophéties de Malraux sur la métamorphose des oeuvres. Pensez donc! Une gare, le lieu de passage, le non-lieu par excellence, qui devient le but même du voyage, le lieu que l'on regarde et que l'on contemple! Mais la métamorphose ne fut pas celle qu'on escomptait: le tableau du peintre, cela même que l'on devrait regarder et contempler, est devenu cela même devant quoi l'on passe en vitesse, avec tout au plus un coup d'oeil vérificateur: un tableau des départs.
De loin en loin, comme on vérifie l'heure, on vérifie qu'il s'agit bien d'un Gauguin, ou d'un Cézanne. Un coup d'oeil suffit. Parfois il faut s'approcher et lire l'étiquette, comme on compare l'horaire électronique à l'horaire imprimé. Et puis, comme dans toutes les gares, il y a trop de monde. On se bouscule, si bien qu'il est difficile de s'approcher des panneaux. On se console et l'on tue le temps en regardant les autres voyageurs, affairés et absents, comme nous-mêmes. De temps en temps, un spectacle plus étrange nous retient et nous arrête — et nous nous en souviendrons mieux que de toutes les oeuvres exposées. Ainsi, ce couple au double crâne rasé, vêtu de rouge, sur quatre hauts talons rouges, sans âge et sans sexe dans ce lieu sans espace et sans durée, ce couple extravagant, qui suscite à peine quelques sourires. Bras dessus bras dessous, il va, comme tout le monde, de tableau de départs en tableau des départs, et s'arrête, méditatif, devant l'Ascète de Picasso, un chef-d'oeuvre de la période bleue. Puis il se perd, ou nous le perdons dans la foule.
La gare-musée d'Orsay fut un coup de génie, si l'on peut nommer ainsi l'involontaire trahison, par une société, de sa vérité profonde. Nous allons au musée comme à la gare, parce que, hors le travail, nous ne connaissons pas d'usage sensé du temps. Quand nous quittons l'espace déterminé, la durée rythmée de notre activité professionnelle, nous n'avons pas à disposition d'espace ni de temps sacrés, propices à la contemplation, voire au simple plaisir. C'est pourquoi nous nous précipitons tête baissée dans des machines à suspendre le temps, à différer le lieu. Nous passons nos loisirs là où quelque chose, peut-être, aurait pu survenir; là où, dans une autre vie, on aurait pris le départ, à la recherche d'un espace vrai, d'une réelle présence. Nous allons, dans les anciennes gares, consulter le tableau des départs pour les rêves anciens.
Naguère (ou plutôt jadis) j'eus le privilège, partagé par tous les Romains qui le voulaient bien, d'aller voir à sa sortie, dans la Ville Eternelle, Fellini-Roma. La séance avait lieu dans le cinéma qui jouxte Sainte-Marie des Anges, près de la gare, là même où se sont déroulées les funérailles du cinéaste. A Rome les bâtiments se reproduisent comme les champignons, par parthénogenèse: à quelques siècles de distance, l'église et la salle obscure ont surgi des mêmes thermes de Dioclétien. Bel exemple de cette fusion des temps et des lieux que la scène du métro, dans Fellini-Roma, illustre à sa manière.
Sortis du film, on retrouvait le film: les mêmes lieux bien sûr, mais aussi les mêmes bruits, la même folie, le même enchevêtrement des êtres et des choses. Rome, c'est-à-dire l'actrice principale, demeurait identique, à la «Ville» comme à la scène. Et Fellini c'est cela: la coïncidence absolue entre le réel et la fiction. Si cet artiste ne ressemble à personne, ce n'est pas parce qu'il aurait cultivé des fantasmes exceptionnels. C'est parce que tous ses films, sous le masque du rêve et de la fable, sont les plus inexorables des documentaires. Fellini refuse les médiations qui dans les oeuvres d'art nous rendent la réalité supportable. Cet homme n'est pas un cinéaste, c'est un montreur d'humanité. Si l'on préfère, un montreur de la condition humaine, ce qui est souvent bien terrible.
Tout le monde connaît la fameuse «énormité» fellinienne, cette fascination pour le difforme, l'excès ou le grotesque. Mais cette fascination ne se traduit pas tant dans les actions ni les propos des personnages: elle s'incarne dans leurs êtres mêmes: des monstres de toute espèce, bossus, stropiats, géants et nains. Or, ce qui est insupportable, c'est que nous ne sommes pas libres d'aimer ou de détester cette monstruosité. Tout simplement parce qu'elle n'a rien d'une fiction. Nos yeux ne voient que la réalité: même si notre conscience parfois l'oublie, notre inconscient nous rappelle avec insistance que les «acteurs» de Fellini ne sont pas des acteurs, mais des individus qui assument leur propre rôle. On peut encore imaginer de faux culs-de-jatte, mais on n'a jamais vu qu'un homme de taille normale puisse, le temps d'un film, jouer les nains. On n'échappe donc pas aux vrais nabots, aux vrais géants, aux vraies femmes hyperplasiques ou stéatopyges. La fiction n'est pas possible, elle est ici court-circuitée. Nous voilà devant des êtres de chair et de sang, dans une Cour des miracles que ne peut racheter la magie de l'art.
Et dans les rares moments où il renonce à nous exhiber ces vrais monstres, à quoi s'attache Fellini, de quoi s'occupe-t-il? Il trouve encore moyen de confronter des vedettes vieillissantes à leurs jeunes années. Donc, une fois de plus, il met en scène ce qui ne saurait se jouer mais seulement se vivre. La vieillesse est la dernière et la plus irrévocable des monstruosités dont on nous a fait parcourir toute la gamme, sans rien nous épargner. Cette vieillesse, Marcello Mastroianni ou Anita Ekberg ne peuvent l'arracher d'eux-mêmes après l'heure du tournage; le masque ne se décolle ni ne se jette à la salle de maquillage; pas plus que les nains ne peuvent déposer leur nanisme, ou les géantes leur gigantisme. Nous sommes dans l'irrémédiable, à la scène, parce que nous y sommes à la ville.
De Fellini plus que de nul autre, on a dit qu'il avait filmé ses rêves ou ses fantasmes. Mais décidément c'est faux: nul plus que lui ne filme le réel, et ne nous refuse les consolations de la fiction. Fellini projette dans l'arène de son imaginaire, et sous les projecteurs, les disgrâces humaines: bref, c'est un montreur de cirque, un lanceur de nains. Il évoque ces bateleurs qui, au siècle dernier, exhibaient avec gourmandise et bonne conscience la Vénus hottentote, et qui nous paraissent aujourd'hui si scandaleusement inhumains. Mais s'il en est ainsi, comment donc supportons-nous cet homme, comment pouvons-nous l'aimer, et recevoir ses films comme des cadeaux?
Bien sûr, il y a dans cette oeuvre tout ce que je n'ai pas dit: toute la poésie, tout le rêve de douceur et d'amour, toute l'habileté, toute l'ironie, toute la nostalgie, si constante et si présente, et la pure beauté de tant d'images. Il y a ce rêve d'innocence, si violent dans les oeuvres de la première période comme Les nuits de Cabiria, mais que l'on retrouve, parfaitement intact et pur, jusque dans la dureté du Satyricon, jusque dans le cynisme et la dérision du Casanova.
Mais sans doute ces moments de grâce et ces miracles de la fiction ne compenseraient-ils pas l'horreur de la vérité si, dans son rôle le plus inhumain, Fellini ne réussissait à témoigner d'une grande humanité: il exhibe ses monstres avec amour, il profère l'inexorable avec tendresse. Il aime les êtres. Il est pour eux comme un ami, puisqu'il leur dit la vérité, mais dans l'affection.
On a récemment retrouvé, sur ce qui fut l'un des champs de bataille de la première guerre mondiale, la fosse commune où gisait, avec vingt compagnons, le corps du lieutenant Henri Fournier, dit Alain-Fournier: l'auteur du Grand Meaulnes, tué à l'âge de 28 ans, en septembre 1914. Jusqu'à cette découverte qui mobilise les archéologues autant qu'elle émeut les passionnés de littérature, Alain-Fournier n'était pas tout à fait un mort: c'était un «disparu». Un disparu! Comme cette désignation lui convenait! Son oeuvre poignante chante si bien la disparition, c'est-à-dire une mort point tout à fait réelle! Alain-Fournier, pensions-nous, n'appartient plus au monde des vivants, mais il n'a pas pour autant rejoint celui des morts-et-enterrés, des morts catalogués, répertoriés, au dossier bouclé, et dont l'inexistence ne souffre plus aucun doute. Or voilà que, gâchant notre mythe, ce disparu devient un squelette. Pourtant nous aurions tort de nous plaindre: nous ne perdrons pas Alain-Fournier parce que nous le retrouvons poussière. Car cet auteur n'eut jamais rien d'un fantôme ni d'un ectoplasme.
La plupart du temps, on lit Le grand Meaulnes à l'âge de l'adolescence. S'il nous en reste une image alors, c'est celle d'une fête magique et lointaine, d'un amour déchirant mais rêvé, d'une présence exacte et perdue. Pour l'adulte qui, plus tard, beaucoup plus tard, relit l'ouvrage, il craint peut-être de n'y plus retrouver l'enchantement passé. Lors de la rencontre magique entre Augustin Meaulnes et Yvonne de Galais, la jeune fille, après quelques silencieux échanges de regards et quelques rares paroles, sur ce bateau qui paraît glisser sans troubler le miroir des eaux, profère gravement: «Nous avons fait une folie». Le lecteur adulte ne va-t-il pas sourire?
Et pourtant non. Le charme reste intact, le sortilège résiste. Les deux jeunes gens, il est vrai, n'ont presque rien dit, presque rien fait. Ils ont tout juste échangé leurs noms. Mais cet échange même contient tout, il signifie le don total de leurs personnes: ce nom qu'on prononce avec peine, ou bien avec une étrange distance («Je suis Mademoiselle Yvonne de Galais»), c'est son être même qu'on profère, qu'on livre, qu'on abandonne à l'autre. Dire son nom, c'est aussi, c'est d'abord accepter d'entrer dans la réalité limitée et bornée des adultes: c'est reconnaître qu'on sera désormais tel individu plutôt que tel autre, qu'on habitera telle fraction du monde et non point tout l'espace du songe; c'est avouer que les feuilles mortes, balayées pour la fête, à grands ronds réguliers, le seront désormais sans ordre, par le hasard des jours; Augustin Meaulnes et Yvonne de Galais ne sont plus seulement cette rivière, ce bateau, ces arbres ou ce donjon reflétés dans leurs yeux; ils sont ce jeune homme et cette jeune fille, et leur feu désormais se reconnaît un lieu.
Augustin Meaulnes le sait bien, lui qui, dans un premier temps, murmure sa déception: il préfère au nom d'Yvonne un autre nom, celui qu'il avait inventé puis chéri dans le silence du rêve. Mais il finira par accepter la réalité, et ses déchirements seront ceux de la vie. Le grand Meaulnes est un roman de l'adolescence, mais ce n'est pas un roman pour les seuls adolescents. Il ne dit pas simplement le refus du réel. Le lecteur s'aperçoit d'ailleurs que tant de rêve est d'abord le fruit d'une attention fidèle à la réalité la plus humble; que les personnages les plus secondaires ou les plus terre-à-terre sont dessinés d'un trait ferme et précis. La perte dans la possession même, l'évanouissement du bonheur dans son intensité même, le rêve qui, dans les deux sens du terme, subtilise la réalité: tout cela n'est rien d'autre que le juste sentiment qu'un adolescent peut avoir de la mort — la «vraie», celle qui conduit les corps à la tombe ou la fosse commune, dans des forêts moins envoûtantes que celles de la Sologne. On dira que la mort, pressentie dans l'inachèvement des choses et l'impossibilité du bonheur, n'est pas encore le trépas physique. Mais qu'on relise alors les quelques phrases qui décrivent l'agonie d'Yvonne, et les dénégations pathétiques, dérisoires, que son père oppose à l'horreur: la mort du corps, et son combat dernier, le jeune Alain-Fournier savait déjà les dire. Décidément, lorsqu'il écrivit Le grand Meaulnes, lorsqu'il vécut les sentiments du narrateur ou d'Augustin, le jeune Alain-Fournier n'était pas hors de la vie.
Du coup, nous devons renoncer à notre mythe, et tolérer qu'un tel écrivain ne soit pas lui-même un rêve. Augustin Meaulnes et Yvonne de Galais, dans la douleur et l'audace, ont échangé leurs noms, et déclaré, avec leur amour, leur simple humanité: de même il ne nous faut pas refuser de lire, sur une plaque d'identité rouillée, au cou d'un squelette, le nom du lieutenant Henri Alban Fournier. Il a vécu, vraiment vécu, ce corps mortel dont l'âme pseudonyme écrivit un chef-d'oeuvre.
Une des plus anciennes législations connues, la loi romaine des Douze Tables, prévoit qu'un enfant, lorsqu'il commet un délit, ne subira pas la même peine qu'un adulte. Gaius, un des grands juristes de la Rome impériale, précise qu'un impubère sera puni seulement à partir du moment ou «il comprend qu'il est délinquant».
Telle était l'idée de bon sens, l'idée nuancée qu'on se faisait, voilà deux millénaires ou davantage, de la responsabilité des pré-adolescents. Mais aujourd'hui, en Angleterre du moins, la justice n'a cure de ces siècles de sagesse. A ses yeux, des gosses de dix ans et demi sont des adultes à part entière. On se demande alors pourquoi elle n'a pas fixé le droit de vote à ce même âge. En tout cas, le procès de Preston a condamné les enfants A. et B. à la détention «pour une durée illimitée». L'annonce de ce verdict a fait passer un beau frisson d'horreur sur les têtes téléspectatrices d'Angleterre et du monde, mais elle n'a guère provoqué d'autres réactions. A crime horrible, peine sévère, n'est-il pas vrai?
Bien sûr, tout est relatif: les conditions de détention de ces deux enfants seront infiniment plus douces que celles qui prévalaient voilà cent ans encore, ou même cinquante, dans une «maison de redressement». Le plus endurci des criminels adultes, dans les sociétés démocratiques, n'est plus aujourd'hui «corrigé» par la violence physique, au moins en principe. A. et B. profiteront de l'adoucissement général des peines, tel qu'il s'est imposé peu à peu dans notre société. Si nous comparons leur sort à ce qu'il aurait été sous d'autres cieux, en d'autres temps, nous le trouverons donc très supportable. Mais la question n'est pas là. Et c'est précisément parce que nous n'avons plus la même conception de la punition qu'un traitement d'adultes, appliqué à des enfants, peut et doit nous paraître absurde.
La législation anglaise, à cet égard, se distingue de la plupart des autres, et l'on peut espérer que ce n'est plus pour longtemps. Certains commentateurs ont noté, avec un soupir fataliste, qu'à deux ou trois mois près les enfants A. et B. n'auraient pas encouru la moindre sanction (car, pour les mineurs de moins de dix ans, l'Angleterre contemporaine réussit quand même à se hisser au niveau de la loi des Douze Tables). Mais il reste que notre stupeur fut bien passive, devant ce spectacle odieux et ridicule de deux gamins dans un procès d'adultes. Pour leur permettre de bien voir l'avocat général, il a fallu, paraît-il, surélever leurs sièges (à l'aide de Codes Pénaux empilés?). Etait-ce un vrai procès, ou bien un rêve incongru, comme le jugement du Valet de Coeur, dans Alice au pays des horreurs?
Ainsi donc, des enfants totalement irresponsables à dix ans moins un jour, deviennent le lendemain des adultes conscients et retors. Selon les journaux, l'avocat d' A. ne trouva rien de mieux (et ne pouvait rien trouver de mieux, en vertu de la loi), que de renvoyer la faute sur B., et réciproquement, comme si la Cour était en train de soupeser le crime longuement ruminé de deux maffieux blanchis sous le harnais.
Sans doute, A. et B. commirent un acte épouvantable: qui le nie? Et des enfants de dix ou onze ans ne sont pas irresponsables comme peut l'être la tuile qui tombe sur la tête du passant, ou le chien qui lacère un bébé: des enfants ne sont pas des objets ni des animaux. Mais sont-ils pleinement fautifs pour autant? Juger A. et B. comme on l'a fait à Preston, cela procède-t-il d'une justice adulte? Cela ne satisfait-il pas trop bien le puéril désir de vengeance qui travaille notre société? Nous voulons nous venger parce que deux mauvais garçons ont déchiré l'image d'Epinal que nous nous faisons de l'enfance. Il est entendu, dans notre paresseux imaginaire collectif, que le premier âge de l'homme est l'âge de l'«innocence». La preuve du contraire nous est par trop insupportable. Si les petits d'homme ne sont pas des anges, nous les voulons démons. Et les démons, petits ou grands, on les maudit; on ne songe pas à les réinsérer, à les éduquer, à les considérer pour ce qu'ils sont en réalité: des êtres inachevés, ballottés entre le bien et le mal, comme nous tous. Sauf que pour se guider entre le jour et la nuit, dans l'océan de la grisaille quotidienne, les enfants ne voient pas le monde d'aussi haut que nous autres adultes. Et sans la courte échelle de notre expérience, leur horizon demeure bien étroit.
Plus généralement, ce que notre société supporte avec peine, c'est la diffusion du mal; c'est que le mal soit dispersé partout, même si ses manifestations ne deviennent aiguës que chez les criminels, enfants ou adultes. Nous refusons que le mal soit une nébuleuse, une maladie endémique, dont nous sommes tous peu ou prou les porteurs, et dont les effets, chez les sujets les moins résistants, se font soudain dévastateurs. Nous voudrions que le mal soit circonscrit aux «monstres», nos boucs émissaires.
Et si les monstres, par-dessus le marché, sont de la race des innocents, pas de pardon: ils détruisent nos mythes. Ils nous cassent notre jouet, l'enfance.
La dernière «dictée de Pivot» vient d'avoir lieu dans l'hémicycle de l'Assemblée nationale française. Parmi les zélotes qui, sur les bancs amarante, s'égosillaient graphiquement en philippiques alambiquées, s'efforçant d'éviter les chausse-trapes, on comptait moult personnalités du monde du spectacle et de la politique. L'Assemblée Nationale était devenue, le temps d'une après-midi, le lieu suprême où s'édictent et se profèrent les Lois du bien écrire. Du haut de son fauteuil législatif, Bernard Pivot, comme il se doit, apostrophait: l'eau gonfle les rus, non les rues! Les abbés des monastères grecs? Des higoumènes, et non des zigoumènes!
La langue, ainsi proférée dans l'enceinte sacrée, était l'image même de la Loi, ou de l'Autorité: au grand dam, on l'imagine, des réformateurs de l'orthographe, qui précisément entendent mener le bon combat contre la norme autoritaire et le Grevissus dixit. Ils ont raison: si la langue française n'était que norme sociale artificielle, confiserie des élites, prétexte à spectacle politico-mondain, ce serait en effet bien consternant (et la «dictée de Pivot» ne laisse pas à cet égard d'être ambiguë). Il faudrait alors clamer, d'accord avec les réformistes, qu'on trahit la langue dès qu'on prétend en faire le gendarme de l'ordre politique ou la caution de l'ordre social. La langue ne saurait être une loi que des hommes imposent à d'autres hommes.
Mais le symbole de l'Assemblée nationale peut être compris autrement: la langue, dans son essence même, est une loi, que nul n'impose à autrui, mais que chaque être humain, dès qu'il parle, observe forcément. Mieux, la langue est fondatrice de toute loi. On pourrait dire — et l'on a souvent dit — qu'à ce titre elle est l'instance paternelle par excellence. Qu'on la change ou la bouscule, on ne la remplacera jamais que par elle-même.
Cependant, la langue paternelle est aussi, et d'abord, la langue maternelle: autant que la loi même, elle est l'amour même. Il n'y aurait guère de sens à soigner orthographe et syntaxe si c'était par servile obéissance à l'arbitraire législatif, et non par attachement au monde donné dans la langue et par la langue: les écrivains et artistes présents dans l'hémicycle en témoignaient, qui n'avaient pas émigré près du radiateur.
En tant que mère et comme toute mère, la langue est la médiation première. Elle transforme le monde étranger en monde familier, elle nous prend par la main pour nous conduire à l'expression. Elle est le monde, en nous renversé, et reversé. Le monde, avant elle, nous échappait, se refusait à notre soif. Le voici désormais devenu réel: le mirage du désert coule frais sur la langue.
L'instance paternelle montrait le droit chemin («orthographe» signifie: écriture droite). Mais ce chemin, parce que la langue est d'abord maternelle, est le chemin des écoliers. Père, la langue édicte les règles du jeu. Mère, elle fait de ce jeu celui de la vie, elle donne chair à ses formes. Si bien qu'elle n'est plus seulement la loi, mais aussi les moeurs; plus seulement la règle, mais aussi la beauté. Orthographier, c'est alors calligraphier. Quel que soit son «arbitraire» au regard de la logique, on aime sa langue maternelle comme Proust aimait le visage de sa mère: d'autres femmes sont plus parfaites, mais aurait-il échangé pour autant, contre une étrangère, celle qui l'avait enfanté?
Cela dit, même Bernard Pivot, l'higoumène de l'hémicycle, le reconnaîtrait: la langue évolue. Et sans doute ira-t-elle vers plus de simplicité dans l'orthographe, au détriment de quelques sous-règles byzantines. Mais non parce que nous aurions secoué je ne sais quelle légalité tout extérieure: parce que nous aurons intérieurement cheminé vers plus de clarté. Les enfants de leur mère, devenus grands, transforment la langue et l'orthographe. Non point à coups de décrets, mais grâce à la puissance inventive et créatrice que donne l'amour. Oui, la langue change et changera. C'est sa vie. Mais il ne faut pas espérer la modifier du dehors, comme on répare un outil mal adapté. Ce serait commettre l'erreur même qu'on dénonce chez les conservateurs: ces derniers espèrent figer, dans et par la langue, l'ordre social; les réformistes à tous crins se figurent, eux, qu'ils vont le parfaire. Illusion de maîtrise. Le monde ne se répare pas, il se recrée.
Changer ce qui doit l'être, conserver ce qui doit l'être, ce sera l'oeuvre de l'homme tout entier, dans un seul et même geste, affectif autant qu'intellectuel, amoureux autant que législatif. La langue est loi, mais de toutes les lois, la plus librement assumée, la seule qu'on renouvelle à chaque instant. Une preuve? La lauréate de la Dictée Suprême, sommée de justifier sa performance, expliqua simplement et sobrement: «J'aime lire.» C'est-à-dire: j'aime la langue telle qu'elle est, parce que je l'aime telle qu'on la crée.
On vient de donner à l'opéra de Genève La flûte enchantée. Le metteur en scène, Benno Besson, et le décorateur, Jean-Marc Stehlé, ont choisi de rendre hommage au théâtre à l'italienne, avec ses décors escamotables, ses fausses rues et ses machines étranges. Au début de l'oeuvre, lorsque Papageno survient, deux colombes descendent du ciel et se retrouvent instantanément, mystérieusement, dans la cage de l'oiseleur. Autre merveille: d'un vide en forme de croix, ménagé dans le plancher, surgit un tissu qui commence à s'enfler, à s'élever, et grandit aux dimensions d'un gigantesque dais. Ceci encore: des personnages se cachent derrière un paravent; le paravent tombe, et les personnages se sont volatilisés; des rangées de palmiers télescopiques, soudain, se transforment en colonnades; des animaux mécaniques remuent la tête comme les automates d'une boîte à musique.
Cette mise en scène est beaucoup plus qu'une collection de trucages réussis: sa féerie ne nous fait pas seulement sourire, elle nous enthousiasme et nous emporte. Bien sûr, elle reprend et réinterprète consciemment les spectacles qui enchantaient les foules de la Vienne populaire, au XVIIIe siècle. Rien de mieux venu, néanmoins, que ce recours au second degré: il nous permet de retrouver le premier, et de connaître alors un émerveillement qui n'a rien de naïf.
D'où vient cependant que cette magie «à l'ancienne», ces représentations volontairement puériles, nous ravissent à ce point? D'où vient que la capture «truquée» des colombes nous paraisse merveilleuse, alors que des simulacres infiniment plus parfaits, tels ceux que permettent l'ordinateur ou la télévision, nous laissent beaucoup plus froids? D'où vient que des animaux mécaniques nous touchent davantage que des animaux «virtuels», et que les imitations rudimentaires nous paraissent préférables aux recompositions sophistiquées? Et pourquoi, dans ce spectacle de La Flûte enchantée, les animaux qui hochent mécaniquement la tête, ou les palmiers transformés en colonnes, sont-ils exactement aussi magiques, et nous enchantent-ils autant que l'apparition soudaine des colombes dans la cage de Papageno? Pourquoi l'ensemble de cette imagerie scénique a-t-elle les vertus mêmes de la prestidigitation?
C'est qu'il n'existe qu'une seule magie véritable, et que celle-ci n'est pas faite de trucs incompréhensibles ou de techniques inexpliquées: elle est faite de labeur, d'habileté, de précision, d'invention — de techniques domestiquées. A chaque fois, nous assistons au même miracle. A chaque fois (que ce soit par la subtilité d'une manipulation, l'ingéniosité d'un décor ou d'un système d'escamotage, la richesse ou la rapidité d'une métamorphose), le travail des hommes, sous nos yeux, maîtrise la matière, humanise la nature.
La question n'est jamais de savoir si l'«imitation» de cette nature est réussie ou non. Les automates ou les marionnettes ne se donnent jamais pour la réalité, dont ils seraient alors une copie fort médiocre. Non, ils la stylisent, et c'est ainsi qu'ils l'expriment dans toute sa force. Tandis que les imitations dites parfaites (les produits de la «réalité virtuelle») cherchent plutôt à nous duper, à vider le réel de sa substance. La magie du théâtre se donne pour ce qu'elle est: un travail, un acte de maîtrise, ingénieux et patient. A chaque fois le spectateur se sent partie prenante du miracle, parce que, sans avoir pu le prévoir, il peut le comprendre, et, par lui, s'approprier la nature.
Les moyens de l'électronique, eux, ont si bien transformé le geste technique en geste de presser un bouton, que nous ne percevons plus le travail qu'il implique. Un travail qui fut celui des physiciens, des ingénieurs, des informaticiens, mais qui désormais est déposé dans nos machines, à notre entière disposition, comme une nature seconde. La matière alors n'est plus à vaincre, elle est vaincue a priori. La nature n'est plus à interpréter, elle est «clonée» dans nos machines. Tandis que la présence visible d'une matière toujours rebelle, d'une nature toujours autonome, et le combat victorieux d'un magicien metteur en scène (et de toute son équipe) avec ce donné brut, voilà qui déchaîne irrésistiblement nos applaudissements: du combat contre la matière, tout homme est connaisseur.
Bien sûr, je ne prétendais pas ici rendre justice à l'ensemble d'un travail de mise en scène dont les décors ne sont évidemment qu'une partie. Et je n'ai pas dit un mot de la musique d'un certain Mozart, sans qui les enchantements visuels de La Flûte n'auraient pas de sens. Mais après tout, qu'est-ce que la musique, sinon la maîtrise des bruits? La musique est une magie, je veux dire une technique: elle confère à la matière sonore un sens humain, comme la mise en scène le fait pour la matière visible. Et c'est ainsi que l'opéra peut donner à entendre, comme il donne à voir, le débat jamais clos de l'homme avec le monde.
L'Egypte en janvier, c'est notre mois de mai. Pourtant ce pays, à la différence du nôtre, est toute l'année celui de la douceur. Parti pour le Caire, à l'invitation de l'antenne romande de Pro Helvetia, j'allais y parler de mon travail et «représenter», si j'ose m'exprimer ainsi, la culture suisse d'expression française. Mon rôle était en principe celui du donneur, non du receveur. Mais ce rôle fut bien difficile à tenir. Comment aller en Egypte pour donner, quand ce pays tout entier est un don?
Comment parler du mal-être helvétique ou des déchirures de l'Occident, quand vous sortez d'Al-Gamaliyya, le vieux quartier dont les rues étroites et grouillantes vous donnent le sentiment d'une paix profonde, saisissante? Comment expliquer que le lac Léman (le plus grand, savez-vous, de ce petit continent qui s'appelle l'Europe) vous fait songer à un fleuve, quand le Nil est ici, à peine moins large, et réellement plus calme? Comment aller tenir conférence, au centre culturel français, sur le débat qui opposa Sartre et Aron, quand vous venez de voir, dans un absolu silence, à moins d'un mètre de vous, le masque d'or de Toutankhamon, et de subir sa douceur impérieuse? Douceur que vous retrouvez sur les visages des étudiantes de l'Université Ain Chams (qui veut dire «oeil du soleil»), ces visages qui vous regardent, qui vous attendent. Soudain j'avais peur d'une effraction, d'une indiscrétion, comme si, trop semblable au visiteur qui paye ses dix livres égyptiennes pour contempler le masque d'or du pharaon, j'avais monnayé, avec les papiers de mes conférences, le droit d'approcher ces êtres vivants.
Mais le malaise ne dure pas: car justement, ces êtres sont vivants, ils me parlent et m'interpellent. L'une des jeunes filles, la tête couverte d'un foulard blanc, se lève pour demander: «Que pensez-vous de la femme égyptienne»? Il ne faut plus seulement admirer, il faut répondre; dire ma conviction que la femme égyptienne, et du monde entier, ne doit porter foulard que s'il lui plaît de le faire. Et que, pour les femmes et les hommes, les soucis de la liberté (le vertige, la perpétuelle insatisfaction de la liberté) valent toujours et décidément mieux que les conforts illusoires de l'obéissance.
Un hôte n'est pas là pour sermonner ceux qui l'invitent. Mais, en dépit des apparences, je ne crois pas l'avoir fait alors; j'étais trop imprégné d'Egypte: lorsque vous voyagez, vous devenez autrui. Vous adoptez, littéralement, son point de vue sur le monde. Vous redécouvrez cette puissante banalité: les Suisses ou les Européens sont chrétiens, rationalistes et laïques parce qu'ils sont Européens et Suisses, non parce qu'ils auraient opéré, en toute conscience, parmi les grandes religions ou les grandes options de la vie, un choix réfléchi. Ils sont ainsi parce que c'est ainsi. De même, bien sûr, pour les Egyptiens.
Mais si les visions du monde se forgent avant l'intervention de la pensée consciente, cela ne veut pas dire que tout dialogue réel est impossible, et que tout voyageur doit se boucher les oreilles et les yeux pour éviter de se transformer en caméléon, pour ne point se laisser déposséder de lui-même. En réalité nos conditionnements n'ont rien de fatal, et notre «moi» ne s'y résume pas. Si, à peine sur le sol d'Egypte, je suis touché par cette douceur, ces couleurs, cet accueil, si je suis ému par ce jardinier prosterné dans sa prière au milieu de la pelouse d'un Hilton, par le regard paisible de ce vieux sculpteur autodidacte, par l'hospitalité de cette femme habitant les maisons des morts, si tout cela m'envahit et me pénètre, c'est bien qu'une place, en moi, est prête pour ce monde inconnu. J'étais aussi ce monde, sans le savoir. Sinon, je serais demeuré dans l'indifférence ou l'incompréhension. Tout au plus aurais-je été étonné, surpris, rebuté. Mais non, cet univers me touche, en lui je me retrouve, et je ne puis lutter contre ce sentiment de fraternité. Pourquoi d'ailleurs lutter contre lui?
Avant de partir pour cette tournée de conférences, j'avais lu le chef-d'oeuvre de Naguib Mahfouz, sa «Trilogie» (Impasse des deux palais, Le palais du désir, Le jardin du passé). Quand j'ai nommé devant les étudiants du Caire cet auteur et ce livre, quand je leur ai dit mon enthousiasme et mon admiration, leurs visages se sont illuminés. Désormais, d'eux à moi, c'était plus qu'une complicité: un pacte scellé. Désormais, pour échanger des paroles et des pensées, nous possédions en commun notre maison, notre palais. Nous étions complices, grâce à Mahfouz et ses personnages, et lorsque j'évoquais telle scène ou tel sentiment, nous nous comprenions tous à demi-mot.
Se comprendre à demi-mot, et peut-être sans mots, dans un pays qu'on pouvait croire étranger: il ne s'agit plus alors de savoir qui donne et qui reçoit, il s'agit d'échanger. Et dès lors qu'on habite le même lieu fondamental, le vrai dialogue peut commencer.
Quand on est très jeune, on croit que la vie est une espèce de bloc solide, dont on occupe, de droit divin et de toute éternité, le coeur le plus inexpugnable, et dont se détachent occasionnellement, accidentellement, quelques miettes: les morts, «ceux qui nous quittent», comme le dit la formule consacrée. Et l'on croit accessoirement que ce sont toujours les mêmes Journalistes qui, tels des scribes éternels, du haut de leur trône de marbre, consignent et déplorent, avec une émotion retenue, la disparition de ces poussières étincelantes. Peu à peu l'on commence à comprendre que les morts ne sont pas des éclats infinitésimaux, détachés d'un bloc de pierre à jamais infrangible. Le prétendu marbre est un schiste qui s'effeuille sans cesse. Pire, ce n'est pas même une pierre, pas même un solide, c'est un liquide — peut-être un gaz évanescent. La vie n'est pas, elle coule. Même les Journalistes, ces scribes compteurs de morts, n'ont point le privilège éternel de se tenir sur une île impassible au milieu du courant. Non, ces huissiers divins, chargés de dénombrer «ceux qui nous quittent», voilà qu'à leur tour il leur arrive de «nous» quitter; les compteurs de morts eux aussi sont comptés.
Jean-Louis Barrault «nous» a quittés. Et l'on découvre avec un lent effroi que le «nous» d'aujourd'hui n'est déjà plus celui d'hier, que la mort n'est pas l'exception à la règle de la vie, et que les morts ne sont pas «les autres». Un homme qui disparaît, ce n'est pas une poussière arrachée au bloc de pierre, qui ne s'en porterait pas plus mal, et dont l'aspect n'en serait pas affecté. C'est une goutte d'eau, une perle d'eau perdue pour le cours du ruisseau, arrivée à l'embouchure, à moins qu'elle ne se soit évaporée, et dont l'absence, de proche en proche, déforme le courant tout entier, imperceptiblement, définitivement. Un mort, ce n'est jamais «la fin d'une époque», parce que les époques ne commencent jamais, ni ne finissent.
Tout de même, la mort d'un grand acteur est un événement particulier: mieux que toute autre, elle «fait époque». Elle emporte avec elle plus de vie, parce qu'elle apportait plus de rêve: le grand acteur, dans notre imaginaire, incarne son temps de façon plus exemplaire, peut-être, qu'un grand politique, un grand savant ou un grand sportif. Paradoxalement, notre sentiment, lorsque «nous» perdons un acteur, est celui d'une perte de réalité: les héros qu'il incarnait avaient pris son visage. Ils étaient devenus sa chair, on pouvait les rencontrer dans la rue. A la mort de celui qui leur prêtait sa personne, un tel miracle est interrompu. Le monde, en ce qu'il avait de plus accompli, de plus révélateur, le monde en ses emblèmes les plus clairs, retourne désespérément au non-être. Quand disparut Louis Jouvet, ce fut «la fin d'une époque»: avec lui mouraient au réel, entre beaucoup de personnages, le docteur Knock, le moine paillard et gourmand de la Kermesse héroïque, ou l'évêque anglican de Drôle de Drame. Maintenant, voici que meurent simultanément le tueur de bouchers du même Drôle de drame, le fameux Baptiste des Enfants du paradis, mais aussi le héros de Partage de Midi, celui de l'Etat de siège, sans parler du récent et magnifique Restif de la Bretonne de La nuit de Varennes. J'ajoute que meurent avec Jean-Louis Barrault tels personnages qu'à ma connaissance il n'a jamais joués, mais qu'il eût sans doute incarnés mieux que personne: Ivan Karamazov ou Stavroguine.
Même dans ce cas, pourtant, on aurait tort de proclamer la «fin d'une époque»: la disparition réelle d'un être, acteur ou non, s'il est vrai qu'elle affecte, de proche en proche, tous les vivants, ne le fait jamais d'un seul coup, de manière brutale et définitive. Mourir, c'est assurément beaucoup plus naturel qu'on ne le croit lorsqu'on est jeune, mais c'est aussi beaucoup plus relatif. Mourir, ce n'est jamais mourir qu'un peu, et nul n'entraîne dans la tombe, en un instant, tout ce qu'il représentait dans la vie. Une lumière disparaît, mais ceux qui l'ont vue ne meurent jamais tous en même temps qu'elle. Et quand ils seront tous morts, resteront ceux qui se souviennent d'avoir connu ceux qui l'ont vue... Sans doute la lumière, à chaque fois, recule, faiblit et vacille davantage. Mais pourtant, dans les yeux des générations successives, elle n'aura jamais fini de s'éteindre.
Ainsi, l'«époque» dont un acteur serait l'ultime représentant, et qui s'engloutirait, corps et biens, avec son cadavre, n'existe que dans notre nostalgie. Nous la fabriquons au moment même d'en déplorer la fin. A l'instant de sa mort, nous élevons soudain Barrault sur le pavois du souvenir, et faisons converger sur lui toutes les forces de notre mémoire. Et pourtant son décès ne marque pas d'arrêt; il nous donne simplement l'occasion de sortir un instant la tête des eaux du fleuve Temps; de retourner à notre enfance, où la durée se découpait en beaux blocs de marbre blanc, aux arêtes vives et pures, et sur lesquels nous gravions les noms des disparus.
Voilà quarante ans, un prêtre à la longue barbe lançait sur les ondes un vibrant appel en faveur des plus pauvres. Un article vindicatif, dans les colonnes de L'Humanité, dénonçait alors une manoeuvre du pouvoir en place, qui, par abbé Pierre interposé, poussait les ouvriers à délier leur bourse, tandis qu'au Parlement on augmentait les crédits militaires: l'abbé Pierre, alibi de la bourgeoisie régnante.
Voilà quelques semaines, le même prêtre à la barbe désormais décolorée, mais toujours aussi longue, lance un nouvel appel. L'Humanité salue bien bas son beau cri de révolte. Ce virage à cent quatre-vingt degrés n'est évidemment pas le premier, dans l'histoire du PCF. Il s'agit sans nul doute d'une péripétie tactique: le Parti de 1994 n'est plus assez puissant pour se permettre de vilipender le plus célèbre et le plus aimé de tous les Français. Ou bien serait-il imaginable que, sur les rapports entre justice et charité, L'Humanité même ait changé d'avis?
Ce qui est sûr, c'est que notre siècle finissant, plus que les années cinquante, tend à considérer la charité comme l'alliée de la justice, et non comme son ennemie. Quitte à rebaptiser la charité du nom, sans doute plus adéquat, de «solidarité». Et la solidarité, n'est-ce pas le commencement de la justice? Les motifs «communistes» de critiquer l'abbé Pierre apparaissent caducs — précisément parce que l'idée de justice sociale a fait du chemin.
Cependant, à l'époque de son premier appel, en 1954, le même abbé Pierre ne provoqua pas seulement la hargne du PCF. Il suscita les réserves ironiques et subtiles de Roland Barthes. Pour le fameux auteur des Mythologies, il ne s'agissait pas tellement de fustiger l'entreprise charitable en elle-même, que de dénoncer une société qui se complaît dans une imagerie de la bonté.
L'article des Mythologies s'intitule d'ailleurs «Iconographie de l'abbé Pierre». Roland Barthes y dépeint un ecclésiastique effacé, supplanté, englouti par son mythe, par l'image pieuse qu'on a peinte de lui, et dont il n'est pas entièrement innocent. Car après tout, si l'abbé porte barbe, c'est un choix, et ce choix signifie: «On n'est point barbu au hasard, parmi les prêtres; la barbe y est surtout attribut missionnaire, ou capucin, elle ne peut faire autrement que de signifier apostolat et pauvreté». Si bien que le public, en face de cette «belle tête» qui représente si bien la charité, peut «prendre bonne conscience devant le seul magasin de la sainteté». Et c'est ainsi que la nation française, toute à son admiration devant cette icône de la charité, n'a plus à se préoccuper de changer réellement le sort des déshérités.
Une telle dénonciation, au contraire de celle du PCF, semble encore d'actualité. On pourrait même estimer qu'elle est plus actuelle que jamais, car le mythe de l'abbé Pierre est plus envahissant que jamais. C'est même désormais un mythe renforcé, un mythe à la deuxième puissance: l'appel de 1994 est d'abord un appel à 1954, il devient sa propre référence. En outre l'abbé, de retour après quarante années, apparaît plus fort que le temps; ses yeux jettent décidément l'éclair de l'éternité, qui foudroie la pierre de notre coeur frivole. Enfin et surtout, la télévision de 1994 décuple les pouvoirs des journaux illustrés de 1954. L'icône de l'abbé Pierre est plus que jamais une image. Bien calé dans son fauteuil, on peut, plus commodément encore que jadis, contempler dans sa personne emblématique le spectacle de la charité en acte. Barthes continue donc d'avoir raison. Prophète sans barbe, il a magnifiquement prédit notre ère médiatique.
Et pourtant, son texte apparaît daté. Son ironie constante crée un malaise: il s'en prend si bien aux signes de la charité, il ironise avec tant de soin sur l'inauthenticité d'une société qui se borne à consommer béatement ces signes et substitue l'image au réel, que le lecteur finirait par voir dans l'abbé Pierre un homme qui s'est laissé pousser la barbe pour mieux embarquer les autres et s'embarquer lui-même dans la comédie des signes. La vraie charité, ou la vraie solidarité, réellement, continuellement exercée par cet homme, sans discours et loin des caméras, n'est plus seulement travestie par le mythe: on croirait qu'il n'en reste plus rien. La conclusion de Barthes est révélatrice: on est en train, s'écrie-t-il, de «substituer impunément les signes de la charité à la réalité de la justice». C'est assez dire qu'il ne croit pas à la réalité de la charité même. Sa critique donne le sentiment fâcheux qu'il la confond entièrement avec ses signes mensongers. Si subtile soit-elle, sa démarche finit alors par recouper celle du PCF, pour qui toute charité ne pouvait être, en elle-même et par elle-même, que mensonge.
Cette vision n'était pas équitable. Elle ne l'était pas en 1954, elle ne l'est pas non plus en 1994. Sans nul doute, le mythe est florissant, aujourd'hui plus que jamais. Mais il n'abolit pas la réalité dont il prétend s'emparer. Il l'éloigne seulement de nos prises de télespectateurs. L'abbé Pierre ne peut pas tuer son mythe, mais le mythe ne peut pas tuer l'abbé.
(tableau parisien)
Dans une station de métro, à Paris ou ailleurs, les voyageurs qui se tiennent sur le quai d'en face apparaissent infiniment proches, infiniment lointains. Infiniment proches, puisqu'on n'en est guère séparé par plus de dix mètres: en forçant à peine la voix, on pourrait leur parler. Infiniment lointains: ils vont s'engager dans la direction opposée à la nôtre, donc ils ont déjà quitté notre monde. Nous sommes, sur nos deux quais parallèles, comme ces billes placées au sommet d'un double plan incliné: le faible écart qui les sépare suffit à les faire rouler vers la gauche ou vers la droite. Toutes proches à l'instant du départ, elles vont se retrouver, au terme de leur descente, à des distances énormes.
Le destin de ceux d'en face, donc, ne vous concerne pas. Mais voilà qu'un individu, sur l'autre quai, gesticule et semble vous interpeller. Que faire? Vous êtes libre: vous pouvez, sans nul risque, ignorer cette forme qui s'agite et vous hèle, puisque dans quelques secondes, quelques minutes au maximum, vous serez effectivement à distance infinie de ses prises. Lui répondriez-vous par un pied-de-nez qu'il ne serait pas en mesure de vous punir. Mais à quoi bon des provocations? Il suffit, encore une fois, d'ignorer cet être transitoire: il ne vous est rien, puisque dans quelques instants il ne vous sera rien. En outre quand un clochard, sur les quais du métro parisien, harangue ceux d'en face, il s'adresse rarement à tel individu particulier, mais presque toujours à la cantonade. L'ignorer devient encore plus facile, quitte à essuyer ses imprécations vagues et sans danger, en attendant que la masse bienfaisante du métro ne vienne définitivement vous soustraire à sa vindicte éthylique.
Mais, dans certains cas exceptionnels, les choses se passent autrement. Voici par exemple une scène authentique et récente: sur le quai sud, deux clochards discutent, assis, la bouteille entre les jambes. Sur le quai nord, arrivent deux musiciens ambulants. L'un porte une guitare, l'autre un violon. Ils s'assoient en face des vagabonds, qui bientôt les avisent et les apostrophent par-dessus les rails: «Comment ça va, la musique?».
Les interpellés marquent un temps d'hésitation. Ils se consultent même du regard, avec gêne et mauvaise foi, comme pour savoir si c'est bien à eux qu'on s'adresse (tels ces élèves que le maître désigne clairement du doigt pour les convoquer au tableau noir, et qui néanmoins se retournent avant de pointer vers leur poitrine un index innocent: «Moi?». «Vous», répond le maître, implacable). Cependant nos musiciens font contre mauvaise fortune bon coeur. Ils consentent à reconnaître l'existence du rougeaud barbu qui les questionne, et lui concèdent une réponse minimale: «Ça va».
Le clochard, encouragé, leur adresse alors un discours plus circonstancié: «Vous avez de la chance, parce que quand ça va pas, je peux vous dire que ça va pas...». Les autres, décidément polis, hochent la tête obliquement, puis se détournent et tentent d'engager une conversation privée. Mais le bonhomme, avec une insistance joviale: «Eh, le violoniste, tu ne pourrais pas nous jouer un petit air de violon?». L'autre, nettement plus embarrassé, ne répond rien, regarde ailleurs. Quelques secondes passent, et le métro salvateur se refuse à surgir pour séparer les protagonistes. Le clochard renouvelle sa demande, sans agressivité mais avec insistance. Que faire? L'ignorer? C'est un peu tard, d'autant plus que d'autres gens suivent désormais la scène.
Le violoniste a de nouveau consulté son compagnon. Les deux jeunes gens échangent quelques mots. Et c'est alors que le miracle a lieu: le violon s'installe sur l'épaule, et les notes d'une douce rengaine résonnent dans la station. Entre-temps le clochard, oublieux de sa passion pour les instruments à cordes, s'est remis à parler avec son voisin. Mais le miracle s'accomplit jusqu'au bout: quand la musique s'interrompt, le bonhomme lève un bras, salue: «Merci, mon vieux, merci». Et le métro jaillit, séparant pour toujours les acteurs.
Tous les dialogues, sur les quais de gare, ne sont pas idylliques au même degré. Mais l'important n'est-il pas que des individus qui auraient pu s'ignorer tout en sauvant les apparences, décident quand même de se parler, et de se parler en musique? On ne peut s'empêcher alors de songer à notre cher pays, où les gens s'arrangent si souvent pour se trouver, métaphoriquement parlant, sur des quais différents. Où les gens dépensent des trésors d'ingéniosité secrète pour que leurs routes se séparent, et pour qu'il leur soit possible de s'ignorer réellement sous prétexte qu'ils sont éloignés virtuellement. Que faisons-nous dans l'intimité forcée d'un ascenseur de parking souterrain? Nous regardons par terre, l'air hautement préoccupé, dans l'attente de la délivrance. La délivrance arrive, nous respirons enfin. Mais personne, alors, n'aura joué du violon pour nous.
Le Canard Enchaîné, à qui rien n'échappe, a déniché (c'est le cas de le dire), dans le magazine du ministère des Armées françaises, une «Lettre de félicitations» signée d'un général de brigade, et dont l'heureux destinataire est un chien. «Pour le motif suivant: Enlevé [dans le cadre d'une mission de détection d'explosifs en ex-Yougoslavie] par des éléments incontrôlés, il a su, grâce à son courage, son flair, sa ténacité, sa force physique et l'instruction reçue, déjouer la surveillance de ses geôliers et rejoindre son cantonnement, malgré l'environnement inconnu et hostile qu'il a dû braver. Pour son excellent comportement et sa fidélité, le chien APOLLON mérite d'être cité en exemple».
Dans cette lettre étonnante, le chien se métamorphose presque en humain (puisqu'on lui adresse un éloge écrit). De leur côté, les malfrats qui fomentèrent l'enlèvement d'Apollon deviennent, sous la plume du général, des «éléments incontrôlés»: ravalés au-dessous de la bête, au rang de purs objets.
Néanmoins nous savons que de cet éloge, le destinataire, en dépit de ses nombreuses vertus, pourra difficilement prendre connaissance. La lettre du général est-elle donc absurde? Est-elle ridicule? Est-elle touchante? Rien de tout cela: elle est d'abord pédagogique. Les véritables destinataires, faut-il le dire, sont les soldats de la brigade concernée, qui certainement purent voir et méditer cette missive affichée en bonne place dans leur cantonnement, à des fins d'édification: «Le chien Apollon mérite d'être cité en exemple». Soldats, prenez-en de la graine! Soyez courageux, fidèles, tenaces et forts comme cet animal! Soldats, ayez du flair, sachez «braver l'environnement inconnu et hostile»! Accessoirement, n'oubliez jamais de «regagner votre cantonnement»! D'ailleurs, le général ne se contente pas d'exhorter. Il félicite discrètement les maîtres, au détour des louanges qu'il décerne au chien: «Grâce à son courage, son flair, sa ténacité, sa force physique et l'instruction reçue»...
Tout est clair. Le texte échappe au ridicule parce qu'il évite la deuxième personne; il félicite le chien mais ne s'adresse pas à lui. Et tout lecteur comprend que le discours direct à l'être canin recouvre un discours indirect aux êtres humains, comme les reproches du boulanger à sa chatte, dans la pièce de Pagnol, lui permettent de fustiger, sans trop en avoir l'air, et sans trop fouiller la plaie, la boulangère infidèle.
Mais il y a davantage. Notre général de brigade ne se contente pas de donner à ses troupes un simple exemple de courage et de ténacité. Auquel cas le procédé pourrait paraître plus méprisant qu'encourageant: voilà ce qu'une malheureuse bête est capable d'accomplir, c'est donc le moins que je puisse attendre de vous, espèces d'humains. Au contraire: le général propose, avec le chien Apollon, un exemple idéal, suprême, à jamais inaccessible aux anthropes: l'exemple de la vertu pure, du courage pur, d'une volonté tout entière tendue vers son but, d'une âme suffisamment simple pour que rien ne vienne la distraire de son devoir.
Ce que j'ai fait, aucune bête ne l'aurait fait, dit la formule trop citée. Mais ce qu'a fait Apollon, aucun homme ne l'aurait fait ni ne le fera jamais, du moins de cette manière et dans cet esprit: nous savons, ou du moins nous imaginons qu'Apollon tout entier ne fut, depuis le premier instant de son arrestation par des «éléments incontrôlés», que volonté tendue et frémissante de «déjouer la surveillance de ses geôliers et de regagner son cantonnement». Apollon tout entier ne fut que ce désir, cette pensée, ce devoir. Apollon, c'est l'obéissance parfaite, sublime, inaccessible en son exemplarité.
Le général, à chaque lettre de félicitation dont le destinataire est un chien, propose donc à ses soldats, sous une forme acceptable et même plaisante, l'Idée platonicienne de la Vertu. Il leur dit en somme: je ne puis attendre de vous, ni de moi-même, la perfection d'Apollon. Mais si je donne à cet animal une récompense symbolique, c'est pour vous rappeler aux exigences de l'idéal. Nous ne serons jamais purs comme Apollon, mais nous pouvons au moins nous inspirer de son exemple.
Du coup, la lettre, pour amusante qu'elle reste, ne laisse pas d'émouvoir: ses félicitations, somme toute, s'adressent bel et bien au chien lui-même, ou du moins à l'image que nous nous en faisons: au rêve de pureté qu'il incarne. Apollon, nous aimerions tant que tu puisses lire toute l'admiration que nous te portons! Et cette lettre est une étrange et troublante manière de t'invoquer, Apollon, pour que tu revêtes notre humanité, en acceptant notre éloge officiel. Afin qu'en échange, tu consentes peut-être à nous apprendre ton secret.
Dans cette attente, espérons qu'on n'aura pas oublié de te parler, dès ton retour au cantonnement, un langage plus assuré de l'universalité: celui des friandises.
Claude Lanzmann, l'auteur de Shoah, désapprouve radicalement Steven Spielberg et sa Liste Schindler: l'horreur des camps d'extermination, aux yeux du cinéaste français, ne saurait en aucune manière être montrée. Même l'image documentaire serait un sacrilège. A plus forte raison l'image de fiction, qui, selon Lanzmann, forcément trahira la vérité nue, et tôt ou tard finira par la rendre acceptable, compréhensible, assimilable, alors qu'elle doit impérativement rester ce qu'elle est: le mystère même de l'inhumain.
Ce débat ne date pas du film de Spielberg: la même question surgit dès le moment où des ouvrages plus ou moins romancés prétendirent affronter la réalité des camps. En particulier un livre comme Le choix de Sophie, de William Styron (sans parler du film qui porte ce titre), ou la fameuse série américaine, Holocauste. Cependant, si l'on dispute depuis longtemps sur la façon d'évoquer, sans trahir son caractère unique, indicible, l'horreur concentrationnaire, il est un point que tout le monde semble tenir pour acquis. Sur ce point, Spielberg et Lanzmann s'accordent si bien qu'ils ne l'évoquent même pas. Ils ne sont d'ailleurs pas les seuls à se rejoindre à ce propos, qui fait l'unanimité des mémorialistes, des créateurs et des commentateurs. Quels que soient les moyens auxquels on recourt, écriture ou image, témoignage ou fiction, tout le monde s'entend pour dire: nous ne devons pas oublier. C'est pour cela seul que nous écrivons, que nous filmons, que nous enquêtons. L'ennemi de l'humanité, le complice des camps, c'est l'oubli. Il ne faut pas que les jeunes générations ignorent ce qui s'est passé. Il faut conserver vivant en nous le souvenir de ce qui fut.
Ce souhait, faut-il le dire, est plus que légitime. Pourtant, la prémisse qui le justifie — à savoir la nécessité même de la mémoire — ne me semble pas claire. Car enfin, pourquoi la mémoire est-elle nécessaire? Comment la mémoire va-t-elle nous empêcher de réitérer l'horreur? De façon plus générale, comment la connaissance du passé peut-elle bien agir sur notre présent, nous garder de renouveler les crimes anciens? La réponse, dira-t-on, va de soi: la conscience de l'horreur fait reculer devant l'horreur. Pourtant l'on ne saurait nier que l'effet inverse, tout aussi bien, peut se produire. L'horreur peut fasciner, et donner envie d'y goûter. Ainsi donc, ce qu'on invoque sous le nom de mémoire, c'est nécessairement beaucoup plus que la simple rétention d'un souvenir, ou la simple connaissance historique. La mémoire de l'horreur, à elle seule, demeure impuissante à nous empêcher de recommencer.
A nouveau, l'on se récriera: la mémoire, bien entendu, n'est pas la simple rétention d'un fait passé! C'est la conscience que ce fait est horrible, c'est la présence en nous de l'inhumain — comme une atroce, une impensable possibilité humaine; c'est donc la veilleuse de notre humanité, nous qui voudrions enfin être dignes du nom d'hommes.
J'en conviens encore. Mais précisément, que ne le dit-on davantage: la mémoire est beaucoup plus que la mémoire. Pour qu'elle ait un sens, pour qu'elle exerce peut-être une action bienfaisante, pour qu'on puisse réellement espérer, grâce à elle, éviter les crimes passés, pour qu'elle ait cette valeur à la fois de mise en garde sacrée et de contre-exemple éducatif, pour qu'elle soit à la fois admonition divine et procédure pédagogique, il faut qu'elle s'accompagne de conscience, de volonté, et d'un sens de l'humain qu'elle seule ne suffit pas à fournir. La mémoire est une dimension de l'homme qui se veut homme, elle n'est pas, en soi, facteur d'humanité. Pour tout dire en un mot, ce n'est pas parce que nous nous souviendrons d'Auschwitz que nous serons des humains, c'est parce que nous serons des humains que nous nous souviendrons d'Auschwitz.
Steven Spielberg et Claude Lanzmann ne sont pas en cause: leur désaccord renvoie pour l'essentiel à la question religieuse de la «représentation», question qui dépasse le propos de cet article. Et ces deux auteurs ne s'en tiennent certainement pas à une conception «magique» de la mémoire. Mais leurs entreprises respectives, revues et simplifiées par les médias, pourraient nous faire croire, si nous n'y prenons garde, que toute la question revient à graver le plus durablement possible dans nos cervelles le souvenir du fait de l'extermination. Que c'est à qui trouvera la meilleure méthode; que l'application de cette méthode va suffire à nous garantir de l'inhumain. La mémoire, en ce sens à la fois incantatoire et mécanique, est désormais invoquée à tout propos. L'on nous annonce maintenant que le procès Touvier, après le procès Barbie, sera le procès de la «mémoire». Sous-entendu: la mémoire se porte partie civile, elle aura gain de cause, donc l'inhumanité va reculer. Mais non, à moins que la mémoire, en nous, soit une dimension de la conscience. Cela va de soi? Je n'en suis pas sûr, surtout dans une société qui, comme la nôtre, vit dans la religion de l'actualité, donc de l'oubli perpétuel.
Les adultes en général, et les enseignants en particulier (ces adultes de profession), le savent pour leur malheur: toute richesse intellectuelle, toute expérience de l'esprit, lorsqu'on la propose ou l'expose aux adolescents, menace de devenir grisaille, ennui, pensum. Vouloir transmettre ce qui pour l'homme est le plus précieux, ce qui fait battre le coeur et donne un sens à l'existence, je veux dire la connaissance: l'entreprise est aussi difficile que de faire rêver autrui en lui racontant ses rêves.
Sans doute, je caricature: il existe nombre de jeunes gens passionnés, de professeurs enthousiasmants. Et l'institution scolaire ou familiale n'interdit pas forcément et universellement toute transmission des goûts ou des savoirs. Mais l'existence incontestable de maîtres captivants et d'élèves réceptifs ne suffit pas à contredire un phénomène fondamental de notre modernité occidentale et nantie: l'ennui devant la connaissance. Un ennui d'ailleurs sélectif: poussés par la nécessité économique, les jeunes gens sont prêts à ingurgiter les savoirs nécessaires à l'obtention d'un diplôme. En un sens, donc, ils accèdent sans rechigner aux connaissances. Mais ce qui souvent éveille leur méfiance et suscite leur ennui, c'est la connaissance, c'est-à-dire l'expérience du monde.
Pourquoi cette attitude? Les motifs en sont complexes. D'abord, l'idée même d'«expérience» implique une continuité temporelle que notre société, aujourd'hui, tend à perdre. L'expérience suppose une transmission naturelle, presque organique, de la connaissance. Non pas que jadis ou naguère on ait vu des volées entières de jeunes gens religieusement agenouillés devant les adultes, buvant leurs paroles, et recevant dans l'extase tout ce que pouvaient distiller les augustes lèvres parentales ou professorales. Non, il n'est pas vrai que «de notre temps les jeunes écoutaient les vieux en silence». Mais ce qui est vrai, c'est que nos pays développés ont élevé, ces dernières décennies, des barrières entre les générations. Nos sociétés font des «jeunes» un groupe social à part, avec ses distractions et ses références propres, son vocabulaire singulier, ses boîtes de nuit réservées, sa mode et sa publicité spécifiques. «La jeunesse», ainsi définie, ainsi coupée des autres générations, ne peut alors que hausser les épaules devant un monde qu'elle n'éprouve plus comme le sien.
Cette coupure entre générations n'est elle-même que la traduction sociale d'un autre phénomène, encore plus général et plus élémentaire: la coupure entre passé, présent et futur, c'est-à-dire, pratiquement, la disparition du passé et du futur au profit du seul présent; un phénomène que subissent toutes les consciences contemporaines (et pas seulement les jeunes). Notre société tout entière est «jeune», en ceci qu'elle se veut neuve à tout instant, et tend à remplacer la profondeur du temps par l'intensité du moment. Dans ces conditions, l'«expérience» n'existe plus que sous une forme bien particulière, immédiate et brutale, indépendante de la durée. Son modèle insurpassable est le journal télévisé: une «expérience» d'intensité brute, qui éblouit sans éclairer. Le présent seul parle au présent.
Cette perception du monde a des effets inattendus, et les porteurs d'expérience autorisée, s'ils existent encore, ne sont plus ceux qu'on pourrait penser: ce ne sont plus les gens expérimentés, mais les victimes du manque d'expérience: dans une prison américaine, quelques détenus — des Noirs pour la plupart, et très jeunes — viennent d'enregistrer, sous forme de clips, des chansons qui s'adressent à leurs camarades «encore» en liberté. Leur message est simple: ne faites pas comme nous, vous qui êtes libres, ne gâchez pas votre vie. Pour échapper à la prison de pierre comme à la prison de l'âme, ne recourez pas à la violence, renoncez à la drogue. Allez à l'école, choisissez la connaissance.
Ces jeunes délinquants s'expriment donc exactement comme pourraient le faire des adultes rassis et rabâcheurs. Mais ils ont une chance d'être crus, puisqu'en eux le présent parle au présent, les jeunes aux jeunes, les prisonniers réels aux prisonniers potentiels. Cet étrange phénomène se répète ailleurs: pour mettre en garde contre la drogue ou le sida, on ne va pas chercher le témoignage de ceux qui y ont échappé, et qui savent comment et pourquoi, mais on écoute avidement les victimes et les mourants. Bref, on confond l'expérience avec le traumatisme.
Ouvrir une école,
disait Victor Hugo dans une
formule fameuse, c'est fermer
une prison. Les jeunes détenus
qui composent des chansons pour
leurs camarades encore libres
n'ont pas d'autre cri. Mais
justement, ils crient que
l'école est nécessaire. Ils ne
prétendent pas s'y substituer.
L'exhibition du malheur, à elle
seule, n'est porteuse d'aucun
enseignement. Et le traumatisme,
en lui-même, n'est pas
l'expérience. Qu'aurait pensé
Victor Hugo d'une société qui
doit aller dans ses prisons pour
entendre chanter les vertus de
l'école?
Qu'est-ce que la «géobiologie»? Selon l'Encyclopaedia Universalis, il s'agit d'une science qui s'interroge sur l'origine et l'évolution de la vie dans l'univers et sur notre planète. Mais cette digne Encyclopédie est bien en retard: oyez, bonnes gens! La «géobiologie» est infiniment davantage: entre autres merveilles, la science des courants magnétiques souterrains, dont la cartographie fut réalisée de main de maître, au nez et à la barbe des géophysiciens, par le fameux docteur Hartmann: c'est un quadrillage de 2 m sur 2,5, et dont les lignes mesurent 21 cm de largeur (en moyenne). Au croisement de ces petits carrés, on note la présence de «noeuds magnétiques», dont les effets sont parfois bienfaisants, mais souvent pernicieux. Si votre lit se trouve placé sur l'un d'entre eux, malheur à vous!
Vous doutez de la réalité du phénomène? Vous flairez le canular, ou, pire encore, quelque stupidité sans nom, bien digne de notre misère intellectuelle et de notre crédulité fin de siècle? Vous vous trompez: la preuve irrétufable que le phénomène est sérieux, c'est qu'un de nos conseillers d'Etat récemment élus vient de déplacer, selon les directives d'un «Institut de géobiologie», le mobilier de son bureau: pour affronter dans les meilleures conditions les problèmes du canton, pouvait-il se permettre de défier les forces négatives?
Notre édile avoue, selon les journaux, «ne pas être un spécialiste en la matière». Avec le respect que je dois à sa personne et sa fonction, je voudrais lui suggérer d'aller y voir de plus près. S'il entreprend de lire, comme je m'y suis attelé, un «Traité de géobiologie», je ne doute pas qu'il tombera dans la stupeur et la consternation. M. le Conseiller d'Etat n'est certainement pas un adepte de l'ésotérisme, de la radiesthésie ou des exorcismes (tous évoqués avec enthousiasme dans cet ouvrage); mais sans doute considère-t-il qu'une partie de la géobiologie est néanmoins sérieuse, scientifique, et qu'elle ne fait appel à aucune conception rétrograde ou magique du monde.
Hélas! La pensée géobiologiste, en son principe même, est percluse de puérilités magiques et pré-scientifiques. Pour les auteurs de notre Traité, la Terre agit et réagit comme un corps humain, la vitesse de la lumière est dépassable, et le monde est fait des quatre éléments de la physique aristotélicienne. On nous décrit sans rire, en cette fin de XXe siècle, un monde composé d'un Ciel et d'une Terre opposés et complémentaires; il s'agira dès lors de mettre bon ordre au dialogue des «rayons cosmiques» et des «rayons telluriques», et de restaurer éventuellement leur «bon état vibratoire». Toute la description géobiologique des «forces» et des «ondes», affectant de s'appuyer sur l'acception scientifique de ces mots, reprend le vocabulaire de l'animisme et de la parapsychologie. Sous prétexte de décrire des interactions, l'on entretient alors une confusion de principe entre le physique et mental. Une confusion essentielle au propos du géobiologiste.
Qu'on ne vienne donc pas dire qu'on peut rejeter les excès de cette «discipline» tout en sauvant sa partie «scientifique»: prétendre qu'une force matérielle est psychiquement positive ou négative constitue, à soi seul, la négation parfaite de tout esprit scientifique. A vrai dire la «géobiologie» est une des formes modernes de l'antiscience. Elle remet au goût du jour, en l'habillant de vocables savants, le rêve jamais éteint de la pensée pré-scientifique: que toutes les forces, physiques et morales, qui régissent l'univers, soient à la fois extérieures à l'homme et manipulables par l'homme; hors de notre responsabilité mais à notre portée. Ah! si le monde n'était qu'un vaste jeu de forces manichéennes, qui dépassent notre entendement, mais que notre «science» permet néanmoins d'«harmoniser»! Rêve fumeux, rêve de fuite, mais rêve étrangement utilitariste — et c'est peut-être pourquoi, soit dit en passant, la «géobiologie» a tant de succès en Suisse. Le Suisse, individu pratique, ne peut qu'être séduit par cette idée: bien orienter son lit, c'est se ménager le repos de l'âme; et le bricolage dominical va résoudre le mal d'être, non plus métaphoriquement mais littéralement.
S'en remettre ainsi à la matière pour apaiser notre esprit, c'est évidemment renoncer à la pensée scientifique, mais c'est du même coup renoncer à la pensée humaniste: de Galilée à nos jours, la science n'a rien fait d'autre que nous donner, à nous les humains, la responsabilité morale du «négatif» et du «positif». Elle nous dit et nous répète que la nature n'est pas manichéenne, que les «ondes» et les «forces» ne sont en soi ni méchantes ni bienfaisantes. C'est à nous qu'il revient d'en faire bon ou mauvais usage. Comment peut-on souhaiter, sinon dans un rêve d'esclavage, que nos âmes et nos esprits soient déterminés, fût-ce pour un destin d'harmonie? Pour moi, je suis heureux d'imputer à M. le conseiller d'Etat, et à lui seul, ses bonnes et ses mauvaises actions; heureux de savoir que celles-ci ne devront exactement rien à la position de sa plante verte ou l'orientation de son bureau.
Ces derniers temps, l'équipe de football du Milan A.C. a multiplié les démonstrations d'efficacité, sous les yeux satisfaits du «président Berlusconi». Le «président Berlusconi»: voilà un jeu de mots bien étrange; naguère encore ce n'aurait été qu'une plaisanterie, mais désormais la formule exprime tout simplement la réalité, une réalité si stupéfiante que les commentateurs de la péninsule et d'ailleurs ont aujourd'hui bien de la peine à parler de politique italienne sans recourir à la métaphore sportive: le «patron Berlusconi» va-t-il, oui ou non, faire gagner l'«équipe Italie»?
Il est vrai que la question, presque toujours, est posée sur le ton de l'ironie: l'arrivée au pouvoir de «Forza Italia» suscite au moins autant de méfiance que d'enthousiasme. De toutes parts fusent les critiques, éminemment justifiées, contre cette entreprise de séduction des masses et de simplification du réel, et contre une politique qui semble en passe de remplacer le slogan léninien: «Les soviets plus l'électricité» par: «Le néo-fascisme plus la télévision». Tous ceux pour qui la propagande, subtile ou non, est la plus grande ennemie de la démocratie, peuvent à bon droit s'inquiéter.
Mais il est peut-être une voix, en nous tous, qui se dit: après tout pourquoi pas? Pourquoi un industriel dont les affaires marchent ne pourrait-il pas faire un bon politique? Pourquoi le même homme ne serait-il pas capable de réussir dans plusieurs métiers? Pourquoi les affaires publiques n'auraient-elles pas besoin de «gagneurs», comme les affaires privées? Bref, on se méfie de M. Berlusconi, mais il fascine: tout de même, accéder en quelques mois à la tête de la nation italienne à l'aide d'un slogan de la «squadra azzura», voilà qui n'est pas banal! Court-circuiter le politique pour promouvoir, main dans la main, l'économique et le ludique! Mieux que l'imagination au pouvoir, c'est le rêve en action! Encore une fois, pourquoi cela ne pourrait-il pas réussir?
Pourquoi? Mais précisément parce que les affaires publiques sont, en leur esprit, l'antithèse radicale des affaires privées. S'occuper des affaires publiques, c'est par définition prendre en compte le bien de tous, et non l'intérêt, si légitime puisse-t-il être parfois, de tel ou tel groupe. Entrer en politique, c'est prendre le souci de ce qu'Hannah Arendt appelait tout simplement le monde commun. L'univers de l'économie et des affaires connaît des consommateurs, au mieux des acteurs sociaux: jamais des citoyens. Quand bien même les affaires ne nuisent pas nécessairement au bien commun, et peuvent même parfois y contribuer, elles n'ont pas pour vocation d'y veiller.
Il suffit à l'entreprise de suivre sa pente pour connaître ses buts. La recherche du profit n'est pour elle que le prolongement naturel du désir d'accroissement qui est propre à tout individu; point besoin, si l'on est le patron d'un club de football ou le propriétaire d'une télévision, d'affirmer des valeurs ni d'élaborer une philosophie. Il suffit de défendre des intérêts, avec plus ou moins d'habileté, d'intelligence et d'honnêteté. Et le patron le plus «social» du monde, donc le plus soucieux du bien des salariés et des consommateurs, ne peut faire que son entreprise, en tant que telle, ne poursuive un but privé, et ne demeure étrangère à ce monde commun dont parle Hannah Arendt. Les plus naïfs le savent: même les oeuvres de bienfaisance ou les contributions culturelles d'une entreprise servent l'intérêt bien compris de l'entreprise; le bien commun, quand il n'est pas pour elles un obstacle, est un moyen, et seul l'ultra-libéralisme croit ou feint de croire que les lois du marché pourraient suffire à assurer l'équilibre d'une société. Seul l'ultra-libéralisme prétend se passer du politique, c'est-à-dire d'une conscience publique.
L'homme politique, lui, prend ou devrait prendre en charge le souci du monde commun. Il ordonne ou devrait ordonner son action à des idéaux comme la liberté et la justice, ce qui forcément va le conduire à combattre, ou pour le moins à rectifier le cours naturel des événements, tel qu'il serait si la société n'obéissait qu'aux lois du marché, ou n'était que le théâtre d'affrontements sociaux sans arbitre désigné. L'homme politique est donc tout sauf le patron d'une entreprise qui s'appellerait, par exemple, Italie.
Il faut aller plus loin, et c'est peut-être là que se loge le malentendu le plus grave: l'homme politique digne de ce nom ne «réussit» pas. Il n'a pas à «réussir», du moins pas au sens absolu que les chevaliers d'industrie donnent volontiers à ce mot. On attend certes d'un ministre qu'il «réussisse» à résorber le chômage ou à dénouer des conflits sociaux. Mais non qu'il «réussisse» au sens absolu. Car pour le coup, cela signifierait qu'il réussit relativement à autrui, au détriment d'autrui. Elire un chef de gouvernement «gagneur», c'est trahir le monde commun; c'est hâter la disparition du citoyen, et précipiter l'avènement du pur consommateur — toujours insatisfait, jamais remboursé.
Je compte voter trois fois oui le 12 juin. Les trois objets qu'on nous propose (les casques bleus, la culture, la naturalisation des jeunes étrangers élevés en Suisse) ne semblent guère offrir de point commun. D'une part on nous consulte sur une affaire politique, concrète, et qui engage les corps. De l'autre, on soupèse le budget de notre «supplément d'âme». Enfin, on révise la loi sur la nationalité. Trois questions bien différentes.
Pourtant (et pour ne considérer que les deux premières) il se trouve que les adversaires de l'article sur l'encouragement à la culture, bien souvent, refusent aussi l'idée d'un contingent suisse à l'ONU. Serait-ce que le double «non», comme le double «oui», procèdent de la même attitude? Je crois qu'il en va bien ainsi, pour autant que l'on descende aux motifs les plus profonds, c'est-à-dire à l'idée même que chacun se fait de l'espèce humaine, de ses possibilités et de ses limites. Les citoyens qui vont voter deux fois «non» le feront probablement deux fois au nom du «réalisme». Ceux qui voteront oui, au nom de l'idéal.
Définissant la culture d'un pays comme l'ensemble de ses activités et productions non rentables, le «réaliste» se refuse à dépenser pour l'inutile. Et si dans la culture il voit une rêverie improductive, il dénonce dans les Nations Unies une chimère nuisible: l'ONU, s'exclame-t-il, prétend oeuvrer pour la paix entre les nations, et ne fait que gaspiller des milliards en servant les intérêts des grandes puissances. Financer le rêve est inutile; financer la chimère est scandaleux.
A chaque fois, donc, il s'agit de refuser, au nom des faits les plus immédiatement visibles (inutilité de la culture, inefficacité de l'ONU) une idée qui prétend aller contre ces faits. Tel est le choix du réaliste, ou soi-disant tel.
Et l'idéaliste? Il ne pense pas, lui non plus, que la culture soit «utile» (et ne suit guère sur ce point le Conseil fédéral, qui la décrit comme un «rouage de l'économie», afin précisément d'amadouer les réalistes). La culture? Mais c'est justement, à ses yeux, la conscience que «les faits» ne sont pas la valeur suprême. La culture? C'est d'abord le pouvoir d'interroger le réel, de le modifier à la force de l'esprit; c'est la faculté d'«écarter les faits», comme disait Rousseau — non pour chercher à s'y soustraire, mais pour éviter de s'y soumettre. Les faits, s'ils sont nos témoins, ne sont pas nos maîtres.
C'est bien pourquoi l'idéaliste se refuse à croire (ou plus exactement, il se refuse à décider) que les faits, y compris dans l'ordre du politique, ruinent irrémédiablement les idéaux humains. Ainsi voit-il dans les organisations internationales les approximations (infiniment défectueuses) d'un idéal, mais non le seul déguisement des intérêts. L'idéaliste ne pense pas que l'ONU, dès les origines et de part en part, ne soit qu'un alibi des grandes puissances; cette institution, certes, est moins qu'une ébauche, mais ne procède-t-elle d'aucune idée qui vaille?
L'idéaliste croit que les hommes politiques (et les hommes tout court) ne sont pas toujours habités par le seul souci de la puissance, mais parfois par quelque idée — et que les institutions, fruits de ces idées, peuvent être meilleures que les hommes, comme le droit peut être meilleur que les juges.
Du point de vue des choix les plus fondamentaux, la cause de la culture et celle des organisations internationales sont bel et bien solidaires. Encore une fois, qu'est-ce que la culture, sinon la tentative passionnée et raisonnée de maîtriser le monde, plutôt que de le dominer? L'idée d'une organisation internationale (qui vise à substituer le règne du droit à celui de la force), est donc par excellence une création de la culture, née à la pointe la plus fine de l'esprit humain. Elle est contraire à tous les instincts, à toutes les volontés immédiates, à tous les intérêts nationaux. C'est une tentative d'incarner dans les sociétés les ambitions de l'esprit.
Utopie? Rêve sans cesse démenti? Mais que dire des tentatives individuelles d'agir selon la justice et la vérité? L'échec de chaque être à faire prévaloir ses qualités sur ses défauts, ses idéaux sur ses intérêts, est un échec patent, toujours recommencé. Qui s'en réclamera pour renoncer à s'éduquer lui-même?
La culture, comme l'idée d'une force internationale de la paix (et comme l'élargissement du concept de citoyenneté, auquel nous invite le troisième objet soumis au vote) sont des paris sur l'«éducation du genre humain». Il s'agit d'affirmer que l'humanité n'est pas vouée aux seuls rapports de force, aux seuls intérêts nationaux, aux seules identités tribales.
En deçà de tous les arguments propres à chaque objet, le combat entre le oui et le non, ce 12 juin prochain, sera le combat des réalistes contre les idéalistes. Mais l'idéalisme n'est pas une vaine complaisance à l'irréel. C'est la décision de ne pas se satisfaire de la réalité.
Pour fêter à leur manière le débarquement, de grands médias internationaux ont organisé un sondage d'opinion. Une des questions posées était tout simplement: «Quelle est, selon vous, la nation qui a le plus contribué à la défaite de l'Allemagne en 1945»? Or, juste après la guerre, un autre sondage (il en existait déjà) avait posé la même question. Et, comme le constate un journaliste, si l'on compare les deux séries de réponses, «le palmarès des vainqueurs du nazisme s'est modifié». La principale modification porte sur le rôle attribué à l'URSS dans la défaite de l'Allemagne. Dans la France de 1945, 57% des personnes interrogées plaçaient le pays de Staline en tête du «palmarès». En 1994, ce chiffre tombe à 25%. Inversement, comme il se doit, les Etats-Unis ont gagné des points: crédités de 20% en 1945, ils atteignent aujourd'hui les 49%.
Une chose apparaît certaine: si le jugement de 1994 diffère de celui de 1945, ce n'est pas parce qu'entretemps les citoyens concernés auraient potassé des livres d'histoire et trouvé d'éventuels motifs rationnels de réviser leurs positions. C'est, beaucoup plus simplement, parce qu'aujourd'hui l'URSS n'est plus qu'un souvenir, généralement mauvais. Autrement dit, les personnes interrogées jugent du passé en fonction du présent. La preuve? Aujourd'hui c'est en France que l'URSS garde, avec ses 25%, la cote la plus élevée (en Grande-Bretagne, par exemple, elle n'atteint que 9%). La raison de cette performance semble due à la «persistance d'une tradition communiste» dans la patrie de Georges Marchais: en France, l'Union Soviétique, même passée, demeure présente.
Chacun juge d'hier en fonction d'aujourd'hui. Ce comportement psychologique est bien connu: Paul, âgé de vingt ans, aime Virginie. Un sondage Gallup vient le déranger dans son amour et lui demande: «Votre rencontre avec Virginie fut-elle importante»? On se doute de la réponse. Dix ans plus tard, Paul se sépare de Virginie; il épouse Jeannette. Après quarante années d'une vie sans nuage, IFOP vient lui poser la même question que Gallup: «Votre rencontre avec Virginie fut-elle importante?». Paul fouillera dans sa mémoire, il y retrouvera sans doute une ancienne image, toute pâle, qui peut-être fera battre un instant son vieux coeur. Mais Paul a choisi, et son choix lui commande de dire et de penser: «Non, ma rencontre avec Virginie ne fut pas importante».
Les événements affectifs et personnels prennent, au fil du temps, le sens que nous leur donnons. Ce n'est pas absolument scandaleux, dans la mesure où ces événements sont subjectifs par définition. Néanmoins, même dans ce cas purement individuel et psychologique, Paul commet une erreur, et trahit la vérité de son passé. Il devrait être capable de distinguer son coeur d'autrefois de son coeur d'aujourd'hui: l'IFOP ne lui demande pas si sa rencontre avec Virginie est importante aujourd'hui, mais si elle fut importante jadis. Bref, Paul, à soixante-dix ans, se croit obligé de minimiser ce qui, à vingt ans, bouleversait tout son être. Il réécrit sa petite histoire.
Mais si Paul manque de rigueur pour juger son passé d'amoureux, que dire de la façon dont il évalue le passé historique! Ici l'erreur est double. L'URSS, croit-il pouvoir affirmer, n'était rien en 1944, puisqu'elle n'est que fumée en 1994. Exemple flagrant d'une contamination psychologique d'hier ou d'avant-hier par aujourd'hui. Mais il s'y ajoute un autre phénomène encore plus grave: la réduction du réel historique à l'idée qu'on s'en fait, la réduction de l'objectif au subjectif. Bien sûr, les faits historiques ne sont pas intangibles, ni gravés dans le marbre pour l'éternité. Par certains aspects, ils présentent des analogies avec les faits psychologiques individuels: ils prennent eux aussi, au cours des âges, le sens que leur donne la communauté humaine. Mais cette subjectivité du sens de l'histoire ne ruine pas toute tentative d'établir des faits indiscutables: la part des Etats-Unis et de l'URSS dans la victoire sur le nazisme n'est pas et ne sera jamais une simple affaire de goûts et de couleurs. En affirmant que Virginie n'eut pas d'importance, Paul choisit d'anéantir son passé personnel, et l'on peut dire qu'il y parvient. Mais le passé historique et collectif, lui, ne se laisse pas manipuler si facilement. «Les faits sont têtus», disait un homme qui pourtant ne s'était pas gêné pour les nier.
Mais n'accablons pas trop ce pauvre Paul: après tout, c'est le sondage lui-même qui l'induit en erreur. La question qu'on lui pose, en effet, est la suivante: «Quelle est, selon vous, la nation qui a le plus contribué à la défaite de l'Allemagne en 1945?». Autrement dit: quel est votre palmarès des nations libératrices? Ou, pour reprendre les termes mêmes des initiateurs du sondage, quelle est votre «perception» des événements? Si l'on voulait persuader le citoyen que toute réalité historique est affaire de «perception», l'on ne s'y prendrait pas autrement. A force de sondages de ce type, ne risque-t-on pas d'ajouter à la confusion, déjà si répandue, entre le subjectif et l'objectif? N'apporte-t-on pas de l'eau au moulin de ceux qui, pour des motifs intéressés, sont toujours prêts à réécrire l'histoire?
Depuis quelques années, la Suisse connaît un phénomène remarquable: la réconciliation du pouvoir intellectuel et du pouvoir politique: en mai 1968 (pour choisir une date-symbole), le rapport des étudiants et des intellectuels aux autorités de ce pays était le rapport du pavé à la matraque, ou peu s'en fallait. Un quart de siècle plus tard, les étudiants et les intellectuels se retrouvent d'accord avec le «pouvoir» jadis abhorré: en faveur de l'entrée de la Suisse dans l'Europe et à l'ONU; en faveur des Casques bleus, de la naturalisation facilitée, de l'article sur la culture. Convergence de vues inconcevable voilà vingt ou trente ans.
Même si les pouvoirs intellectuel et politique ne sont pas voués à l'idylle éternelle, la parenté de leurs visions, sur des objets qui engagent l'avenir et l'identité de notre pays, a bel et bien un fondement sérieux: la conscience commune que le monde ne s'arrête pas aux frontières de la Suisse. Et que la Suisse a des devoirs moraux et politiques à l'égard des autres nations.
Oui, c'est dans une telle conscience, et non par pure coïncidence, que les politiciens et les intellectuels se rejoignent — et rejoignent ensemble les autorités spirituelles de notre pays. Certes, l'idée que la Suisse n'est pas seule au monde peut conduire à différentes conclusions, selon qu'on est clerc ou député. Elle peut signifier l'exigence de solidarité, mais également le souci de ne pas se laisser distancer dans la compétition internationale. Bref, elle peut procéder de l'altruisme, mais aussi d'une volonté de défendre efficacement les intérêts nationaux. Là où les intellectuels voient la mise en oeuvre de valeurs humanistes ou les prémices d'une utopie transnationale, les politiciens considèrent l'intérêt bien compris du pays. Le réalisme rejoint l'idéalisme, autorisant une alliance tactique.
Les intellectuels ou les gens d'Eglise ne sauraient se trouver à tout instant et pour toujours en harmonie avec le Conseil fédéral ou les Chambres fédérales. Pour cette raison, justement, que l'intérêt bien compris, tel que le conçoit l'homme politique, n'est pas l'altruisme prôné par le clerc. La tension entre ces deux visions du monde ne retombera jamais tout à fait. Car c'est la tension essentielle qui unit et sépare politique et morale, ou qui, si l'on préfère, oppose les exigences de l'idéal aux contraintes du réel.
Mais malgré cette réserve, le fait demeure: les clercs et les politiciens sont aujourd'hui d'accord sur des points essentiels, parce que les impératifs de la morale et ceux de la politique, hic et nunc, se rejoignent pour de bon; ou plus exactement, parce que le souci moral rencontre, en ces matières, le souci politique.
Mais voilà que dans notre pays les intellectuels et les politiciens se heurtent à un adversaire commun: cette partie de la population qu'en 1968 on appelait la «majorité silencieuse»: elle prend aujourd'hui la parole, et se prononce contre toutes les autorités à la fois, leur infligeant une seule et même défaite. Les muets de naguère se dressent pour clamer sur tous les tons qu'autrui n'est pas leur affaire.
Il ne s'agit pas simplement d'une défiance du peuple à l'égard du gouvernement, ni même d'une crise des institutions. Non, la «majorité silencieuse» dédaigne tous ceux qui, à divers titres, en appellent à sa conscience; tous ceux qui la conjurent de reconnaître que nous ne sommes pas seuls et que nous appartenons au monde. La «majorité silencieuse» ne choisit pas telle morale contre telle autre, telle politique contre telle autre: on dirait plutôt qu'elle ignore la dimension morale et la dimension politique de la Suisse et du monde. Ce désaveu, en bloc, et par la majorité d'un peuple, des politiciens et des intellectuels, apparaît grave: comme si les Suisses se détournaient de la politique en ce moment crucial où précisément elle rejoint la morale.
Que faire? Faut-il, comme certains responsables politiques l'ont paraît-il imaginé, axer désormais les campagnes d'information sur des «facteurs émotionnels»? Faut-il démontrer qu'un vote favorable à l'ONU, à l'Europe, à la culture, va servir tôt ou tard l'égoïsme bien compris du pays? Il me paraît en tout cas nécessaire de se demander au préalable quelles valeurs peut encore honorer une nation qui superbement ignore la morale et la politique.
Quelles valeurs? La réponse a été fournie voilà plus de deux cents ans. Et pour notre honte, cette réponse aujourd'hui n'a pas changé. Un lieu commun, donc, et rebattu, mais qui malheureusement profère la vérité. Ouvrons Le siècle de Louis XIV, de Voltaire: durant la conquête de la Franche-Comté, raconte cet auteur, le Roi-Soleil et ses ennemis se disputaient les faveurs de la Suisse. Les adversaires du roi «ne prodiguaient que des raisons et des prières; le roi, avec de l'argent comptant, détermina les Suisses à ce qu'il voulut».
Entre Bernard Tapie et Diego Maradona, les points communs sont innombrables: leur vie, à l'un comme à l'autre, est indissociable du football. L'un, à coups de millions, a fait gagner la Coupe d'Europe à son équipe; l'autre, à coups de pieds magiques, secondés par une main divine, a naguère donné la Coupe du monde à son pays. L'un et l'autre jouent depuis des années, avec la police et la justice, un jeu complexe dont ils ne seraient pas fâchés de modifier un peu les règles.
L'un et l'autre sont démonstratifs autant qu'il se peut: ils rient, pleurent, vitupèrent, insultent ou exultent en public. L'un et l'autre manifestent, à l'égard des médias, qui les font vivre et qui les tuent, la même brutale susceptibilité: le premier jette à l'eau de la Méditerranée la caméra d'un journaliste, le second mitraille d'autres journalistes à l'aide d'une carabine à plombs. Tous deux sont à la fois responsables et victimes de leur statut d'hommes publics. Tous deux furent successivement couverts de gloire et chargés d'opprobre. Successivement? Non, simultanément. Si Maradona se présentait aux élections en Argentine, sans doute obtiendrait-il un score-fleuve, en dépit de tous les dopages, de toutes les fréquentations douteuses et de toutes les tricheries du monde. De même, on sait qu'avec un Bernard Tapie, les menottes aux poignets sont électoralement plus efficaces que la rose au poing.
A la suite d'Umberto Eco, qui a publié naguère un ouvrage aussi pertinent qu'hilarant sur le «superman» et le «surhomme» en nos sociétés avancées, on verra volontiers, dans la popularité de MM. Tapie et Maradona, quelque chose comme une résurgence du phénomène Arsène Lupin: si le «gentleman-cambrioleur» de Maurice Leblanc vole, roule et floue à qui mieux mieux, il n'en est pas moins un héros positif, éminemment sympathique, parce que la société qui prétend l'entraver n'est, elle, que bêtise, lourdeur, méchanceté, raideur, insensibilité, légalisme. Arsène Lupin se conduit mal, mais il fait le bien — et surtout, il le fait bien: il garde toujours les manières; l'élégance est la première de ses vertus. Il a l'art du geste, et le geste sauve tout. Le geste est au-dessus des lois.
Dans l'art du geste, peu d'hommes le disputent à Diego Maradona; son pied fait pardonner sa tête, et ses traits de génie, sur le terrain de football, donnent à ses actes délictueux une dimension tragique dont ne saurait se prévaloir le loubard de banlieue. Pour Bernard Tapie, on aurait tort d'estimer qu'il n'a rien d'un élégant, rien d'un gentleman. Il montre lui aussi, dans son domaine, et comme Arsène Lupin, un sens aigu du beau geste: n'a-t-il pas affronté M. le Pen en combat singulier? N'a-t-il pas réclamé qu'on mette hors-la-loi le chômage des jeunes? Ces deux actes, tels deux dribbles de rêve, ont à eux seuls «mis dans le vent» toute la défense de la classe politique. La voilà, son élégance: proclamer que les lois du coeur sont plus sacrées que celles du code pénal, plus exécutoires que celles de l'économie. Arsène Lupin n'aurait pas mieux dit.
On s'inquiète de l'admiration sans borne que le public voue à des figures aussi peu recommandables que Maradona-Tapie: en pardonnant, au nom de leurs beaux gestes, leurs abus de cocaïne ou de biens sociaux, en taisant leur petite vertu pour chanter leur grande virtuosité, ne sommes-nous pas en train de placer l'esthétique avant l'éthique? A ce train, ne finirons-nous pas par applaudir aux délits les plus graves, pourvu qu'ils soient beaux à voir?
C'est, je crois, trop d'alarmes. L'affaire n'est pas si sérieuse; ou du moins, elle l'est autrement: lorsque nous admirons Tapie-Maradona, ce n'est pas que nous fassions passer l'esthétique avant l'éthique, c'est plutôt que nous plaçons le symbole avant la réalité. Les dribbles merveilleux ou les passes inspirées du footballeur, comme l'engagement empanaché de l'homme d'affaires contre le président du Front national et contre le chômage des jeunes, nous ne les prenons pas vraiment pour la réalité: ce sont essentiellement des symboles, des images, des aperçus de ce que nous aimerions faire, de ce que nous rêvons d'accomplir. L'individu qui nous fournit ces images ou qui incarne ces symboles peut bien être, par ailleurs, un personnage controversé, ou pire encore. Comme le prêtre indigne de La puissance et la gloire, il n'en reste pas moins celui par qui se transmet la présence divine. On pourrait même dire que cette présence est d'autant plus réelle, d'autant plus miraculeuse aussi, que le médiateur est défaillant.
Le danger — car tout de même, danger il y a — ce n'est pas qu'à force d'admirer Maradona-Tapie, nous trouvions juste et bon de s'adonner à la cocaïne ou de tricher avec le fisc. C'est plutôt que nous finissions par confondre le beau geste avec l'action réelle, et réellement efficace. L'époque s'y prête, qui se méfie des réalités, et qui vote pour les symboles.
Le temps passe et la saison bascule. Avant même que ne se mettent à tomber les feuilles mortes, voilà que chute, en la personne du terroriste Carlos, un des ultimes témoins du bel été marxo-terroriste, un des exécuteurs les plus fameux de ce que Camus appelait naguère (ou jadis?) «le crime de logique». De logique, oui. Car le prénommé Ilitch a toujours placé la dialectique infiniment au-dessus des souffrances que, pour le bonheur des peuples, il administrait à doses savantes. A l'instar des défuntes Brigades Rouges et de feu la Fraction Armée Rouge, Carlos n'a jamais fait sauter une cervelle de policier ni déchiqueté un corps de civil innocent sans justifier son acte par un raisonnement impeccable; il a toujours pris soin, avant de faire un usage meurtrier de sa liberté, d'invoquer la nécessité historique.
Ces temps-là sont-ils définitivement révolus? A première vue, oui. Les commentateurs parlent unanimement de Carlos comme d'un «homme du passé»; à leurs yeux, sa chute équivaut à la mise au rancart d'un instrument hors d'usage. On a trouvé mieux depuis: le terrorisme d'inspiration «religieuse». D'où le sentiment, très répandu, que l'énorme travail des polices et des services secrets, qui aboutit à l'arrestation de cet ennemi public, arrive comme une grêle de justice après les vendanges sanglantes du «crime logique». Pendant ce temps, les assassins réellement dangereux, les assassins d'aujourd'hui, ne cultivent-ils pas tranquillement leurs propres vignes? Et l'alcool meurtrier dont ils se soûlent sans restriction, n'est-ce pas ce qu'on appelle le «fanatisme religieux»?
Quoi de commun entre ce fanatisme-là et la froide détermination «marxiste» de naguère? Carlos n'a jamais, que l'on sache, tué au nom du Coran; réciproquement il viendrait difficilement à l'idée d'un islamiste algérien de prénommer son fils Ilitch. Tout paraît séparer le «crime de logique», justifié en termes de «lutte» léniniste, d'un meurtre commis par de soi-disants lutteurs de Dieu: ces gens-là, Camus n'aurait-il pas classé leurs actes comme des «crimes de passion»? Les temps n'ont-ils pas changé?
Pas vraiment. Ce qui rapproche Carlos d'un terroriste religieux est plus important que ce qui l'en sépare. Le terrorisme est indivisible — et pas simplement parce qu'il tue dans tous les cas: parce qu'il constitue toujours un mélange inextricable de raison et de passion. Le terroriste est toujours un fanatique raisonneur. Fanatique, parce qu'il soustrait à toute discussion, à toute pensée, à toute critique, un élément du réel et un seul (cet élément peut s'appeler «lutte des classes» ou «volonté de Dieu», peu importe). Raisonneur, parce qu'entre deux crimes, le terroriste passe son temps à organiser le monde autour de sa foi; il recompose le code des valeurs morales en fonction de cette foi. Travail de titan, on l'imagine, mais dont nos assassins de toute obédience ne se fatiguent pas plus que du crime lui-même. Ils tuent, discourent, tuent encore, discourent à nouveau. La parole justifie l'acte, qui nécessite la parole.
Carlos, fils de Lénine, est fanatique, ni plus ni moins que les assassins religieux: pour que ses raisonnements soient inattaquables, il faut que les dogmes marxistes soient intouchables. Si la société sans classes n'est pas nécessairement à l'horizon, alors Carlos redevient un simple criminel, et d'abord à ses propres yeux. Son fanatisme est donc le rempart de sa dialectique. Quant aux assassins religieux, leurs crimes de passion sont aussi des crimes de logique, parce que seule la parole parvient, à force de rhétorique, à débaptiser leurs meurtres pour en faire des actes héroïques. Les assassins au nom de Dieu, plus encore que les assassins au nom de Marx, sont tenus de fournir sans cesse des raisons qui requalifient leurs forfaits. Il leur faut, plus encore qu'Ilitch et ses compagnons, démontrer que la morale est de leur côté. Leurs raisonnements sont donc les garants de leur fanatisme qui, sans le travestissement que permet la parole, apparaîtrait à leurs propres yeux comme pure folie et pur crime. On peut même affirmer que les islamistes sont maîtres en dialectique, s'il est vrai que la dialectique permet de renverser un concept (le crime) en son contraire (l'hommage à Dieu).
Si le terroriste, quelle que soit son obédience, est toujours un tueur-raisonneur, c'est que ses actes, il le sait parfaitement, sont une insulte à la morale la plus irrécusable. Cette morale dit simplement que tuer n'est pas bon. Le terroriste essaye toujours d'obscurcir cette évidence. Il se ment toujours à lui-même avant de mentir aux autres.
Carlos considère sans doute l'«assassin religieux», qui aujourd'hui lui vole la vedette de l'horreur, comme un grotesque aliéné; et ce dernier doit regarder Ilitch comme un vague taré. Pourtant, ils auraient grand tort de ne pas se reconnaître mutuellement, et de ne pas applaudir, main droite contre main droite, l'esprit tordu qui les unit.
Imaginons un monde où la violence et l'injustice seraient la norme, le quotidien, l'horizon définitif; imaginons un enfer institué, protégé par la loi, un enfer légitime, paisible, satisfait; un tel monde, même s'il ne comporte aucune mort d'homme, engendrerait vraiment le désespoir. Imaginons en outre que cet enfer tranquille et content de lui, béni par les autorités, soit un lieu clos où vivent et sont «éduqués» des enfants. Alors le désespoir atteindrait à son comble.
C'était à la télévision. Un bref reportage, de trois minutes peut-être, sur une école soudanaise. On sait que le sud du Soudan, «animiste et chrétien», comme nous le précisent (ou nous l'imprécisent) les dépêches d'agence, se trouve en rébellion ouverte contre le nord, musulman. Dans cette école se trouvaient rassemblés des enfants de milieux «animistes et chrétiens», enlevés à leurs familles, nous indiqua-t-on, et destinés à recevoir un enseignement coranique.
Disons-le d'emblée, afin d'éviter tout malentendu: la guérilla «animiste et chrétienne», à ce qu'il paraît, n'est pas nécessairement une armée d'anges ou d'enfants de choeur. Et ce qu'il s'agit de dénoncer ici, ce n'est évidemment pas l'islam en tant que tel; encore moins les habitants du Soudan. Je le sais personnellement pour en avoir rencontré: tous les Soudanais, loin s'en faut, ne ressemblent pas à des fanatiques religieux, le couteau entre les dents, qui ne rêveraient que de détruire, avec ou sans l'aide de leur hôte Carlos, les «animistes et chrétiens». Ce qui se trouve en question, en question douloureuse, ce ne sont pas des individus ni des croyances, c'est la violence instituée, la violence normale qui, à Khartoum et dans tant d'autres lieux du monde, prétend soumettre au dressage les corps et les consciences.
Une école, donc. Les élèves, entre huit et douze ans peut-être, sont tous des internes. C'est le moins que l'on puisse dire: voici un garçon de dix ans, dont la démarche est étrange; elle me rappelle celle de ce petit âne que ses maîtres ne voulaient pas attacher à un arbre, mais dont ils souhaitaient quand même empêcher la fuite. La méthode est bien identique: les fers aux pieds. On nous précisa que l'enfant les porterait un mois, pour tentative d'évasion.
Un surveillant nous démontra d'un ton calme et naturel qu'il était indispensable d'interdire aux élèves de jouer durant les moments de repos, parce que le jeu, c'est bien connu, est néfaste à la concentration. Puis on assista (pas même à la dérobée), à la punition corporelle d'un élève dont on ignorait la faute: mais une leçon mal apprise, et c'est le fouet. Un surveillant maintenait les pieds du patient, un autre les mains, et l'officiant frappait. On voyait le corps du petit se tordre, on entendait ses cris de douleur et de terreur. Tout autour, la vie, comme on l'appelle, continuait.
Les souffrances, même physiques, ne sont pas des quantités mesurables, pas plus que les joies. Par conséquent, il ne s'agit pas de donner à cette scène je ne sais quelle palme de l'horreur, ou de la décréter pire que, par exemple, le sort infligé aux enfants du Rwanda. Mais ce qui faisait vraiment frémir, c'était tout simplement qu'un tel spectacle fût pour nous visible: les autorités de cette école avaient accepté la présence de caméras dans leur établissement. Donc ils estimaient n'avoir rien à cacher. Oui, ce qui provoquait chez le spectateur ce sentiment indicible, innommable, c'était la bonne conscience des «responsables».
Des souffrances des enfants rwandais (pour reprendre cette comparaison), nous savons qu'elles ne constituent pas la norme, mais une épouvantable exception. Nous pouvons espérer que la paix, un jour prochain, se rétablira. Mais cette école-prison, elle, n'a rien d'un cauchemar passager. Ce bâtiment, ces barrières, ces fers, ces châtiments corporels, cette pointilleuse inhumanité, des administrations les ont tranquillement imaginés, soigneusement élaborés, consciemment appliqués. Ce n'est pas un scandale impuni; ce n'est pas le fruit d'un délire, une anomalie grimaçante: c'est une institution. Si l'on ne peut quitter l'école, ce n'est pas seulement parce qu'on a des fers aux pieds, c'est parce qu'en dehors de cet enfer il n'y a rien ni personne qui puisse ou qui veuille crier: c'est l'enfer.
A moins qu'on ne le crie à distance, comme je prétends le faire ici. Mais à quoi bon? D'ailleurs, si par miracle on pouvait fermer une telle école, il s'en ouvrirait d'autres, sans parler des usines de tout genre où sont exploités des enfants, en toute légalité; sans parler — et cela peut survenir chez nous comme ailleurs — de ces Etats inexpugnables que sont parfois les familles où des enfants subissent en silence l'arbitraire ou le martyre. Alors, à quoi bon parler? A ceci quand même: une injustice qui se nourrit de silence, il faut au moins la dire. Non pas la dénoncer, mais la proférer. C'est ainsi peut-être qu'elle finira par mourir, comme une bête cachée qu'on porte à la lumière, et que la lumière tue.
Comment l'histoire d'un faux dévot, imaginée voilà plus de trois siècles, peut-elle nous parler encore? Bien sûr, le Tartuffe dénonce l'imposture, et ce défaut n'est pas mort avec Molière. Cependant, si le dévot hypocrite, et surtout sa victime, Orgon, nous émeuvent aujourd'hui, ce n'est pas seulement parce que Molière nous parlerait des vices de l'«homme éternel». Pour que le spectateur soit ainsi cloué sur son siège (c'était à Paris, au Théâtre Antoine, avec Jacques Weber en Tartuffe, et Roland Blanche en Orgon, bouleversant de pathétique et d'humour) il faut que l'auteur, par une prescience extraordinaire, ait réellement déchiffré la figure que prendraient, dans les siècles à venir, l'imposteur et ses victimes; s'il avait seulement glosé sur l'«homme éternel», s'il avait voulu gagner l'éther des généralités dans l'espoir de surplomber son temps et de mieux atteindre à la postérité, c'est alors qu'il aurait échoué. La généralité vit longtemps, certes, mais elle vit à peine. C'est dans le détail qu'est la vie.
L'exactitude parfaite d'une notation, la compréhension suraiguë d'un geste ou d'une parole uniques: voilà ce qui projette Molière dans l'avenir, et qui lui permet de pressentir tous les «emplois» futurs de l'hypocrite, ou de sa victime fascinée.
Tous les emplois, oui. Sans excepter ceux du XXe siècle, que Molière, consciemment, ne pouvait même pas envisager: Orgon, la dupe du faux dévot, fasciné jusqu'à la folie par Tartuffe, Orgon qui s'abuse volontairement par passion de la servilité, son créateur aurait-il imaginé qu'il deviendrait, plus d'un siècle après, un citoyen sous la Terreur, et, bien plus tard encore, le serviteur d'Hitler ou de Staline? Aurait-il pu prévoir qu'il serait, aujourd'hui, la victime fanatique des nouveaux imposteurs religieux?
On l'a souvent dit: notre siècle est celui des passions collectives. De telles passions, assure-t-on, sont trop nouvelles, trop spécifiques, pour que les époques antérieures aient pu les concevoir; et l'on redoute qu'elles n'échappent à l'analyse que des siècles de littérature et de psychologie avaient consacrée à l'âme individuelle. Pourtant il me semble que le Tartuffe est assez puissant, assez exact pour démentir une telle crainte. Molière nous permet réellement d'opérer le passage entre les passions «psychologiques» et les passions «politiques». Il démonte les ressorts de la servitude volontaire, celle de l'individu comme celle de la masse.
Tartuffe, le monstre froid qui suscite l'amour pour établir la dépendance, n'est-il pas la figure du Souverain à qui toute liberté s'aliène? Orgon, sa victime consentante, qui n'est plus que spasme d'adoration, génuflexion devant le Pouvoir auquel il sacrifie tout sentiment humain; Orgon, qui méprise les souffrances de sa femme, piétine les sentiments de sa fille et trahit la parole donnée, n'est-il pas l'image de la foule idolâtre devant le Chef?
Mais il y a plus. Molière, littéralement, a mis en scène le moment, éminemment politique, où la servitude volontaire soudain se fige en contrainte objective: Orgon, dans sa ferveur passionnée, a signé en faveur de Tartuffe la donation de tous ses biens. Il a passé contrat. Il s'est mis sous le joug de la Loi. Et voilà qu'à la fin de la pièce, l'imposteur vient réclamer son dû. Il déloge la famille qui l'avait recueilli. Et, voleur d'une cassette compromettante, il menace son adorateur de la prison, voire de la mort: le Souverain vient exiger de son sujet le don effectif de sa personne.
Sa liberté, Orgon a désiré passionnément la sacrifier au Pouvoir tutélaire, à l'Autorité délicieuse. Or celle-ci lui signifie qu'il doit tout perdre, et mourir. Qui ne songerait, ici, aux excès de la Terreur? A la perversion du Contrat Social: le Pouvoir, qui se prétend issu de la volonté générale, est usurpé par l'intérêt d'un seul ou de quelques-uns? Usurpation que les révolutions du XXe siècle ont répétée sur une plus large échelle encore.
Et Molière, dans cet hallucinant portrait d'Orgon, ne nous décrit-il pas en outre les fanatismes religieux d'aujourd'hui, dont les grands-prêtres prétendent, dans leurs crimes, défendre la cause de Dieu? Naguère, nous étions environnés de Tartuffes qui, à les en croire, se chargeaient des intérêts du peuple. Aujourd'hui, les mêmes personnages se proclament, comme leur ancêtre, mais sur une échelle autrement large, les champions des intérêts divins.
Cependant, la pièce de Molière finit «bien». Le Roi, tel un Dieu de bonté qui casse l'action maléfique de Tartuffe, rompt le contrat d'allégeance et libère la famille d'Orgon. Au XXe siècle, pour briser nos contrats avec l'imposteur hitlérien ou stalinien, il ne nous fallut rien de moins que la guerre, les charniers et les camps. De nouveaux Tartuffes sont à l'oeuvre aujourd'hui. Avant de signer, en leur faveur, la donation de notre liberté, rendons-nous au théâtre; écoutons Molière.
Avez-vous déjà vu des policiers menottes aux poings? Des policiers policés, comme on dit d'un arroseur qu'il est arrosé? Avez-vous déjà vu les forces de l'ordre remises à l'ordre? Et, qui plus est, par des hommes également porteurs d'uniforme? C'est pourtant ce qui s'est produit ces dernières semaines: des individus plus ou moins galonnés, vêtus de bleu, ressemblant à s'y méprendre à des agents de police français, sont jetés à terre et maîtrisés par d'autres individus en tenue d'assaut, qui les mettent hors d'état de nuire.
La scène, sans doute, ne se déroule pas en France, mais en Haïti. Du coup, elle paraît moins surprenante: ces gaillards menottés ou ligotés n'avaient de policier que l'uniforme et la matraque. Ils ne servaient pas l'Etat mais une faction violente. Ils constituaient des groupes paramilitaires au service de la classe usurpatrice. Bref, des «tontons macoutes» recostumés à la hâte. Les soldats américains, par conséquent, n'ont rien fait d'autre que de désarmer des bandits; face à ces personnages corrompus et brutaux, il s'agissait d'accomplir un banal travail... de police.
Explications correctes et raisonnables. Mais elles ne viennent qu'après coup, et le coup est rude: au premier instant, l'on n'éprouve que stupeur devant ces policiers plaqués au sol comme les malfrats d'un film de série B. Si grande est la force des symboles! Le Policier, dans notre imagerie intérieure, n'est-il pas l'agent de la force publique? N'est-il pas celui qui fait régner l'ordre? Et son uniforme n'est-il pas le signe irrécusable de sa légitimité? L'Etat, selon la définition canonique, possède «le monopole de la violence légitime». Et le bras armé de l'Etat, à l'intérieur, c'est la Police, maîtresse de l'Ordre. Quant au Soldat, il reçoit la mission exclusive de créer à l'extérieur, c'est-à-dire chez l'adversaire, un victorieux Désordre. Dès qu'à ce Désordre (la guerre), succède l'Ordre de la paix, le Soldat se retire sans barguigner devant le Policier.
Tel est (du moins le croyions-nous) le train du monde. Selon les situations, l'on trouvera que la police ou l'armée sont appréciables ou haïssables: un Etat peut être policé, ou policier. Mais la question n'est pas là. Elle est dans la répartition des rôles. Or soudain, voilà que Policier et Soldat changent de sens: le premier devient un fauteur de désordre et de violence illégitime. Et le second se métamorphose en force de l'ordre. L'agent de la violence extérieure devient l'agent de la police intérieure. Chassé-croisé bien étrange. La seule «violence légitime» d'un Etat devient celle d'un autre Etat.
Encore une fois, dans le cas particulier d'Haïti, l'on peut donner du phénomène mainte explication raisonnable. L'historien ou le politologue nous rappelleraient que le pays du président Aristide n'a guère connu, dans son histoire, de violence légitime. Haïti, chacun le sait, est livré à la lutte des factions; le pouvoir du général Cédras y fut usurpé — il est donc illégitime en son principe. L'Etat haïtien, s'il n'est pas un mensonge, n'est guère qu'un fantôme. En outre, la souveraineté d'Haïti, «arrière-cour» des Etats-Unis, n'a jamais été trop assurée. Pour de bons ou de mauvais motifs, les troupes américaines n'y sont étrangères qu'à demi, et l'on ne s'étonne guère qu'elles y organisent des opérations de police, comme elles en mèneraient sur leur propre territoire.
Ces commentaires sont nécessaires, et presque suffisants. Mais ils n'ôtent pas toute sa force à cet extraordinaire spectacle d'un monde renversé. Ils ne dissipent pas tout à fait notre stupeur devant ces soldats-gendarmes qui crient à tout bout de champ (près des caméras, certes, mais peut-être aussi loin d'elles): «No violence!», et devant ces policiers maîtrisés et ligotés, tandis qu'applaudit une foule en liesse.
On se prend à penser que les explications «locales» du phénomène ne sont pas suffisantes. Ne faudrait-il pas invoquer, pour l'expliquer en profondeur, des causes plus générales, qui dépassent le seul cas d'Haïti? N'est-il pas vrai que notre idée même de la souveraineté des Etats tend à se modifier? Les armées d'un certain nombre de grandes démocraties (sans parler des Casques Bleus), se vouent plus que par le passé à des tâches de police: ce n'est pas par hasard. Bien sûr, la réalisation de ces tâches est parfois intéressée et toujours imparfaite (en ex-Yougoslavie, en Somalie, au Rwanda); la métamorphose de tous les militaires de la planète en soldats de la paix n'est pas pour demain.
Il n'empêche que dans le monde contemporain, la distinction entre politique intérieure et politique extérieure n'est plus aussi tranchée que jadis et naguère. Ce qui change dans les esprits, lentement mais heureusement, c'est la notion même d'intérieur et d'extérieur. Ce qui cesse d'être intangible, c'est le concept de souveraineté. Une idée, aussi fragile qu'essentielle, commence peut-être de faire son chemin: l'idée qu'un Etat violent à l'intérieur de ses frontières n'est plus un Etat souverain.
On sait maintenant que la fameuse secte qui récemment «transita» par la Suisse était fort riche; et ses dirigeants, passablement occupés de questions matérielles. A l'heure où ces lignes sont écrites, on ignore si les considérations financières ont joué, dans cette sordide affaire, le premier rôle, ou seulement le second. Mais la question, peut-être, est mal posée: les chefs de la secte, comme il arrive presque toujours en pareil cas, furent des trompeurs trompés: la sincérité de leurs croyances était d'autant plus grande que ces croyances flattaient leurs instincts jouisseurs, et leur fournissaient une caution «métaphysique». Cela dit, on aimerait tout de même comprendre par quel sinistre retournement ces hommes et ces femmes habités, à les en croire, par une haute certitude spirituelle, ont été à ce point englués dans la matière. La réponse est simple, mais on ne l'a pas assez clamée: leur «spiritualité» même était matérialiste au plus haut point.
Voyons cela: pour la conscience religieuse de l'humanité moderne, la «fin du monde» n'équivaut en aucun cas, faut-il le dire, à la chute d'une météorite géante, encore moins à l'explosion meurtrière d'une bombe de quelques millions de mégatonnes. La «fin du monde» n'a rien à voir avec la fin matérielle de l'humanité. Elle ne peut être qu'un événement transcendant, qui abolit l'univers entier, avec ses atomes, son espace et son temps, pour lui substituer une réalité nouvelle, totalement impensable en termes humains, un au-delà. A cet événement transcendant, on peut croire ou ne pas croire, mais c'est bien de lui seul qu'il s'agit ou qu'il devrait s'agir lorsqu'on évoque la «fin du monde».
Or, comment M. Jouret concevait-il cet événement spirituel? Efforçons-nous de ne pas rire ni pleurer, mais de comprendre. Les témoignages des anciens membres, sur ce point crucial, sont absolument formels et concordants: la «fin du monde», version Jouret, touchera l'Europe et presque toutes les terres habitées, mais elle épargnera le Québec. D'où l'invitation faite à certains adeptes de se transférer dans cette retraite salutaire... Bref, de même que les petits enfants croient que Dieu se tient assis quelque part au ciel physique, le jourettisme postule que la «fin du monde» est causée par la chute, sur notre tête, d'un morceau de ce ciel. Autrement dit, le jourettisme, qui maniait avec une volupté maniaque tout un bric-à-brac mystique et religieux, n'avait pas le plus petit soupçon de ce qu'on appelle la transcendance; pas la plus petite idée de l'ordre spirituel, du domaine de l'esprit. Le Québec de M. Jouret, ce n'est pas l'au-delà que promettent ou pressentent les religions, c'est l'en-deçà par excellence: un abri anti-atomique amélioré. Ce qui habitait les membres de la secte, ce n'était pas le désir de «transiter» vers l'autre monde, mais bien celui de sauver leur peau dans celui-ci.
Et pourtant ils sont morts. Même si la plupart d'entre eux furent vigoureusement aidés dans ce geste, un tel meurtre-suicide n'est-il pas la preuve, malgré tout, que ces gens croyaient à l'immatériel, à la vie-après-la-mort, à la possibilité du passage dans l'au-delà? C'est en effet un paradoxe, mais il n'est qu'apparent: des hommes prêts à tout pour sauver leur peau sont également prêts à la brûler. Ce qui les habitait au moment de se suicider ou d'«être suicidés», c'était encore l'espoir d'un gain palpa ble, d'une survie charnelle. L'espoir non d'une transcendance, mais d'une transmutation de leur matière calcinée en un corps glorieux et prêt à fonctionner comme devant, ou mieux que devant. L'espoir d'être les seuls sauvés quand toute l'humanité sera perdue. Ainsi, la conception du bunker québécois n'était pas l'esquisse imparfaite du «transit» définitif vers le royaume de la transcendance; c'est au contraire le meurtre-suicide (dans un souterrain doublé d'un sac-poubelle) qui constituait le bunker idéal, qui parachevait le repli sur soi. On sait de reste que tous les suicides sont, au premier chef, des manifestations ultimes du vouloir-vivre, et du vouloir-vivre dans cette vie.
Les sectateurs du Temple solaire ont manié l'argent, c'est-à-dire la «matière» par excellence, plus que le commun des mortels: ce n'était pas malgré leurs croyances «religieuses» mais à cause d'elles. Devant ces diverses sectes qui fleurissent et pourrissent sous nos yeux, en cette fin de vingtième siècle, ne parlons donc plus de retour du religieux, ou de désir de renouer avec une spiritualité perdue. C'est exactement le contraire. Avec les sectes, le matérialisme a conquis, parce qu'il l'a perverti, le seul domaine qui devait lui échapper: le domaine de l'esprit. De l'immatériel, et de son impalpable richesse, il a fait une enveloppe vide, pour la bourrer d'herbes médicinales, de potions rajeunissantes, de mots éclatés et recollés, de colifichets métaphysiques, de bric-à-brac philosophique, de déchets religieux. Avec les sectes, oui, la pensée humaine a coiffé le sac-poubelle.
En Algérie, les crimes se multiplient, et croissent en horreur. Sans doute, un meurtre est toujours un meurtre, mais nous ne pouvons nous empêcher de percevoir des degrés dans l'inhumain. Certains attentats, contre certaines catégories de personnes, apparaissent plus scandaleux que d'autres: ils franchissent des limites que nos sociétés considèrent comme infranchissables: à Mostaganem, des terroristes ont fait sauter une bombe dans un cimetière, le jour d'une commémoration nationale, au milieu d'une troupe de scouts. Ils n'ont pas seulement tué: ils ont méprisé le caractère sacré d'une cérémonie du souvenir; ils ont outragé les morts. Mais surtout, ils ont ôté la vie à des enfants.
Le 14 octobre dernier, non plus en Algérie mais en Egypte, l'écrivain Naguib Mahfouz, prix Nobel de littérature, figure aimée et respectée entre toutes, fut lui aussi victime d'une agression terroriste. Or je ne puis m'empêcher de rapprocher en pensée cet attentat du massacre de Mostaganem, qui s'en est pris à des enfants: l'homme qui maniait le poignard n'a pas seulement planté son arme dans le cou d'un grand artiste; il n'a pas seulement méprisé la conscience nationale: il a porté la main sur un vieillard.
On dira peut-être qu'un attentat commis contre une personne âgée n'est pas aussi absolument révoltant, aussi franchement inhumain que le meurtre d'un être jeune. D'ailleurs, s'agissant de Mahfouz, qu'importe sa vieillesse? Le prix Nobel égyptien ne se définit pas d'abord par son âge, mais par son oeuvre. Ce qui compte, n'est-ce pas qu'à travers la vie de l'individu qui écrivit Le jardin du passé, on ait visé la conscience et l'hon neur d'un peuple, comme on le fait en Algérie lorsqu'on tue ou qu'on enlève des chanteurs aimés de tous? Mahfouz, grand écrivain «savant», est en même temps un auteur populaire. Dans les rues du vieux Caire, tout le monde le connaît, même ceux qui ne l'ont pas lu; tout le monde le vénère. Dans les universités (je l'ai constaté et raconté dans ces colonnes au début de l'année), il est la fierté de tous les étudiants. Chercher à l'assassiner, ce n'était guère du mépris pour la vieillesse; c'était du mépris pour la pensée.
On estimera donc, du moins en Europe, que l'âge avancé de l'écrivain ne constitue pas un facteur supplémentaire d'horreur, au contraire du crime de Mostaganem, dont furent victimes des êtres jeunes: la mort d'un vieillard, même violente, ne nous atteint pas comme celle d'un enfant. Nous avons tendance à penser, sinon à dire: après tout, ce n'est pas si grave, Naguib Mahfouz avait fait son temps.
Je ne suis pas sûr que nous ayons raison. Car si nous prétendons respecter la jeunesse, nous devrions respecter la vieillesse exactement autant, et connaître, à la pensée de ce poignard levé sur un octogénaire, une horreur symétrique à celle que provoque en nous le crime contre l'enfance. S'il n'en va pas ainsi, du moins en Europe occidentale, c'est que nous avons perdu le sens de ce qui unit l'enfance à la vieillesse, le futur au passé — bref, le sens de la mémoire. Dans les sociétés dites primitives (donc sans écriture), le vieillard constituait la seule réserve de connaissance et d'expérience. Mais l'écriture est venue, et les livres, et maintenant les banques de données. Le vieillard nous est de moins en moins «utile».
Pire encore, il est de moins en moins visible, de moins en moins distinct du reste de la population: tout simplement parce qu'il tend, sous nos latitudes et dans notre siècle, à devenir majoritaire. Et la rareté, le bien précieux entre tous, n'est plus à nos yeux le vieillard mais bien l'enfant. Etrange retournement: autant l'homme d'âge, dans les sociétés non-occidentales, parce qu'il est à la fois rare et détenteur de toute mémoire, est le dépositaire de la sagesse, autant l'enfant se voit reconnaître chez nous la même vertu. Nous sommes, en Occident, une société de vieux dont la valeur suprême est la jeunesse.
Mais la jeunesse ne peut répondre à notre attente démesurée; elle ne peut posséder la mémoire qui nous manque. Et c'est elle qui, légitimement, nécessairement, attend de nous que nous lui expliquions le monde. Quant à nous, comment pouvons-nous prétendre réellement respecter le premier âge de la vie si nous ne voyons dans la vieillesse qu'une fonction; si nous oublions que la mémoire est affaire d'expérience et n'existe pas hors des humains, hors du temps vécu, du temps souffert, du temps compris?
Le meurtre d'un vieillard, c'est le meurtre d'un enfant. Attenter au passé, c'est attenter à l'avenir. Les meurtriers le savent, et leurs crimes, quand ils visent des jeunes ou des personnes âgées, obéissent à la même logique de l'inhumain. Il n'est donc pas indifférent que l'écrivain Mahfouz, agressé à l'arme blanche dans une rue du Caire, soit un vieillard. On peut même affirmer qu'il est une victime de choix non parce qu'il est prix Nobel mais bien parce qu'il est le vieillard par excellence: c'est-à-dire un homme qui s'est fait, pour le futur, la mémoire de son temps.
«Je vois le gouffre, et j'y cours», s'écriait un personnage de Monther lant, au moment de commettre un acte irréparable qu'il ne pouvait cependant se retenir d'accomplir. C'est exactement le même étrange phénomène qui se produit dans la politique française aujourd'hui: la guerre des chefs, dans la «majorité», risque fort de conduire à l'échec de celle-ci. Tout le monde en tombe d'accord, y compris les principaux intéressés. Mais la guerre n'en continue pas moins. Pourquoi? Bien sûr, les explications abondent: parce que MM. Balladur et Chirac ont leurs ambitions, et qu'aucun d'entre eux ne veut y renoncer; parce qu'ils sont prêts à tout sacrifier à l'intérêt du pays, tout, sauf leur intérêt personnel. Vieille rengaine, éternelle hypocrisie des mandarins de la politique. En outre, MM. Balladur et Chirac ne sont pas isolés. Ils représentent des tendances, des groupes, des forces. S'ils étaient seuls à s'entêter, si leur psychologie individuelle était seule en cause, il y a belle lurette que leur parti les aurait remis à l'ordre. On trouve toujours, derrière les ruses et les manoeuvres des individus, une logique plus puissante et largement anonyme: la logique du pouvoir.
Toutes ces explications sont belles et bonnes. Ce qui reste troublant malgré tout, c'est qu'une telle logique du pouvoir finit par desservir les intérêts les plus égoïstes des individus et des groupes concernés. Ces derniers courent au désastre, au suicide politique; ils le savent, et continuent de courir. Ils sont condamnés à regarder, impuissants, les effets dévastateurs d'une force venue de plus haut que leur esprit, de plus profond que leur âme, de plus loin que leur appétit de pouvoir. Comme si leur instinct même de survie était un scorpion qui se pique lui-même, et devenait instinct de mort. Quelle est donc cette force étrange, qui n'est ni celle d'une mécanique ni celle d'une passion, et qui les oblige à reconnaître: «Je vois le gouffre et j'y cours»?
Pour le savoir, il n'est peut-être pas inutile de méditer sur nos «frères inférieurs», en l'occurrence des oiseaux. Ceux que je puis observer quotidiennement dans leur confortable cage appartiennent à l'espèce, bien nommée, des «mandarins». Ils vivent de quelques besoins et de quelques terreurs très simples. Toute leur activité, toute leur vigilance, tous leurs soins sont voués à persévérer dans leur être, à fuir la mort. Mais cela ne veut pas dire pour autant qu'ils se contentent de manger et de s'envoler à l'approche du moindre danger. Il leur arrive par longs moments d'avoir des comportements étrangement gratuits, et des disputes sans objet concret: le plus fort et le plus agile essaie par exemple de déloger, du perchoir supérieur, son compagnon plus faible. Celui-ci, légèrement handicapé d'une patte et d'une aile, finit toujours par perdre la partie, et tombe dans un cri suraigu. Alors il se met à courir en cercles éperdus sur le sol de la cage, au-dessous du vainqueur, levant la tête et pépiant pour obtenir le droit de regagner les hauteurs. L'autre, l'air faussement désinvolte, affecte de regarder ailleurs, et ne daigne point. Après de longues minutes cependant, il se lasse de monter la garde et s'en va. Le suppliant, alors, se précipite sur le perchoir libéré, et tout recommence.
Ce lieu tant convoité n'a strictement aucun intérêt vital. Il ne permet d'accéder ni à la nourriture ni à la boisson: nos deux oiseaux se livrent ce que les observateurs professionnels du comportement animal qualifient de «lutte de prestige». Une lutte gratuite, donc, et cela chez des êtres dont les réactions, par ailleurs, sont fort rudimentaires. Cette «passion inutile» d'occuper tel lieu et de l'interdire à autrui semble faire partie de leur instinct de survie, alors qu'elle ne le sert pas, et même le dessert: les bagarres qu'elle engendre gaspillent les forces de l'animal.
La voilà, l'explication du conflit Chirac-Balladur (et de beaucoup autres). Non que je prétende, à la manière d'un socio-biologiste à gros sabots, assimiler les humains en général, et les politiciens en particulier, à des oiseaux querelleurs. Mais il vaut la peine de s'aviser de deux choses: d'abord, la part de l'instinct, en nous, est infiniment plus grande que nous ne voulons l'admettre en général, et notre prétendue psychologie commence bien avant la psyché, puisque des oiseaux peuvent se battre pour le prestige. Mais d'autre part, l'instinct lui-même se révèle contradictoire: la volonté même de vivre commande chez les animaux des gestes gratuits et des cris inutiles, et leur fait ainsi dilapider leurs énergies. Elle peut conduire les hommes à des erreurs semblables.
Les politiciens en lutte connaissent donc, comme les oiseaux, la toute-puissance et l'ambiguïté de l'instinct: dans tous leurs gestes et leurs paroles, ils combattent pour la vie; mais ce faisant, ils s'acharnent à conquérir l'inutile, et gaspillent leurs forces vitales. Inutile de dire qu'à cet égard nous sommes tous des politiciens, et tous des mandarins.
La Norvège dit «non» à l'Union européenne: comme la Suisse, elle pense pouvoir vivre en autarcie; elle estime donc, en sa majorité, que l'entrée dans l'Europe n'est pas dans son intérêt. Nous sommes très loin, on le voit, de toute idée généreuse, de tout idéal «culturel» européen. On se doit d'ajouter que les «oui» à l'Europe, hélas, ont trop souvent procédé du même mobile intéressé: les plus hauts responsables français, par exemple, proclament volontiers qu'ils siègent à Bruxelles pour «défendre les intérêts de la France». L'Espagne ou la Grèce, elles, ont adhéré à la Communauté dans l'espoir tout à fait avoué d'écouler leurs produits. Les Etats n'éprouvent guère la nécessité de dissimuler cet égoïsme collectif, que leurs citoyens trouvent parfaitement naturel.
Autre fait récent: la «communauté internationale», une nouvelle fois, a dit «non» à l'idée d'une intervention en Bosnie. Ce comportement, lui aussi, s'explique aisément par les égoïsmes nationaux, plus ou moins bien compris: après une pesée soigneuse de leurs intérêts, les divers Etats concernés considèrent qu'une intervention ne leur est pas utile ni profitable. Mais dans le cas présent ils ne l'avouent pas. Reconnaître un intérêt national égoïste, dans le domaine économique et même politique, ne gêne en principe aucun pays du monde. Mais ici le sang coule. L'«opi nion publique» se réveille. Du coup, accusées de lâcheté, les nations (ou du moins leurs représentants) se tortillent sur leur siège de l'ONU, comme de vulgaires malfrats au tribunal, sur le banc du prévenu.
Pourquoi l'«opinion publique» s'émeut-elle devant l'égoïsme des nations lorsqu'il s'agit d'une guerre, et non pas lorsqu'il s'agit de gros sous? Pourquoi refuse-t-elle la raison d'Etat dans un cas et non dans l'autre? C'est que les drames de la guerre, dira-t-on, sont plus graves que les histoires de subventions et de quotas laitiers: l'«opinion publique» tolère qu'un Etat cherche à promouvoir ses intérêts politico-financiers; elle ne supporte pas que ce même Etat se rende coupable de non assistance à peuples en danger.
Eh bien, «l'opinion publique» me paraît bien inconséquente. Voilà que, soudain choquée, elle s'en prend à des Etats ou des nations au nom des grands principes. Voilà qu'elle leur reproche leur «lâcheté», leur «dérobade honteuse», leur «complaisance à l'inhumain». Soit. Mais cela veut très exactement dire qu'elle prétend traiter ces Etats comme des personnes, et que brusquement elle exige d'eux, face au conflit des Balkans, un comportement moral. Elle assimile les nations aux ministres qui les repré sentent; elle dénonce la couardise de M. Christopher ou de M. Juppé comme si le comportement des Etats-Unis ou de la France, réellement, dépendait de leurs vertus privées.
Or un Etat, que l'on sache, n'est pas un individu. Il n'est pas davantage la somme des individus qui le composent. Il est le bras institutionnel d'une nation. Et la nation, jusqu'à plus ample informé, c'est une unité politique habilitée à promouvoir, souverainement, ses intérêts. Les Etats, même démocratiques, défendent donc évidemment et par définition les intérêts collectifs, égoïstes, de leurs citoyens. Et l'«opinion publique» de ces Etats ne conteste jamais une telle définition: si nous la contestions en son fond, si nous voulions vraiment que l'Etat cesse d'être la «raison» d'un intérêt collectif, et qu'il se transfigure en une personne individuelle, douée de conscience et soucieuse de valeurs morales, nous l'aurions crié depuis longtemps, bien avant que les télévisions ne nous aient écoeurés d'atrocités et submergés de reportages sanglants. Nous nous serions profondément scandalisés à l'idée que la Norvège et la Suisse aient pu dire «non» à l'Europe (ou que la France et la Grèce aient pu dire «oui»), pour des raisons d'intérêt national. Bref, nous ne ferions pas deux poids et deux mesures.
La vérité, c'est que l'écrasante majorité des citoyens-consommateurs que nous sommes s'accommode fort bien de l'idée que l'Etat n'est qu'une machine à promouvoir leurs intérêts collectifs. Mais alors il faut cesser de gémir sur le «comportement honteux» de l'Europe en Bosnie; cesser de juger nos propres nations comme on ferait d'individus sans morale. Les Etats sont, avec le consentement collectif, et par la volonté collective, de gros animaux qui se bousculent et se piétinent à l'envi. On doit le déplorer, et travailler à promouvoir une autre idée des relations internationales. Mais du moins, que notre indignation ne soit pas sélective. Une «opinion publique» applaudissant en toute bonne cons cience à l'amoralité de l'Etat lorsqu'il s'agit d'entrer ou non dans l'Europe, ne peut pas condamner cette amoralité quand il s'agit d'entrer ou non dans une guerre. A moins, bien sûr, que l'«opinion publique» ne soit tout bonnement la sensiblerie publique.
La voix de Jacques Delors, par certaines de ses inflexions, fait songer à celle d'Albert Camus. Camus qui, dans son fameux Caligula, prêtait ces paroles à Cherea le sage: «Je crois qu'il y a des actions qui sont plus belles que d'autres». A quoi le despote fou opposait cette réponse: «Je crois que toutes sont équivalentes.» Pour Caligula, comme pour tout désespéré, tuer ou mourir, faire souffrir ou faire plaisir, cela revient au même. Renoncer au pouvoir quand le pouvoir est à portée, cela ne vaut pas mieux que de se jeter sur le pouvoir qui se dérobe. Pourtant, dès lors qu'on échappe au désespoir absolu, c'est Cherea, c'est-à-dire Camus, qui a raison. Jacques Delors, en renonçant à briguer la présidence que lui promettaient tous les sondages, ressemble à l'auteur des Justes, et pas seulement à cause de sa voix: il nous persuade que toutes les actions humaines ne sont pas équivalentes.
La décision de Jacques Delors ne fait pas pour autant l'unanimité: des voix murmurent qu'elle fut dictée par l'orgueil. Mais l'orgueil est-il un si vilain défaut, quand on songe aux hontes que tant de politiciens doivent boire, aux couleuvres qu'ils doivent avaler pour s'asseoir un jour au festin de l'Elysée? D'autres voix accusent le président de la Commission européenne d'avoir trahi les socialistes, et de s'être dérobé à son devoir. Mais de quoi parle-t-on? L'«obéissance au devoir» (avec la fameuse «pression de mes amis»), tel est le motif constamment invoqué par les candidats désireux de masquer leurs ambitions. Il est vrai que cette hypocrisie n'empêche pas le devoir d'exister. Mais si Jacques Delors a voulu refuser une candidature qui l'aurait conduit au faîte des honneurs et du prestige, c'est qu'il obéissait à des obligations plus hautes: il ne voulait trahir ni ses convictions ni la vérité. Sincèrement persuadé qu'il ne pourrait mettre en oeuvre ses idées même s'il était élu, il a choisi le seul moyen qui lui restait (mais quel moyen!), de les mettre en oeuvre tout de même: le retrait, la renonciation. Ce faisant, il a donné à sa pensée une force que sans doute elle n'aurait jamais eue s'il était entré dans la course au pouvoir présidentiel: il a prouvé sans contestation possible son désintéressement. Il a prouvé — ce qui est plus précieux encore — qu'une pensée politique peut être désintéressée.
La politique, dans l'esprit de presque tous, est identifiée aux ambitions personnelles des politiciens: un acte de renonciation, de la part d'un homme politique d'envergure, c'est alors un rideau levé sur un autre monde. De même, pour dévoiler le mensonge, le silence est le dernier recours. Mais le silence ne prouve pas que toute parole est mensonge: il rend au contraire toute parole à sa dignité.
Les politiciens, avec l'aide des médias, ont inventé diverses formules pour exprimer à quel point ils sont sincères et véridiques: parmi les plus fameuses, le «parler vrai», ou la «transparence». Exactement de la même façon, ils ont mis au point toute une série de gestes, ou d'attitudes, qu'ils apprennent et répètent auprès de leurs «conseillers en image». Ils habituent leurs corps, sinon à bien mentir, du moins à bien mimer la vérité qu'ils espèrent imposer. Juste après la déclaration de Jacques Delors, Jack Lang parla de l'élan et de l'enthousiasme nécessaires au renouveau de la France: son corps, sans cesse, esquissait le geste de s'élancer dans les airs, tandis que ses bras étendus nous ouvraient généreusement de vastes perspectives d'avenir. Le lendemain ce fut au tour de Jacques Chirac, tout transi de gravité et de dignité présidentielles, comme si la sublimité de la fonction l'affligeait d'une arthrite d'espèce inconnue. En tout cas, son corps même voulait à toute force, au prix de toute torture, convaincre le bon peuple que Jacques Chirac est déjà président.
Oui, paroles et postures, Jack Lang ou Jacques Chirac, plus ou moins habilement, plus ou moins désespérément, plus ou moins sincèrement, tenaient un rôle. Quelques heures avant eux, sans «parler vrai» ni «jouer la transpa rence», sans se dandiner ni se crisper, un être humain, un homme normal, coïncidant avec lui-même, parlait à d'autres êtres humains qu'il présumait normaux: nous téléspectateurs. Et nous lui faisions confiance. Il renonçait au pouvoir, et grandissait en autorité.
Sans doute, ce n'est pas parce que Jacques Delors a refusé d'être un sauveur qu'il faut le transformer en saint. Mais l'homme à la voix d'Albert Camus, en prouvant par un acte que la politique n'est pas irrémédiablement le champ clos des ambitions personnelles, a bel et bien donné raison à Cherea le sage: il est des actions humaines qui sont plus belles que d'autres.
La piraterie aérienne, qu'on le veuille ou non, nous transporte au théâtre. Elle tient à la fois de la tragédie classique (pour son unité de lieu, de temps et d'action), et du mystère moyenâgeux (pour son manichéisme édifiant).
L'unicité de la tragédie, d'abord: une prise d'otages ne peut guère durer plus de quelques dizaines d'heures. L'action qu'elle déroule, pour l'essentiel, est terrible ment simple: il s'agit d'attendre la mort, ou la délivrance. Et même si l'Airbus passe d'Alger à Marseille, le véritable espace du drame — la carlingue — demeure unique. Il nous oppresse d'autant mieux que l'avion, comme l'oiseau, devrait signifier la liberté, l'arrachement aux entraves terrestres. L'avion, libre comme l'air, est une cage. Nous en avons tous fait l'expérience fugitive. Pénétrer dans l'appareil volant, fût-ce pour le plus serein des voyages, c'est éprouver un pincement d'angoisse: me voici dans le lieu d'où, peut-être, je ne sortirai pas vivant; durant quelques heures, je suis démuni, ligoté par ma ceinture, aveugle ou presque, livré au bon vouloir des machines, c'est-à-dire de ce destin que Cocteau nommait précisément la «Machine infernale».
Le touriste vaguement anxieux pour sa vie peut donc aisément s'identifier aux victimes des pirates de l'air, mieux qu'à tout autre otage: les revolvers et les grenades des terroristes relaient, en l'amplifiant jusqu'à la panique, l'infime et dérisoire inquiétude de tout vacancier. Nous voilà donc nous-mêmes héros tragiques. Et comme dans la tragédie grecque, l'issue est connue d'avance: les terroristes ne peuvent pas «gagner», ils ne peuvent que tuer un plus ou moins grand nombre d'otages avant d'être tués à leur tour. Ils ne peuvent pas changer leur destin parce qu'ils sont eux-mêmes le Destin, aveugle et cruel.
Le Destin? Non, pas tout à fait: mais plutôt le Mal incarné. Le piratage aérien, quant aux valeurs qu'il met en jeu, nous fait quitter l'univers grec pour l'univers du théâtre moyenâgeux: car si les tragédies grecques étaient violentes, on ne peut pas dire qu'elles mettaient aux prises le Bien et le Mal. Dans le piratage d'Alger, comme sur les tréteaux du Moyen-Age, l'auteur des coups, le maître de la mort, ce n'est plus le Destin mais le Diable. La seule question, pour les spectateurs, sera de savoir quelle quantité de mal il va pouvoir causer avant d'être enfin terrassé.
La preuve que les terroristes, dans notre imaginaire, ne sont pas les voix de la Fatalité, encore moins des humains responsables de leurs actes, mais bien le Diable en quatre personnes, c'est qu'il n'a guère été question de les «arrêter» comme on arrête un voleur ou même un criminel d'espèce courante: on n'arrête pas Satan. On le tue, on l'extermine. Dans l'assaut tant vanté des policiers en noir, les comportements complexes et nuancés de la société civilisée ont fait place au combat le plus physique et le plus élémentaire contre les forces du Mal. Et c'est ainsi qu'un Etat de droit, applaudi par toute une population, peut se vanter publiquement d'avoir tué les pirates, sans autre forme de procès. Le geste de supprimer une vie humaine — transgression suprême, que le pouvoir judiciaire français ne se permet pas en temps normal — se donne ici pour naturel, adéquat, juste — puisque la vie supprimée n'est plus humaine.
Un si brutal manichéisme est certes encouragé par les terroristes eux-mêmes, qui se présentent comme les agents de Dieu, donc du Bien: ils ne laissent d'autre choix que de les dénoncer comme le Mal absolu. Ils se sont eux-mêmes coupés de leur humanité, en proclamant que leur vie et celle d'autrui n'ont aucune importance. Nous sommes contraints de les prendre au mot. Ce qui laisse songeur, c'est de voir à quel point cette contrainte nous pèse peu, et comme nous retournons de bon coeur à notre Moyen-Age.
C'est ainsi que dans l'espace clos de la tragédie classique, nous mettons en scène le combat victorieux du Bien sur le Mal. Pourtant, nous savons que la défaite de Lucifer est toute symbolique. Nous savons que les choses sont infiniment plus complexes et plus mêlées. Un avion nous a donné le spectacle simplifié de la vie. Mais de par le monde, des milliers d'autres avions décollent ou se posent, chargés de vies humaines, chargés de la vraie vie, en ses nuances innombrables, insaisissables. Pour mieux dire, la Terre entière, immense avion qui ne cesse de tourner au-dessus d'un aéroport invisible sans jamais recevoir l'autorisation de se poser (où la Terre pourra-t-elle jamais atterrir?), la Terre continue de nous emporter, de nous angoisser. La nouvelle année n'est pas la fin de la ronde ni la fin du monde. On vient de projeter un film pour la distraction des passagers. Mais l'écran tôt ou tard sera retiré, nous rendant à nos peurs, à nos attentes, à la nécessité de nous créer des buts. Les feux de la piste sont devenus ceux de la rampe? On nous montre des histoires d'avion? Mais nous sommes dans un avion.
Le goût des critiques, en matière de cinéma, ne rejoint pas souvent celui du grand public. Devant un film à succès, les uns vilipendent quand les autres se régalent. Le critique déplore l'infantilisme des masses, et les masses méprisent cet «intellectuel» gêneur qui cherche vainement à lui gâcher son plaisir.
Le dialogue est mal engagé. Il faut dire que souvent le critique se trompe de terrain. Il se croit tenu, par devoir professionnel, de trouver nul et médiocre, insipide et mal ficelé, tout film susceptible de drainer les foules. Or ce n'est pas vrai. Il faut au contraire commencer par reconnaître que les films grand public sont des films souvent réussis, souvent plaisants, vifs, enlevés, bien tournés. Il faut même leur accorder davantage: presque toujours ils touchent aux «vrais sujets», et prennent en compte les «grandes émotions humaines», avec un soin qui n'est pas nécessairement hypocrite.
Le problème est ailleurs. Il est plus profond, plus subtil. Prenons un exemple. Un Indien dans la ville fait des records d'entrées, et suscite la moue ironique de la critique. De quoi s'agit-il? En deux mots, d'une nouvelle mouture, fort sympathique, de l'histoire de l'Ingénu: un petit Indien se trouve propulsé dans Paris; ses actes imprévisibles sèment un désordre tragi-comique dans notre civilisation réglée. Au risque de scandaliser le critique professionnel, je dirai que ce film est plein de qualités. Il ne manque ni d'humour ni d'émotion. La faille est ailleurs.
Observons la conclusion: après de multiples frasques, le petit Indien, décidément inadaptable, est renvoyé dans son village. Voilà pour la logique sociale, pour le retour à l'ordre. Mais le film ne saurait se conclure ainsi, car le désir d'une fin heureuse n'y trouve pas son compte. On ajoutera donc, sans solution de continuité, une deuxième conclusion qui contredit joyeusement la première: les «civilisés», pour lesquels l'enfant s'était pris d'amour ou d'affection, abandonnent leur société pourrie, et rejoignent l'Indien dans sa tribu, où ils vont filer des jours d'éternelle félicité. Ainsi donc, la conclusion va combler chez le spectateur deux attentes contradictoires: celle du rétablissement de l'ordre initial, et celle du happy end.
Cela vaut pour l'ensemble du film: dans l'instant, les situations sont souvent «vraies», on ne peut s'empêcher d'en être ému. Mais voilà qu'elles sont soigneusement coupées de tout avenir et de tout passé, ce qui leur permet de se contredire en toute impunité. Le film propose donc une succession d'émotions brutes, détachées de toute logique. Des morceaux de réalité flottent, erratiques, dans les eaux tièdes du récit.
Un autre film célébrissime nous propose un phénomène comparable. Ce film lui aussi confronte deux civilisations, ou deux moments de la civilisation: il s'agit bien sûr des Visiteurs. Chacun connaît l'histoire: un cheva lier et son valet, venus du Moyen-Age au XXe siècle à la suite d'une gaffe de magicien, rendent par force visite à leurs descendants. Le chevalier retournera d'où il venait, pour que l'avenir soit. Mais le valet se plaît en notre siècle; il renverra donc à sa place, par une entourloupette, son propre descendant, décidément trop antipathique pour ne pas subir ce triste sort.
Ici la double fin doit satisfaire à la fois les zygomatiques et les glandes lacrymales, comme Un Indien dans la ville voulait combler la soif de l'ordre et celle du bonheur: la première conclusion, grave, émue, nous montre le départ du noble chevalier, obéissant à son devoir, et s'arrachant aux bras de sa descendante éplorée et pleine d'amour. La deuxième conclusion nous fait assister à la punition grotesque, épouvantable, du personnage-repoussoir. A deux minutes d'intervalle, on nous invite à pleurer sur le beau mystère du Temps, et l'on nous secoue d'un rire méchant, primaire. La même réalité se voit prise au tragique, puis au comique.
Par volonté et par faiblesse, les films à succès ignorent donc cette continuité douloureuse, ce flux ininterrompu de la conscience, ce réseau de causes et d'effets, d'actions et de rétributions inévitables, qui s'appelle la vie. Les films à succès s'arrangent toujours pour casser, avec talent, cette durée intérieure, cette conséquence de tous les actes, qui constitue l'existence humaine — avec ses limites, sa richesse, son ambiguïté. Les films à succès nous proposent des clips émotionnels, des éclats de douleur ou de rire qui miroitent dans un désert de sens.
Le problème, le voilà donc: les films «grand public» ne sont pas médiocres, ils sont au contraire bourrés de qualités, comme un sac est bourré de bonbons. Leur narration, c'est le sac à friandises. Et nous puisons, nous puisons encore; le sac est de plus en plus flasque, et nous voilà replets de jouissance, sans avoir satisfait notre besoin vital de cette vraie nourriture qui s'appelle le sens. Les films à succès? Ils font «passer de bons moments», ne le nions pas. Mais ce ne sont pas des moments de la vie.
Boris Elstine fait bombarder Grosny. L'Europe, elle, fait part de sa «grave préoccupation». Des sanctions? Pas question: ce serait «favoriser les forces antidémocrati ques» à Moscou. Qu'est-ce à dire? Que l'Europe considère la sanglante démonstration de force de Boris Elstine à Grosny comme «démocratique»? Non, certes. Cet homme se conduit très mal, c'est indéniable; seulement voilà: s'il tombe, d'autres vont le remplacer, qui risqueraient de faire pire. Or il faut éviter le pire, et «préserver le processus de démocratisation actuellement en cours».
Donc, on s'ingénie à oublier que le pilonnage de Grosny n'est pas moins inadmissible que l'invasion du Koweit par Saddam Hussein; qu'il est largement plus meurtrier; enfin, qu'il est nettement plus aberrant, puisqu'en Tchétchénie un pays s'en vient massacrer ses propres ressortissants. On bafoue sans allégresse mais sans regret l'esprit du droit international en appliquant scrupuleusement sa lettre: naguère, on est intervenu contre l'Irak sous prétexte qu'il agressait un Etat souverain; on refuse aujourd'hui d'intervenir sous prétexte que la Tchétchénie n'est pas un Etat souverain. Mais ce sont à chaque fois des prétextes, et nous le savons. En attendant, les hommes meurent. L'«humanitaire», c'est décidément ce qui reste quand on a tout oublié du militaire — et de l'économique, et du politique.
Mais le drame tchétchène révèle plus que notre cynisme: notre aveuglement, ou plutôt notre veulerie. Nous prétendons, par notre silence, favoriser l'émergence d'une Russie «démocratique». Or, l'acte sur lequel nous fermons les yeux est précisément la démonstration parfaite que la Russie esltinienne est le contraire d'une démocratie: bombarder une ville en réponse à des revendications d'indépendance n'est pas une entorse à des principes; c'est la marque d'un Etat sans principes, un Etat que n'a même pas effleuré l'idée de dialogue ou de respect d'autrui (idée d'autant plus essentielle que cet autrui ne partage pas notre religion). La Russie d'Elsti ne? On dirait un de ces individus violents, au passé chargé, et qui pour des motifs intéressés ou sincères s'efforce gauchement à la civilité. Marchant au bras de sa fiancée Europe, il est bousculé dans la rue, et le voilà soudain qui frappe à mort, sans crier gare.
Prétendre qu'on tolère le pilonnage de Grosny pour préserver les chances de la démocratie, c'est laisser une brute assommer un passant pour ne pas gâcher les chances qu'il éponge ensuite le sang répandu. Bref, cela n'a pas de sens. En réalité, si la fiancée Europe laisse son soupirant cogner, c'est par pure crainte qu'il ne la batte à son tour. Tout bêtement, nous avons une peur bleue de la Russie (deuxième puissance nucléaire du monde, aujourd'hui comme hier, après tout), et nous ne voulons pas l'avouer (dans le conflit d'ex-Yougoslavie, c'est à peine si l'on osait murmurer l'évidence: au premier rang des motifs qui empêchent l'intervention européenne, le délicat souci de ne pas fâcher l'ours).
La question de savoir si la Russie peut être «euro péenne» sur le plan des valeurs humaines (pluralisme, liberté de pensée, laïcité, respect de la personne) est une question vitale, ne serait-ce qu'à cause de la puissance et de l'importance de ce pays. Après la perestroïka, puis l'arrivée au pouvoir d'Elstine, un esprit aussi éminent, aussi averti que le slaviste Georges Nivat put espérer que se terminait enfin le grand «schisme» entre la Russie et l'Europe (schisme spirituel autant que politique). Il invitait la Russie non pas à rentrer en Europe, mais à «admettre qu'elle est Europe».
Hélas, si le peuple russe est riche de qualités admirables, et n'a pas de leçons d'humanité à recevoir de nous, la Russie du pouvoir politique, la Russie de l'elstinisme réel, trahit ce peuple, une fois de plus. Elle déclare on ne peut plus clairement, par la voix de ses canons, qu'elle n'est pas Europe. L'Elstine qui grimpait sur les chars ne trompait pas grand monde; celui qui fait donner les chars ne peut plus tromper personne. Or, en face de cette triste évidence, nous affectons d'être dupes. Cela ne servira ni la Russie ni l'Europe.
C'est une loi bien connue, et générale autant qu'implacable: plus les événements, guerres ou catastrophes, sont éloignés de nous, plus ils doivent être importants, c'est-à-dire meurtriers, pour atteindre à la dignité de nouvelles. Le tremblement de terre de Kobé doit à son chiffre élevé sur l'échelle de Richter d'avoir fait la «une» de nos médias. En revanche, on ne nous laissera certainement rien ignorer d'un frémissement de la terre suisse, quand même il serait à peine perçu par une poignée d'insomniaques hypersensibles. Il en va de même, bien sûr, pour les événements économiques ou militaires. Bref, la loi de proximité, qu'on pourrait aussi baptiser loi de gravitation des consciences, veut que les événements du monde nous affectent en raison inverse du carré de leur distance (spatiale ou temporelle).
Cette loi, cependant, souffre des dérogations. Nous venons d'en vivre deux, presque simultanément. Deux «événements» prodigieusement éloignés dans l'espace ou dans le temps viennent de voler sur toutes nos ondes, avant de se poser miraculeusement sur toutes nos tables de bistrot, avec le café du matin: on a (peut-être) découvert, quelque part en Egypte, le vrai tombeau d'Alexandre le Grand. On a (peut-être) repéré la première planète d'un système extra-solaire, en orbite autour d'une étoile proche, Bêta Pictoris.
Or on ne peut pas dire qu'Alexandre le Grand, mort en 323 avant J.-C., relève précisément de l'actualité. Et l'on ne saurait davantage prétendre que Bêta Pictoris, éloignée de 52 années-lumière (ce qui ne fait jamais que cinq cents millions de millions de kilomètres environ, une distance résolument impensable) puisse aisément aimanter nos consciences. Alors pourquoi nous entretenir, entre deux compte-rendus des débats sur les transversales alpines, du tombeau d'un conquérant disparu depuis plus de vingt-trois siècles, et d'une très éventuelle planète épouvantablement inaccessible?
L'explication du mystère, et de l'entorse à l'implacable loi de proximité qui règle la vie de l'«informa tion», c'est tout simplement que les journaux, radios ou télévisions, après avoir largement fait la part de la réalité, cherchent, en compensation, à ménager celle du rêve. Or il est normal que la loi de proximité, s'agis sant du rêve, soit infirmée, et même inversée: le rêve a précisément besoin, pour se déployer, de distances immenses, dans l'espace et dans le temps. Si nous sommes touchés par le conquérant de la Perse et de l'Egypte, ou par l'étoile lointaine, ce n'est pas malgré leur éloigne ment dans le temps ou l'espace, c'est à cause de lui. Quand les êtres ou les objets sont vraiment trop distants de nos prises matérielles, c'est alors qu'on peut les saisir avec les mains du rêve. La planète de Bêta Pictoris n'est qu'une hypothèse invérifiée, le tombeau d'Alexandre une hypothèse déjà réfutée? Qu'importe à notre imaginaire? Des incertitudes du réel, il fait son lit de délices.
Bien sûr, la distance vertigineuse, et l'incertitude, si elle permettent au rêve de se déployer sans retenue, ne suffisent pas. Encore faut-il que les objets ou les êtres visés matérialisent tel ou tel fantasme largement répandu. Pour Alexandre le Grand, c'est bien sûr le mythe de l'aventure à la fois conquérante et mystique. Le jeune général macédonien, le fol élève d'Aristote, secoué de passions, avec ses yeux vairons où danse la flamme de l'absolu, demeure jusqu'à nos jours un modèle inégalé du grand homme d'action, pour ne pas dire du surhomme.
Quant à la planète hypothétique, tournant autour d'une étoile infiniment lointaine, elle excite un autre fantasme, non moins puissant, et sans lequel l'univers de la science-fiction serait à peine imaginable: celui de la vie consciente extra-terrestre. S'il y a planète, il peut y avoir vie; s'il y a vie, pourquoi n'y aurait-il pas humanité, et civilisation? Et s'il y a civilisation, pourquoi les extra-terrestres présumés ne seraient-ils pas plus avancés que nous, et ne nous offriraient-ils pas généreusement les fruits de leur expérience multimillénaire?
Alexandre et Bêta Pictoris, à la «une» des médias, sont donc les fourbisseurs, très involontaires, de nos fantasmes. C'est un regrettable malentendu: car les hommes de science, archéologues ou astronomes, qui fouillent notre galaxie ou notre passé, cherchent à enrichir notre connaissance de la réalité, et non pas à nous reposer d'une actualité trop horrible en nous expédiant en vacances dans les millénaires ou les années-lumière.
Mais tant pis pour le malentendu: c'est sans doute le prix à payer pour avoir des nouvelles de la science, et pour s'aviser de temps en temps que l'aventure humaine ne se mesure pas seulement à l'échelle de Richter.
La traversée de l'Atlantique Sud, à la nage, fut un événement bien ambigu. Son auteur est-il un héros solitaire, un sportif d'élite, un illuminé, un habile marchand de lui-même? Donnait-il son corps à la science, ou son âme aux caméras? Le grand thème des articles et des interviews qui suivirent son arrivée à la Barbade, ce fut donc: «Guy Delage, on l'a beaucoup répété, votre exploit, si vous acceptez ce terme, est un exploit controversé...». Comme si, au terme d'une course gran diose et solitaire, on découvrait soudain que le nageur-de-l'impossible n'avait pas seulement des admirateurs, mais aussi des adversaires.
Mais ne soyons pas naïfs. Ne prenons pas la cause pour la conséquence: traverser l'Atlantique à la nage derrière son radeau du troisième millénaire, ce n'était pas seulement, pour Guy Delage, accomplir un innocent exploit, incompréhensiblement terni par les sceptiques et les incrédules. C'était, en toute conscience, s'exposer à la controverse. Bien mieux: c'était concocter et fabriquer un exploit controversable — donc médiatique, puisque la controverse entretient l'événement.
Sportifs de partout, inspirez-vous donc de cet exemple; inventez des exploits controversables; imaginez des actes hybrides, un peu monstrueux, un peu futiles, prodigieusement sérieux et prodigieusement vains; des actes au parfum d'embruns et de scandale, et pleins de contradictions plus béantes que gueules de requins affamés. Soyez l'homme de la folie hypercontrôlée, du risque surcalculé, du silence infiniment commenté.
A cette fin, vous combinerez l'extrême solitude avec la surveillance radio-médicale constante; l'extrême effort avec le repos périodique et béat, sous les étoiles et parmi les dorades; vous nourrirez, à parts égales, les goélands et le journal de France-Infos; vous serez le conquérant de la mer, tout en vous proclamant son enfant. Au retour, vous unirez savamment la rude misanthropie du loup solitaire avec la complaisance résignée, mais sans bornes, aux exigences du «Vingt heures».
Puisqu'on a déjà traversé l'Atlantique à la nage, la Vallée de la Mort à la course et le Pacifique à la rame, il faudra trouver autre chose. Mais notre bonne Terre offre encore moult possibilités d'exploits controversa bles. Par exemple, vivre neuf mois sur une île déserte en se nourrissant de racines (sous radio-télé-surveillance médicale constante, bien entendu). Jeûner quarante jours au fond d'une grotte en essayant de réaliser des peintures rupestres à la lueur d'une bougie de graisse de sanglier (sous le contrôle permanent de préhistoriens avertis). Interrompre, d'une façon réversible, ses fonctions cardiaques et cérébrales (non sans la plus stricte des supervisions médico-légalo-théologiques), afin d'améliorer notre connaissance de l'au delà et de préciser la définition de la mort clinique et juridique. Organiser, dans les sables du désert, au milieu des Touaregs médusés, un rallye automobile, afin de tester scientifiquement le choc des civilisations, mais tout en «respectant l'environnement» — certains prétendent que cette idée a déjà été mise en oeuvre. A d'autres! Nous ne sommes pas encore tombés si bas, tout de même.
Ironie mise à part, on est tenté de dire que toutes les entreprises de l'«impossible» et de l'«extrême», dont on nous rebat aujourd'hui les oreilles, ressemblent passablement, et risquent de ressembler toujours davantage à des amusements de gosses de riches, qui ne savent plus qu'inventer pour se donner des sensations. Mais ces entreprises ne sont pas le fait d'individus décadents et farfelus. C'est la société tout entière qui cherche la sensation, et qui, à cette fin, se fabrique des objets étranges, des aventures biscornues, des exploits contro versables, où le sérieux scientifique le dispute à la dépense physique, pour nous tétaniser dans la stupeur d'une admiration vide, mais payante.
La principale réussite de Guy Delage et de son équipe, c'est d'avoir su répondre à la demande sociale; d'avoir su créer un objet-de-controverse, comme Tinguely créa naguère ses machines biscornues, et qui retiennent irrésistiblement l'attention par leur agressive inutilité, leur mécanique aussi subtile que vaine. Ces machines de précision tournent, remuent, s'agitent, tirent et poussent, elles se dépensent et grincent de souffrance, elles tendent sempiternellement vers un but improbable. Elles sont éminemment controversables. Non parce qu'on se demande si elles servent à quelque chose, mais parce qu'on ne manque jamais de s'interroger sur leur caractère artistique, tout comme on s'interroge sur le caractère sportif ou scientifique de la traversée de l'Atlantique à la nage. Est-ce de l'art, oui ou non? Est-ce de l'exploit, oui ou non?
Oui et non. Mais c'est toujours, assurément, de la publicité.
On peut entendre, à propos des fameuses «autoroutes de l'information», et de la non moins fameuse «interactivité» électronique, des jugements pour le moins contradictoires. De fervents historiens d'art nous annoncent solennellement qu'Internet va nous redonner rien de moins que «le sens du sacré», tandis que des sociologues ironiques et désabusés nous garantissent que les réseaux informatiques consacrent tout bonnement la fin de l'Histoire et de l'«illusion politique». Alors, qui croire? Les autoroutes de l'information sont-elles un don des dieux, ou une invention du diable?
Les deux parties ne manquent pas d'arguments. Du côté des enthousiastes mystiques, on fait valoir que les richesses intellectuelles et culturelles du monde entier seront bientôt présentes dans tous les foyers: tous les vitraux de toutes les cathédrales, toutes les colonnes de tous les temples grecs, et le sourire de la Joconde, et celui des Bouddhas du Gandhara, et celui de l'ange de Chartres, et celui du vieux Rembrandt. Toutes les musiques de tous les continents, et tous les livres de toutes les langues — avec le murmure, à volonté, de leur traduction automatique! Toutes les idées, toutes les pensées, tous les rêves du monde: le musée imaginaire de Malraux, déroulant ses salles infinies et somptueuses dans les chaumières électroniques de l'univers entier. L'«interactivité»? Mais c'est la liberté: chacun pourra parcourir à son gré les palais de la connaissance et les églises de la beauté. Au pays de Cocagne, à chacun selon ses besoins.
Le sociologue désabusé, lui, ne se laisse guère émouvoir par ce défilé de merveilles virtuelles. Ce qu'il retient, dans l'affaire, ce sont les effets négatifs, pour ne pas dire destructeurs, de l'«interactivité». Le branchement de tous avec tous, nous dit-il, va provoquer un phénomène social terriblement dommageable pour la démocratie; un phénomène qu'il appelle, dans son savant langage, «spéculaire»: la masse humaine, interconnectée en permanence, va se renvoyer à elle-même sa propre image, apprendre d'elle-même ce qu'elle pense d'elle-même, finissant par court-circuiter toute idée d'engagement civique et de projet politique.
La pratique des «sondages», depuis belle lurette, a d'ailleurs inauguré cet effet de miroir ou de boucle: on demande à la masse ce qu'elle pense, afin de le lui annoncer en chiffres, annonce qui aura pour effet de modifier et de modeler sa pensée, ou plutôt son opinion. Et lorsque le sondage a lieu durant l'interview de tel homme politique, celui-ci peut, «en temps réel», réajuster son discours, histoire de corriger d'éventuels mauvais résultats. Il n'est donc plus lui-même qu'un reflet de l'opinion majoritaire. Or un tel phénomène, grâce aux «autoroutes de l'information», peut fort bien devenir universel et permanent: on consultera tout homme à tout instant sur toute chose, et le politicien, cessant d'être au service de la polis (de la cité), va se mettre à celui de son propre polissage, afin de refléter sans distor sion, tel un miroir bien plat, l'opinion publique. Ce jour-là, on aura trahi le rêve de la démocratie directe; on aura définitivement tué l'«illusion politique», ou du moins l'illusion du projet politique et social.
Qui a raison? Le sociologue ou l'historien d'art? Le mystique enthousiaste ou le prophète de malheur? Internet est-il dieu, est-il diable?
Ni l'un ni l'autre, évidemment. L'historien d'art, sans doute, n'a pas tout à fait tort: disposer, chez soi, à tout instant, de toutes les richesses du savoir et de l'art, voilà qui n'est pas négligeable. Cependant, pourquoi les autoroutes de l'information donneraient-elles le sens du sacré quand les musées n'y suffisent pas? Pourquoi donc une technique apporterait-elle soudain, par un miracle nécessaire, un supplément d'âme? De son côté, le sociologue n'a pas tort non plus: l'«in teractivité» peut tuer la politique, plus sûrement encore que la télévision. Mais là encore, ce mauvais usage n'est pas fatal. Un instrument technique, en lui-même et par lui-même, n'est pas plus ennemi de l'esprit qu'il n'est allié de l'âme. Bref, ce n'est pas Internet qui nous libère ou nous asservit, mais l'usage qu'on en fait.
A chaque nouvelle invention, se lèvent les prophètes roses ou noirs, qui prêtent à la technique un pouvoir démesuré, magique, et rejettent sur la machine une responsabilité qui, aujourd'hui comme hier, demeure celle de l'homme. On affecte de croire que dieux ou diables habitent les techniques. Mais les «autoroutes de l'infor mation» ne méritent ni cet excès d'honneur ni cette indignité; simplement notre intérêt passionné, et notre vigilance non moins passionnée.
Le procès de Valenciennes a fasciné; mais à notre fascination se mêlait une vive inquiétude. Deux anciens ministres de la République française, jugés pour des comportements de petits malfrats: ce seul fait n'est déjà guère rassurant. Cependant il y a bien pire. C'est que MM. Mellick et Tapie ont leurs «partisans», leurs «défen seurs», et même, paraît-il, leur comité de soutien. L'on sait d'ailleurs que M. Mellick, après avoir menti avec constance et suffisance pendant près de deux ans, devant la presse et devant la justice, est venu, le lendemain même de son aveu, se montrer dans les rues de Béthune, et qu'il ne s'y est pas fait conspuer. Il est vrai que c'était jour de carnaval, et que le carnaval offre l'occasion d'une réjouissante inversion des valeurs. Il est également vrai que pour Bernard Tapie, c'est carnaval tous les jours.
On ne peut même pas dire que cet homme se mette au-dessus de la justice. C'est plutôt qu'il place la justice exactement en face de lui, non comme l'arbitre qui doit départager deux équipes, mais comme l'une de ces deux équipes, momentanément supérieure. C'est d'ailleurs pourquoi, dans sa logique même, et pour la perfection de la métaphore, il aurait dû tenter d'acheter non les joueurs de Valenciennes, mais l'arbitre du match. Car à ses yeux (comme à ceux de M. Mellick, semble-t-il), l'arbitrage est superflu, dans le football comme dans la vie. Il ne reste plus, sur le terrain de jeu comme sur le terrain social, que deux adversaires, aussi légitimes l'un que l'autre, aussi honnêtes ou malhonnêtes l'un que l'autre, et qui, s'ils mentent, ne peuvent le faire que «de bonne foi», selon une expression promise à un bel avenir.
Nous vivons, en principe, dans une société où la notion de loi pénale ne peut pas être balayée d'un seul coup de gueule. Il faut donc biaiser, et se présenter comme un individu qui ne suit pas les voies les plus orthodoxes, mais qui, s'il triche, le fait au service d'une cause légitime. Le pirate se fait passer pour un corsaire (un quasi pirate, sans doute, mais dont les exploits sont en principe utiles au pays). D'ailleurs, le pouvoir officiel ne donne pas toujours tort à ce genre de prétention, et M. Mitterrand, naguère, a reçu Bernard Tapie comme Louis XIV avait reçu Jean Bart. Un corsaire est un homme d'honneur, qui accepte les risques de son métier. On sait comment le Jean Bart de l'Olympique de Marseille a accueilli la nouvelle de son possible emprisonnement: «Eh bien, s'il faut aller en prison, nous irons en prison! C'est la règle du jeu! Et ça n'a jamais tué personne.» C'est ainsi que le combattant d'une juste cause assume le risque d'être fait prisonnier par l'adversaire.
Le plus inquiétant, cependant, c'est que les pirates soient bel et bien parvenus à se faire passer, aux yeux d'une bonne partie de l'opinion, pour des corsaires dont les méchants adversaires étaient les juges. Si des tricheurs, des faux témoins et des suborneurs de témoins sont applaudis comme des héros, c'est qu'une part non négligeable de la société française (et pas seulement française) rêve de régresser dans un monde où la loi ne s'impose pas à tous, mais où chaque groupe, chaque clan, chaque équipe cherche à imposer sa propre légalité. Où le juste et l'injuste sont déterminés par l'intérêt supérieur de chaque «famille». Où le code d'honneur est à usage strictement interne, mais où, vis-à-vis de l'extérieur, tous les coups sont permis et tous les coups sont beaux. Où l'on perçoit l'institution judiciaire (et toute institution) comme un clan parmi d'autres. Si l'adversaire est momentanément plus fort, eh bien, soit, on s'offre un séjour en prison, en attendant la revanche.
Ce qui est en cause, donc, au delà du procès de Valenciennes, c'est le refus du pacte social. Pour que prenne corps l'idée même de justice, il faut en effet que la société existe, et que ses membres se reconnaissent des valeurs et des obligations communes. Il faut que le banditisme n'y soit jamais un honneur.
Dans les journaux télévisés, quelle est la séquence qui revient le plus souvent, le plus régulièrement, à raison d'une apparition par soirée, ou presque? La campagne électorale française? Le tir aveugle d'une mitrailleuse? Le rictus du tireur? La grimace de la victime? Le sourire inlassable des diplomates impuissants? Les cadavres laissés par le dernier massacre ethnique? Les flammes, les glaces, les eaux ou les gravats d'une catastrophe? Non, rien de tout cela. Ce qui sempiternellement surgit et ressurgit dans les téléjournaux, ce n'est pas un thème, si spectaculaire soit-il. C'est une simple image en gros plan, bien banale en apparence. Mais cette image trouve prétexte de n'importe quel sujet pour apparaître et nous stupéfier brièvement: au détour des reportages les plus divers, toujours et partout, ce qui nous attend, c'est la piqûre.
Les sujets traités peuvent être infiniment divers: le gang des cliniques niçoises, les progrès de la médecine scolaire, les vendeurs de drogues dures, les épidémies dans les bidonvilles ou les camps de réfugiés, l'action des associations caritatives en Somalie, la subtile politique elstinienne en matière de sida, les grippes printanières, les nouveaux formulaires de la sécurité sociale, les orphelinats de Roumanie, la visite d'une nursery par un président potentiel. Toujours, inexorable, inévitable, obsessionnelle, reviendra l'image-reine, la stupeur rituelle, la scène primitive, bref, la seringue en action.
L'aiguille peut retirer du sang, injecter de la morphine ou de l'héroïne, vacciner contre la variole ou prévenir la grippe. Qu'importe? Plus rien n'existe que ce petit réservoir cylindrique, et surtout cette pointe. La caméra, subjuguée, abandonne les plans d'ensemble et se précipite sur le bras retourné, sur le tampon d'alcool, sur le fatal engin. Le zoom se laisse aspirer par le spectacle comme un homme pris de vertige se laisse tomber d'une falaise.
Mais pourquoi? Parce que la télévision cherche l'émotion pure (donc impure), et, plus encore, la sensation brute? Peut-être. Mais une simple piqûre, pourtant, ne semble guère détenir les pouvoirs horrifiants des blessés ou des morts télévisuels. D'ailleurs, trois fois sur quatre, les seringues filmées en très gros plan participent d'une action de santé publique, donc d'une action «positive». Et quoi qu'il en soit, montrer une aiguille se glisser sous une peau, dans un muscle, ou même dans une veine, que ce soit à l'hôpital ou sur un champ de bataille, paraît infiniment plus bénin que de s'attarder sur des blessures ouvertes ou des cadavres pourrissants. Plus bénin? A moins que ce ne soit, au contraire, plus violent et plus significatif; à moins que la piqûre ait toujours affaire à notre moi le plus profond: sous la peau, dans un muscle, dans une veine...
Il est bien connu que des malabars peuvent s'évanouir à la vue d'une seringue, et que cet instrument provoque souvent des réactions sans commune mesure avec la douleur légère et fugitive qu'il inflige. C'est que la piqûre est une menace directe sur l'intimité la mieux retranchée: l'individu, soudain, se sent atteint dans son plus intime; la fine pointe est une marée qui l'envahit. La carapace de son Moi se découvre molle et sans résistance. Il lui suffit de voir la seringue pour se sentir comme une tortue retournée, comme un escargot sans coquille, offrant sa chair vive à l'atteinte incompréhensible du métal. Sous la peau, dans le muscle, dans la veine: au coeur de moi.
L'angoisse de la piqûre, c'est l'angoisse d'être percé à jour, à la pointe de l'aiguille. Et la scène de la piqûre, c'est donc une manière de scène primitive: le Moi découvre dans l'appréhension, et même la panique pure et simple, qu'il est privé de retraite ultime. C'en est fait, il est rejoint, il est atteint, il est à nu. Cette expérience, au niveau symbolique tout au moins, n'est pas seulement négative. Car ce qui pénètre alors le moi, par métal interposé, c'est le monde extérieur, c'est la réalité. Accepter la piqûre, c'est accepter que le monde existe.
S'il en est bien ainsi, la fascination de la télévision pour la seringue n'est pas une fascination banale. Elle n'a rien à voir avec l'attirance pour les catastrophes, les blessés ou les morts. Non, mais la seringue accomplit cela même dont sont incapables, par définition, les médias électroniques: nous atteindre vraiment, nous transpercer, mais aussi nous fournir de réalité. Si violentes soient-elles, les images télévisées nous effleurent sans jamais nous pénétrer, elles sont émoussées d'irréel, amollies de simulacre. La piqûre, c'est l'entrée pure et simple du monde en nous, c'est le monde perpendiculairement enfoncé dans le Moi. Et la caméra, en vain, rêve d'être une aiguille.
Venise? On pense tout de suite: l'eau et les pierres. Ou bien: les ponts et les gondoles. Ou encore: les touristes et les touristes. Mais non, Venise est la ville du silence et des oiseaux. Il faut aller à Venise pour découvrir que les voitures des autres cités n'ajoutent pas seulement du bruit à notre vie, mais qu'elles en retranchent les chants et les murmures. Bien sûr, Venise tout entière n'est pas chants et murmures. Sur le Grand Canal, trop de moteurs pétaradent. Mais leur chahut lui-même n'est pas citadin; quoique violent, il est toujours incertain, fluctuant, absent, apporté par le vent, emporté par la vague; ce n'est pas le tintamarre sec de la terre, c'est la rumeur du coquillage collé sur l'oreille. Et les cloches innombrables, quand elles sonnent six heures du soir, sont toutes proches et toutes perdues.
Même sur la place Saint-Marc, c'est encore la mer: celle des touristes, bien sûr. Ne sont-ils pas exactement comme les vagues, toujours différents et toujours semblables, toujours poussés les uns par les autres, toujours inconscients de leur échouage imminent? Et la musique du petit orchestre qui joue devant le café Quadri, ces plaintes de violon, faites pour être dispersées à tout vent d'indifférence, pour paraître lointaines à moins de dix mètres, et qui pourtant nous soulèvent d'émotion douceâtre, en nous donnant le mal de mélodie comme on dirait du mal de mer? De même, approchez-vous de la Fenice lors d'un concert nocturne. Vous pouvez suivre la musique comme si vous étiez à l'intérieur: elle est rediffusée devant l'édifice. Et vous vous arrêtez, et vous écoutez, debout sur la place blanche, sous le toit du ciel. La Septième symphonie de Beethoven, dirigée par un Riccardo Muti véloce jusqu'à la frénésie, vous est donnée là, dans la nuit, par un orchestre invisible. Venise a décidément l'art de la présence irréelle. L'art aussi de nous donner son comble de culture pour une pure nature, d'où l'homme serait magiquement, délicieusement absent. Absentes les voitures, absents les musiciens, absents les touristes, ignorant qu'ils sont un simple clapotis lagunaire.
Sur la place Saint-Marc, le café Quadri, en face du Florian, rivalise avec lui d'irréelle ancienneté. On entre, tout chaviré de musique, pour se lester d'un chocolat. Parmi les chaises de style et les tables aux pieds dorés, sur un piano à queue recouvert d'un tapis de luxe, on avise le dernier numéro d'un quotidien du lieu, Il Gazzettino. En première page s'étale un gros titre: «Venise perd trois mille habitants chaque année. Elle est en passe de devenir une cité de deuxième catégorie.»
Mais alors, si l'on entend les oiseaux chanter, si tant de silence et tant d'irréel nous sont donnés, ce n'est pas seulement parce que les voitures sont bannies, ou parce que Venise joue à s'absenter. C'est au contraire, hélas, parce qu'elle s'absente et disparaît réelle ment, et non par métaphore. Parce que ses rues, lorsque les touristes les ont désertées, ne résonnent plus guère de cris d'enfants. Hors des itinéraires battus et rebattus par les visiteurs, la solitude de la plupart des rues et des campi n'est pas feinte. Venise se perd, on l'avait oublié.
Derrière la place Saint-Marc, une librairie propose, comme toutes les librairies, cent livres d'art et mille guides sur Venise. Mais aussi des oeuvres plus inattendues. Ainsi ce petit livre édité en 1955, à tirage limité, sur vélin supérieur, aux pages non coupées. Le titre? Venise sauvée. C'est une tragédie inachevée de Simone Weil, qui y travaillait lorsqu'elle mourut. Mais oui, l'auteur de La pesanteur et la grâce. L'oeuvre raconte l'échec d'une conjuration menée par l'Espagne contre la cité des Doges, en 1618. Voici ce qu'on peut y lire, dans la bouche d'une jeune fille nommée Violetta: «Faire du mal à Venise! Sa beauté la défend mieux que les soldats, mieux que les soins des hommes d'Etat!» Or Violetta s'attire cette réponse: «Enfant, qui crois qu'une ville est défendue par sa beauté!»
Pour Simone Weil, ce qui sauve la cité n'est pas sa beauté, mais la «pitié» agissante du héros, qui dénoncera la conjuration, au prix de son honneur et de sa vie. Hélas, le danger qui menace aujourd'hui Venise est infiniment plus redoutable que les menées d'Espagnols ambitieux. Qui est responsable du dépeuplement, des acque alte, du pourrissement des pieux sur lesquels reposent maisons et palais? Qui, aujourd'hui, veut la perte de Venise? Tout le monde et personne. Et qui peut prendre en main le salut de cette ville? Quelle «pitié» sera suffi samment agissante pour que la cité des oiseaux continue à nous proposer de douces métaphores de la mort, mais sans vraiment mourir?
Apparemment, ni la pitié ni la beauté ne servent plus de rien. Il ne faut que de l'argent, des monceaux d'argent; donc une puissante volonté collective. Sans doute. Mais après tout cette volonté même, quel sentiment pourra jamais la faire naître, sinon la «pitié» pour Venise? Et cette pitié, sera-t-elle jamais émue par autre chose que la beauté menacée? Quand la beauté ne défendra plus rien, nous ne mériterons plus la beauté.
Au jour où paraît cet article, le nouveau président de la République française est désigné. A l'heure où je l'écris, ce n'est pas le cas. Peut-être pourrais-je, afin de combler ce hiatus, me fier aux sondages? La plupart nous annoncent la victoire probable de M. Chirac. Mais attention: le score de Lionel Jospin, au soir du premier tour, n'avait été pronostiqué par aucun d'entre eux.
Au fait, que se passa-t-il ce soir-là? Les sondages furent-ils enterrés? Nullement. On put assister, certes, à de vifs échanges entre politiciens et sondeurs. Puis à de savants débats sur la légitimité et l'opportunité des enquêtes d'opinion. Mais contre toute attente, les conclusions de ces débats furent presque unanimement favorables à l'accusé: certes, il faudrait que les instituts spécialisés veillent dorénavant à se montrer plus prudents encore. Mais interrompre leur activité? Vous n'y pensez pas: il serait hautement regrettable, pour ne pas dire anti-démocratique, de priver les citoyens d'une «information» sans doute sujette à caution, mais combien précieuse.
Faut-il le dire: ces raisonnements et ces justifications sont hypocrites, inconsciemment ou non. Pour la simple raison que les sondages ne répondent nullement à une nécessité d'«information» du public, mais répondent au contraire pleinement à notre désir fasciné, insatiable, irrépressible, de lire l'avenir. Les sondages, quelle que soit leur vocation proclamée, et quel que soit le sérieux des sondeurs, n'informent pas. Ils dévoilent, ils révèlent, ils prophétisent. Ils entrent par effraction dans le futur; ils nous disent à nous-mêmes ce que nous sommes, ils transgressent les limites de notre humaine ignorance. S'ils sont sortis indemnes des attaques dont ils étaient l'objet, ce n'est pas pour des motifs raisonnables, c'est parce que nous avons un besoin impérieux, délicieux, profondément irrationnel de voir déchiffrer notre destin collectif, inscrit dans les étoiles.
Cette attente, une fois comblée, provoque exactement les mêmes effets pervers que les prédictions des voyantes extra-lucides. En nous annonçant: vous serez comme ceci, il vous arrivera cela, ces dames à boule de cristal poussent évidemment leurs clients à se comporter comme elles l'ont «prédit». Au lieu que l'avenir soit une conséquence de notre décision présente, c'est notre présent qui doit alors se conformer à l'avenir prétendu. Et la volonté du malheureux client, ou ce qu'il en reste, va se mettre au service de la fatalité.
Les sondages sont notre boule de cristal collective. Comme les sciences occultes, ils se drapent dans une pseudo-scientificité censée garantir leur sérieux. Ainsi, le sondage réalisé sur le deuxième tour de la présiden tielle française, à la sortie des urnes du premier, l'a été, nous annonce-t-on solennellement, sur un échantillon de 5432 personnes. Admirable précision, propre à faire oublier l'imprécision foncière de l'opération elle-même.
Bien sûr, les instituts de sondage ne travaillent pas comme des voyantes; ils ont des méthodes sérieuses, et non dépourvues d'une authentique scientificité; ils ont leurs coefficients, leurs correctifs, leurs projections, et tout un attirail statistique honnête et respectable. Hélas, la question n'est pas de savoir comment ils travaillent, mais comment ils sont compris et reçus: dès lors qu'il est livré en pâture au public, un sondage, quelles que soient ses qualités de prévision, s'impose irrésistiblement comme un pouvoir de prédiction.
On comprend alors pourquoi le démenti flagrant que le premier tour des présidentielles a opposé aux sondeurs ne les a pas empêchés de recommencer le soir même leur activité, sans pour autant se déconsidérer ni succomber sous le poids de la honte: depuis quand les démentis de l'expérience empêchent-ils les voyantes ou les horoscopes de vaticiner? La foi se moque des preuves et des contre-preuves. D'ailleurs, dès lors que l'avenir est devenu présent, il a cessé d'être intéressant. L'essentiel n'est pas de connaître la réalité, c'est de se jeter dans le rêve; c'est de recommencer à espérer, pour ne pas entreprendre.
Par un doux matin de mai, en l'an 1995 de l'ère chrétienne, Candide va prendre le frais dans la rue; il avise une affichette portant quelques mots énormes. Il imagine alors, en toute innocence, que cette phrase graphiquement vociférée joue le rôle d'un crieur public: sans doute avertit-elle la population des événements que, de toute urgence et de toute nécessité, elle doit connaître. Or ce matin-là, noir sur jaune, l'affichette porte les mots: «Tapie, c'est fini!»
Comme Candide ignore tout de l'actualité, il ne peut comprendre ce que signifie une telle formule. Si bien qu'il en scrute soigneusement chaque mot. Une chose est sûre, lui semble-t-il: les hommes qui sont responsables des phrases ainsi placardées et claironnées à l'intention de tous, doivent être des personnes d'un scrupule à toute épreuve, hautement conscientes de leur terrible responsabilité. Pensez donc: les mots de l'affichette seront peut-être les seuls que liront, dans la journée, nombre de citoyens. Il serait donc scandaleux, pour ne pas dire monstrueux, de souiller leurs esprits par des propos légers ou mensongers; il serait odieux, pour ne pas dire criminel, de les induire en erreur, de tromper leur légitime attente de vérité.
Analysons donc, se dit Candide, l'inquiétante et mystérieuse nouvelle de ce matin. «Tapie?» Qu'est-ce donc? Un nom propre? Pourtant, la phrase ne dit pas: «Tapie est fini!», comme on l'affirmerait d'un être humain. Mais bien: «Tapie, c'est fini!», comme on le dirait d'une période ou d'une conjoncture. Ainsi donc, songe le jeune innocent, le mot «Tapie» doit désigner un état de choses qui, en cette belle aurore de mai, touche à son terme. Par exemple: «La guerre, c'est fini!» Ou s'il s'agit quand même d'un nom propre, ce nom doit incarner un rêve, une époque, une espérance: «Tapie» serait alors pour le moins, et comme «Godot», un synonyme de Dieu.
Candide sera bien étonné, pour ne pas dire consterné d'apprendre, par la bouche d'un passant serviable, que la formule placardée aux yeux de tous les citoyens, loin de signifier que la guerre est finie ou que Dieu est mort, doit se traduire à peu près ainsi: «Le feuilleton du chevalier d'industrie Bernard Tapie n'est pas fini, il continue au contraire; achetez donc notre journal!». Quoi! s'exclamera l'innocent: les heurs et malheurs d'un ex-millionnaire marseillais touchent donc le coeur et l'esprit des citoyens de la Suisse Romande? Pas le moins du monde, répondra le passant serviable, mais cela leur chatouille les sens.
Candide, avec un sourire honnête, affirmera qu'il n'a rien contre le chatouillis des sens, dans les plaisirs de l'amour, de l'art ou de la table. Mais, dira-t-il, devons-nous flatter le corps sous prétexte d'informer l'esprit? Faut-il ainsi tromper le peuple? Mon ami, répondra le passant serviable, si le peuple voulait être informé de l'essentiel, croyez-vous qu'il n'aurait pas, depuis longtemps, protesté contre ces affichettes qui vous troublent tant? S'il lisait pour connaître le monde et s'orienter dans l'existence, croyez-vous qu'il tolérerait cet usage mercantile du langage? Mais il veut être distrait, il veut être trompé.
Candide osera se fâcher: nul ne demande sincèrement à être trompé! s'écriera-t-il. Si, au nom de la liberté du commerce, vous ne voulez pas supprimer l'abominable institution des affichettes, donnez du moins au citoyen les moyens de savoir qu'elles mentent, ces proclamations maudites! Faites du moins que l'on sache débusquer les ruses de vos mots, éventer les pièges de vos phrases! Faites qu'immédiatement, sous l'expression «Tapie, c'est fini», nous lisions: «Tapie, ça continue, achetez notre journal»! Faites du moins que les gens soient dès leur enfance nourris par des mots conscients d'eux-mêmes, conscients de leurs secrets et de leurs pièges! Faites qu'ils soient bercés par les mots les plus beaux, les plus pleins et les plus riches, afin de n'être plus jamais dupes des mots creux, des mots-ruses et des mots-leurres! Au fond, mon cher Candide, répondra le passant serviable, vous voulez apprendre à lire au peuple. C'était, jadis, un idéal partagé.
Pour la première fois dans l'histoire de la littérature romande, plus de trente écrivains se sont réunis au service d'une même cause publique. L'ironie veut que ce soit pour affirmer, au moins implicitement, qu'il n'y a pas de cause publique. L'engagement collectif le plus spectaculaire de la gent littéraire de ce pays aura été pour proclamer (dans les colonnes de ce journal) le droit inaliénable au désengagement.
De quoi s'agissait-il, en effet, pour ces écrivains? D'affirmer leur volonté de continuer à publier à L'Âge d'Homme. D'une part parce qu'ils refusent de considérer que ces Editions sont engagées dans leur entier par leurs publications partisanes; d'autre part, parce qu'en tout état de cause ils refusent de se sentir engagés, eux, par les idées de Vladimir Dimitrijevic, le directeur de ces Editions.
Or il me semble (à moi qui ai pris la décision de ne plus publier mes livres à L'Âge d'Homme, et qui me sens donc désavoué par un choeur de trente-deux voix) qu'on ne peut pas raisonner ainsi. Je ne prétends pas qu'il faille agir comme je l'ai fait; je prétends simplement que toute action engage — celle de l'éditeur comme celle des écrivains, et qu'on ne peut se le cacher.
Pour l'éditeur: s'il est vrai que L'Âge d'Homme a publié et publie des centaines d'ouvrages qui n'ont rien à voir avec la cause serbe, il n'est pas moins vrai que ses publications partisanes ont changé son visage. L'impact de ces publications-là dépasse de loin, dans les conditions actuelles, celle des traductions de Shakespeare ou des oeuvres complètes d'Amiel. Mais surtout, une maison d'édition, comme un individu, se définissent par leurs engagements sur les questions essentielles, non par la richesse ou la diversité de leur catalogue ou de leurs actes. Faut-il le déplorer? Ce n'est même pas sûr.
Quant aux écrivains, il est vrai qu'il ne sont responsables, à strictement parler, que de leurs propres textes. Mais l'acte de publier n'est pas l'acte d'écrire. Tout geste individuel, dès lors qu'il devient public, prend un sens social. On a aimait à dire, naguère, que «tout est politique». Il faudrait plutôt dire que tout est social, et surtout, que tout est symbolique: un geste public signifie toujours au delà de lui-même. Il dit oui ou non à la réalité qui nous entoure; il la légitime ou la condamne.
On le voit jusque dans la «grande politique»: un simple mot, une simple poignée de main peuvent légitimer tout un pays. C'est le voyage de Sadate à Jérusalem, ou, à l'inverse, le refus obstiné, de la part des plus farouches ennemis d'Israël, de prononcer le nom même de cette nation. La légitimité politique, et la légitimité tout court, sont accordées ou retirées par des gestes de reconnaissance élémentaires. Le geste engage. Ou pour mieux dire, l'engagement, c'est le geste.
Certes, tout le monde n'est pas chef d'Etat, et tous les gestes n'ont pas la même portée. Mais peut-on nier que tout individu, par son silence ou sa parole, sa présence ou son absence dans tel lieu, dans telle institution, auprès de telles personnes, cautionne ou condamne, approuve ou désapprouve, encourage ou dénonce?
Cette dimension symbolique des actes humains, et singulièrement cette dimension publique de l'acte qui consiste à publier, mes trente-deux confrères en sont d'ailleurs bien conscients, puisqu'ils accusent ceux qui prennent leurs distances avec L'Âge d'Homme de lui vouloir du mal. Mais si cela est vrai, la réciproque doit l'être aussi: ne pas prendre ses distances avec L'Âge d'Homme, tel qu'il est aujourd'hui, c'est approuver ses engagements. On ne peut pas dénoncer la portée symbolique du geste d'autrui et la nier pour son propre geste.
Pour ma part, je ne veux ôter à personne la liberté de penser ou d'exister; je veux dire symboliquement que L'Âge d'Homme pouvait, pourrait encore, dans le drame actuel, oeuvrer au service de la paix, et retrouver le rôle de médiateur qui fut le sien par le passé. Il se peut bien que je me trompe là-dessus, comme sur la portée de mon acte. Mais ce qui est sûr, c'est que nul ne peut prétendre accomplir des actes sans portée.
A Strasbourg, vous suivez les écriteaux «Allemagne». La route à quatre pistes sinue un peu, et retrouve une trajectoire rectiligne au moment de vous faire passer devant des bâtiments aux vitres empoussiérées, qui ressemblent à des entrepôts désaffectés. Vous franchissez un pont, dépassez d'autres bâtiments tout aussi vides, à la destination tout aussi vague. Brusquement, les écriteaux ont changé de couleur, de taille, et de police de caractères. En fait de police, voilà bien la seule qui va se signaler à vous. Celle des frontières a disparu. Vous êtes au pays de Goethe et de Heine — mais aussi de quelques idéologues ou politiciens moins recommandables, et moins amis de la France.
Tant de conflits maintenant surmontés, tant d'animosité dépassée: cette désaffection du poste-frontière en est un puissant symbole. On s'en réjouit. L'Europe existe. Mais on a presque peur de voir à quel point les traces et les signes de l'Histoire s'évanouissent aisément, sans fumée ni cendres. Le clou du présent chasse celui du passé. Les constructions des hommes sont les décors en carton-pâte du théâtre historique. Et l'Histoire change ces décors à vue. Elle avait abaissé le Rideau de fer, pour cause d'incendie. Elle l'a relevé désormais; le voilà totalement escamoté, invisible aux spectateurs, et la représentation continue.
Pour user d'une métaphore moins noble, l'Histoire est aussi redoutablement efficace qu'un service de voirie qui, entre la fin de la nuit et le petit matin, retransforme en carrefour banal un lieu d'affrontements. Ne parlons pas de ces autres services, chers aux Etats totalitaires, et qui savent à la demande reconvertir les caves ou les baignoires. Quoi qu'il en soit, l'Histoire est géniale dans l'art du réemploi. Un exemple entre mille: à Budapest, au temps du communisme, le Parti avait réquisitionné, pour en faire un centre de repos et de formation à l'intention de ses cadres, une école de religieuses. L'athéisme aménageait les espaces de la foi. Depuis quelques années, ces mêmes bâtiments ont reçu leur troisième affectation: ils abritent une des Facultés de l'Université: c'est désormais le savoir qui s'est installé dans les meubles de l'idéologie.
Rien de plus complaisant que les murs, les plafonds et les sols. Rien de plus accueillant que l'espace. Les trois dimensions ne font acception ni de croyances ni de personnes. Dans cette Faculté de Budapest, les portraits de Lénine ont été décrochés. Leur trace n'est plus visible. S'il est vrai que nulle rose n'a vu mourir un jardinier, les murs, eux, voient mourir beaucoup de portraits; et l'espace, beaucoup de murs.
Le passé laisse des traces, oui, mais exclusivement dans l'espace intérieur. Sur les façades des bâtiments qui connurent des événements historiques ou furent habités par des visiteurs illustres, les plaques commémoratives, comme par un fait exprès, sont toujours placées un peu trop haut pour être lues. Même les lieux les plus chargés d'histoire, Rome par exemple, n'imposent pas leur passé; ils le proposent tout au plus. Ils ne nous tirent pas par la manche, ils implorent discrètement notre attention: les ruines, quelle que soit leur abondance et leur beauté, ne parlent qu'à la connaissance, à la mémoire, à l'imagination. Sinon, elles sont aussi mortes que des postes-frontières désaffectés. Ce sont les «vieilles pierres» que dédaigne le touriste pressé. Le passé le plus glorieux, dans les lieux les plus préservés, n'est qu'un murmure d'agonisant; il faut nous pencher sur ses lèvres, tout près, et retenir notre souffle pour entendre.
A Strasbourg, sur le pont de l'Europe, le passé, pourtant tout proche, ne murmure qu'à peine; et quiconque franchit aujourd'hui le Rhin sans connaître l'Histoire se retrouvera de l'autre côté sans avoir rien appris, rien deviné, rien senti. Ce qui fut le Mur de Berlin, nous le traversons aujourd'hui avec plus d'aisance que ce magicien qui transperça la muraille de Chine. Avec quelle force insolente le présent se donne pour la seule réalité! Comme le présent est bruyant, envahissant, mal élevé — tel ce butor qui, au Cap Sounion, en Grèce, se promenait parmi les ruines sublimes, au coucher du soleil, en faisant brailler sa radio.
Et pourtant, comme ce butor enfermé dans lui-même et sourd au silence, le présent ne peut rien pour sa propre existence. Il règne bien dans l'espace, mais non pas dans le temps. Il jouit d'une seule supériorité, celle du fait en train de s'accomplir. Oui, le présent n'est qu'un fait, jamais un droit: demain, la voirie de l'Histoire peut repasser, elle va repasser, chasser ou tuer ceux qui se croyaient forts de leur existence, et relever les décors anciens. En trois jours, en trois heures, les bâtiments désaffectés peuvent redevenir des postes-frontières, aux vitres nettes, aux douaniers sourcilleux; et quelques semaines suffiraient à relever le Mur de Berlin, plus beau qu'avant. Si le passé n'est qu'un souffle, le présent n'est qu'un sursis. Décidément, on ne peut se fier qu'au futur. L'Europe existe à peine: elle existera.
Imaginons l'affaire suivante, aussi invraisemblable qu'épouvantable: un directeur de collège viole un de ses élèves, âgé de sept ans. Le père de l'enfant proteste en privé, sans même porter plainte. Du coup, le directeur le fait condamner pour diffamation, et fouetter publiquement devant les 300 élèves et les 30 instituteurs de l'établissement: puisque ton fils a été violé, tu seras fouetté. Telle est notre justice. Le père et l'enfant sont étrangers. Leur pays, apprenant le double scandale, proteste à son tour. Qu'à cela ne tienne: l'Etat du criminel demande alors à ses ressortissants de ne plus aller en vacances dans le pays de la victime, où d'habitude ils se rendent en masse et dépensent des fortunes: puisqu'un de vos enfants a été violé, et son père fouetté, vous êtes coupables et serez tous punis.
Un tel redoublement de bassesse, une telle accumulation de crimes privés et publics! C'est trop abracadabrant dans l'horreur, trop caricatural dans l'injustice. On se croirait dans un conte de Voltaire. Bref, cela ne peut pas exister. Eh bien, cette histoire n'a pourtant rien d'imaginaire: l'enfant, un Egyptien, s'appelle Ahmed Khalifa; le violeur qui fit donner la bastonnade à son père est bel et bien directeur d'école. Quant à l'Etat qui applaudit, relaie et décuple ses crimes, c'est l'Arabie saoudite.
Mais l'affaire, ou plutôt le drame, ne s'arrête même pas là: le gouvernement égyptien souhaite écarter à tout prix la menace du boycott saoudien, qui lui ferait perdre des milliards. Il cherche donc à étouffer le scandale. Et ce qu'il trouve de mieux, à cette fin, c'est de promulguer en toute hâte une loi limitant la liberté de la presse: les protestations s'exprimaient surtout au travers des journaux. L'Arabie saoudite est riche et puissante, elle méprise ses voisins, en particulier l'Egypte, et l'on sait que la corruption la plus avancée y fait excellent ménage avec les apparences du plus extrême rigorisme. L'Arabie saoudite a les moyens de son hypocrisie. L'Etat égyptien, lui, ne peut se payer le luxe de l'indignation.
Atroce et fascinante logique de l'injustice, qui s'engendre elle-même et s'étend à toute allure, comme une tache de pétrole en feu. Le viol initial entraîne d'autres humiliations, d'autres violences, il déchaîne le mensonge; le crime privé devient crime d'Etat; enfin, il contamine la victime elle-même, qui réprime ses propres velléités de justice, dans l'espoir misérable et compréhensible de continuer à ramasser les miettes qui tombent de la table du criminel. A chaque fois, le faible est victime et la victime a tort: l'enfant, l'étranger, l'Etat pauvre. Il y a là, littéralement, un abîme d'injustice.
On se prend alors, après avoir imaginé le pire, et l'avoir vu réaliser, à rêver du meilleur: on se prend à projeter l'existence d'une Organisation internationale, une sorte d'assemblée de toutes les nations, qui se réglerait sur les principes de la paix et du respect mutuel. Cette organisation se donnerait une charte humaniste, inspirée de la Déclaration universelle des droits de l'homme. Elle se tiendrait au courant, avec une vigilance de chaque instant, de tous les dénis infligés à ces droits fondamentaux. Nul Etat ne serait censé ignorer ou bafouer sa loi. Elle aurait pouvoir de voter des résolutions, et (cela va sans dire) de les faire appliquer.
Ainsi déciderait-elle par exemple du boycott économique des Etats criminels, comme l'Etat saoudien. Les cas plus graves exigeraient des interventions militaires. Sans doute, l'Arabie saoudite tenterait-elle d'échapper aux sanctions: elle prétendrait que la condamnation d'un Egyptien à la flagellation publique est une affaire strictement intérieure. En outre, plaiderait-elle, lorsque nous enjoignons à nos ressortissants de ne pas se rendre dans tel pays étranger, nous ne violons aucune règle du droit international. Enfin, si l'on prétend punir les violations des droits de l'homme, qu'attend-on pour condamner, par exemple, les Etats-Unis, leur peine de mort et leur chaise électrique?
Vaines arguties, rétorquerait l'Institution dont je rêve: La souveraineté des Etats membres, rappellerait-elle, s'arrête là où commencent les droits de la personne. Un homme qui respecte les règles de la circulation mais qui, entre les quatre murs de son appartement, bat sa femme et ses enfants, ne peut pas se défendre devant la justice en invoquant sa souveraineté domestique. Les crimes intérieurs, donc, ne sont pas des affaires intérieures. La souveraineté suprême est celle de la personne humaine. Tout viol des frontières du corps et de l'âme est punissable, partout dans le monde. D'ailleurs, nous sommes en train d'instruire le cas de la chaise électrique américaine, et la condamnation des U.S.A, dans cette affaire, n'est qu'une question de jours.
L'Institution dont je rêve pourrait se nommer «Organi sation des Nations Unies». Un beau nom, aussi ferme que fraternel.
La reprise des essais nucléaires par la France, et les réactions qu'elle suscite, pourraient rappeler, mutatis mutandis, l'histoire de ces bandits qui volèrent un coffre de banque et le jetèrent dans une rivière après l'avoir éventré: entre autres chefs d'accusation, ils furent poursuivis devant la justice pour... pollution des cours d'eau. L'affaire est cocasse. Elle serait franchement aberrante si le crime contre l'environnement avait prévalu sur le délit de vol. Or nous ne sommes pas loin de cette aberration, aujourd'hui, avec les essais de Mururoa: la grande affaire de leurs adversaires, dirait-on, est de dénoncer les pollutions consécutives aux explosions, bien plus que l'arme épouvantable que ces explosions contribuent à mettre au point. Les écologistes sont également des pacifistes, sans doute. Il n'empêche: ce qu'ils condamnent d'abord, ce ne sont pas les horreurs de la guerre, mais bien les nuisances de la paix. Ce n'est pas le crime qui les scandalise, mais la tache de sang. Si les essais n'avaient été que simulés, qui se serait levé pour crier qu'ils préparaient, eux aussi, l'horreur suprême?
Cette inversion des valeurs, ou plutôt cette confusion des plans n'est pas seulement le fait des Verts. Les autorités françaises, de leur côté, ont également «oublié» la seule réalité qui soit vraiment en jeu. De même que les Verts ne s'en prennent pas à la bombe mais à ses effets secondaires, le président français n'a pas choisi, dirait-on, de poursuivre la mise au point d'un appareil à déchiqueter et brûler des humains à grande échelle, mais d'écrire dans le ciel, par signaux de fumée atomique, les mots «indépendance nationale» ou «grandeur de la France». Reprendre des essais nucléaires, c'est pour lui décrocher une panoplie de symboles efficaces — et même de symboles au second degré: ainsi, la question n'est-elle pas, en soignant sa «force de frappe», d'être gaulliste, mais de faire gaulliste.
On peut trouver cela fort naturel: tout geste militaire traduit une intention politique, et la politique est un univers de symboles et d'images. Pour le président français, la bombe, avant d'être une arme, est un argument; elle n'est pas destinée à exploser, mais à dissuader. De même les écologistes, en contestant les essais de Mururoa, se veulent une force de «dissuasion» — contre la prétention nationaliste de la France, sa politique de puissance, son colonialisme résiduel, etc.
On pourrait même se féliciter de cet état de choses: de part et d'autre, on a pris ses distances avec la réalité la plus brute, et l'on se bat au second degré, sur des images plutôt que sur des réalités. Autour des essais nucléaires, on se fait une guerre d'idées, une guerre virtuelle. Les écologistes ont la délicatesse de ne pas supposer l'usage réel et direct de la bombe (dès lors qu'ils jugent une arme de guerre selon qu'elle offense ou non l'environnement, c'est qu'ils ne croient pas sérieusement à son usage effectif). Le gouvernement français, lui aussi, veut montrer qu'il n'est pas assez primaire pour préparer la véritable explosion d'une vraie bombe, au-dessus d'une vraie ville: il enfouit doublement ses essais, dans la roche et dans la mer; il les virtualise au maximum, en attendant de les simuler purement et simplement sur ordinateur. Bref, d'un côté comme de l'autre, on est en pleine sublimation. N'est-ce pas réjouissant pour notre civilisation, à la veille du troisième millénaire?
Oui et non. La politique, aujourd'hui plus qu'hier, est sans doute affaire d'image, mais la violence qu'elle met en jeu, aujourd'hui comme hier, n'a rien d'une image. La bombe atomique, ce n'est pas seulement un moyen de signifier à l'adversaire des choix idéologiques ou stratégiques. La bombe atomique, virtuellement brandie, est réellement construite. Et les essais nucléaires, même lorsqu'ils seront entièrement pris en charge par l'ordinateur, et ne mobiliseront donc plus le Rainbow Warrior II, continueront de témoigner non pour la civilisation, mais pour ce qu'Albert Camus dénonçait, au lendemain du 6 août 1945, comme le comble de la sauvagerie humaine.
Si vous roulez à Naples ou dans ses environs, vous expérimentez physiquement le concept d'anarchie. Les feux rouges, ces dieux de notre sur-moi nordique, n'y sont plus que de vagues indications; les sens interdits, de modestes propositions. La ligne blanche, fût-elle double, est purement ornementale, et les défenses expresses de dépasser par la droite jouent le même rôle que, dans la campagne, les écriteaux «décharge interdite», dont on dirait toujours qu'ils sont plantés là pour mieux désigner à notre attention des amas de boîtes de conserves rouillées et de sacs poubelles éventrés.
Vous constatez aussi qu'en toute occasion, et surtout lorsque c'est parfaitement suicidaire, on cherche à dépasser votre véhicule. Vous admirez cette hâte extrême: des gens si prodigieusement pressés d'arriver à destination, au point d'y risquer à chaque minute leur existence, ou du moins leur carrosserie, doivent être les plus grands travailleurs du monde, et les plus efficaces. Pourtant votre admiration se nuance de perplexité: ce beau mépris des lois ne semble pas, en fin de compte, contribuer à la fluidité du trafic — ni, de façon générale, à la prospérité du Sud italien.
Vous remontez vers le Nord, et l'anarchie, progressivement, se tempère. Les feux rouges vous font un oeil de plus en plus sévère; la ligne blanche acquiert lentement une troisième dimension: telle un décor escamotable, elle finit, au fil des centaines de kilomètres, par se dresser vers le ciel pour mieux séparer les deux moitiés de la route, telle ce «mur» dont parlait avec emphase mon instructeur d'auto-école. Dès la Lombardie, nul n'est plus censé ignorer la loi. Passée la frontière suisse, nul n'est censé connaître autre chose que la loi. La joyeuse et dangereuse illégalité du sud a définitivement fait place au légalisme militant et hargneux. Le klaxon, d'avertisseur, est devenu punisseur. Mille kilomètres, ou guère plus, nous ont fait passer de l'anarchie grouillante à l'ordre le plus bétonné — et nous font donc tomber de Charybde en Scylla.
Mais un espoir nous reste: puisque cette métamorphose s'est opérée par étapes, au fil de notre remontée au froid royaume des Hyperboréens, ne doit-il pas exister un point miraculeux, quelque part dans la belle Italie, où l'on échappe à Charybde comme à Scylla? Un lieu de sagesse et d'équilibre où l'on évite aussi bien l'anarchie paralysante que le légalisme imbécile? Où les lois sont respectées, mais avec esprit?
Bien sûr qu'il existe, ce lieu merveilleux! Vous l'avez deviné, vous l'avez reconnu. Voyons, quel chef-d'oeuvre peut bien se trouver à mi-chemin de Naples et de nous-mêmes? Ni Milan, déjà trop nordique et trop sobre, ni Rome, déjà trop folle de soleil. Ne cherchons plus. Voici, visibles dès l'autoroute, la coupole de Brunelleschi, et le campanile de Giotto: cette sûreté de lignes dans la pureté du ciel, ce sens implacable des proportions, cette sévérité mise au service de la douceur, cet ordre vivant, cette beauté qui est amour de l'illimité et respect des limites, cette soumission heureuse à la loi voulue, aimée, élue; ce refus élégant de la rigidité comme du laisser-aller, ce dédain de la course folle et du pas de l'oie, cette sagesse enfin, ne doutez plus de son incarnation dans la ville de Masaccio, de Michel-Ange et de Léonard. Florence, bien sûr, cité de la mesure passionnée, Florence où l'on franchit avec intelligence la ligne blanche de la loi.
On aura compris, je n'en doute pas, la métaphore: ce n'est pas que Florence, au monde, soit la seule ville habitable, et que l'homme, partout ailleurs, démérite. Mais la cité toscane, qui dans notre Europe a pris la succession spirituelle d'Athènes, est le lieu symbolique où nous pouvons, même au volant d'une voiture, pressentir la vraie nature de la liberté. La liberté? Oui, la capacité de se donner des lois transparentes à l'esprit; de voir l'esprit, pur, au travers de nos lois, comme on voit le ciel, si clair, au travers du campanile ajouré de Giotto.
Jadis, après la prise d'une ville, on sait que l'envahisseur avait coutume de répartir les vaincus en deux groupes (dans les cas où toute la population n'était pas massacrée): d'un côté les femmes, les enfants et les vieillards; de l'autre les hommes, de quatorze à soixante ans environ. Le premier groupe était en général épargné (les femmes, éventuellement «épousées»); le second groupe était réduit en esclavage ou passé par les armes.
Pourquoi cette répartition? Pourquoi précisément ces chiffres? Pourquoi les hommes de quatorze à soixante ans? Parce cela recoupe la catégorie des individus «aptes à combattre»? Evidemment. Néanmoins, l'explication ne satisfait qu'à moitié: les femmes, après tout, ne sont pas nécessairement inaptes à la chose militaire, ni les jeunes enfants, ni les grands vieillards. Les Gavroche, les miliciennes et les généraux chenus peuvent se révéler fort utiles aux armées. Non, cette répartition se justifiait autrement, sur un plan symbolique: l'âge de guerroyer coïncidait avec un autre âge de l'homme, et singulièrement du mâle: celui de procréer. Ce n'est pas seulement la guerre, qu'on est réputé pouvoir faire à partir de quatorze ans, et qu'on est censé faire avec moins d'efficacité sur ses vieux jours.
Oui, c'était ainsi jadis. Mais aujourd'hui? Ces coutumes, et surtout ces symboles discutables, pour ne pas dire arbitraires, sont complètement oubliés, n'est-ce pas? Eh bien non, pas vraiment: des dépêches d'agence, toutes récentes, nous apprennent que dans un conflit qui se déroule à nos portes, après l'une ou l'autre conquête territoriale, on laisse courir les femmes et les enfants, tout en réservant un sort différent aux «hommes âgés de quatorze à soixante ans». Cette dernière formule n'est pas copiée dans La guerre des Gaules de Jules César, elle émane bel et bien de Reuter ou de l'AFP.
Ainsi donc, dans les pays en guerre, aujourd'hui comme jadis, est déclaré bon pour donner la mort, et pour la recevoir, quiconque est d'abord réputé capable de susciter la vie. Ainsi donc, en dépit de ses dimensions stratégiques, politiques et sociales, la guerre demeure ce qu'elle fut toujours: le don de la mort, extatiquement identifié au don de la vie — une vie elle-même identifiée au fruit de la procréation. En d'autres termes, la lutte armée demeure l'expression à la fois élémentaire, suprême et paradoxale de l'«élan vital».
Du coup, nous nous révoltons: comment? On ose encore, après les expériences atroces de ce siècle, après deux conflits mondiaux épouvantables, on ose encore saluer dans la guerre, fût-ce implicitement et symboliquement, l'expression de la force vitale, pour ne pas dire de la force virile? On ose encore vivre et concevoir la guerre non comme une effusion de sang mais comme une effusion dans le sang? Non comme une affaire de mort mais comme une affaire de vie?
On ose, oui, et non sans succès. Puisqu'il semble bien qu'à chaque génération, tout soit à recommencer, et qu'en dépit de tout, l'appel à donner la mort (et, d'ailleurs, à la recevoir), continue de sonner comme un appel à vivre intensément, virilement, dans la fête du sang. En face de cet appel instinctif, les idées pacifistes, ou simplement les paroles de paix, continuent de paraître infiniment moins entraînantes, moins concrètes, moins réelles. Ces «complaintes de la paix» (pour reprendre le beau titre d'Erasme), pour ceux-là mêmes qui les profèrent, semblent désespérément abstraites, prêcheuses, inadaptées, et, pour tout dire, exsangues. Si bien qu'on finit par les réciter sans y croire, et par tomber dans la routine de l'indignation.
Il en irait peut-être autrement, et les vieux symboles vitalistes et mortifères qui s'épanouissent au soleil sanglant de chaque bataille perdraient peut-être de leur emprise, si nous étions sûrs de combattre l'«élan vital» perverti, celui de la guerre, au nom d'un élan tout aussi puissant: l'authentique désir de la vie; une vie qui, sans doute, se met en jeu dans le risque de la mort, mais non parce qu'elle s'identifie à la force procréatrice: parce qu'elle se veut force créatrice; cette volonté-là, l'éprouvons-nous encore? Le goût de la violence et du meurtre, pensons-nous trop facilement, est bon pour les autres, les «barbares». La guerre des autres, jugeons- nous, est un comportement dépassé, une folie d'un âge révolu. Soit, mais s'il se trouvait que de notre côté, loin d'avoir «dépassé» la guerre, nous avons, beaucoup moins glorieusement, perdu notre énergie de vivre en humains créateurs? Horrible soupçon. Si notre vertu n'était qu'anémie? La vieille Europe, dans sa grande sagesse, ne serait-elle pas un asile de vieillards, pacifiques par impuissance?
«Les hommes de quatorze à soixante ans»: symbole aussi puissant, aussi «naturel», aussi instinctif que celui du jour et de la nuit, ou celui des saisons. Pour échapper à son emprise, il ne suffit pas de vivre une petite vie à l'abri des cycles naturels et des pulsions instinctives. Il faut mettre ces cycles et ces pulsions au service de l'esprit. Etre assoiffé de sens.
La mode revient aux soucoupes volantes. Depuis quelques temps, une sombre histoire d'extraterrestre providentiellement abîmé sur notre planète, et clandestinement disséqué devant des caméras américaines, vient réveiller un vieux fantasme. Quel fantasme? Non pas de connaître des gens venus d'ailleurs: depuis quand sommes-nous si curieux des étrangers? Mais, bien sûr, de nous connaître nous-mêmes, de nous révéler à nous-mêmes dans le regard abyssal des petits hommes verts. Des êtres libres de nos douleurs, de nos contradictions et de nos misères contemporaines, des êtres qui nous disent enfin qui nous sommes, et comment nous allons nous en sortir!
Au moment où la presse nous en reparle, de ces ef frayants et délicieux conseillers ontologiques, si différents et si semblables — bref, de ces alter ego rêvés — les journaux locaux nous apprennent une autre nouvelle, dont le moins qu'on puisse dire est qu'elle paraît sans rapport et sans commune mesure avec la première: dans les écoles vaudoises, il est question de diminuer la part, déjà congrue, dévolue aux études classiques, latin et grec.
Eh bien, en dépit des apparences, ces deux nouvelles me paraissent parler d'un seul et même sujet. Ah oui, dira-t-on, vous trouvez que notre société trahit sa superficialité, qu'elle lâche la proie pour l'ombre? Qu'elle se détourne des choses sérieuses, difficiles, «élitaires», pour bayer aux soucoupes volantes, excitan tes, mystérieuses, accessibles à tous? Non, ce n'est pas cela. Non, l'extraordinaire, c'est que notre société, dans les soucoupes volantes, loin de se détourner de ce que lui propose l'étude du grec et du latin, cherche exactement la même chose: le contact avec des êtres et des pensées venues d'ailleurs, vierges de nos problèmes contemporains, mais suffisamment proches néanmoins pour nous révéler à nous-mêmes... nous poursuivons désespéré ment dans le futur ce qui existe bel et bien, dans le passé — mais avec quelle intensité, quelle présence, quelle puissance d'interpellation et de révélation! Nous quêtons notre alter ego, tout en oubliant qu'il est là, prêt à nous entretenir de nous-mêmes, à la moindre sollicitation.
Pour sortir de l'autisme qui nous paralyse, nous avons le besoin le plus urgent, et le plus légitime, de nous voir par les yeux d'autrui, de rencontrer un autrui vivant et fort. Pour échapper à notre présent envahissant et tétanisant, pour tenter de le saisir et de le comprendre, il nous faut absolument conquérir une distance temporelle et spatiale. Nous en avons besoin, oui, et nos enfants plus encore. Or l'école, en principe, est là pour répondre à ce besoin: pour que l'élève se construise lui-même, elle lui donne à connaître autrui. Pour qu'il forge ses pensées personnelles, elle le met au contact d'autres pensées. Pour qu'il habite un jour son monde, elle lui fait visiter le monde, présent et passé.
Soit, mais pour préparer au mieux l'élève à ce voyage vers autrui, pourquoi préférer le latin et le grec à d'autres branches, plus «adaptées» aux problèmes de notre temps? Le grec ou le latin ne sont pas les seuls à révéler un enfant à lui-même, à lui proposer, pour se construire, un monde d'idées, de réflexions et d'idéaux!
Pourquoi préférer le latin et le grec? Eh bien, à cause des extra-terrestres: notre société contemporaine, fascinée par le merveilleux, donc incapable de s'arracher à la contemplation d'elle-même, notre société, pour se ressaisir (pour se saisir elle-même à nouveau), a besoin d'un traitement de choc, ou plutôt d'un vrai changement d'air intérieur. Lorsqu'un individu veut se retrouver, il lui faut quitter son lieu. Lorsqu'une société veut se retrouver, il lui faut quitter son temps. Non pour s'enfuir de soi, mais pour mieux descendre en soi. C'est justement ce que nous permettent les langues anciennes, qui nous offrent la proximité dans la distance (et la vie la plus riche dans la mort apparente). Cette Athènes et cette Rome si lointaines, elles sont nous-mêmes, hors de nous. Elles nous permettent de nous voir enfin, de nous découvrir dans les yeux d'un autrui qui s'appelle Thucydide ou Lucrèce. Les études classiques ne nous proposent pas le passé pour lui-même, ce qui n'aurait aucun sens, mais bien parce qu'il donne à notre présent sa profondeur, parce qu'il est la profondeur de notre présent.
Qu'on cesse de prétendre que la Grèce et Rome sont inadaptées aux problèmes de notre temps. Cette phrase, en elle-même, est dépourvue de sens. Comme si l'on devait s'adapter aux problèmes et non les affronter. Comme si les problèmes de notre temps ne s'inscrivaient pas dans l'épaisseur du temps. Mais enfin, va-t-on dire encore, vous prônez des études «élitaires»? Oui, et si je les prône, c'est bien pour qu'elles cessent d'être élitaires. Parce que je les crois précieuses pour tous et pour chacun. Ce que l'on croit bon, ce que l'on sait enrichissant, on ne le garde pas pour soi. On veut l'offrir à tous, et le plus tôt possible.
New-York, ville debout, disait Céline. Mais ce dimanche 10 septembre, on l'aurait crue prête à s'envoler; on aurait juré que sa statue protectrice avait reçu des ailes, comme la Victoire de Samothrace. Il faut dire que la caméra qui survolait Manhattan venait de nous montrer, dans l'ovale imparfait du Central de Flushing Meadows, les gestes parfaits de Pete Sampras, vainqueur d'André Agassi. Signalons un fait trop méconnu: Sampras est d'origine grecque, Agassi d'origine iranienne. Sampras contre Agassi, c'est donc, par métaphore bien sûr, l'Hellène contre le Perse. Or, les guerres médiques, il ne faut pas y voir de simples épisodes militaires, mais l'affrontement de deux idées de l'homme: la force et la liberté...
André Agassi joue avec une rare puissance, une grande intelligence, une précision coupante, une terrible autorité. Ses victoires sont planifiées, organisées. Le but est de dominer. Lorsque la domination s'établit, elle est implacable. Le court est alors le champ clos d'un massacre systématique et sans recours. Pour Sampras, il ne s'agit pas d'écraser l'adversaire, mais d'aller soi-même à la perfection. La perfection n'existe que rêvée, et parfois accomplie, mais elle ne se planifie pas. Sampras trouve ses coups sur le terrain, comme on dit d'un joueur d'échecs qu'il trouve les solutions sur l'échiquier (au-dessus de New-York, Anand et Kasparov ont d'ailleurs pris le relais de la caméra céleste, puisqu'ils en décousent en ce moment même, au sommet du World Trade Center, pour le titre de champion du monde. Leur dame s'appellera-t-elle victoire ou liberté?).
Sampras est l'heureux bénéficiaire de ce que, faute de mieux, on appelle un «don». Quand il est à son sommet, ses adversaires les plus prestigieux besognent, souffrent et s'effacent: durant un jeu entier, Agassi n'a simplement pas touché la balle. Sa présence devenait superflue, parce que la victoire n'était plus alors le but du jeu, mais la simple occasion, pour la beauté du geste, de se déployer. C'est ainsi que le sport devient un art.
Cette victoire, sur la puissance de frappe et de calcul, d'un talent insaisissable, les spectateurs de New-York la trouvaient manifestement énervante, immorale, éthiquement incorrecte. Ils détestaient que la discrétion de Pete rayonne d'un éclat plus éblouissant que le brillant d'André. C'est ainsi que ce public soutint son idole jusqu'à la folie, jusqu'à l'iniquité. Les armées de Darius? Ce n'était plus Agassi, mais ces barbares houleux, qui se prenaient pour un Nouveau Monde.
Oui, le Grec de Palos Verdes était bien l'ennemi. Réussir des volées impossibles, piquer dans le coin du carré de service la quadruple étoile d'une balle intouchable, frapper des coups fulgurants sans effort visible, (et, bien sûr, sans le moindre ahan), voilà qui passe l'admissible. Les gémissements et les râles d'André, c'est plus honnête: selon l'intensité du cri, l'on peut au moins quantifier le travail accompli. Pete Sampras garde le silence, il dédaigne d'exhiber l'effort ou la rage de vaincre. Il ne saurait être évalué, ni consommé, contrairement à ces hot-dogs et ces bières dont les cadavres parsèment les gradins. Mais voici le scandale suprême: à la fin, la victoire revient à cette qualité pure, qu'on ne peut mesurer ni, bien sûr, acheter. A la fin, l'être est distinct du paraître, et triomphe de lui. Offense aux droits de l'homme moyen, outrage à l'égalité des chances.
Etrange, pourtant: ce même public, intolérant au talent silencieux, hostile à la supériorité secrète, au panache sans accessoires, ne rêve pourtant que de s'agenouiller devant des idoles, et de jouir de son infériorité. Il s'apprête à saluer d'applaudissements extasiés le chèque du vainqueur, dont le montant correspond à des années de son propre travail. Ce qu'il déteste donc, ce n'est pas l'inégalité, ce n'est pas d'avoir des maîtres. C'est d'assister à une victoire dont le sens et le secret lui échappent. Quel malentendu! Car cette victoire, s'il le voulait, il pourrait précisément l'aimer sans abaissement, l'admirer sans servilité. Il pourrait même la faire sienne. Les victoires de la beauté, ou du talent, sont toujours celles de tous. Quand la perfection du geste, quand l'inspiration sans calcul sont vainqueurs, la réussite matérielle n'a plus d'importance. Le désir de vaincre n'était qu'un moyen, oui. Et le triomphe, maintenant, n'est guère que le compagnon fugitif de la perfection.
Gardons les pieds sur terre: nous sommes au royaume du sport; il faut bien un vainqueur, il faut bien que l'être parle un moment la langue du paraître. Et le chèque mirobolant, Sampras ne va pas le refuser. Mais il reste que son tennis est aussi de l'art, et c'est pourquoi nous sommes tous, et toujours, les bénéficiaires du fameux «don» qui l'habite. Précisément parce que c'est un don, il ne vit que de se donner. Le talent? C'est forcément un bien commun, comme l'air qu'on respire. La liberté grecque, ce talent de tout un peuple? Il ne tient qu'à Darius de la faire sienne.
Rien n'est plus difficile, aujourd'hui, que de penser la Russie, et même de la voir: durant plusieurs généra tions, nous l'avons identifiée à l'URSS. Le communisme évaporé, nous découvrons avec stupeur que nous avons pris l'habit pour le moine. L'habit nous reste dans les mains, le moine s'est enfui. Qui est-il? Un faux moine, comme l'imposteur de Boris Godounov? Si la Russie est ce qui reste quand on a tout oublié du communisme, ce reste est un monde, et bien impénétrable.
Un monde qui pèse de tout son poids en ex-Yougoslavie. Un monde qui refuse l'élargissement de l'OTAN aux anciens pays satellites, pour un motif qui nous apparaît insensé: la «menace occidentale». Quelle menace? nous récrions- nous. Et quel est donc le nom du pays qui, durant presque tout un siècle, a tenu sous sa botte l'ensemble de l'Europe orientale? Comment donc la Russie, quand elle n'est plus communiste, peut-elle se dire menacée par l'Ouest? Est-il possible de s'entendre avec ce pays d'immense richesse humaine et culturelle, de partager avec lui des valeurs, et d'abord la démocratie? Ou bien la nation de Boris Elstine est-elle restée, communiste ou non, une grande puissance dangereusement paranoïaque, et qui cherche des prétextes à sa volonté d'expansion?
A cette question contemporaine et politique, un poète du siècle dernier peut apporter des éléments de réponse. Alexandre Pouchkine est à bien des égards un cas unique: vénéré par ses compatriotes comme le génie tutélaire de l'identité russe, salué comme l'écrivain national, il n'en fut pas moins nourri de littérature européenne, et fils des Lumières. Son auteur de chevet s'appelait Voltaire. L'ironie, le détachement, la précision du trait viennent toujours, chez lui, équilibrer la puissance ténébreuse des sentiments. Pouchkine a donné vie et dignité littéraire aux chansons populaires de son pays, mais, mieux que nul autre, il a fait passer le sang d'Europe dans le sang de la Russie. En lui, par lui, la Russie est lumineuse, et c'est une révélation pour nous qui la voyons toujours si sombre.
Pouchkine fut proche des Décembristes. Il dénonça l'autocratie tsariste, il défendit l'instruction publique et les principes républicains. On notera d'autre part, non sans émotion, que dans un récit intitulé le Prison nier du Caucase, il sut dépeindre avec un respect, une admiration rares, l'âme des Tcherkesses, ces tout proches cousins des Tchétchènes... L'auteur de Boris Godounov et de La dame de Pique nous fait découvrir une Russie capable de reconnaître qu'une langue se forge au contact d'autres langues, une culture au contact d'autres cultures (un de ses ancêtres, après tout, était Ethiopien). Une Russie qui n'est ni ombrageuse, ni hostile à l'étranger, ni retranchée dans une sinistre complaisance à soi. Quand on songe que tous les Russes, aujourd'hui encore, se reconnaissent en lui, on se demande d'où peut venir la paranoïa de ses chefs politiques.
Peut-être, et bien étrangement, du même Pouchkine? Car ce poète de la lumière eut aussi sa part d'ombre. En 1830, au moment où l'armée russe envahissait la Pologne, il prit la plume pour rédiger une apostrophe outrée «Aux calomniateurs de la Russie». Il s'y scandalisait des remontrances européennes, et priait l'Europe de «laisser entre eux se quereller les Slaves». Car leur guerre devait simplement décider si la «mer» russe absorberait les «ruisseaux» voisins, ou si, au contraire, les «ruis seaux» finiraient par tarir la «mer». Or, pourquoi la mer se laisserait-elle tarir par les ruisseaux? Brusquement, le chantre de l'Europe et de la liberté devenait (au grand dam de ses amis libéraux, en Russie même) le défenseur crispé d'une nation «calomniée». Du coup les idéaux des Lumières le cédaient aux revendications de l'orgueil blessé — et, notons-le, blessé par les réactions européennes.
S'il y eut deux Pouchkine, il peut bien y avoir deux Russies. Entre les deux, le coeur de Boris Elstine ne semble guère balancer: il ne veut pas voir ses voisins entrer dans l'OTAN parce qu'il ne veut pas que les ruisseaux finissent par tarir la mer. Ce que nous apprend le poème polémique de Pouchkine, c'est que cet «argument» traduit un sentiment ancien, un sentiment presque physique de puissance, et de puissance menacée — un sentiment qui surgit quand l'Europe refuse à la Russie sa considération.
Pouchkine, à l'évidence, dément largement Pouchkine. Le poète savait bien, et toute son oeuvre en témoigne, que les ruisseaux ne tarissent pas la mer. Il a définitivement donné à la langue russe, à la pensée russe, la faculté de dépasser le réflexe physique de la peur ou de l'orgueil blessé. La Russie peut, à son exemple, démentir la Russie. De notre côté nous pouvons, si peu que ce soit, aider à ce démenti: en disant haut et fort notre considération pour la Russie de la lumière et de l'esprit, en reconnaissant tout ce que nous lui devons — plutôt que de nous interroger avec une stérile angoisse sur l'identité de l'inquiétant voisin. Son identité? Nous attendons qu'il la décline devant nous. Mais peut-être la cherche-t-il, lui, dans notre regard.
Quoi de commun entre le plus douteux des acquittés, O. J. Simpson, et la plus innocente des condamnées, la jeune Sarah, venue des Philippines pour travailler dans les Emirats, et vouée à la peine capitale pour avoir tué son employeur-violeur? Tout semble séparer ces deux drames et ces deux procès. Tout, sauf qu'il s'agit dans les deux cas d'un déni de justice, et qu'à chaque fois la personne même des accusés n'existe plus. Ni leur volonté, ni leurs intentions ni leur choix. L'important, pour les tribunaux qui les condamnent ou les acquittent, ce ne sont pas les actes ou les mobiles de Simpson ou Sarah, c'est uniquement ce que l'un et l'autre ils représentent: Sarah doit être coupable, comme le sont tous les faibles sous les régimes forts. Simpson doit être innocent, comme tous les opprimés, réels ou symboliques, dans nos démocraties post-modernes.
Sarah d'abord: si les tribunaux «islamiques» la condamnent à mort, c'est parce qu'elle femme, pauvre, immigrée, sans défense. Mineure, elle est encore plus faible; elle a donc tort un peu plus. La «justice» qui la frappe? C'est le bras armé d'une puissance oppressive devant laquelle un individu, s'il n'a que sa souffrance à faire valoir, n'existe tout simplement pas.
Et Simpson? A première vue, son cas est tout autre. On a l'impression qu'il fut acquitté par excès de justice plutôt que par défaut: cette surabondance d'avocats, d'expertises, ce recours à toutes les ressources de la procédure... Mais on sait bien, pourtant, qu'il s'agit là d'un faux-semblant. Ce qui a sauvé l'ex-footballeur américain, ce n'est pas la justice. C'est, sinon le droit du plus fort, du moins le droit du plus redouté. C'est la présence, impalpable mais oppressante à sa manière, d'une menace sociale.
La peur, non d'être injuste mais d'avoir l'air injuste aux yeux d'une «communauté», est devenue assez puissante pour détourner le cours de la justice. Ce qui pervertit le pouvoir judiciaire, c'est donc le conformisme social, le «socialement correct». L'opinion publique, naguère façonnée par les dictatures, se façonne elle-même en dictature.
Le plus pervers est que la «correction» sociale qu'elle prétend instituer s'inspire de principes justes en eux-mêmes: l'«opinion publique» ne revendique-t-elle pas à bon droit l'égalité entre les Noirs et les Blancs, entre les femmes et les hommes? N'exige-t-elle pas le respect de toutes les différences concevables, de toutes les communautés imaginables? Mais cette «opinion», c'est hélas la fleur coupée de la pensée. Ses revendications légitimes, arrachées à l'exigence qui devrait les maintenir en vie, ont vite fait de pourrir. Le sens même de la justice devient alors aberrant, informe: on confond le statut d'opprimé avec celui d'innocent; on dissout l'individu dans sa communauté, et l'on finit par déposséder les êtres de tout droit à répondre de leurs actes, bons ou mauvais.
Le «socialement correct»: instance impersonnelle s'il en est, amas de phobies et d'obsessions, brouhaha de culpabilités fantômes, dont personne n'est vraiment coupable, et d'idéaux ectoplasmes, que personne n'assume réellement. Une tel monstre ne naît pas du désir personnel de bien faire, mais de la peur moutonnière d'être mal vu. Cet égalitarisme mécanique, ce moralisme à vide, cette pensée de nulle part et de personne, ne peuvent ni dicter ni garantir la justice.
On s'aperçoit alors que le post-modernisme de Los Angeles rejoint décidément le pré-modernisme des Emirats: l'appartenance sociale prime dans les deux cas sur la responsabilité personnelle. Et du coup, la simple recherche de la vérité des faits, à chaque fois, devient superflue, pour ne pas dire nuisible. Etablir le degré de responsabilité du prévenu, sonder ses intentions? Voilà qui perd tout intérêt. La procédure judiciaire, pompeuse pour Sarah, hypertrophiée pour Simpson, sont des masques, des leurres. On invoque le nom de Thémis tout en piétinant son visage.
Avec la vraie justice, c'est toute l'approche humaniste du réel qui se retrouve discréditée: à quoi bon les sciences humaines, à quoi bon les psychologues et les sociologues qui cherchent à comprendre les mobiles et les circonstances? A quoi bon les sciences exactes, tout entières fondées sur la recherche passionnée de la vérité des faits? On oublie trop que les instruments de la justice ne sont rien d'autre que ceux de la connaissance. Si l'ignorance et le préjugé triomphent dans les prétoires, c'est que partout ailleurs ils sont bien mal en point.
Les «tribunaux islamiques» déclarent Sarah coupable de son sexe, de son âge, de son statut. Mais le jury de Los Angeles ne fait guère mieux: il décrète Simpson innocent quoi qu'il fasse. Sarah n'a pas conquis le droit d'être acquittée, Simpson a perdu celui d'être condamné. La jeune fille risque d'y laisser la vie; le footballeur a sauvé la sienne. Mais ils ont l'un et l'autre, à coup sûr, perdu la liberté.
C'est une petite église qui ne paie pas de mine; sans trop de style ni trop de caractère. Cependant, le visiteur qui se décide à jeter quand même un coup d'oeil à l'intérieur va pouvoir découvrir un détail unique, fantastique, proprement extravagant, dont ne peut se prévaloir, sur toute la face de la Terre, aucune cathédrale: au-dessus de l'entrée, les anges du vitrail principal, de part et d'autre de la Vierge, ne sont pas munis d'ailes; ce ne sont pas de «vrais» anges: ils descendent du ciel, oui. Mais en parachute.
Avant de pénétrer dans ce stupéfiant sanctuaire, le visiteur aura pu contempler, à l'extérieur, un autre spectacle pour le moins insolite. S'il ignore tout de l'histoire et de la géographie, il risque d'éprouver une surprise non moins vive qu'en face du vitrail: là-haut, sur le flanc du clocher, un être immobile, qui n'a rien d'un ange mais tout d'un mannequin, pend au bout de son parachute malencontreusement accroché. Disons tout de suite que les touristes, en général, n'en sont pas excessivement troublés: cet étrange épouvantail à démons perpétue, on l'aura deviné, le souvenir du soldat qui, lors du débarquement de 1944, a terminé là sa descente, au petit village normand de Sainte-Mère-Eglise. Et l'incroyable vitrail, c'était bien sûr un autre hommage aux libérateurs venus du ciel.
Ce qui tout de même donne à penser, c'est qu'on ait eu l'audace, dans cette oeuvre d'art religieux, d'angéliser ainsi les combattants d'une guerre bien terrestre. A ma connaissance, Sainte-Mère-Eglise est le seul cas — dans la chrétienté du vingtième siècle, bien sûr — où l'on place résolument l'armée parmi les bataillons des anges; où l'on confonde volontairement et fièrement le royaume des avions avec celui de Dieu, le ciel avec le Ciel. Où par conséquent l'on proclame qu'une force militaire est, au moins par métaphore, la force divine, ou son agent autorisé.
Non loin de Sainte-Mère-Eglise, au bord de la mer, les plages du débarquement sont devenues musées. Et ces musées, sans manifester la même audace que la petite église du village où commencèrent les opérations, commémorent aussi la victoire du Bien. Utah Beach, Omaha Beach ou le port artificiel d'Arromanches exposent des armes et des équipements, des mannequins et des maquettes, des décorations et des lettres, mais ne montrent ni sang ni morts. Sur l'ensemble des lieux visités, l'on ne trouve sauf erreur qu'une seule et unique photographie qui, dans un coin, laisse voir un cadavre.
C'est qu'on veut éviter d'évoquer l'horreur trop humaine de la guerre. On ne veut exalter que les vertus militaires, mises au service de la victoire. La victoire du Bien, faut-il le préciser. Cela s'entend d'ailleurs par le seul fait que ces musées existent, et que les foules s'y pressent, pour y chercher un peu d'histoire et quelques frissons, mais aussi pour y manifester silencieusement leur ferveur. Au mémorial d'Utah Beach, les parachutistes, dans leur vitrine, prennent le même sens, exactement, que sur leur vitrail de Sainte-Mère-Eglise: ce sont nos anges sauveurs.
Pour quiconque est persuadé (et qui ne l'est pas aujourd'hui?) que le nazisme était le Mal, assimiler les troupes alliées à des cortèges d'anges est assez peu choquant. Cependant, on imagine l'objection: qui seraient aujourd'hui les anges, qui seraient les démons si l'Allemagne de Hitler avait triomphé? En cas de victoire nazie, les plages de Normandie ne porteraient point de noms américains, on n'y verrait point de musées. Et l'on ne découvrirait point de parachutistes sur le vitrail de Sainte-Mère-Eglise. En revanche, les branches de la croix du Christ auraient, ma foi, reçu de petits prolongements perpendiculaires.
Ces considérations, dans leur cynisme, supposent que l'Histoire ne s'écrit qu'au hasard de la force, et que le bien ou le mal sont exclusivement décrétés par les puissances régnantes. Cela n'est pas vrai, cela ne doit pas être vrai. Mais ce qui n'est pas faux, c'est qu'on court de grands risques à vouloir angéliser une action militaire, fût-ce la plus noble. Un parachutiste n'est pas un ange, il descend d'un ciel très matériel pour tuer ou être tué. Les anges, en principe, ne terrassent que le démon, ils ne trucident pas les personnes. Et si la Deuxième guerre mondiale est une des rares qui puisse revendiquer d'être «juste», elle n'en devient pas angé lique pour autant.
Malgré ces réserves, on n'arrive pas à condamner le vitrail de Sainte-Mère-Eglise, avec ses séraphins en tenue de combat. Et quand on songe à la shoah, l'on ne peut s'empêcher d'être ému par la métaphore naïve et forte que cette oeuvre met en scène. Face au démon, les parachutistes apparurent comme de vrais anges, oui. Fallait-il que le nazisme fût infernal pour faire ainsi confondre, un certain jour de juin 1944, le ciel d'un village normand avec celui du paradis. Et pourquoi nous priverions-nous d'appeler anges ceux qui nous arrachent à l'enfer?
Quelques heures avant l'instant où le Premier ministre israélien fut assassiné, la télévision nous montra les images d'une manifestation du Hamas. On y brûlait allégrement des drapeaux israéliens et américains, mais également un mannequin de paille dont la tête était celle d'Itzhak Rabin. Le corps attaqué par les flammes se tordait d'une manière grotesque et horrible, comme celui d'un vivant. Ainsi donc, juste avant d'être tué par un Juif extrémiste (divinement inspiré, bien sûr), parce qu'il «vendait la terre sainte» à l'Ennemi arabe, le Premier ministre était brûlé en effigie par un Arabe persuadé (grâce au divin conseil d'Allah, comme il se doit) qu'en sa personne, l'Ennemi juif était l'auteur de tous ses maux. L'extrémiste israélien terminait le geste amorcé par l'extrémiste arabe, son ennemi mortel.
L'énormité ne s'arrête pas là: dans certains fiefs palestiniens, on sait que la mort de Rabin fut accueillie par des cris de joie, des chants et des danses. Un sympathisant du Hamas déclara, non sans un grand rire de satisfaction, que son plaisir redoublait à l'idée que l'assassin d'un Juif était un autre Juif. Sans doute, cette réaction, pour odieuse qu'elle nous paraisse, n'est pas incompréhensible: on est toujours ravi de voir ses ennemis se manger entre eux, et l'on ne peut qu'applaudir s'ils se chargent eux-mêmes de la besogne de mourir. En outre il est vrai qu'Itzhak Rabin, avant d'être un artisan de la paix, fut un général conquérant, et le maître d'oeuvre d'une politique souvent répressive à l'égard des Palestiniens.
Il reste que pour ces derniers, son assassin Juif, et l'idéologie religieuse dont il est porteur, sont des ennemis bien plus redoutables que le Premier ministre. Il reste que les Palestiniens n'ont rien à gagner à ce meurtre, sinon la satisfaction viscérale de voir mourir un des ennemis abhorrés. Quant aux Juifs extrémistes qui jubilaient devant l'hôpital où Rabin agonisait, la logique n'est pas non plus de leur côté: ce meurtre, qui les réjouit tant, risque fort de se retourner contre eux. Mais il s'agit bien de logique! Il s'agit, des deux côtés, de satisfaire sa haine sacrée, et la haine se complaît aux contresens; elle est contresens.
Attardons-nous un instant sur les faits, car ils sont vraiment uniques dans leur monstruosité. L'incroyable, ce n'est pas qu'Itzhak Rabin ait éveillé des passions extrêmes et contraires: tous les hommes politiques de quelque envergure sont dans ce cas. Mais c'est qu'il éveilla la même passion meurtrière chez des ennemis mortels. Lorsque M. Frédéric de Klerk, pour ne donner que ce contre-exemple, choisit de faire bon accueil aux revendications de la majorité noire d'Afrique du Sud, il fut honni par les Blancs ségrégationnistes, mais au moins toléré, sinon même applaudi par les Noirs. Il se fit des adversaires irréductibles, mais des alliés inébranlables. Son geste ne fut pas interprété par les uns et par les autres comme celui d'un traître. Si l'on «trahit», ou simplement si l'on dessert les intérêts d'une partie, c'est, en principe, parce qu'on sert ceux de la partie adverse. Comment serait-on l'ennemi mortel de deux ennemis mortels?
En s'appelant Itzhak Rabin. La clé du mystère, c'est la haine sacrée, qui rend aveugle même à ses propres intérêts, et ne fait plus éprouver que le désir de meurtre, qu'on prend et qu'on donne alors pour un devoir. La haine sacrée ne fait pas acception de politiques ni de personnes; elle ne juge pas des actions ou des intentions, elle vit dans l'absolu, là où n'existe plus d'acte nuancé, de geste raisonnable, de pensée à hauteur d'homme. Dans la haine sacrée, on devient Dieu, et l'Autre devient Diable. C'est ainsi qu'Israël, pour les uns, n'est qu'un autre nom pour le Bien suprême; pour leurs ennemis, un autre nom du Mal absolu. Du coup, Itzhak Rabin ne peut échapper au destin d'être doublement diabolique: Israélien, il est le Mal du Hamas. Négociateur, il est le Mal des Juifs extrémistes. Il n'est plus un homme qui se bat, dans l'histoire et la société, avec des problèmes politiques et religieux, et qui cherche la paix à force de compromis, de concessions et de petits pas. Plus exactement, et tout simplement, ce n'est plus un homme. L'éliminer n'est donc plus un crime.
Telle est la haine sacrée. Mais on peut dire alors que si la même haine veut tuer une personne pour des raisons contradictoires, cette haine est forcément insensée. Et la politique de cette personne a toutes les chances, elle, d'être sensée et juste. La haine sacrée ne bafoue pas seulement l'humanité. Elle bafoue le simple, le difficile bon sens. Elle déconsidère le sacré lui-même, peu compatible, espère-t-on, avec le mépris des hommes: comment ne pas avoir honte quand un Jahvé, quand un Allah ne s'accordent que pour exiger le meurtre du même individu?
Brûlé en effigie avant d'être tué, par ceux-là mêmes qui ne rêvent que de se brûler et de se tuer les uns les autres, Itzhak Rabin était donc dans le vrai: si des dieux antagonistes vous condamnent à la mort, c'est qu'ils haïssent et nient en vous l'humanité.
Dans les trains intervilles, l'employé qui, le long des couloirs, transbahute le chariot-restaurant, n'est pas souvent d'humeur rayonnante. Son métier, comme de juste, ne lui paraît pas le plus joyeux du monde. Pourtant, l'autre jour, le préposé aux boissons semblait habité par une telle joie de vivre qu'il ne pouvait s'emparer d'une tasse en carton, d'un emballage de sucre ou d'une barre de chocolat sans les lancer en l'air et leur faire parcourir une artistique parabole, avant de les rattraper sans dommage, et dans son dos. En outre, ses lèvres dessinaient et redessinaient la parabole toujours nouvelle d'un chaleureux sourire.
Je laisse ici la question de savoir s'il était Suisse, ou même Européen: le lecteur aura probablement deviné la réponse. Je laisse également une autre question, plus retorse et plus académique: le fait de s'acquitter avec allégresse de travaux ennuyeux ne contribue-t-il pas à la stagnation du progrès social? Une chose est sûre: cet homme qui trouvait en lui, consciemment ou non, d'étonnantes ressources pour embellir son métier, avait la bonne humeur contagieuse. Son sourire créait les sourires — et les pourboires. Il vous entraînait à la joie, d'une manière presque automatique, et peut-être purement imitative. De même, quand un petit enfant, du fond de son berceau, vous fait risette, vous ne pouvez vous défendre de répondre. Ce phénomène de l'imitation forcée, de l'entraînement instinctif, a conduit depuis longtemps la psychologie de bazar à proposer des recettes plus ou moins niaises en vue de réjouir les tristes et de ragaillardir les dépressifs: «Efforcez-vous de sourire en toutes circonstances: il suffit de si peu pour illuminer la vie», etc. Ces recettes simplistes se transforment en prescriptions intéressées lorsqu'il s'agit de former les démarcheurs et autres vendeurs au porte-à-porte: «N'ou bliez pas d'arborer une mine ouverte, et le sourire le plus franc: le sourire sera votre meilleure arme», etc.
Quelles que soient les exploitations qu'on peut en faire, le phénomène est là: les humeurs sont contagieuses. Contagion souvent définitive, pour le meilleur et pour le pire, car le phénomène est irréversible. Quiconque a fait l'expérience d'un incident de la route, accrochage ou conflit de priorités, sait que la tonalité générale de l'explication va dépendre des tout premiers mots, et, plus encore, du ton initial des deux parties. Dans les premiers instants, tout est encore possible. Les protagonistes, du moins dans les cas douteux, ne savent pas s'ils sont furieux ou conciliants, coupables ou victimes. Ils se cherchent une contenance, et, pour la trouver, ont besoin de connaître celle de ce corps qui s'apprête à jaillir de sa voiture. La façon même dont il ouvrira la portière, dont il dépliera ses membres, dont il se tournera vers vous, va donner le la. Pendant quelques secondes, ou quelques fractions de seconde, tout est suspendu. Puis le mécanisme s'enclenche. Vous allez, vous et l'Autre, vous imiter réciproquement, et rivaliser de douceur ou d'agressivité, sans peut-être savoir qui a commencé, sans vous rappeler si vous étiez vraiment mûr pour la colère noire ou prêt au pardon magnanime.
Une fois que vous êtes engagé dans la direction de l'excuse souriante, ou dans celle de la sombre accusation, le retour en arrière est exclu. Ou bien les politesses se multiplient, s'engendrent réciproquement, se bousculent et se recouvrent avec douceur, comme des chatons dans un panier; ou bien le mouvement fatal va plutôt ressembler à celui d'une soupe sur le feu. Parti lentement, imperceptiblement, il a tôt fait d'accélérer, et, débordant les limites de cette casserole morale qu'est la bonne éducation, il entraîne désormais librement les humeurs, qui se déversent alors en insultes informes, écumantes et malodorantes. Tout à l'heure vous ne saviez pas si vous étiez méchant ou gentil, aigre ou cordial; vous flottiez encore entre deux états. Maintenant c'est trop tard, vous voilà définitivement courtois ou malotru, souriant ou fermé, figé dans votre choix.
Qui sait si le phénomène, observable dans les relations entre individus, ne se vérifie pas aussi pour les groupes, les masses, les peuples? Non seulement dans ce qu'on a coutume d'appeler la psychologie des foules (au concert, pour ne donner que cet exemple rebattu, on applaudit plus aisément si la «claque» vient amorcer les enthousiasmes). Mais aussi dans des processus plus complexes, où les facteurs émotionnels ne sont pas seuls en cause: ainsi de ce qu'on appelle les «dynamiques de paix» (par opposition aux «logiques de guerre», autre terme significatif). La paix, comme la guerre, ne devient-elle pas irréversible parce qu'une opinion publique est peu à peu gagnée par le désir d'«imiter» la poignée de main de deux (ou trois) chefs ennemis, comme on peut être gagné dans le train par le rayonnement d'un homme au teint basané, qui pousse, en souriant sans motif évident, le chariot des boissons?
La chaîne Arte vient de diffuser une émission rétros pective consacrée à Malraux, disparu voilà presque vingt ans. Sur fond d'images tournées à Sarajevo, on rappela que pour cet écrivain, notre siècle était et serait un siècle de nationalismes et de guerres nationales, plus que de révolutions internationalistes. Qu'en penser aujourd'hui? De «nationales», les guerres sont même devenues «ethniques», ou franchement «tribales», et tout semble donner raison à l'auteur de L'espoir.
Cependant, il n'est pas sûr que les problèmes se posent aujourd'hui dans les termes où les posait Malraux. Lorsqu'il opposait les guerres aux révolutions, il choisissait entre deux prophéties du dix-neuvième siècle: celle de Marx l'«internationaliste», et celle de Nietzsche le «nationaliste». Son choix ne s'était d'ailleurs pas fait du premier coup: avant de pencher pour Nietzsche, l'homme de la Condition humaine avait commencé par donner raison à Marx; avant de choisir le général de Gaulle et sa vision presque mystique de la nation française, il avait accompagné, par l'écriture et par l'action, la révolution chinoise ou la guerre d'Espagne.
Mais quoi qu'il en soit, pour cet homme avide d'émotions héroïques, assoiffé d'épopée, la vérité de notre siècle était forcément chez l'un ou l'autre des deux prophètes du siècle précédent. Nulle part ailleurs. Nietzsche pouvait avoir raison contre Marx, mais non la grisaille quotidienne. Et les combats de ce siècle, ceux des classes révolutionnaires en quête de reconnaissance, ceux des nations humiliées en quête de dignité, seraient forcément lyriques, forcément grandioses. Pour Malraux, l'Histoire ne s'écrivait guère en prose.
Pourtant l'on peut se demander si nous ne sommes pas en train de vivre aujourd'hui des affrontements qui ne relèvent ni de Marx ni de Nietzsche; ni de la révolution sociale ni de la guerre nationale. Des combats dont un Malraux, peut-être, se serait désintéressé: contrairement aux mouvements révolutionnaires du Tiers-Monde comme aux guerres de conquête ou de libération, leur tragique est réel, mais ils ne laissent guère de place au lyrisme.
L'émission d'Arte nous est proposée au moment où la France connaît les difficultés et les troubles que l'on sait. Le téléspectateur, qui vient d'entendre commenter longuement le régime des retraites et les gouffres financiers de la Sécurité sociale, se retrouve sans transition face à Malraux qui chante la grandeur de la France. Malraux qui raconte avec feu comment un homme, le général de Gaulle, a su donner au peuple français la conscience et la fierté de son «destin»; le Général n'a-t- il pas dit à son pays, comme l'amoureux murmure à sa dulcinée: «Tu m'es nécessaire», l'éveillant à tous les héroïsmes? Et le téléspectateur de se demander: existent-ils, peuvent-ils exister, le général de Gaulle de la sécurité sociale, le Napoléon des retraites, et le Malraux qui chanterait la nécessité des impôts nouveaux comme il a chanté le sacrifice des résistants? Où trouver la poésie du combat contre le chômage? Où, l'héroïsme des restrictions budgétaires? Le chef d'Etat qui dit aujourd'hui: «Tu m'es nécessaire», ne le dit pas au peuple, hélas, mais à l'argent du peuple.
On objectera que les difficultés économiques ont existé de tout temps, sans empêcher le lyrisme des épopées nationales ou des révolutions. Certes, mais il faut aller plus loin: ces difficultés ont souvent suscité les épopées ou les aventures collectives. Précisément parce qu'on ne pouvait les résoudre, il fallait les embellir, les parer d'héroïsme, voire les travestir. Les guerres nationales, comme d'ailleurs les révolutions, ne furent-elles pas souvent des tentatives d'éviter un combat douteux et quotidien qui, en lui-même, est réfractaire à toute «grandeur» visible? La guerre «nietz schéenne» a exalté les nationalismes pour masquer le drame de la gêne économique. Et la révolution «marxiste», elle, a ramené la lutte économique à la seule lutte des classes qui, elle au moins, pouvait nourrir les rêves. Mais le nationalisme a toujours été menteur, et la lutte des classes a perdu ses vertus explicatives et mobilisatrices. Ainsi, la Guerre ou la Révolution, dans lesquelles Malraux voyait invariablement la marque du «destin», et déchiffrait le témoignage irrécusable (quoique sanglant, et parce que sanglant), de la grandeur humaine, apparaissent aujourd'hui comme des diversions plus ou moins inconscientes, destinées à retarder le jour où les sociétés devront affronter pour lui-même le combat, banal et toujours recommencé, contre le chômage et la pauvreté.
Cela ne signifie pas que toute «grandeur» soit désor mais interdite. La grandeur des peuples, aujourd'hui, c'est peut-être justement d'atteindre un état de maturité sociale où les difficultés économiques ne sont pas automatiquement niées et détournées dans la guerre ou la révolution. Quelles que soient ses difficultés présentes, la France, jusqu'à plus ample informé, ne va pas lever des troupes contre l'Allemagne, et très certainement, elle ne refera ni 1789 ni même 1968. La grandeur des peuples, aujourd'hui, commence avec la lucidité.
Knock, ou le triomphe de la médecine, de Jules Ro mains, est une pièce de théâtre qu'on lit volontiers dans les écoles et dans les cours de français à l'usage des étrangers. Bref, une pièce comique, agréable et légère, dont le rôle-titre convient admirablement à son créateur, Louis Jouvet. Le film tiré de cette oeuvre (avec, dans le rôle principal, le même acteur) réapparaît aujourd'hui sur les écrans. Un film pour les fêtes et pour les familles, donc? Assurément. Mais bien davantage: sur le mode burlesque, une analyse du phénomène de la servitude volontaire et de la crédulité humaine, menée avec une rare intelligence.
Knock, on s'en souvient, hérite d'un cabinet médical de campagne, dont la clientèle est à peu près nulle. En trois mois, il parvient à mettre au lit la moitié du canton, à transformer hôpital l'auberge communale, et à régner sur toute une population, qu'il parvient à convaincre qu'elle ne peut vivre sans ses soins. Mieux, il soumet à sa loi jusqu'à son prédécesseur, revenu sur les lieux, et qui deviendra son patient. On peut d'abord penser que Knock agit ainsi par goût du lucre. Mais à vrai dire l'argent ne l'intéresse guère. Sa vraie passion, sa passion froide et réfléchie, c'est le pouvoir. Jules Romains nous montre quels ressorts le docteur fait jouer pour s'asservir les autres. L'intérêt d'abord, la peur ensuite, enfin le besoin de donner un sens à sa vie.
Knock commence par flatter ses alliés obligés, le pharmacien ou l'instituteur, qui seront ses relais ou ses propagandistes. Au pharmacien il promet la fortune, à l'instituteur une respectabilité nouvelle. Quant aux clients, il les attire par une consultation gratuite, et les retient par la peur de mourir. Bien sûr, il doit faire preuve d'une fine psychologie, car chaque cas est différent. On ne se soumet pas de la même manière une grosse paysanne constipée et avare, une vieille comtesse insomniaque ou deux villageois épais, venus ensemble, et hilares, à la consultation pour se moquer du nouveau docteur. Knock recourt donc à des méthodes plus ou moins raffinées.
Une de ses méthodes consiste à proférer devant ses clients ébahis quelques vocables obscurs, qui «font» savant, mais qui en réalité sont de pure fantaisie (le «faisceau de Türck» et la «colonne de Clarke», sans parler du fameux distinguo qui «fait» scientifique, entre les chatouilles et les gratouilles). Une autre méthode consiste à demander beaucoup d'argent, parce qu'il sait que les hommes «croient» à ce qu'ils ont payé cher. Mais d'abord et surtout, il met à vif, chez ses patients, la peur de souffrir et de mourir, tout en se posant comme le seul recours. Car tel est le secret du tyran: il crée la peur, mais, dans le même instant, il apporte la certitude que lui seul pourra guérir la peur. Et la force du tyran, c'est de procurer la sécurité.
En rassurant ceux qu'il a d'abord affolés, il donne à leur vie un sens qu'elle n'avaient pas auparavant. La menace et la protection, la perte et le salut, la mort et la vie sont désormais les deux pôles d'une existence naguère sans forme et sans direction précises. Désormais le patient sait ce qu'il doit faire pour ne pas mourir: Il lui suffit d'obéir au médecin, c'est-à-dire d'observer scrupuleusement un rituel (prise de température à heures fixes, prise de médicaments, régime, etc.). Ce rite, cette régularité sont essentiels à sa sécurité. Si vous lui ôtez cet ordre, cette ordonnance, si vous le laissez à lui-même, il retrouvera l'angoisse et la panique. Pire, si vous venez lui dire que Knock est un charlatan, plutôt que de vous croire, il préférera vous honnir et vous chasser ignominieusement: si cela était vrai, cela voudrait dire que votre vie n'a plus de sens.
Knock s'asservit toute une population, mais il lui donne en même temps une identité. Il règne sur ses patients, dont il a fait des malades imaginaires, mais ses patients sont heureux. Le besoin de servitude, c'est le besoin de sécurité à tout prix, notamment au prix de la conscience et du sens critique. Le moment le plus fort de l'oeuvre de Jules Romains, c'est peut-être sa dernière scène, qui voit le docteur Parpalaid, prédécesseur de Knock, subir à son tour la loi du tyran. Lui, un médecin, qui connaît les ficelles du métier, succombe à son tour à la merveileuse autorité du tyran: il craint de couver quelque maladie et l'oeil du maître le confirme dans ses craintes. Il sait que l'autre est un charlatan. «Je sais bien, mais quand même»... pourrait-il murmurer. La passion d'ignorer et de se soumettre est la plus forte.
Résumons-nous: donner un sens artificiel à l'existence en jouant sur les peurs premières de tout être humain; à cette fin, impressionner le futur patient par le recours à des vocables faussement savants, se l'attacher en exigeant de lui de fortes contributions financières; le sécuriser en le soumettant à des rituels précis et compliqués. L'infantiliser en prétendant le sauver. Le tableau semble complet: Knock, aujourd'hui, fonderait une secte. Et le premier rôle de la sinistre pièce qu'il mettrait en scène s'appellerait presque Jouvet. La seule différence est que Knock, jusqu'au bout, sait ce qu'il fait.
Peut-on juger les phénomènes de masse comme les réactions individuelles? Analyse-t-on la psychologie des foules selon les mêmes critères que celle des individus? Certainement pas. Mais à l'occasion de la mort de François Mitterrand, comme, d'ailleurs, lors des grèves de novembre et décembre, on a pu éprouver l'impression que les Français réagissaient «comme un seul homme». Ou plus exactement, comme un homme seul. Au travers de millions d'êtres, s'exprimaient des réactions individuelles par excellence. A certains moments (ou peut-être à certaines époques), les peuples s'éparpillent en millions de corps effarés ou douloureux, pris de mélancolie et d'anxiété devant leur propre mort.
Lors des grèves de 1995, plusieurs commentateurs ont affirmé que les Français, au-delà de leurs revendications apparentes, protestaient contre le monde de l'argent et du profit, réclamant que l'économique cesse de prendre le pas sur l'humain. L'interprétation pouvait sembler osée, puisqu'après tout, ce qui fit descendre le peuple dans la rue, c'étaient des mesures qui menaçaient l'intégrité des porte-monnaie. Et pourtant l'on sentait bien que les revendications des grévistes n'étaient pas seulement ni d'abord matérielles. Ce qu'ils demandaient, c'était bien la sécurité sociale, mais au sens le plus fort et le plus originel de ces deux mots. Au delà du gouvernement, c'est l'avenir tout entier qu'ils interpellaient. Les masses réclamaient le retrait d'un plan, mais dans leur cri, on pouvait percevoir l'appel de millions d'individus tendant à bout de bras leurs enfants vers un avenir menaçant, pour en implorer la clémence.
La mort de François Mitterrand fut une autre occasion, plus remarquable encore, où des foules encore plus nombreuses vécurent une expérience individuelle, personnelle. Dans un article acéré, extrêmement critique, l'éditorialiste Jacques Juillard a fustigé l'universelle dévotion qui entoura soudainement l'ancien président, et dénoncé sans ambages, chez ses compatriotes, «un grand moment de narcissisme». Sans doute a-t-il raison. Mais ce qui est sûr, c'est que le narcissisme est par excellence le fait des individus. C'est un rapport de soi à soi, dont on imagine mal comment (sauf métaphore peu rigoureuse) des foules pourraient l'éprouver en tant que telles.
Bien sûr, les obsèques de François Mitterrand déchaînèrent d'abord des comportements qui relèvent bel et bien de la psychologie des foules: à commencer par le désir de fête, fût-elle funèbre; ou par cette contagion qui entraîna tous les commentateurs de télévision, tous les hommes politiques de tous bords, et même tous les «hommes de la rue» à en rajouter dans l'émotion méditante. Il n'en est pas moins vrai que cette émotion même était de celles qui n'ont de sens que pour un individu. L'espace de dix jours, le peuple français s'est arrêté de vivre en tant que peuple; il a suspendu son existence collective pour se dissocier en ses millions de corps inquiets et souffrants, comme la roche se défait en sable.
Le défunt, tout soudain, devenait un grand saint, proférant des paroles sur lesquelles glosaient les hommes d'Eglise; il devenait un grand écrivain, dont les paroles et les livres atteignaient le secret des coeurs; un grand martyr de la maladie, dont le courage servait d'exemple. Il n'était pas jusqu'à sa vie privée qui ne donnât l'occasion de méditer sur le pardon des offenses. Mais le plus fort de cette méditation pour millions d'individus, c'était bien sûr cette mort elle-même, cette mort exemplaire, ce mystère qui, relativisant les soucis de la vie, ramène chacun vers sa solitude, et reconduit à l'essentiel. Des millions d'individus se trouvaient et se voulaient renvoyés à eux-mêmes. Ils se plaçaient délibérément, presque complaisamment, devant le tragique de leur destin personnel.
On rétorquera que pour autant le peuple français ne s'est pas dissous en ses millions de composants individuels, mais qu'il est devenu lui-même, l'espace des obsèques, un seul Grand Individu. Que dans sa méditation collective sur la mort, il n'a pas réagi comme un homme seul, mais bien comme un seul homme. Je maintiens que le deuil de ce début d'année, en France, ne fut pas celui des foules françaises, mais des solitudes humaines. Car s'il est un phénomène dont les foules, les nations et les peuples sont parfaitement ignorants, c'est bien la mort: limite à peine pensable pour les individus, limite des individus, la mort n'a guère de sens pour les masses. Bien sûr, les peuples meurent aussi, et les pays et les langues, mais à l'échelle humaine, ils représentent justement ce qui transcende les limites individuelles, ce qui continue quand je meurs.
En France, durant quelques jours, il n'y eut plus de peuple. Seulement des millions de personnes.
Tout le monde, ces jours-ci, se donne le mot: «Allez voir Il postino!» Le sujet de ce film tant apprécié paraît pourtant bien austère, bien loin de nos soucis contemporains: un pauvre facteur (le postino, justement), sur une petite île du sud de l'Italie, dans les années cinquante, est chargé d'apporter chaque jour au poète Pablo Neruda, exilé sur cette terre ingrate, son abondant courrier. Au contact du grand homme, la vie du jeune postier sera bouleversée.
L'île est pauvre, sans eau courante. Régulièrement, au moment des élections, des messieurs avantageux viennent jurer qu'ils engageront des travaux pour améliorer le sort des habitants. Après les élections, les messieurs disparaissent. En face d'eux, quelques rares idéalistes révolutionnaires espèrent échapper au règne tyrannique de ces seigneurs de la mafia. Neruda, poète communiste, poète du peuple, est évidemment leur héros tutélaire. Cependant le chantre du prolétariat est aussi l'aède de l'amour. Il va fournir au postino les mots qui séduiront son aimée, la belle Béatrice. Grâce à Neruda, à cause de Neruda, Mario pourra donc épouser la jeune fille de ses rêves, de même qu'il découvrira la lutte révolutionnaire. Son horizon s'élargit, sa vie prend sens et relief, même si son engagement finit par lui coûter la vie.
Avec ses magnifiques images de mer, de ciel et d'herbes folles, sans complaisance esthétique cependant, ce film, de bout en bout, ne traite qu'un seul thème: le pouvoir des mots. Comme le verbe de Cyrano permet à Christian de séduire Roxane, les vers de Neruda permettent à Mario de conquérir sa Béatrice. Mais il y a beaucoup plus: le facteur découvre peu à peu que les mots lui appartiennent vraiment, ces mots qui sont l'amour, mais aussi la révolte et la force. Les mots peuvent toucher un coeur de femme, ils peuvent aussi changer la société. Du coup, le postino se construit, en accédant à la parole créatrice, une dignité d'homme, une conscience sociale et politique. Dans une manifestation populaire, il voudra réciter les mots du poète révolutionnaire qu'il est devenu. C'est pour cela qu'il va mourir.
Pour qui croit à la force du verbe, pour qui pense qu'il n'est pas de conscience sans langage, voilà bien un film qui peut combler, et qui émeut par sa façon discrète de nous reconduire à l'essentiel, aux sentiments purs et natifs — que ce soit l'amour, la révolte ou l'exigence de justice. En même temps, un trouble nous prend: cet hommage que le cinéma rend à la puissance absolue du verbe, ce chant de l'image à la gloire de la parole, n'est-il pas bien étrange, bien nostagique? Est-ce que par hasard Il postino nous plairait parce qu'il nous évoque un monde infiniment lointain, un monde perdu?
On s'interroge: qui donc, dans la Suisse de 1996, croit encore que la poésie puisse transformer le monde? Quel amoureux considère sérieusement qu'une métaphore bien choisie va retourner le coeur de son aimée? Qui, en outre (mais c'est la même question, peut-être) croit encore à la Révolution, et ne considère pas le destin de Neruda, poète communiste et poète du peuple, dont les mineurs chiliens récitent les poèmes de leur bouche noire, comme un destin mythique, presque fictif? A tel point que le cinéaste peut nous montrer, sans risquer de fâcher personne, des personnages de communistes italiens purs et doux, qui parlent avec feu de l'URSS, en disant: c'est chez nous. Apparemment, donc, le marxisme révolutionnaire n'attise plus la controverse. Il appartient à la vieille histoire: c'était ainsi, jadis, dans ce monde bizarre où les hommes amoureux devaient réciter des poèmes pour conquérir les jeunes vierges férocement gardées par leur tante dévote, et croyaient que l'Idée révolutionnaire donnerait le pouvoir aux humiliés de toute la terre. La poésie, pouvoir absolu, la poésie du peuple et de l'amour, la poésie qui touche l'ouvrier dans sa mine profonde et la jeune fille dans sa pudeur inexpugnable: un univers si prodigieusement exotique, si loin de notre aujourd'hui! Ne nous plaît-il pas à cause même de son étrangeté, de son impossibilité, comme on goûterait un conte de fées?
C'est toute la question: quand nous disons que le monde du Postino n'est plus le nôtre, entendons-nous simplement que les lieux les plus reculés d'Italie ont désormais l'eau courante et que la mafia n'y règne plus sans partage? Ou bien constatons-nous avec un terrible attendrissement que l'univers de la parole agissante et créatrice est une île perdue au fond de nos mémoires? Allons, je me trompe: nous aimons ce film parce qu'il nous parle non de passé mais d'avenir. Et tous les espoirs nous sont alors permis.
A cause de leur végétation généreuse et de leur éternel mois de mai, les explorateurs antiques appelèrent ces terres «Îles Fortunées». En effet, le printemps le plus pur y règne en février, comme il y continue, paraît-il, en juillet ou en août. Avec ses couleurs à la fois intenses et transparentes, toute la nature y semble née du matin même. Comme il le fait sur d'autres îles, mais plus aisément encore, l'homme, ici, peut rêver de retourner aux origines, de déposer ses regrets et ses remords, de recommencer à neuf, d'oublier sa condition.
Mais évidemment, tout cela n'est qu'un rêve: les habitants de cet archipel connurent, comme tout un chacun, les saisons de la vie. La plus ancienne civilisation qui occupa les lieux, quoique très fruste, observait déjà des rites funéraires élaborés; comme les Egyptiens, elle momifiait ses morts. Elle ne put ignorer que la condition insulaire demeure la condition humaine, et n'eut sans doute jamais assez de loisirs pour en douter. Cette première civilisation fut bientôt supplantée par des étrangers venus d'Espagne. Même s'ils rêvaient d'abord de puissance, ces colons ne furent sans doute pas insensibles à l'éternel printemps qui baignait leur conquête. Mais à leur tour, ils ne purent jouir de leur rêve insulaire. Leur coeur eut des saisons, et leur corps, qui se dégradait et mourait tout comme en métropole. Ils l'enterrèrent selon le rite chrétien, sans momification mais, tout de même, dans des cercueils de bois.
Tout espoir n'était pas perdu, cependant: il était réservé à la dernière génération d'envahisseurs, celle des touristes, de vivre littéralement et jusqu'au bout le rêve de l'éternel printemps, le rêve du nord austral, de la douceur en plein hiver, et de la mort niée. Depuis une vingtaine d'années, et par centaines de milliers, venus du septentrion, et souvent du troisième âge, les humains assoiffés de pureté originelle se hâtent en masses compactes vers les plages de sable des Îles Fortunées.
Et voici ce que vous pouvez contempler, ô miracle de février, si vous vous engagez dans les dunes, toutes semblables à celles du Sahara, qui prolongent vers l'intérieur la plus vaste et la plus belle de ces plages: au détour d'un bosquet de cactées, mais, mieux encore, au sommet d'une des collines de sable, découpé dans la lumière printanière, le corps d'un vieillard entièrement, obstinément, glorieusement, atrocement nu. Vieux et nu dans les dunes aux tendres courbes, comme il le fut, bébé, sur le ventre ou la poitrine de sa mère. Proche du dernier jour, mais nu comme au premier.
Vous croyez au mirage, vous vous approchez, mais l'apparition demeure, toujours mieux discernable en tous ses humains détails. Vous cédez alors à la panique, changez de cap; c'est en vain: sur la colline voisine, vivant lui aussi son rêve adamique, un autre corps de vieillard vous attend, fièrement courbé, fermement flasque, éclatant et racorni. Vous faites volte-face, cherchant votre salut dans la fuite, mais derrière son bosquet vous guette un troisième spectre de l'éternel printemps. Vous êtes cerné, et la «zone nudiste» dans laquelle vous vous êtes égaré ne vous fera grâce de rien.
Mais de quoi vous plaignez-vous? L'homme, pendant des millénaires, a rêvé d'innocence originelle, de pureté première, de printemps éternel, de retour bienheureux au sein de la Mère Nature. Il réalise enfin son rêve. Il vient du froid, et voici qu'il a chaud; il vient de la vieillesse, voici qu'il est nu comme un bébé; sa mère est morte depuis bien longtemps, et voici qu'il la retrouve, tiède, en ces dunes à la couleur de chair. Il vient d'un monde où, dans l'amour ou dans l'art, les nudités étaient sensées, révélatrices, expressives, gracieuses ou douloureuses, belles ou laides, troublées ou troublantes. Mais il veut précisément quitter ce monde du sens, comme il a quitté son Nord et sa froidure, comme il veut quitter l'angoisse et le souci. Il veut être nu, un point c'est tout, car n'est-ce point son droit, de nier sa décrépitude et de s'arroger l'éternel printemps?
De quoi vous plaignez-vous? L'homme rêvait d'un retour à la Nature, il est désormais Nature. Les vieillards, majoritaires, en ont même convaincu leurs cadets: tandis qu'ils trottinent dans les collines de sable, tels de lents bébés sur les seins de leur mère, des jeunes filles montrent leur poitrine comme la nature montre ses dunes: dans l'indifférence. Jadis, les habitants de ces îles (que nous autres modernes appelons Canaries), emmaillottaient leurs morts. Leurs successeurs les enterrèrent. Mais le touriste a changé tout cela. Il veut finir comme il a commencé, nu dans le désert de sa Mère. Il rabougrit à la lumière et retourne au sable originel, tout fiérot d'échapper à son humanité, souriant de mourir sans le savoir.
On dirait que la SNCF, dans la formule d'accueil qu'elle a concoctée à l'intention des passagers du train Lausanne-Paris, et qu'elle fait réciter par le contrôleur à l'instant du départ, a pris un malin plaisir à souligner à quel point le français de France est distinct du français de Suisse. C'est du moins l'impression que l'on éprouve quand un contrôleur de ce côté-ci du Jura doit proférer cette prose au micro: on le dirait soudain lâché dans les salons de Versailles, ahuri par ces splendeurs, craignant à tout instant de trébucher sur cette syntaxe rutilante, et de piétiner ces mots fleuris.
«Le personnel d'accompagnement suisse et français vous souhaite la bienvenue à bord du TGV Lemano à destination de Paris. Les contrôles frontaliers seront effectués dès maintenant. Nous vous prions de préparer vos documents pour le passage de la frontière. Dans l'éventualité d'un contrôle, vous êtes invités à vous munir de vos titres de transport à l'occasion de vos déplacements dans le train, en particulier lors de votre séjour au bar, situé au centre de la rame».
Pour le contrôleur Suisse romand, ce texte fourmille de mots inusités, d'expressions recherchées, de formules redondantes. Pourquoi dire: «Les contrôles frontaliers seront effectués dès maintenant» quand on peut dire: «Préparez les passeports»? Pourquoi dire: «Dans l'éven tualité de» quand on peut dire «si»? Et ces contrôleurs promus «personnel d'accompagnement»! Le plus troublant est peut-être ce: «Lors de votre séjour au bar». Est-ce qu'on séjourne dans les bars? Tant de subtilités quand on pourrait se contenter de:
«Mesdames-Messieurs, vous êtes dans le train Lausanne- Paris. Vous pouvez préparer vos passeports, les douaniers vont passer. Si vous allez au bar, on pourra quand même vous demander vos billets. Alors on vous conseille de les garder sur vous.»
Luxe contre simplicité, richesse contre économie, syntaxe glorieuse contre parataxe aimable, langue possédée contre langue empruntée (dans les deux sens de ce terme): depuis Ramuz et de Rougemont, voire depuis Rousseau, l'on ne cesse de gloser sur cette différence. La France, parole d'argent; la Suisse romande, silence d'or. Le Français, brillant-superficiel-hypocrite. Le Suisse romand, terne-profond-sincère. La France, scintillement du Paraître. La Suisse romande, muette profondeur de l'Etre.
Mais la différence n'est-elle pas plus grande encore, s'il se peut, et plus grave que nous ne croyons? A preuve: dans le même TGV, voici qu'un Français d'origine maghrébine poursuit une discussion nourrie avec un camarade, probablement Sénégalais. Son langage est émaillé de jurons candides et sonores. Tout laisse supposer qu'il n'est pas issu d'un milieu «cultivé». Pourtant, ses propos fourmillent de subtilités psychologiques, et leur teneur apparaît quasiment théologique: l'homme parle prière, pardon, reconnaissance des bienfaits, et dit avec naturel, au détour d'une phrase: «Il faut rendre à César ce qui est à César».
Si l'on a quelque peine à imaginer un tel discours, avec ou sans jurons, dans la bouche d'un Suisse romand, ce n'est pas, cette fois-ci, parce que le vocabulaire en serait trop recherché, ou la syntaxe trop complexe. Ce n'est pas non plus qu'en Suisse romande on ignore congénitalement ce que veut dire «rendons à César ce qui est à César». Non, c'est une question de morale: si nous nous retenons de proférer des mots grossiers quand les voisins peuvent entendre, nous nous retenons au moins autant, par peur des grands mots, d'aborder les grands sujets. Dans le train, nous ne proférons donc, en règle générale, ni jurons ni versets bibliques. Nous n'avons sans doute pas moins de connaissances que le Français réputé moyen. Mais de même que nos contrôleurs n'auraient jamais imaginé tout seuls des expressions comme «le personnel d'accompagnement» ou «lors de votre séjour au bar», nous ne pouvons nous résoudre à émailler notre discours de citations; nous répugnons à puiser aux diverses ressources du verbe, à user franchement d'un langage qui nous profilerait dans le monde et nous définirait en face d'autrui. Surtout pas. Restons vagues pour rester indéfinissables. Restons pauvres d'apparence pour qu'on n'aille pas fouiller dans nos affaires intérieures.
Et c'est ainsi que nous sommes menacés par une espèce particulière d'inculture: taire nos richesses, refuser toute expression verbale aux nuances de nos coeurs et de nos esprits, c'est précisément renoncer à les «cultiver». Il est trop facile d'attribuer à nos voisins Français le Paraître verbeux tandis que nous détiendrions, nous, l'Etre silencieux. L'Etre, à force de rester muet, finit par ressembler dangereusement au néant.
A la suite de la fusion de deux grandes entreprises pharmaceutiques suisses, opération qui va sans doute entraîner la perte de plusieurs milliers d'emplois, le Conseil fédéral a jugé nécessaire de publier un communiqué dans lequel il s'exprime en ces termes: «L'homme doit rester au centre de tout projet économique». Il y a quelque chose de réconfortant, mais en même temps de pathétique, à voir nos autorités politiques rappeler des principes moraux, à défaut de pouvoir contraindre le monde économique à les mettre en oeuvre. Mais pourquoi cette impuissance? Et comment y remédier?
On le sait: dans la lutte idéologique du siècle, entre le socialisme étatique et le capitalisme libéral, le second a remporté la victoire sans coup férir. Mais le grand vaincu, dans cette affaire, ce n'est pas tant le socialisme que la conscience sociale elle-même, et, partant, la conscience politique. Comme si le monde, dans nos esprits mêmes, n'était plus que le théâtre de deux forces antagonistes, qui s'opposent en un combat forcément inégal: les intérêts économiques et les valeurs morales (résumées sous le nom de «droits de l'homme»). Valeurs que l'instance politique doit se contenter de réaffirmer, comme un voeu pie.
Oui, c'est d'abord dans nos esprits qu'il faut rééquilibrer les choses, et s'arracher à la fascination de l'économisme. Mais comment repenser l'homme dans sa dimension politique et sociale? Comment faire pour redonner force politique à une véritable pensée socia liste, s'il est vrai que le socialisme se définit comme «la tendance d'une civilisation industrielle à transcen der le marché autorégulateur en le subordonnant consciemment à une société démocratique», donc la volonté d'agir sur l'économique, au nom du social, au moyen du politique?
Eh bien, par exemple en lisant l'auteur de cette définition, et le livre essentiel qu'il écrivit dans les années quarante, La grande transformation. Cet auteur, économiste, ethnologue et sociologue, se nomme Karl Polanyi. On a pu dire de son livre qu'il était «la critique la plus radicale qui soit du capitalisme libéral». Eh oui, plus radicale que celle de Marx, parce que, mieux que l'auteur du Capital, elle remet l'économie à sa place, qui n'est pas la première. Le capitalisme, démontre Polanyi, est une exception monstrueuse dans l'histoire de l'humanité, et le «marché autorégulateur», que les penseurs libéraux considèrent comme un fait de nature, est en réalité une invention récente, qui ne correspond absolument pas aux modes d'échange des sociétés primitives, ni même de la nôtre, avant la fin du XVIIIe siècle. «Seule la civilisation du XIXe siècle», écrit-il, «choisit de se fonder sur un mobile, celui du gain, dont la validité n'est que rarement reconnue dans l'histoire des sociétés humaines. (...) Le système du marché autorégulateur découle uniquement de ce principe». Et Polanyi montrera, en voyageant dans le temps et dans l'espace, que le système économique, dans toutes les sociétés humaines, à l'exception de la nôtre, fut toujours sous-tendu par des mobiles qui n'étaient pas économiques. C'est le capitalisme libéral, et lui seul, qui a inversé les rapports et tué le social, faisant de la société tout entière un appendice du marché.
Cependant, Polanyi se montre plus optimiste que nous: la «grande transformation», à savoir la fin de ce capitalisme libéral, il crut, après le désastre de la guerre, la voir s'accomplir définitivement. Il s'en faut de beaucoup, dans les faits, et surtout dans nos esprits, qui se refusent à opérer «la grande transformation»: nous continuons de subordonner le social à l'économique — erreur qui fut celle du marxisme autant que du libéralisme.
Mais peu importe que Polanyi soit allé trop vite en besogne. L'essentiel, c'est qu'il nous donne les moyens intellectuels de contester l'économisme, en nous démontrant qu'il n'est fondé ni dans la réalité historique ni dans la nature humaine. C'est qu'il restaure à nos yeux la valeur première de la société humaine. C'est qu'il nous donne l'énergie de penser l'économie comme une dimension du social, et non l'inverse. Et le lien que nous cherchons entre éthique et politique, c'est assurément dans la pensée renouvelée du social que nous le trouverons. Qui sait, peut-être que la politique, alors, pourra mettre en oeuvre l'exigence éthique, et ne plus se limiter à la prêcher dans le désert.
«Un Français de dix-neuf ans a miraculeusement réchappé d'une chute de soixante-dix mètres dans un ravin, près de Cahors, alors qu'il observait la comète Hyakutaké. (...) Les yeux fixés au ciel, il fit un écart et tomba dans le ravin».
Ce jeune féru d'astronomie, dès qu'il eut retrouvé ses esprits (puisqu'aussi bien, il s'en tira sans mal), se sera sans doute rappelé que le philosophe grec Thalès, un des grands ancêtres de notre philosophie et de nos mathématiques, sans qui l'humanité pensante ne serait pas ce qu'elle est aujourd'hui, connut très exactement la même mésaventure, voilà deux mille cinq cents ans. C'est du moins ce que veut la légende. Thalès, dit-on, était si passionné par l'observation du ciel qu'une belle nuit, plus belle sans doute que les autres, il en oublia de regarder à ses pieds, et tomba dans un grand trou, au vif amusement de sa servante, et des autres assistants. Voilà ce qu'il en coûte de jouer au savant, et voilà qui va lui apprendre, à ce Thalès, à garder les pieds sur terre.
Ces gens avaient bien tort de rire, car à force de vouloir garder les pieds sur terre, à force, donc, de regarder toujours soigneusement à nos pieds, en négligeant le ciel, nous finissons quand même au bout du compte par tomber dans un trou que nos frères humains prennent soin de recouvrir de terre, car il n'est plus temps, alors, de nous en extraire. De sa chute pourtant considérable, notre jeune Français, en revanche, a pu réchapper sans autre mal que «quelques blessures superficielles». Formons le voeu que dans les deux millénaires à venir, beaucoup d'astronomes aussi passionnés que lui, reprenant à leur tour le flambeau de Thalès, portent leur regard au zénith, au point d'en oublier les contingences de la Terre.
Non pour se détourner définitivement des dures réalités de cette planète au bleu si menacé. Mais rêver sur les mondes les plus lointains n'est pas la plus mauvaise manière de penser le monde le plus proche. Et les astronomes sont les moins inutiles des hommes, qui nous aident, à leur manière aimable et terrible, à nous situer dans l'univers, à garder le sens des proportions, à nous rappeler que nous sommes tout entourés de boules de flammes inhospitalières, d'agrégats informes fuyant dans le rien; que nous sommes cernés d'apocalypses noires, de chaos insensés, de cataclysmes ignorants.
Mais en même temps ces terrifiants rêveurs, ces horribles travailleurs du ciel ne peuvent se tenir d'humaniser pour nous le cosmos impensable et vertigineux. Simplement parce qu'ils ont à coeur de nommer les choses. Les astronomes poursuivent le travail d'Adam (comme le font, dans leur domaine, les chimistes, les botanistes, les zoologistes, les biologistes, les physiciens); ils continuent avec tendresse, au fur et à mesure de leurs découvertes, de baptiser les êtres rencontrés, même et surtout les monstres les plus fugitifs, les poussières les plus évanescentes, les plus épouvantables avortons cosmiques (parfois, au lieu de noms, ils se contentent de chiffres; c'est sans doute inévitable, mais on le regrette vivement).
Ainsi notre jeune homme est-il tombé dans son ravin tandis qu'il observait non pas une masse de glaces et de poussières distante de quinze millions de kilomètres, fusant à deux cents mille kilomètres-heure à travers le vide, et qui ne reparaîtra plus avant neuf mille ans; non pas un monstre figé, sinistre, épouvantable, inhumain s'il en fut, et qui, si son orbite était quelque peu différente, ne se contenterait pas de nous frôler mais nous détruirait à tout jamais sans en éprouver le moindre sentiment, pas même un frisson de plaisir distrait. Non, ce n'est pas cela qu'observait notre jeune homme de Cahors: mais la comète Hyakutaké, en japonais dans le texte humain, du nom de l'astronome qui le premier la découvrit.
Je ne connais pas M. Hyakutaké, et je l'imagine trop modeste pour avoir lui-même baptisé la comète de son nom. Mais ses collègues s'en chargèrent, comme c'est la coutume. Et depuis ce moment, la chose vue a revêtu l'humanité de son découvreur. L'horreur ambulante et glaciale, la masse informe, l'amalgame de débris stellaires, le fatras de néant qui tache notre ciel comme, sur un pare-brise, un flocon de neige entre des milliards d'autres flocons de neige — bref, l'Innommable — désormais porte un nom: celui de M. Hyakutaké. C'est lui qui l'a découverte, cette comète; autant dire que c'est lui qui l'a créée. Elle est sa fille, la fiancée céleste d'un jeune Français qui n'a d'yeux que pour elle, et qui tombe dans un gouffre amoureux de soixante-dix mètres. «Un buisson lui avait sauvé la vie», conclut la dépêche d'agence. Mais ce n'est pas celui qu'on croit.
Dans un tableau de Renoir, La danse à la ville, c'est une jeune fille vaporeuse, en robe longue, et gantée de blanc. Le même petit modèle, tout aussi charmant, tout aussi délectable, apparaît également dans les fameuses Baigneuses, du même artiste. Mais elle posa pour bien d'autres célébrités: Toulouse-Lautrec, Puvis de Chavannes, pour ne nommer qu'eux. Les moeurs de l'époque aidant, et son tempérament, elle ne se contenta pas d'illuminer leurs oeuvres, elle enflamma leurs vies. Mais à dix-huit ans, alors même qu'elle vivait de ce métier — sujet de peinture, objet de désir — le petit modèle de Montmartre décida de passer de l'autre côté du miroir.
Entre les séances de pose, elle observait, apprenait, cultivait en autodidacte un talent qui depuis toujours, comme la main d'un père absent, avait guidé sa main d'enfant. Sans cesser de se faire peindre, elle se mit donc à peindre à son tour. Avec une autorité saisissante. Ses modèles seront sa mère (une lingère accablée de labeur et d'années), son fils (le petit Maurice, qui recevra plus tard le patronyme d'Utrillo), ses amis, ses amants.
L'un de ceux-ci, elle le représentera nu, aux côtés d'une femme nue. Le tableau s'intitulera Adam et Eve. Pour les prudes besoins d'une exposition (nous sommes dans les années vingt), Adam sera pourvu, en dernière minute, d'une feuille de vigne. Au petit modèle devenu peintre, il arriva donc, en notre siècle, la même mésaventure qu'au Michel-Ange du Jugement dernier. Outre ses très nombreux nus et portraits, cette artiste (dont la fondation Gianadda propose, pour quelques temps encore, une rétrospective des oeuvres), peignit, avec la même vigueur ombrageuse, des paysages puissants, et des natures dites «mortes», mais plus mal nommées que jamais.
Sous toutes ses formes et toutes ses espèces, la création fut sa vie. Comme modèle, elle aura donc nourri l'inspiration des peintres de son temps. Comme peintre, elle laisse une oeuvre dont la force ne le cède en rien à la leur. Non contente d'enfanter Maurice Utrillo, elle le peignit à satiété, avant de le faire naître à la peinture, en lui enseignant elle-même le métier.
Personne, mieux qu'elle, n'a donc vécu dans une même expérience, dans un même élan, la création physique et la création spirituelle. Nul n'aura comblé, mieux qu'elle ne le fit, le fossé entre la peinture et le peintre, entre l'objet et le sujet. C'est dire qu'elle a pu comprendre et maîtriser, mieux que personne, ce genre pictural où précisément le sujet et l'objet se confondent: l'autoportrait.
L'autoportrait: c'est ici qu'on attend l'artiste. Comment affrontera-t-il ce mystère du subjectif et de l'objectif, de la distance et de la proximité, de l'identité et de la différence? Comment évitera-t-il de se mentir à lui-même? Exercice vertigineux, où le peintre scrute de l'extérieur son propre secret, où le regardeur devient le regardé, où créateur et créature se confondent. Le regard, à son propre miroir, est menacé de se détruire lui-même, comme il advint à la Gorgone. Du coup, la complaisance guette: par refus de se voir en vérité, le peintre se flatte et s'enjolive. Ou bien, tout à l'inverse, il se caricature, comme pour rejeter sa propre image dans le monde des objets, et s'en désolidariser. Ils ne sont pas si nombreux, ceux qui, comme Rembrandt, comme Francis Bacon, se sont affrontés directement, sans détour ni complaisance, proférant, de toute leur force de sujets, leur vérité d'objets.
Le petit modèle de Montmartre, dès l'âge de dix-huit ans, s'est peinte elle-même. Son autoportrait de jeunesse la montre moins flattée, plus dure que chez Renoir, qui lui fait un minois trop joli. Elle est déjà sans complaisance et sans pitié. Elle méprise déjà le mensonge à soi-même. Quelques années avant sa mort, à près de soixante-dix ans, elle est revenue à l'autoportrait, pour réaliser une oeuvre où, comme elle le faisait dans son adolescence, elle s'affronte et se juge, nue de visage et de corps, avec une amère et tranquille exactitude. Se peindre sans apitoiement sur soi; découvrir, dans sa propre apparence, la condition mortelle de tous les humains: c'est ce que savent faire les plus grands. C'est ce que sut faire, tout au long de sa vie, le petit modèle de Montmartre, Suzanne Valadon.
Les bombardements d'Israël sur le Liban? M. Peres, nous dit-on, les a entrepris à cause des élections. Si l'on en croit d'innombrables commentateurs, dans les médias ou dans les cafés, le Premier ministre israélien n'est vraiment pas le seul: Bill Clinton intervient ou n'intervient pas en ex-Yougoslavie, à cause des élections américaines; Boris Elstine massacre beaucoup en Tchétchénie, ou massacre un peu moins, à cause des élections. De son côté, M. Chirac a fait passablement de promesses à cause des élections, quitte à ne pas les tenir. Ainsi de suite. Cette analyse, si c'en est une, parce qu'elle dénonce le cynisme de la politique et des politiciens, parce qu'elle montre du même coup que le citoyen n'est pas si bête et comprend la combine, semble aussi satisfaisante qu'irréfutable.
Irréfutable? Peut-être. Satisfaisante, sûrement pas. Je ne suis pas certain qu'on sache bien ce qu'on dit quand la profère. Si les choix politiques et stratégiques des politiciens se font réellement à cause des élections, cela suppose un cynisme qui n'est pas seulement celui de toute politique bien comprise (même dans les démocraties), mais un cynisme mortel à l'égard de la démocratie elle-même. Plus grave encore, cela suppose que ce cynisme est aussi le nôtre, et que nous donnons alors, sans le savoir, des arguments au populisme.
Si M. Peres, ou M. Clinton, ou M. Elstine changent de programme à des fins purement électorales, cela signifie évidemment que leur pouvoir n'est plus au service d'un projet politique, mais que leur apparent projet politique est mis au service d'une seule et unique fin, le pouvoir. Cela peut aussi vouloir dire, d'une manière plus subtile et non moins perverse, qu'un homme politique cherche à séduire un électorat normalement hostile, non pas tant pour garder le pouvoir en soi que pour continuer d'appliquer, une fois réélu, la politique même qu'il trahit en vue de sa réélection: il est fort possible que Shimon Peres joue les faucons à cause des élections, mais il n'est pas exclu non plus que, reconduit à son poste, il reprenne son rôle de colombe. Il aurait alors contredit ses intentions, voire ses idéaux, pour mieux les faire triompher. Il se serait déjugé, ou renié, pour la bonne cause.
À cause des élections veut donc dire: en vue du pouvoir à l'état pur, ou: pour appliquer coûte que coûte un programme. Mais ce distinguo, finalement, n'importe guère: dans les deux cas la démocratie est piétinée, puisque dans les deux cas les électeurs sont considérés comme de purs instruments, dont il ne s'agit jamais de respecter la volonté, mais qu'il s'agit toujours de manipuler au moment des échéances. Que ce soit au service d'un désir de pouvoir ou d'une volonté politique, l'électeur n'est jamais qu'une machine à voter.
Que de cynisme! Et comme nous voilà de pauvres victimes, nous autres citoyens! Mais c'est ici pourtant que la formule se retourne contre nous: car si les politiques veulent nous instrumentaliser, et que nous le savons, comment cette ruse éventée peut-elle encore réussir? Comment pourrions-nous être à la fois des chiens de Pavlov et des critiques avertis, qui percent à jour l'hypocrisie des gouvernants? Serions-nous dupes de notre plein gré? Ou bien faut-il comprendre que le citoyen victime de la ruse du politique, et le citoyen qui la dénonce, ne sont pas la même personne? Faut-il comprendre que les démocraties modernes comportent deux qualités d'hommes: d'une part les chiens de Pavlov, incapables de soupçonner que l'annonce d'une bonne guerre ou d'une bonne baisse des impôts n'est destinée qu'à draguer leurs suffrages, et d'autre part les hommes libres, les dénonciateurs conscients, qui lâchent superbement et tristement, du haut de leur Olympe: ne voyez-vous pas, pauvres mortels, que tout cela, c'est à cause des élections?
Si j'élimine cette seconde hypothèse, par trop désobligeante pour tout le monde, il ne reste qu'à conclure que nous sommes des victimes consentantes. La démocratie est piétinée, nous le savons, et nous le constatons avec une satisfaction suspecte, sans chercher à défendre les institutions démocratiques et l'idéal démocratique contre l'usage pervers que peuvent en faire les gouvernants. D'autres gens pourraient alors se lever, moins désabusés et plus violents, qui clameront qu'«on nous trompe», que «les gouvernants sont tous pourris», et que le peuple doit reprendre au plus vite un pouvoir confisqué... par la démocratie. Bref, notre belle et morne perspicacité pourrait bien faire le lit du populisme.
«L'affaire Garaudy» nous le montre une fois de plus: le prétendu révisionnisme, c'est-à-dire le négationnisme, est une imposture. Ses représentants se donnent pour les chevaliers de la vérité; ils se font passer pour les seuls esprits libres de notre temps, et, finalement, pour des martyrs de la pensée. Ils prétendent contester, au nom de l'exactitude et de la science, le chiffre de six millions de victimes de la shoah. Ils prétendent lever courageusement le «tabou» du génocide.
C'est évidemment absurde, et tous les commentateurs l'ont relevé: Le génocide n'a jamais été, dans la communauté scientifique, un sujet tabou. Comme l'écrivait Pierre Vidal-Naquet, «le chiffre de six millions de Juifs assassinés, qui provient de Nuremberg, n'a rien de sacré ni de définitif». De Léon Poliakov à Raoul Hilberg ou Serge Klarsfeld, pour ne nommer qu'eux, ce chiffre a sans cesse été réexaminé, affiné, précisé. En ce sens, tout bon historien, toujours, est prêt à «réviser» l'histoire, et prêt à discuter du génocide.
Pourtant, l'émoi provoqué par les déclarations de Roger Garaudy, et plus encore par le soutien que lui apporta l'abbé Pierre, fait soupçonner quand même que les prétendus révisionnistes transgressent un tabou social. Sinon, pourquoi des réactions si violentes, des dénégations si solennelles? Pourquoi des «thèses» dont tout individu sain d'esprit connaît l'inanité nécessitent-elles une si formidable mobilisation? Craint-on vraiment que ces thèses trouvent un crédit quelconque auprès du public? Craint-on qu'elles entraînent une falsification durable et profonde de notre histoire? Ce risque paraît bien abstrait: le pouvoir de la Russie soviétique, dont les moyens d'action furent autrement importants que ceux de quelques pseudo-historiens paranoïaques, a tenté lui aussi de corriger l'histoire, par le fer, par le feu, et surtout par les manuels scolaires. Il n'y est jamais parvenu. Non, si les négationnistes nous troublent tant, c'est que, prétendant s'attaquer à un tabou qui n'existe pas, ils en révèlent un autre, bien réel. Et ce tabou-là ne touche pas aux chiffres du passé mais bien aux sentiments du présent. Cet interdit, cet innommable, ce n'est pas le génocide des Juifs, c'est l'antisémitisme lui-même.
Chacun sait bien que les négationnistes, sous couleur de réviser l'histoire au nom d'idéaux scientifiques, sont toujours mus par des réactions, des réflexes ou des idéologies antisémites (parfois déguisées en antisionisme). En proclamant leurs thèses aberrantes, ils se montrent antisémites. Et c'est cela que notre société ne saurait tolérer. Non parce qu'elle aurait définitivement surmonté l'antisémitisme, mais peut-être parce qu'elle ne supporte pas de le voir ainsi mis à nu, étalé au grand jour.
Tel est le danger: que l'antisémitisme soit tabou, et seulement tabou: qu'on le condamne comme on conjure un spectre; qu'on ne le rejette pas par conviction profonde, et parce que décidément on n'en veut pas. Mais seulement parce qu'il serait malséant, imprésentable, indécent, interdit. La violence de l'indignation déchaînée par les thèses de Roger Garaudy s'expliquerait alors, pour une part non négligeable, par des réactions de «dénégation», au sens psychanalytique du terme: par le biais de condam nations emphatiques, la société se rassure sur son propre compte. Garaudy, un peu comme Jean-Marie le Pen, pourrait bien être alors la manifestation honnie mais fascinante d'un racisme latent, qu'on ne peut extérioriser, qu'on ne peut se permettre, sinon chez les autres; bref, d'un racisme tabou.
L'abbé Pierre fut évidemment dupe: il a cru soutenir une démarche sincère, alors qu'il donnait sa caution à une entreprise antisémite. Mais sa naïveté même est un signe patent que l'antisémitisme ne l'effleure pas, lui. Tandis que notre corps social n'a eu de cesse de l'accuser de complaisance, de gâtisme — et surtout d'antisémitisme. Voilà qui peut laisser songeur. Voilà qui laisse craindre qu'en effet cette forme de racisme ne soit pas morte dans la société, mais seulement tabou: la deuxième guerre mondiale est trop proche, la réalité du génocide est trop pesante; un minimum de décence empêche les pulsions antisémites de se manifester avec la même impudeur qu'avant-guerre. On met la sourdine, comme un cortège de fête dont le trajet passe devant un cimetière. On a honte des Garaudy, qui embouchent déjà la trompette. Belle indignation. Pourvu qu'on ne rêve pas de se rattraper au prochain tournant.
Lors du dernier Festival de Cannes, on a primé, selon les commentateurs, des films qui savent «créer l'émotion». Rien d'étonnant: l'«émotion», de nos jours, est une valeur en hausse. Emotion de quoi, émotion pour quoi? Question déplacée. Il s'agit d'émouvoir, un point c'est tout. L'industrie des loisirs a de bonnes raisons pour cela. Et pour susciter des émotions payantes, elle fait quelque chose qui ressemble à de l'art mais qui, ma foi, n'en est pas tout à fait. L'art, certes, est le royaume des émotions. La tragédie, on le sait depuis Aristote, provoque l'horreur ou la pitié. Mais le point gênant, c'est que l'émotion n'est pas le but ultime de l'art, encore moins son but unique. L'art, c'est l'expression, ce n'est pas l'émotion. L'industrie des loisirs est donc obligée, à des fins d'efficacité, de corriger le tir. Elle s'inspire de l'art, mais, coupant au plus court, elle choisit de fabriquer directement les frissons et les larmes dont elle a besoin.
Notre mécanique émotionnelle est assez rudimentaire: pour stimuler nos zones lacrymogènes, il suffit qu'on nous propose le spectacle de deux sentiments ou de deux forces contraires, puis de leur fusion, progressive ou brutale, dans l'extase ou dans la mort. Il est certes peu probable que Shakespeare, en écrivant Roméo et Juliette, se soit dit: «L'é motion procède du combat des contraires, je vais donc bricoler le pôle Montaigu et le pôle Capulet, puis faire jaillir l'étincelle». Mais l'industrie des loisirs, elle, s'est avisée du phénomène. Il lui restait à mettre en scène, de la manière la plus directe et la plus parlante possible, ce combat du Même et de l'Autre, cette Différence qui suscite et structure invariablement l'émotion du bipède pleureur. D'où les scénarios, parfois surprenants, d'un certain cinéma contemporain. On peut avoir l'impression que les cinéastes en rajoutent dans l'extrême et l'abracadabrant; on les soupçonne alors de chercher désespérément à se renouveler, en ajoutant de nouvelles épices aux vieilles recettes. En réalité, ce recours aux extrêmes ne procède pas d'un désir de compliquer mais bien de simplifier au maximum. L'extrême et l'abracadabrant sont souvent les meilleurs moyens d'incarner ou d'illustrer ces fameux pôles opposés dont on a le besoin le plus impérieux — pour «créer l'émotion».
Prenez par exemple une Blanche et une Noire qui se découvrent mère et fille; ou bien des carrosseries broyant de volupté des chairs humaines; ou bien encore un homme «normal», conduit sur la voie de la sagesse par un déficient mental: autant d'histoires rocambolesques, ou de situations peu vraisemblables. Mais qu'importe: autant de mise en scène des contraires, où l'on aura reconnu les scénarios des films les plus remar qués du Festival de Cannes (je ne juge pas ici les qualités, sans doute inégales, des films eux-mêmes, je m'interroge sur leurs ressorts). De Secrets et mensonges au Huitième jour, en passant par Crash, on ne peut guère imaginer d'histoires plus différentes et plus «originales». Pourtant, une même structure les détermine: contrairement à Roméo et Juliette, ils ne comportent pas des différences ou des antagonismes, ils sont la différence et l'antagonisme. Ils n'expriment pas un monde, ils fabriquent des tensions. Ils ne sont pas efficaces en dépit de leurs invraisemblances, mais à cause d'elles. Ce qui compte, ce n'est pas l'histoire qu'ils racontent, c'est la netteté et l'efficacité de l'opposition qu'ils mettent en scène: «normal-anormal», «noir-blanc», «chair-métal».
Posez face à face le jour et la nuit, l'eau et le feu, le tendre et le coupant, l'âme et l'inanimé. Faites jaillir, entre ces extrêmes, toutes les fureurs, toutes les stupeurs, toutes les horreurs, toutes les ardeurs. Ces extrêmes, confondez-les à la fin dans la mort extatique, l'amour comblé, l'amitié régénérante. Découvrez, et faites découvrir que les contraires les plus irréductibles composent une unité sublime, et que les meilleurs ressorts sont faits pour se détendre. Arrangez-vous pour «supprimer la différence», comme le disait si bien le partenaire «normal» de l'acteur mongolien, dans Le huitième jour. Autrement dit, simulez l'épreuve de l'Autre, de l'Inconnu, de l'Etranger. Simulez la condition humaine. Puis soulagez la tension — dans «l'amour» ou dans «la mort», peu importe, puisque l'amour et la mort ne sont guère que les instruments interchangeables de la détente physico-psychique. Vous aurez alors atteint votre but: vous aurez «créé l'émotion», c'est-à-dire rien.
Nous tuons, car Dieu le veut. Tel est le langage du GIA. Le Groupe Islamique Armé ne se contente pas d'annoncer qu'il a égorgé les sept moines trappistes de Tibéhirine; il enrobe à la sauce sacrée cette triomphante annonce, en la faisant suivre et précéder de versets du Coran. Le communiqué de mort se termine ainsi: «Nous avons tranché la gorge des sept moines, fidèles en cela à notre engagement. Louanges à Dieu. (...) Dieu le Tout-Puissant a dit: "Combattez (...) ceux qui, parmi les gens du Livre, ne pratiquent pas la vraie religion"».
Ce crime, nous l'apprenons presque en même temps qu'un autre meurtre d'innocent, par étranglement cette fois, oeuvre d'un chef maffieux sur la personne d'un enfant de onze ans. On ne saura jamais si le maffieux s'est signé avant d'étrangler sa petite victime. Ce qui est sûr, c'est que, le cas échéant, il aurait fait de «Dieu» l'usage le plus ignoble, mais aussi le plus commode qui soit, et qui consiste à se placer, à tout hasard et en toutes circonstances, du côté du Bien. Mais il n'aurait trompé personne, pas même lui.
De son côté le GIA, mêlant l'outrecuidance provocatrice à la stupidité sanglante, pervertit le Coran pour légitimer une infamie pure et simple. Tout le monde en tombe d'accord. Tout le monde, à commencer par les musulmans, sent bien qu'il ne suffit pas d'être «fidèle à son engagement» pour être fidèle à Dieu — si l'engagement consiste à «trancher la gorge des sept moines». Tout le monde sent bien que l'exhortation: «Combattez ceux qui, parmi les gens du Livre ne pratiquent pas la vraie religion» n'entraîne pas automatiquement qu'il faille enlever, séquestrer et tuer des moines chrétiens. Bref, tout le monde sent qu'il ne faut pas faire des paroles coraniques une lecture littérale. Mais ce pressentiment du coeur n'a peut-être pas les moyens de s'affirmer efficacement comme une certitude de l'esprit.
Pour qu'il y parvienne, il faut que les hommes qui, à l'intérieur de l'islam, réclament une lecture critique du Coran, soient mieux entendus. Au XVIIe siècle, les tentatives de conversion forcée des Huguenots se réclamèrent d'une formule de l'Evangile qui, prise au pied de la lettre, paraissait justifier la violence: la fameuse phrase, mise dans la bouche de Dieu: «Contrains-les d'entrer [dans mon royaume]». Prendre ce texte à la lettre était bête et méchant; il fallait évidemment le prendre en un sens figuré (d'autant plus qu'il était tiré d'une parabole, et n'avait rien d'un commandement). Tout le monde pressentait bien que l'esprit de la religion doit prévaloir sur sa lettre; qu'une parole «sacrée» n'invite jamais à la violence ou l'inhumain; que si la Parole sacrée semble justifier la violence, elle n'est pas sacrée. Mais pour que cette conscience triomphe, il fallut tout de même que des individus se lèvent, et prennent le risque de dire que la lettre de l'Evangile doit impérativement le céder à l'esprit; bref, il fallut bien, pour l'honneur de l'humanité, imposer ce qu'on appelle une lecture critique des textes sacrés.
Tant que ce travail n'est pas accompli, les religions n'ont rien à répondre à ceux qui se réclament de leurs préceptes pour justifier les pires violences. Puisque «Dieu Tout-Puissant a dit» qu'il fallait «combattre ceux qui ne pratiquent pas la vraie religion», puisque «Dieu Tout-Puissant a dit» qu'il fallait être «fidèle à sa promesse», allons-y, combattons les Infidèles, et soyons fidèles à notre promesse de les tuer. On aura beau accuser ceux qui «raisonnent» ainsi de basse hypocrisie, de bêtise calculée ou de fanatisme pervers, on ne pourra les débouter vraiment de leurs prétentions à la pureté la plus immaculée, à la foi la plus conséquente, tant qu'on n'aura pas admis, reconnu, proclamé que le texte sacré (en l'occurrence le Coran) demande interprétation, et ne saurait être pris à la lettre quand il appelle ou semble appeler à la violence et au meurtre.
Les tueurs du Groupe Islamique Armé jugèrent bon d'annoncer leurs égorgements comme on proclame sa foi. Croient-ils eux-mêmes à ce qu'ils disent? C'est malheureusement probable. Mais même dans le cas contraire, même si leur acte est purement politique ou crapuleux, le problème demeure: ils ont exploité une possibilité de «lecture» que l'interprétation littéraliste du Coran leur laisse effectivement ouverte.
Devant ses juges, le maffieux étrangleur n'invoquera pas Dieu. Le GIA, lui, le fait et le fera, à la face du monde. Il est convaincu, hélas à bon droit, que beaucoup de gens, devant son acte, seront saisis de terreur sacrée, plutôt qu'ils ne dénonceront l'imposture. Tant que la critique du Coran ne se sera pas imposée au nom de l'humanité, et pour les croyants, au nom de Dieu même, des communiqués de meurtre pourront se prévaloir de la bénédiction divine, et la foi la plus fervente pourra justifier la mauvaise foi la plus sanglante.
Ainsi, la finale rêvée n'aura pas eu lieu. Ni Marc Rosset ni Pete Sampras n'ont pu toucher au dimanche de leur vie. Déception cruelle, mais qui nous a délivrés, nous autres Suisses, d'un atroce conflit d'allégeances: si Pete Sampras avait rencontré Marc Rosset, pour qui donc aurions-nous dû «tenir»? Poser la question paraît sans doute sacrilège aux patriotes que nous sommes tous, du moins devant un écran de télévision. Pourtant, cette question se serait posée pour quiconque admire sans réserve le joueur de Palos Verdes, et lui souhaite des victoires dignes de son talent sublime. Bien sûr, on veut d'abord la réussite de ses proches. Mais qui sont nos proches? Ceux qui habitent la même contrée, détiennent le même passeport rouge à croix blanche, ceux dont on peut se réclamer comme s'ils étaient nous-mêmes, ceux dont les réussites nous permettent de nous rengorger, ou ceux qui nous parlent le mieux le langage de la perfection? Platon est mon ami, disait Aristote, mais la vérité l'est plus encore. La formule est demeurée célèbre dans sa version latine: amicus Plato, sed magis amica veritas. Eh bien, nous serait-il interdit de dire la même chose à propos de Marc et de Pete: si la fameuse finale, qui n'eut pas lieu, tout de même avait eu lieu, n'aurions-nous pas osé proférer, dans le secret de nos coeurs: amicus Marcus, sed magis amica perfectio?
On pourrait poser la question différemment: si la fameuse finale avait eu lieu, et si le joueur suisse l'avait gagnée, quel en aurait été le bénéfice pour les spectateurs suisses? Un bénéfice purement symbolique, bien sûr. Le citoyen helvétique aurait conquis le droit de crier avec allégresse, ou de penser discrètement: «Nous avons gagné». Nous autres, descendants des Waldstätten, nous nous serions sentis les meilleurs parce qu'un jeune Suisse dont le Président, comme le nôtre, s'appelle Delamuraz, et qui comme nous l'ignore, s'est montré plus habile que son adversaire à faire bondir et rebondir une balle dans un rectangle de terre battue. Le mystère, en cette affaire, est que l'identification du spectateur suisse à l'acteur sportif suisse (comme celle de l'Allemand à l'Allemand ou du Russe au Russe) est immédiate, absolue, instinctive, alors même qu'elle est objectivement compliquée, abstraite, tirée par les cheveux, et, pour tout dire, franchement loufoque: pour que j'éprouve un sentiment de gloire et de bonheur à la victoire sportive d'un compatriote, il me faut simultanément identifier le sport à la vie, le sportif à sa nation, sa nation à moi-même. Autant de gestes proprement insensés, mais qui trahissent combien notre besoin d'identification symbolique est puissant, pour ne pas dire vital.
Bien sûr, et toujours dans le cas de la finale qui n'eut pas lieu, «tenir» pour Pete Sampras revient aussi à pratiquer l'identification symbolique: c'est avouer que la réussite d'un individu qui nous est inconnu, dans ce qui n'est qu'un sport, un jeu du corps, peut nous apporter une satisfaction personnelle. Cependant il ne s'agit pas de penser: j'ai gagné parce que Sampras a gagné; mais de se réjouir que la perfection trouve sa récompense. Mais j'y songe: si la finale espérée et redoutée ne s'est pas réalisée, le conflit d'allégeance, lui, a bel et bien eu lieu, en huitième de finale, lorsque Marc Rosset dut affronter l'homme dont la volée est peut-être plus pure encore que celle de Sampras: Stefan Edberg. Qui choisir? Rêver d'une victoire du Suédois, était-ce trahir la patrie?
Il est amusant — pour ne pas dire attristant — de voir à quel point ces choses-là, malgré tout, ne se discutent pas. Au début du tournoi, M. Jean-Paul Loth, docte commentateur, sur les chaînes françaises, des choses du tennis, formulait ses voeux en deux phrases: «Qu'enfin Pete Sampras gagne Roland-Garros. A moins bien sûr qu'un Français ne lui barre la route!». Pour M. Jean-Paul Loth, comme pour la plupart des Français, que le meilleur gagne, à défaut d'un Français. Et l'on peut parier que les plus sincères amateurs de tennis sont incapables de ne pas «tenir» pour leurs compatriotes, en toutes circonstances, et quelles que soient les qualités tennistiques des adversaires en présence. Edberg, Sampras? Oui, bien sûr, mais que voulez-vous, d'abord la famille, d'abord la patrie. On ne discute pas ces choses-là, c'est sacrilège.
Ce phénomène apparemment mineur, pour ne pas dire dérisoire, ne nous fait-il pas éprouver, aussi bien que les guerres (mais, heureusement, à moindres frais), que nous sommes encore à cent lieues de la nation élective, et totalement inféodés à l'idée de nation instinctive? La nation reste, parmi les hommes d'aujourd'hui, la moins combattue des passions.
Un Shakespeare inédit? Un faux? Un pastiche? La communauté scientifique se passionne pour le texte d'une élégie publiée à Londres en 1612, récemment redécouverte, et qu'un chercheur californien attribue à Shakespeare, sur la foi d'un logiciel de son invention, le «Shaxicon». Ce logiciel répertorie les mots utilisés dans les oeuvres théâtrales du poète, analysant la fréquence de leurs apparitions respectives. Il évalue ensuite, en fonction des résultats de cette analyse, le poème litigieux, puis donne son verdict. En l'occurrence, les circuits intégrés sont formels: l'«Elégie funèbre en vertueuse mémoire de feu William Peter de Whipton près Exeter» est bien de la main de l'auteur de Roméo et Juliette.
Certains humains se révoltant contre le jugement du robot, l'affaire n'est pas close. Mais ce qui frappe, c'est qu'elle a largement débordé le cercle des spécialistes, puisqu'on la trouve relatée jusque dans la presse quotidienne. Et si cette obscure question d'attribution d'un texte du début du XVIIe siècle anglais vient ainsi sur la place publique, ce n'est pas pour autant la preuve, on s'en doute, que Shakespeare soit devenu le premier souci du quidam et du pékin. C'est parce que le débat met en jeu l'Ordinateur, et que l'Ordinateur cristallise, depuis quelques années, passablement de fantasmes collectifs.
L'amusant, dans cette affaire, c'est que Shakespeare, ou du moins son nom, comme d'ailleurs le nom de tous les «génies universels», n'a pas attendu notre fin de siècle pour déchaîner lui aussi des fantasmes collectifs. Et que ces fantasmes-là pourraient bien être les ancêtres de ceux que provoquent aujourd'hui les puces électroniques.
En quoi donc? Existe-t-il un rapport entre l'auteur de Hamlet et le monstre de silicium? Dans la réalité, aucun, mais dans notre imaginaire, beaucoup. Se demander si tel poème est «de Shakespeare» ou non, et se demander si l'ordinateur peut nous tirer d'embarras, c'est faire une seule et même démarche fantasmatique: c'est tenter de trouver, dans le Génie ou la Machine, une réponse automatique et confortable à la question de la valeur des oeuvres et des hommes.
Si nous tenons tant à établir qu'une obscure élégie funèbre est «de Shakespeare», c'est que ses vers, étant l'oeuvre d'un Génie, seront alors forcément, carrément et décidément géniaux. Nous allons donc pouvoir les admirer en toute confiance, en toute abdication de jugement, sans avoir à nous demander pourquoi. Et c'est bien la même servile espérance qui nous rend tellement avides de connaître, sur ce point, le verdict de l'Ordinateur: là encore, là surtout, le soin de décider de la valeur n'est plus confié à notre jugement, mais aux calculs d'un logiciel. La procédure quantitative nous arrache aux affres du choix qualitatif: plus de risque d'avoir trouvé génial ce qui ne l'était pas, et inversement. La machine établit l'authenticité de l'oeuvre par des méthodes infailliblement objectives, sans passer par le périlleux détour d'un jugement relatif et toujours discutable.
L'importance que nous attribuons à «Shakespeare» préfigure donc celle que nous donnons à l'Ordinateur. Le simple nom du poète fonctionne comme un garant de génialité, et le travail mécanique du logiciel «Shaxicon» garantit ce garant. Il réassure notre évaluation personnelle. L'oracle de la Machine confirme la magie du Nom.
Si l'Ordinateur fascine à ce point, ce n'est décidément pas parce qu'il serait un bon esclave mécanique, mais bien parce que nous espérons trouver en lui notre maître; parce que nous rêvons de lui faire résoudre les questions pour lesquelles une machine est précisément incompétente: les questions de valeurs. On aurait tort de croire qu'il s'agit là d'un fantasme inoffensif, et sans incidence aucune sur notre vie sociale. Les stratèges économiques et politiques ont déjà songé, avant le grand public, à poser à l'ordinateur des questions de valeur: ne dit-on pas qu'ils interrogent des logiciels appelés simulateurs de décision? En principe, ils ne s'en remettent pas encore, dans la réalité, à ces simulateurs, mais ce n'est peut-être qu'une question de temps.
On connaît la fameuse formule d'un certain William Shakespeare, décrivant la vie comme «une histoire pleine de bruit et de fureur, racontée par un idiot». Encore un effort, et cette histoire ne sera plus seulement racontée, mais faite par un efficace idiot, l'Ordinateur.
A l'occasion du récent Athletissima de Lausanne, le Namibien Franckie Fredericks a failli battre le record du monde du cent mètres plat, qui est à l'athlétisme ce que l'aphorisme est à la philosophie, et le sonnet à la poésie: son concentré le plus pur. Il s'en est fallu d'un rien, puisque Fredericks a couru la distance en 9 secondes 86 centièmes, alors que l'Américain Leroy Burrell, voilà deux ans, et sur la même piste de la Pontaise, avait réalisé le temps de 9 secondes 85 centièmes. L'Afrique et l'Amérique se sont ainsi donné rendez-vous au coeur de l'Europe, au-dessus du Léman, pour tracer, dans ce paysage de courbes lentes et douces, les deux lignes droites les plus rapides de l'histoire humaine.
Mais osera-t-on s'en féliciter? La vitesse, de nos jours, traîne (si l'on peut dire) une réputation déplorable. Elle provoque ou signifie les excès les plus polluants et les plus meurtriers de la modernité: tout ce qui est suspect, en notre temps, va vite, à commencer justement par les sprinters (ne sont-ils pas artificiellement poussés, dopés, gonflés, en attendant d'être «mutés» par le génie génétique?). Mais aussi les voitures, le feu des armes, les réactions des atomes dans les centrales nucléaires, les décisions des spéculateurs en bourse, la folie contagieuse de la vache, la perte des emplois, la chute des idéologies, l'écroulement du sens. L'homme occidental ne songe donc qu'à ralentir, à quitter le train du monde. Ne plus sentir sur son front le vent mauvais de la hâte, mais la brise ailée du temps immobile. Il chante avec lyrisme et conviction les vertus de la lenteur. il se rêve ermite ou sage oriental (l'Orient passant, dans son esprit, pour la patrie de la paix méditative et de la fusion dans le Grand Etre immobile).
Dans ces conditions, peut-il encore exister, sur les rives du Léman, des gens suffisamment puérils ou stupides pour admirer que les deux courses les plus rapides de l'histoire humaine aient eu lieu sur leur sol, et pour voir dans ce hasard un cadeau bienvenu, un encouragement symbolique à combattre la somnolence? Est-il encore possible, décemment, de prononcer un éloge de la vitesse? Assurément non, tant qu'on y voit le parangon de l'action irréfléchie, impensée et violente, tandis que la vraie réflexion, le vrai respect de soi-même et d'autrui serait le fait de son contraire, la lenteur. Mais en est-il bien ainsi?
Evidemment non. Aujourd'hui comme hier, la vitesse n'a rien de vicieux, et la lenteur, rien de vertueux. C'est plutôt le contraire qui est vrai: rien ne va plus vite, en ligne plus droite, que la juste pensée; rien ne bondit plus vivement que le génie; rien n'est plus agile, même, que la bonté. Pour que dans un esprit naisse une idée nouvelle — ou pour qu'y fructifie une sagesse ancienne — il faut que s'y heurtent et s'y confrontent sans relâche, en toute vélocité, toutes les pensées et tous les possibles; il faut que s'y multiplient, avec une rare promptitude, les connexions nerveuses et spirituelles. Le cerveau humain, c'est le ciel tropical qui, à force d'éclairs multiples et répétés, peut éclairer le monde à lumière constante. La méditation la plus calme et la plus profonde, c'est un maelström spirituel où lentement l'âme pourra descendre.
Le savant ou le sage vont vite. Ils ne connaissent pas de fléchissement, pas de relâche. Le saint non plus. Pour être bon, et pour l'être efficacement, il faut une puissance d'invention, d'imagination, de représentation, par quoi le saint convoque le monde dans son cerveau et le parcourt de part en part, cent fois la seconde, découvrant et redécouvrant les souffrances visibles et cachées, éprouvant la présence individuelle de milliards de vies, de besoins et de douleurs, avec une précision, une instantanéité qu'aucun journal télévisé (simulacre mécanique de la conscience en éveil) ne pourra jamais donner. Bien sûr, la sagesse ou la bonté, souvent, prennent les allures de la lenteur. Le sage, dans notre imagerie, n'est-il pas vieux, silencieux, immobile? Mais cette lenteur incontestable est le fruit d'une extrême prestesse intérieure, comme ce disque magique sur lequel sont dessinées toutes les couleurs de l'arc-en-ciel, et qui, en se mettant à tourner à toute allure, crée enfin la couleur la plus pure, le blanc. Ou comme les Jeux d'eaux à la villa d'Este, de Liszt, et l'Ondine de Ravel, où c'est le frémissement des triples croches scintillantes qui établit le règne étale de la plus douce tranquillité. Quoi qu'on dise, être vivant, c'est toujours être vif.
Parce qu'il a trop souvent confondu vitesse et précipitation, l'homme contemporain croit désormais possible de confondre lenteur et méditation. Il pense que pour ne point bronzer idiot il lui suffit de prendre, sous le soleil des vacances, la posture du lotus. Mais il a beau s'endormir, il n'endormira pas le temps. Il a beau ralentir, il sera rattrapé.
Lorsqu'on gagne Paris par le train, on peut lire fugitivement, en très grosses lettres, sur un haut mur que longe la voie ferrée: «Paris Notre- Dame, 50 kilomètres», et bientôt: «Paris Notre-Dame, 20 kilomètres». Pourquoi Notre-Dame? S'il est vrai que la gare d'Orsay put se transformer en musée, le principal édifice religieux parisien n'a pourtant pas ouvert son portail à des convois ferroviaires. Mais c'est que Paris, sur les murs de sa banlieue, s'annonce et se désigne par son coeur, à la fois spatial, spirituel et symbolique. Et ses inscriptions nous disent: visiteurs, vous êtes à vingt kilomètres, non de la gare, mais de l'essentiel. Sur le quai du terminus, vous n'aurez pas encore débarqué. C'est seulement sur le parvis de Notre-Dame que vous serez vraiment à destination, et que vous serez en droit de proclamer: j'y suis, je me tiens au point zéro de cette explosion millénaire et perpétuelle, Paris, d'où jaillissent tant d'étincelles spirituelles, d'où fulgure tant d'histoire, d'où rayonnent tant de poèmes, de chansons et de pensées.
Chaque ville se choisit ainsi son point zéro, son plexus nerveux, son coeur battant, son ombilic. Pour d'évidentes raisons sacrées et profanes, ce lieu privilégié prend très souvent la forme d'une église. Comme chaque cité compte plusieurs de ces édifices, on se devra d'élire le plus grand, le plus ancien, le plus beau, le plus riche en conversions glorieuses. A Paris, Notre-Dame s'impose à l'évidence. A Milan comme à Florence, le Dôme remplira cet office. A Venise, ce sera Saint-Marc. Le cas de Rome est déjà nettement plus embrouillé: Saint-Pierre? Mais ce centre spirituel incontestable n'est guère le centre spatial de la Ville Eternelle. Le forum, le Capitole, le Palatin lui font une sérieuse concurrence. Les dimensions horizontale et verticale, temporelle et spatiale, païenne et chrétienne, se disputent alors les esprits et les coeurs. Plus près de nous, qui oserait décréter où se trouve le centre de Genève? A la cathédrale Saint-Pierre ou bien aux Délices? Et celui de Lausanne? Dans le buffet des orgues de la cathédrale, ou bien au fronton d'un de ces bâtiments de la place Saint- François qui sont aux temples grecs ce que les Jeux d'Atlanta sont aux odes de Pindare?
Mais il est vrai que dans toutes les villes du monde, même à Florence, Milan Venise ou Paris, le centre n'est jamais sûr. Il peut se déplacer, au gré de nos expériences, de notre histoire, de nos goûts, de nos passions. Le centre est toujours où nous sommes. Le coeur des lieux dépend de notre coeur. Pour certains touristes, celui de Paris pourra fort bien se situer sur les Champs-Elysées, à la pointe de la pyramide inversée du Louvre, sans oublier le sommet de la tour Eiffel, ou Disneyland.
Pour ma part, je propose de le trouver ailleurs encore, ce fameux point zéro, ce point sacré, ce lieu qui donne un sens à tout l'espace. D'abord, il y faut un peu de transgression. Choisissons donc un endroit où n'accèdent pas les touristes, ni même les Parisiens. Un endroit où personne, à vrai dire, n'accède jamais, sinon des êtres de songe, qui flottent au-dessus du monde, et dont on peut douter qu'ils appartiennent encore à l'humanité. Comme vous êtes un simple humain, vous ne foulerez qu'en leur absence le sol superflu de leur léger royaume. Ce lieu, le profane croit qu'il ne vit que le temps d'un ballet magique, avant de disparaître derrière un rideau de fer, pour se cacher à la conscience comme à la vue. Mais voilà qu'il dure dans le secret, qu'il persévère dans son être diaphane. Le miracle passé, le lieu du miracle subsiste. Grâce, peut-être, au miroir que cet étrange espace recèle en son fond le plus secret, les valeurs sont inversées: au lieu d'être vu par le public, c'est vous qui voyez. Vous voyez un monde de velours rouge, d'ors sombres et de diamants. Vous contemplez une parfaite absence de foule, dans un silence qui n'est pas celui d'une cathédrale, pas celui d'une forêt nocturne, pas celui d'un désert, mais bien celui qui succède aux apparitions, et qui en médite le mystère. Ce saint des saints, où vous êtes admis, n'est pas là pour la foule, il est là pour lui-même, et pour que soient glorifiées, même et surtout dans la nuit, après tout spectacle, quand les fantômes appelés spectateurs se sont évanouis, la Musique et la Danse. Le coeur de Paris? La scène de l'Opéra Garnier, dont on vous a miraculeusement permis de fouler les planches, après une représentation de Coppélia.
Dans ses Scènes de la vie future, qui remontent à 1930, Georges Duhamel écrivait: «Trop vite spécialisé, l'athlète ne se développe pas dans un heureux équilibre. Il accuse les stigmates, les déformations et les laideurs où se marque tout excès professionnel». Proférer de telles sentences à l'époque de Jesse Owens, athlète harmonieux s'il en fut, c'était pressentir une menace, mais ce n'était pas, apparemment, dénoncer un fait accompli. Car si Duhamel songeait à Jesse Owens en parlant de «stigmates», de «déformations» et de «laideurs», que dirait-il aujourd'hui? Que dirait-il par exemple des haltérophiles d'Atlanta (catégorie poids légers), nains musculeux, à l'épouvantable corps de chewing-gum usagé? Que dirait-il des basketteurs, géants râblés, dont les omoplates semblent surplomber la tête? Et des nageuses, dont les épaules ont vampirisé la substance promise à d'autres rondeurs? Que dirait-il des gymnastes filles, musaraignes aux yeux tristes, blanches de craie et de mort, exécutant des bonds inconcevables pour conquérir le droit d'aller sangloter dans les pattes énormes de leurs gardiens mâles? Sans parler des vedettes de l'athlétisme, dont le volume des muscles évoque celui des transactions de la Bourse de New-York.
Duhamel ajoutait dans son réquisitoire: «Dès que les compétitions perdent leur gracieux caractère de jeu pur, elles sont empoisonnées par des considérations de gain et de haines nationales». On ne peut pas dire que les «considérations de gain», depuis les années trente, aient perdu de leur importance. Quant aux «haines nationales», elles sont peut-être un peu moins manifestes aujourd'hui qu'à l'époque des Jeux Olympiques de Berlin, mais les nationalismes, eux, sont plus vivants, plus impudents que jamais. Choisissez, pour regarder ces Jeux d'Atlanta, fête de tous les peuples, la télévision suisse: on vous montrera du tennis ou de l'aviron; optez, dans la même minute, pour la télévision française: ce sera de l'escrime ou du judo. La télévision espagnole? Du football. La télévision anglaise? Du dressage. A chaque fois, bien entendu, les disciplines où la nation concernée espère des médailles.
Strictement rien n'a changé depuis Duhamel. Simplement, tout s'est aggravé: le plus ancien champion olympique encore en vie, et dont les records datent des années vingt, était présent à la cérémonie d'ouverture des Jeux d'Atlanta. Presque centenaire, alerte et longiligne, il a gagné sa place en gambadant comme un enfant. Que la même scène puisse se reproduire d'ici quatre-vingts ans, voilà bien la chose la plus improbable du monde: les athlètes vivent aujourd'hui ce que vivent les roses — arrosées à l'eau chaude. L'espérance de vie des muscles à record ne dépasse plus guère celle des chairs à canon.
Mais ce qui pourrait bien dépérir dans les prochaines décennies, ce ne sont pas seulement les athlètes, c'est le mouvement olympique tout entier, malgré ses démonstrations de puissance: si les «stigmates», les «déformations» et les «laideurs» que dénonçait Georges Duhamel finissent par toucher à la monstruosité pure, le public pourrait bien se détourner d'un tel spectacle. Certes, il est fasciné par les records. Il veut toujours plus, toujours plus haut, toujours plus vite. Mais si le record est battu par un être qui n'a plus forme humaine, comment l'admirer, comment s'en réjouir, comment le reprendre à son compte? Nous n'en sommes pas là, sans doute. On a pourtant, d'ores et déjà, le sentiment justifié que les athlètes ne sont plus des humains mais des mixtes d'hommes et de machines: la perche ou la piste ne leur sont plus des instruments mais des organes, et réciproquement leurs organes sont fabriqués, contrôlés et poussés comme des machines. Ces robots cuirassés de chair sont plus stupéfiants qu'admirables.
Mis à part des disciplines particulières comme l'haltérophilie et parfois la gymnastique, le sport de haute compétition n'a pas encore fabriqué de monstres purs et simples. Mais il n'empêche que Duhamel avait raison: tout est affaire de laideur. Les derniers Jeux Olympiques de l'ère moderne ne seront pas ceux qu'interrompra la guerre, ni ceux qui seront décimés par des boycotts, ni même ceux qui crouleront sous leur propre poids d'argent. Ce seront ceux où triompheront des athlètes trop chargés de «stigmates» et de «déformations» pour que nous puissions nous identifier à eux; trop accablants de laideur efficace pour que nous les aimions. Il ne nous resterait plus alors qu'à souffler la flamme olympique, afin que la nuit retombe sur la cour des miracles.