Si
l’on traverse la Cisjordanie
pour gagner la Mer Morte, on
découvre à mainte reprise des
campements de Bédouins, dans
le désert beige, en contrebas
de la route noire. Ces hommes
paraissent immobiles et ne
cessent d'être ailleurs, alors
que nous filons sans trêve et
ne cessons d'être ici.
Mais
de quoi peuvent bien se
nourrir leurs chèvres ?
Et comment ces gens se
procurent-ils de l'eau, des
aliments ? Leur mode de
survie nous est tout
simplement inconcevable. Nous
passons donc, et nous
oublions. Mais si nous
longeons à nouveau ces mêmes
campements après la tombée de
la nuit, une autre question
vient nous troubler :
qu'est-ce que ces éclairs
bleuâtres, dansants,
hésitants, mourants et
renaissants ? Surgis de
l'intérieur des tentes, ils
glissent sur la paroi de toile
en un jeu de lumières
chinoises. Des feux
follets ? Des
djinns ?
Un
pan s'est relevé, ménageant
une ouverture. On parvient à
se glisser par le regard à
l'intérieur d'une de ces
habitations éphémères, abris
précaires d'un peuple
délaissé. Et voici : les
lumières proviennent d'un
poste de télévision – noir et
blanc, il est vrai.
Maintenant
nous sommes en France, quelque
part sur la Loire, dans la
maison du célèbre écrivain
Julien Gracq. Célèbre pour ses
ouvrages, mais plus encore
pour son retrait, son exil,
son refus de la modernité. Un
Bédouin sédentaire, à l’écart
des routes d’aujourd’hui.
Dans
un texte récent, Gracq nous
rappelle qu'il ignore
l'invention du livre de poche
et l'usage de la machine à
écrire ; sans parler,
bien sûr, de l’ordinateur.
Mais voilà qu'un journaliste
fervent de son œuvre a pu
pénétrer, tout récemment, dans
le saint des saints. Avant de
transcrire les paroles du
maître, le disciple décrit
brièvement son salon. Il
mentionne de rares objets,
parmi lesquels, oui, un poste
de télévision – en couleurs,
n’en doutons pas.
O
Julien Gracq, ô Bédouins de
Cisjordanie, vous ne trouvez
donc pas étrange la lucarne
découpée dans votre tente ou
dans votre ermitage ?
N’est-ce pas que la modernité
vous a piégés, vous
justement ? Car la
modernité, ce n’est pas la
technique en elle-même :
c’est la technique effaçant
ses traces dans notre
conscience. Et la télévision,
c’est le comble de la
technique, son aboutissement
suprême – malgré l’ordinateur
ou la réalité virtuelle. La
télévision répond mieux que
tout autre machine humaine au
désir technique, c’est-à-dire
au désir de puissance et de
maîtrise, mais surtout de
confort et d’oubli.
Cependant,
si le petit écran n’est aux
yeux que ce que l’oreiller est
aux oreilles, s’il ne restitue
du monde qu’un reflet
distrayant et flatteur, à quoi
bon le regarder ? Parce
que tout de même, ce qu’il
reflète, c’est le monde. Ce
qui le fait exister, c’est la
vie réelle.
Cocteau se voulait un
mensonge qui dit toujours la
vérité. La télévision, c’est
un irréel qui dit toujours la
réalité. Quoi de plus
passionnant que le ciel livide
et multicolore de cette
lucarne qui ne s’ouvre ni ne
se brise sur le monde, mais le
montre pourtant ?
Que se passe-t-il exactement en Tchétchénie ? Est-ce qu’on y massacre ? Est-ce qu’on y torture ? Oui, selon des témoignages de plus en plus nombreux. Mais les images manquent. Ce que la télévision montre depuis plusieurs semaines, toutes chaînes confondues, ce sont de brèves séquences autorisées par la censure : des soldats russes en embuscade dans les ruines enneigées, avec leurs têtes de gosses que la peur rend sérieux ; des canons et des mitrailleuses qui crachent leurs projectiles abstraits – comme dans les jeux d’enfants, on jouit de les voir partir, on oublie qu’ils doivent arriver. Et puis, on observe M. Poutine qui serre des mains de généraux, préside d’énormes conseils chamarrés, annonce que l’ordre règne à Grozny.
Voilà, c’est tout. Non, j’oubliais : la télévision, elle seule, nous laisse redouter que M. Poutine soit un homme, et qu’il ait un cœur. On ne s’y attendait guère : cet être apparaît impitoyable ; à la fois dur et fuyant ; raide comme le complexe militaro-policier, souple comme le monde des services secrets – et ce mélange de raideur et de souplesse est plus inquiétant que tout. Quant à son excessive sobriété, elle fait regretter Elstine (Boris Elstine, vous vous souvenez ? On le voyait tous les jours ; on ne le voit plus jamais). Et pourtant nous avons observé l’actuel président en train de soutenir, au cimetière, la veuve éplorée de son maître et ami Sobtchak. Ses yeux étaient plus vitreux que de coutume : les larmes, oui.
Voilà donc ce que nous savons de la Tchétchénie. Que M. Poutine, à certains égards, se rattache peut-être au genre humain. Ce ne sont pas les ministres occidentaux qui diront le contraire, eux qui lui trouvent toutes les vertus. Le lapin, fasciné par le serpent, se demande avec la volupté de la soumission : comment peut-on avoir une peau aussi dure et aussi souple à la fois, un regard aussi fixe et aussi doucement voilé de larmes virtuelles ? Que veut dire cet œil de fer sous cette larme de velours ? Ainsi M. Robin Cooke, réputé intraitable, et connu pour ses effets de menton post-coloniaux, est apparu, sous les lambris moscovites, la nuque soudain relâchée, la prestance désarticulée, petit lapin barbichu en face du serpent à la peau si dure et si souple, aux yeux si troubles et si clairs.
Voilà ce que nous savons de la Tchétchénie. Jusqu’à ce reportage vidéo montrant des cadavres aux pieds attachés par des câbles, jetés dans des fosses communes. Et comme par hasard, le gouvernement russe, qui avait traité par le mépris les multiples témoignages écrits et oraux sur des exactions semblables, s’émeut et s’empresse d’ « ouvrir une enquête ». Tant il est vrai que l’image d’un massacre passe pour plus vraie, plus irréfutable qu’un récit, et menace davantage d’être crue.
On devrait pourtant savoir, à satiété, que les images peuvent être fabriquées ou manipulées, et qu’en dernier ressort leur authenticité, comme celle de tout témoignage, demeure liée à la parole de celui qui les recueille. Parole que nous croyons ici, sans preuve absolue, et que nous avons raison de croire, avec celle des rescapés de tous les camps du monde : on massacre et l’on torture en Tchétchénie, par la volonté de M. Poutine, l’homme aux yeux embués, comme Strogoff ; l’homme au fer rouge, comme Ogareff.
Cette vie est une vallée de larmes. Rien ne le prouve de manière plus certaine que l’épisode n° 3014 de la série Top Models. On y pleure extrêmement, toutes générations et tous sexes confondus. On y pleure parce qu’autrui ne vous a pas pardonné, pas compris, pas aimé. Mais peut-être plus encore parce qu’il vous a pardonné, compris, aimé. On y pleure parce qu’on se perd, qu’on se méconnaît, qu’on se blesse ; mais aussi parce qu’on se retrouve, qu’on se reconnaît, qu’on se guérit. On pleure de souffrir, bien sûr, mais on pleure d’aimer, on pleure d’être aimé, on pleure d’exister.
La série Top Models a dépassé son trois millième épisode. Je confesse n’avoir vu, de toute ma vie, que ce numéro 3014 – suivi, le lendemain, du 3015. Deux gouttes d’eau ne suffisent pas à juger d’un fleuve, surtout pas d’un fleuve de larmes. Et sur ces innombrables tranches de vie de famille, le sel des pleurs n’est pas le seul assaisonnement. La preuve ? Dans le numéro 3015, on pleurait déjà beaucoup moins que dans le 3014. Mais tout de même, à la fin de l’épisode – vous savez bien, lorsque la jeune Ambre, enceinte de neuf mois (d’un bébé qui est peut-être « de couleur »), retourne chez sa mère qui ne l’a jamais aimée, afin d’y accoucher loin des regards noirs de sa blanche famille ; lorsqu’elle dit à cette mère : « Tu ne m’as jamais aimée mais j’ai besoin de toi ». Puis : « Mon bébé à moi sera élevé dans l’amour » – comment les yeux (les siens, les nôtres) pourraient-ils rester secs ?
Si l’on voulait pousser plus loin le travail d’ironie, on dirait que ces pleurs infinis coulent comme le rimmel d’artifice et d’américanisme qui farde tous les personnages, jeunes et vieux, hommes et femmes, mais que ce masque, en se liquéfiant, ne laisse voir aucune chair véritable ; que le seul but de toute l’opération consiste à activer à heure fixe le système lacrymal des téléspectateurs, et que, comme tous les tire-larmes, Top Models est tout bêtement un tire-sous.
L’analyse s’impose ; elle est même irréfutable. Mais elle ne dit pas tout : si le calcul des producteurs se révèle si payant, c’est parce que cette série ne répond pas seulement au besoin, supposé plébéien, de consommer des émotions factices. En multipliant les situations embrouillées, ambiguës, banales, souvent pitoyables, mais en les pressant pour en exprimer le suc de douleur, en insistant sur la volupté de l’honneur et l’ivresse du sacrifice, elle remplit le rôle d’une authentique œuvre de fiction : une de ces machines imaginaires qui, depuis l’aube de l’humanité, nous permettent de grandir par le seul regard que nous portons sur nos petitesses. Ici, comme dans les contes, les sagas, les romans, comme dans toute histoire racontée, les passions deviennent alors compassion, à l’image du fleuve qui s’apaise dans la mer.
N’oublions pas cette autre vertu majeure, que le téléspectateur des seuls numéros 3014 et 3015 ne peut que pressentir : la longue durée. Le roman-fleuve-de-larmes remporte sur notre humaine condition la plus décisive des victoires. Du temps qui passe et qui détruit, il fait un temps qu’on espère et qui comble. Maintenant, je veux la suite. Je veux savoir si les bras de la future grand-maman vont s’ouvrir à la jeune Ambre, et si l’enfant, oui ou non, aura la couleur du prénom maternel.
La mondialisation, comment la combattre ? C’est, paraît-il, une bête immonde. Mais avec quelle lance terrasser ce dragon ? Quelles sont sa forme et sa couleur ? La mondialisation, hélas, n’a pas de corps, et de visage moins encore. Pas même le faciès gentiment hébété de Bill Gates, ce dégingandé lunaire, tout rayonnant de banalité. Encore moins les traits ravagés et responsables de MM. Greenspan ou Duisenberg : un mouvement irrésistible nous emporte tous, et ces gens-là ne feignent même pas d’en être les organisateurs.
Temps présent nous racontait jeudi dernier les métamorphoses de la Poste suisse : nécessaire rationalisation, nécessaire restructuration, nécessaire fermeture de guichets, nécessaire alliance avec des géants étrangers. Et que pouvait faire ce reportage télévisé, sinon nous montrer les lieux et les êtres victimes de cette nécessité aussi implacable qu’insaisissable ? La postière de village, survivante d’une société prévirtuelle, où la conversation n’a pas encore été supplantée par la communication ; un hypercentre de tri, beau comme l’Enfer de Dante ; un élégant directeur qui, derrière son nœud papillon, nous décrit le Charybde de la rentabilité et le Scylla du service public universel ; un conseiller fédéral qui, derrière son écharpe, défend le bilan de sa Poste avec une éloquence irritée et trébuchante ; une assemblée de vénérables Genevois qui réclament que le géant jaune se penche sur les nains.
Tous ces témoins étaient de bonne foi. Nul méchant parmi eux. Mais, très loin au-dessus du combat, telle une déesse homérique au-dessus des héros pleins de poussière et de sang, la mondialisation demeurait invisible et souriait peut-être, d’un sourire sans visage, comme le chat de Lewis Carroll.
Juste après cette émission, France 2 proposait un reportage sur l’histoire récente des résistances au fatal processus : du GATT à l’OMC, de Genève à Paris et de Paris à Seattle. A Seattle par exemple, allait-on voir enfin le matou diabolique ? Avait-il la tête bénigne de M. Leon Brittan ? Ou celle de ses éminences grises, les présidents de multinationales ? Mais où sont ces gens ? Qui sont-ils ? Que décident-ils ? Montrez-nous leurs cabinets secrets, leurs clins d’œil entendus, faites-nous entendre leurs ricanements de satisfaction mauvaise ! Mais non, rien. Rien qui puisse vraiment cristalliser l’hostilité, justifier la haine, personnifier l’ennemi. La caméra passe en revue des têtes affairées et banales, des costumes trois-pièces et des micros-cravates, des mains de représentants de commerce en train d’ouvrir des attachés-case. Banalité du mal mondialisé.
Les adversaires du monstre, eux au moins, sont identifiables à Seattle : idéalistes terriens, chevelus nostalgiques, écologistes glabres, sans oublier un Français moustachu, casseur adulé, brandisseur de fromages à pâte dure. Ou ces manifestants qui, à Paris, se dandinent sur les pelouses de l’OMC. Leurs mouvements tiennent de la danse de la pluie, du déhanchement de boîte de nuit, de la farandole puérile. A en croire ces seules images, on a l’impression que la lutte contre la mondialisation donne dans l’excès de visibilité – précisément parce que l’ennemi reste invisible. Un peu comme l’enfant, dans la nuit, multiplie les grimaces pour chasser les fantômes.
Qu’est-ce aujourd’hui que le corps ? se demandait l’émission Viva. Plus grand-chose : il se hérisse de prothèses électroniques, il se désincarne, il se virtualise. Illustration : visités à la vitesse des cauchemars, des intérieurs de cerveaux artificiels, des connexions multicolores, des câblages indéchiffrables, sur un fond plus noir que le silence des espaces infinis.
Quand il n’est pas nié, le corps est vendu : voici les stars aux dents adamantines, à la peau lisse jusqu’à l’angoisse, voici les mannequins de rêve, beautés longilignes, normatives, tyranniques. Le corps commun, notre corps à tous, n’est-il donc plus qu’un tas de chair obsolète ou difforme ?
Voyons ce qu’en pense l’Afrique. Comment les Dogons, société traditionnelle du Niger, considèrent-ils leurs corps ? Comme tout est sain, comme tout est clair, comme tout est calme chez les Dogons ! Comme l’archéologue européen qui nous fait les honneurs de ce pays a raison de l’aimer ! L’Afrique, même délaissée, même torturée, est irrémédiablement belle ; on y va chercher ses origines, mais pourquoi pas son avenir ? L’Afrique porte son humanité plus fièrement et plus sûrement que nous, comme ses femmes portent sur leur tête une amphore élégante, réplique de leur corps, et qui ne tombera pas.
L’Afrique peut-elle pour autant nous servir d’exemple ? Viva semblait l’espérer. Chez les Dogons, nous assura-t-on, nos pernicieux critères de beauté sont inconnus. C’est ainsi que le corps de la femme est préparé, dès la petite enfance, à force de massages maternels, à ses travaux futurs (massages fort vigoureux, ma foi, la mère tournant et retournant sur ses genoux le corps de son bébé pour le tapoter, le calotter, le malaxer ; ainsi fait, de sa pâte soumise, la boulangère experte). On n’épouse pas une femme pour sa beauté, mais pour son aptitude au travail. Chez les Dogons, le beau, c’est l’utile, non le futile. Songeons-y !
On y songe donc. Et l’on se rappelle que l’Europe, il n’y a pas si longtemps, était une civilisation paysanne et traditionnelle ; la sujétion de la femme à l’homme (c’est-à-dire celle d’une force de travail à la force virile), y était assez universelle et « naturelle » pour être chantée par certain texte célèbre du livret de famille helvétique : « Femme, assieds-toi sur ce banc… ». Dans toute société paysanne et traditionnelle, si le beau passe après l’utile, ce n’est pas vertu mais nécessité. Si les Dogons n’ont pas l’idée d’exploiter les corps pour leur beauté, c’est simplement que ce luxe leur est interdit. A quoi bon, dès lors, opposer à notre aliénation moderne une aliénation plus ancienne ?
Ensuite, Viva partit dans une juste guerre contre le culte de la norme. En interviewant une femme très épanouie, puis en nous montrant des tranches de vie d’un couple de débiles légers. Mais que devions-nous en conclure ? Qu’il faut respecter les anomalies, ou qu’elles n’existent pas ? Que la beauté n’est pas seule à compter, ou que tout le monde est beau – c’est-à-dire personne ?
Riche émission, qui permet ce genre de questions – même si, du corps virtualisé au corps idolâtré, du corps nié au corps vendu, elle nous faisait presque oublier que le corps, en soi, n’est rien – l’esprit non plus, d’ailleurs, ni l’âme. Nous sommes des esprits à mains, des chairs pensantes. C’est bien toute l’énigme. Celle des Dogons, la nôtre.
Les Israéliens ont répété devant le pape que Jérusalem était leur capitale éternelle ; les Palestiniens ont répété devant le pape que leur éternelle capitale était Jérusalem. Le pape les a écoutés, la tête penchée. La Jérusalem céleste, après tout, n’était pas concernée. Quant à Jean-Paul II lui-même, on sait qu’il n’a pas outrepassé les discours prévus : il a évoqué les droits des Palestiniens, mais sans bousculer la diplomatie ; il a déploré devant les Juifs l’antisémitisme des chrétiens, mais non l’antisémitisme chrétien.
Cependant, ce qui compte au Proche-Orient très compliqué, ce sont les gestes simples : le geste d’embrasser la terre palestinienne, ou tout au moins de l’effleurer des lèvres ; le geste de visiter le mémorial Yad Vashem, le geste d’y embrasser une femme juive que Karol Woytyla, jeune prêtre polonais, aurait secourue aux heures les plus noires. Légende dorée ? Peut-être. Ce qui comptait, cependant, c’était ce baiser fraternel et son image en gros plan, sublimation ambiguë mais poignante du trop classique « moment d’émotion » télévisuel.
A Yad Vashem, le pape a fait un discours, mais pour invoquer le silence, et pour l’honorer. Au Mur des Lamentations, son hôte juif parla anglais, puis hébreu, mais finit par le latin. Jean-Paul II répondit dans cette langue, et n’en utilisa pas d’autre. Le latin, ici, n’était plus l’idiome de l’Eglise, c’était encore une façon de garder le silence ; de le garder dans l’écrin de quelques mots peut-être partagés. Du moins pouvait-on l’espérer.
A Jérusalem, seul est possible le silence, ou ce qui l’approche. Seuls sont licites des gestes élémentaires dans leur symbolisme : embrasser ou non de la terre, fouler de ses pas tel ou tel lieu, murmurer une prière devant le Mur des Lamentations, la glisser ensuite entre deux de ses pierres. Maintenir sa main tremblante sur les énormes et fragiles moellons du temple de Salomon. Porter une croix sur sa poitrine, mais renoncer au bâton de pèlerin surmonté d’un crucifix.
Il faudrait évidemment que ces gestes et ces signes (ceux du pape et ceux de ses hôtes) finissent par mûrir en paroles, par se traduire en actes. Mais en attendant, leur force est dans leur symbolisme silencieux, car seul le silence, avec toute son éloquence, n’est l’ennemi déclaré d’aucune parole. O télévision, quelle n’est pas alors ton importance ! Car il faut impérativement montrer des images de la paix ; il faut mimer la paix, avant d’espérer la faire. Etrange retour des choses : la Parole ne doit pas être au commencement, mais à la fin.
Car pour l’heure, en Israël, la Parole est sa propre ennemie et s’affronte elle-même à coups de décibels. D’où les visages pudiquement concentrés, célestement patients, de ces évêques obligés d’attendre, avant de poursuivre une messe en plein air, qu’ait fini de retentir l’appel du muezzin. D’où ce moment douloureux et pesant, où l’on a vu des gardes du corps traîner, comme un pantin, un « ultra-orthodoxe » qui tentait, sans doute à grands cris inaudibles, de troubler la cérémonie du Mur des Lamentations. D’où, enfin, la permission laissée à un chat, par le même service d’ordre, de parcourir obliquement et doucement la place sainte aux instants culminants, tandis que résonnait en hébreu, puis en latin, puis se taisait, le nom de Jérusalem.
La Birmanie des trognes despotiques a-t-elle un visage humain ? Oui, bien sûr, celui d’Aung San Suu Kyi, l’opposante de cristal, qui dans l’émission Magellan dénonçait le travail forcé des enfants birmans. Ou celui de ce petit réfugié pleurant, en trop gros plan, son père assassiné par la dictature.
Mais la Birmanie a des visages plus inattendus : en 1953, une étudiante autrichienne rencontre aux Etats-Unis le prince charmant, un jeune ingénieur birman. Le couple s’embarque pour le pays lointain. Là-bas, il se révèle que le jeune époux n’est ni tout à fait ingénieur ni tout à fait birman : d’abord c’est un Chan, peuple minoritaire, et relativement indépendant. Et puis, autre nuance, c’est un vrai prince charmant, un prince régnant. A la descente du bateau, la foule s’avance, fleurs à la main, pour l’honorer. Au palais, chacun s’agenouille devant lui, donc devant son épouse, qui ouvre de grands yeux et retient son souffle.
C’est une histoire véritable, que nous raconte Arte dans La vie en face. L’étudiante s’appelait Inge Eberhard. Elle est toujours en vie, ce qui ne va pas de soi. Elle nous raconte la suite de l’aventure. D’abord, quelques années de bonheur édénique, dont témoignent de tressautants et timides films d’amateur, tournés dans les jardins du palais. De ce palais, on sait cependant franchir les portes. Et le prince, charmant jusqu’à l’incroyable, a décidé de rendre à ses paysans la possession de leurs rizières. Pourquoi non ?
Mais voici l’année 1962, celle du coup d’Etat militaire. Le prince, Chan et démocrate, est arrêté. Personne n’entendra plus parler de lui. A grands risques, sa femme pourra quitter le pays avec ses deux filles. Après plusieurs années de veuvage, elle épouse un Américain de stricte roture. Régulièrement, les exilés Chan se réunissent chez celle qui fut Mademoiselle Eberhard, et qui est maintenant Madame Singer – mais qui demeure leur princesse. Et de même qu’au palais de jadis le peuple se courbait devant l’Autrichienne, il se prosterne aujourd’hui devant l’Américain tout effaré. Mais le prince consort a pu s’en convaincre, et nous avec lui : on peut s’agenouiller et croître en dignité.
Tout de même ! Secouons cette émotion désuète, retrouvons nos sains réflexes républicains : le temps des princes, même libéraux, n’était pas l’âge d’or, et puis c’est le présent qui compte ; c’est le combat contre la dictature de la junte archéo-communiste au pouvoir aujourd’hui. C’est Aung San Suu Kyi. Ce n’est pas une Sissi déchue.
Mais Mlle Eberhard n’a rien d’une Sissi. Son aventure insolite, anachronique, unique, apparaît pourtant exemplaire. Cette invraisemblable union des contraires, ce choc inouï de cultures, de langues, de classes, de religions, de conditions et même d’époques nous impose le sentiment bienfaisant d’une humanité solidaire, réellement sans frontières. D’ailleurs la princesse d’hier ne se complaît pas dans la nostalgie, elle travaille aujourd’hui pour la cause des droits de l’homme dans l’un de ses pays, la Birmanie.
Lorsque les exilés se réunissent chez elle, tout le monde chante. On évoque en musique la mort du héros de l’indépendance, assassiné en 1947. On se promet, en son nom, de reconquérir la liberté. Au fait, ce héros se nommait Aung San. Mais oui, le père de sa fille.
Le plus atroce de ce que l’homme fait à l’homme aujourd’hui demeure pour nous sans images. Aucun téléjournal ne peut nous montrer les bourreaux d’Arabie séoudite tranchant la tête des condamnés pour délit d’opinion (les femmes, cependant, sont tuées par balles : décapitées, elles exhiberaient leur cou). Aucun téléjournal ne peut nous proposer de reflets filmés de l’actuel carnage congolais.
Cela peut signifier que les images de ces horreurs n’existent pas. Mais peut-être simplement qu’on ne les montre pas. Car les Etats sont riches en images, et font document de tout. Leur besoin d’archiver est égal – et symétrique – à celui d’effacer, de cacher ou de détruire. Plus un Etat est autoritaire et dissimulé, plus il archive. Le réel doit échapper tout entier au peuple, mais rester tout entier aux mains des dirigeants. Jusqu’au jour où cela n’a plus d’importance.
Un exemple ? Le nommé Sergueï Korolev fut le Wernher von Braun russe. Il faillit permettre aux Soviétiques de coiffer au poteau les Américains dans la course à la Lune. De son vivant, il fut pour nous un inconnu total. Désormais, comme le raconte, images à l’appui, une émission de Planète, nous savons tout de sa trajectoire, classique pour l’époque : études d’ingénieur, débuts brillants sous la houlette d’Andreï Tupolev, arrestation sans motif, goulag, extraction du goulag dix ans plus tard, expédition en Allemagne (pays des intéressantes V2) ; conception du spoutnik, construction de la N1, fusée plus puissante que la Saturne V, et qui visait la Lune.
Le spectral Korolev meurt en 1966. En 1968, survient un de ces accidents que le public ignora totalement, mais dont témoignent avec une parfaite fidélité les caméras de Baïkonour : on tente pour la première fois de faire décoller la N1. Le monstre s’élève de dix mètres, hésite, retombe obliquement, s’effondre dans ses flammes blanches. L’URSS ne sera pas la première sur la Lune.
D’autres images, prises par un satellite-espion américain, montrent le pas de tir ravagé, noirci par l’accident. Si nous avons tout ignoré, nous autres, de ce moment qui a changé la face visible de l’histoire moderne, ce n’est donc pas du seul fait des Soviétiques mortifiés. Les autorités américaines savaient ; secrètement soulagées, elles n’ont pipé mot. Maintenant nous voyons tout, comme si nous y étions, et nous songeons que si Korolev n’était pas mort deux ans trop tôt…
Les documents existent, toujours. Simplement, ceux qui les détiennent les laissent voir quand ils sont devenus inoffensifs.
A propos, il est une image de la conquête spatiale qu’on ne nous a pas cachée, parce qu’elle paraissait, à l’époque, inoffensive entre toutes : la petite chienne Laïka, toute bardée de fils électriques, prête au départ pour l’espace. Laïka n’est jamais redescendue sur terre, sa mort en orbite était programmée. Or aujourd’hui, cela nous choque davantage qu’en 1960. Ce qui fut inoffensif ne l’est plus tout à fait. Si la Russie veut soigner son « image » jusque dans les détails, ne devrait-elle pas se montrer meilleure amie des animaux ?
Mais soyons sérieux. Pour le gouvernement de Moscou, d’autres censures apparaissent plus urgentes. Avant d’escamoter le museau mignon de Laïka, M. Poutine a bien d’autres chiens à fouetter.
Qu’est-ce que ce nouveau produit bancaire appelé « fonds de placement éthique » ? C’est un peu le pâté morale-rentabilité, sur le modèle du pâté alouette-cheval. Voilà du moins ce qui ressortait de l’excellente émission A bon entendeur du 11 avril. L’un des spécialistes interrogés précisa que « le critère de rentabilité reste très important, pour ne pas dire primordial » aux yeux du client.
Autrement dit, on veut bien confier son argent à des entreprises éthiquement correctes, mais il serait tout de même souhaitable que ça rapporte. Or ce qui rapporte exige souvent main d’œuvre à bon marché, restructurations et pollutions. Et puis on échappe difficilement à cette vérité générale : plus l’argent est censé « travailler » tout seul, plus il le fait à la sueur des fronts humains. Comme l’a souligné A bon entendeur non sans un humour bienvenu, le fonds de placement éthique, c’est en somme « la quadrature du cercle ».
D’ailleurs, si les banques créent ce genre de fonds, ce n’est pas parce qu’elles seraient soudain prêtes à se placer toutes sous le signe et le sigle du Saint-Esprit. C’est parce qu’ « il y a une demande », et qu’ « un établissement digne de ce nom doit répondre à la demande des clients », comme nous l’expliqua un autre spécialiste. Les « fonds éthiques » sont un produit financier, voilà tout. De l’éthique ? Mais oui, nous en avons en rayon. De quelle couleur la voulez-vous ? Rose ou verte ?
Les « fonds éthiques », une espèce de centaure – ou de chimère. Mais leur existence est au moins l’indice qu’une tension demeure entre la soif de profit et l’exigence morale. Or aux yeux d’un troisième spécialiste, cette tension n’a pas lieu d’être. Décréter que certains fonds sont « éthiques », voilà qui est inutile et même nuisible, expliqua-t-il, parce que cela suggère que les autres ne le sont pas… Or l'économie tout entière ne peut qu’obéir à des critères éthiques. Et pourquoi ? On vous le donne en mille : parce que dans le cas contraire, « les entreprises ne pourraient pas faire de profits sur le long terme ».
Voilà donc à quel point nous en sommes arrivés dans le renversement inconscient des valeurs : à l’aube du capitalisme, on s’efforçait de prouver que le profit n’était pas contraire à l’éthique. Maintenant, il s’agit d’affirmer que l’éthique n’est pas contraire au profit. Soyez morales, ô entreprises, c’est le seul moyen d’atteindre la fin ultime, le profit. Ou plutôt : si vous faites des profits « sur le long terme », vous aurez prouvé que vous êtes morales. Le voilà, le « stade suprême du capitalisme ».
Dès lors, plus de problème de quadrature du cercle, puisqu’il n’y a plus ni cercle ni carré. Plus besoin d’opposer l’égoïsme individuel et le bien commun, le profit des uns et le travail des autres, l’argent qui décuple en décimant les hommes, les fonds éthiques et les fonds moins éthiques. Tous les fonds sont éthiques – et l’éthique a touché le fond.
Soyons justes : en affirmant que l’économie est tout entière éthique, par nature et par nécessité, cet expert exprimait un vœu pie, plus qu’il ne formulait une vérité d’évidence. Il manifestait même une honorable inquiétude. Car, s’écria-t-il, s’il n’en allait pas ainsi, « le monde serait intolérable ». Ah, Monsieur, c’est toute la question : le monde est-il tolérable ?
Des vues de New-York, magnifiques, somptueuses : Central Park au coucher du soleil, les deux tours du World Trade Center dans une lumière poudreuse, le pont de Brooklyn, immatériel. Mais à chaque fois, au premier plan, assis face aux gratte-ciel, des rats.
Le surmulot new-yorkais, ou ratus norvegicus, a débarqué en Amérique dans les soutes de nos navires européens. Le rat grouille au fond de nous, c’est connu depuis Freud. Le rat nous ressemble. Il habite où nous habitons, mange ce que nous mangeons. De tout près, la ressemblance est encore plus frappante. On est obligé de constater que les rats ont des mains. De petites mains mignonnes, effrayantes.
« Le New-York des rats », film éprouvant, époustouflant, proposé par La vie en face, sur TSR 2, montrait des humains assiégés par les menottes roses et les museaux subtils. Horrifiés ou dégoûtés, les homines sapientes mènent leur combat vaillamment, souvent même avec humour, parce qu’il le faut bien, parce que c’est la vie. Oui, c’est la vie, dans sa plus simple expression : il s’agit de repousser les rivaux, de gagner sur eux notre espace vital. Les dératiseurs professionnels eux-mêmes parlent de la nécessité, de la difficulté, de la loyauté, de la vanité de leur lutte.
Voilà bien le plus fascinant de l’affaire : cette lutte nous ramène à la situation précise de l’homme primitif qui, hors la lumière de son feu protecteur, ne voyait que ténèbres sacrées. A l’étage de nos maisons, nous avons nos lampes électriques, nos frigos, nos ordinateurs branchés sur Internet et nos télévisions qui diffusent des films d’horreur avec « effets spéciaux », toujours plus parfaits, auxquels on croit de moins en moins. Mais à la cave, il faut affronter les effets normaux de la vie : la vraie peur, le vrai dégoût, la vraie violence, physique et répugnante. Il faut aller en catimini poser des pièges qui casseront les vertèbres de nos cousins mammifères, les noirciront de sang, les étoufferont lentement. A la cave, il faut lutter pour la vie. Et du coup, comme le faisaient nos ancêtres cavernicoles, nous imaginons à l’ennemi des pouvoirs surnaturels. La virtuosité du cinéaste nous y aide : on aurait dit, souvent, que les rats eux-mêmes tenaient la caméra, et filmaient notre lente défaite.
C’est ainsi qu’un brave citoyen new-yorkais s’est acheté un joli sam’suffit, pour y mener sa vie d’époux et de père. Son bonheur domestique fut de courte durée. Un jour néfaste, il dut affronter son premier rat. Il le vainquit à force de ruse, et l’assomma derrière son canapé, d’un coup de batte, après s’être donné du courage à l’aide de quelques lampées de whisky. Puis il boucha, colmata, grillagea, plâtra toutes les issues. Peine perdue. Ce fut bientôt l’apparition narquoise et terrifiante d’un deuxième rat, d’un troisième, d’un quatrième. Malgré les rasades de whisky, malgré les coups de batte, les pièges et les poisons, l’humain finit par s’avouer vaincu. Il déménagea. « Un homme doit être capable de protéger sa famille. J’ai essayé. Mais les rats ont gagné », gémissait-il, l’air vraiment pitoyable.
Il ajouta, désespéré : « Ces bêtes ont une âme. Les regarder dans les yeux, c’est regarder au fond d’un abîme ». Sous l’aspect d’un simple surmulot qui ne cherche qu’à vivre, notre homme avait rencontré le dieu des ténèbres.
Vendredi dernier à la télévision espagnole, un torero blond, en plein travail de mort. Gros plan sur son visage farouchement concentré – mais non sur le mufle du taureau. Série de « naturelles » et de « passes hautes », en plan moyen, entrecoupées d’applaudissements, en plan large. Les jambes de l’animal commencent à flancher. C’est le moment d’aller chercher l’épée à pointe courbe et de porter l’estocade. Te voici donc à genoux, bête noire, où soudain l’on a peine à ne pas voir l’agneau blanc.
Le défenseur des animaux et l’amoureux de la corrida, depuis toujours, sont deux sourds qui s’invectivent. L’un dénonce des tortures prolongées, publiques et obscènes ; l’autre répond par l’ancienneté d’un rite sacré, la diverse et subtile beauté des passes, la noblesse d’une cérémonie où l’homme, à chaque fois, met sa vie en jeu. La corrida, une boucherie ? Autant dire que la Grande fugue de Beethoven est une cacophonie.
Débat éternel, où les arguments des uns et des autres sont des raisons que le cœur seul connaît. Comment les départager ? Dans la corrida, la beauté ne nous saisit-elle pas avec l’horreur, et l’horreur avec la beauté ? Une chose paraît certaine : sans la mise en scène cérémonielle de la mort, cette mort que le toro commence par incarner avant de la souffrir, la corrida n’aurait plus de sens, même et d’abord aux yeux des aficionados. Si la corrida n’est pas un « art premier », elle est une distraction sadique. Elle sera sacrée ou ne sera pas.
Mais le petit écran lui permet-il encore d’être sacrée ? Ce vendredi soir, après la mise à mort (par les soins élégants et fulminants du torero blond), la télévision espagnole proposa le gros plan le plus profane du monde : l’officiant en habit de lumière, mal dissimulé par la barrera, buvant une bonne rasade d’eau minérale, au goulot, comme un footballeur à la pause. Non : plutôt comme un prêtre qui, à la sacristie, sifflerait du vin de messe.
Mais cela n’était rien encore. Parlons plutôt d’une autre corrida, et du sort télévisé qui lui fut réservé, un soir précédent, peu avant vingt et une heures. Nous en sommes à la pose des banderilles. Le taureau écume à souhait, mais ses fureurs sont sporadiques. Souvent il regarde ailleurs. De côté, là où la mort n’est pas. Mais à la troisième double piqûre, il a sa dose de rage. Il est prêt pour la muleta. L’affrontement commence. On retient son souffle, on est saisi, tendu, fasciné. A cet instant précis l’image noire, ocre et rouge s’évanouit, pour faire place au studio bleuté du Telediario vespéral. Et voici la nouvelle capitale qui émeut l’Espagne entière : non pas un attentat terroriste basque, mais la défection du « Barça », et les embrouilles subséquentes.
La télévision espagnole propose donc des bouts de corrida, comme d’autres proposeraient des rognures de concert classique ou des rogatons de messes. On s’interroge : si, en Espagne même, un pareil sacrilège ne suscite pas des vagues de protestations écumantes et saignantes, cela ne signifie-t-il pas que la corrida, au-delà des Pyrénées, est devenue un spectacle comme un autre ? Moins qu’un spectacle, un bouche-trou ? Ce serait un sûr indice qu’elle est condamnée, non par les défenseurs des animaux ou les normes européennes, mais par l’indifférence et les tranches horaires.
« Sans ostracisme ni frontières ». Telle est la fière devise proclamée par l’homme qui déclare le concours ouvert. Et de fait, on voit défiler un très grand nombre de nations, sinon toutes : l’Afrique du Sud (représentée par une Noire, pour éviter toute incorrection), les Etats-Unis, la Chine, la Russie, l’Ukraine, l’Argentine, le Japon, la Suisse… Non seulement toutes ces nations défilent ensemble, mais encore sans drapeau, et dans un même costume. Bien sûr, vient le moment du concours lui-même, et le temps du choix. On attribue le premier prix, le deuxième, le troisième. Mais n’est-ce pas la loi du sport ?
La scène ne se déroule pas à Sydney mais à Genève, et c’est la TVR qui nous la retransmet. Il ne s’agit pas des Jeux Olympiques mais du Concours Elite 2000, pour le choix du plus beau mannequin de demain. « Sans ostracisme ni frontières » : évidemment, ni la beauté ni l’argent ne connaissent de frontières. Dans un concours de mode international, cette proclamation transnationale n’engage pas à grand-chose, sinon à grappiller des jolies filles dans le monde entier.
Mais aux Jeux de Sydney, à quoi cela engage-t-il ? Tout a été fait, dans la cérémonie d’ouverture, pour nous persuader que l’esprit olympique est « sans ostracisme ni frontières » ; que la grande fête du sport est ouverte à tous – spécialement aux femmes, aux paraplégiques et aux Aborigènes. Mieux encore, le concert des nations s’y est enrichi d’un Etat appelé Palestine, tandis que les deux Corée étaient rassemblées sous un seul drapeau. C’est sûr, aux prochains Jeux, tous les pays du monde défileront sous la bannière des Nations Unies, aux sons du Requiem de Berlioz joué sur des gongs balinais, des tambours basques et des flûtes de bambou.
Après ce moment d’universelle fraternité, après ces chansons sucrées à la gloire de l’amour universel (qui va jusqu’à réconcilier l’eau et le feu), après le spectacle de cette petite fille blanche pourchassée par des sauvages peinturlurés, mais dans le seul but de lui offrir l’honneur et la vertu, était-il encore possible de régresser vers les mauvaises pensées, comme le racisme, le nationalisme et l’oubli de l’Autre ?
Ce n’était pas seulement possible, c’était apparemment nécessaire. Brutal retour du refoulé : toutes les télévisions nationales s’acharnent, depuis le début des épreuves, à pratiquer jusqu’au grotesque un « ostracisme » systématique. Chaque pays ne fait tourner les Jeux qu’autour de son nombril. Chacun se voit comme une rose au milieu des épines. Il n’y a que les superstars (telle athlète aux quatre médailles d’or virtuelles, ou tel nageur aux palmes naturelles), qui attirent l’attention générale. Mais la question des frontières, pour ces gens-là, ne se pose plus, puisqu’il est bien connu que ce sont des « extra-terrestres » – qui n’oublient pas, quand même, de faire des tours d’honneur en mignotant leur drapeau national.
Lors de la soirée Elite, on a eu la belle surprise de découvrir une extra-terrestre, une vraie cette fois-ci, et ce fut le sommet du spectacle : une danseuse de corde chargée de nous distraire pendant que les mannequins changeaient leur tenue en coulisse : un numéro superbe, le geste le plus pur, le plus risqué, le plus difficile. La nationalité de la danseuse n’a pas été précisée : enfin, l’idéal olympique.
Nous sommes sur la terre sainte par excellence, dans la ville la plus sainte de la terre sainte, et dans le lieu saintissime de Jérusalem : ces quelques mètres carrés qui s’appellent à la fois le Mont du Temple et l’Esplanade des Mosquées. Et c’est là, justement là que le sang coule, après la visite faussement innocente de M. Ariel Sharon, tellement entouré de gardes du corps que la télévision nous le filmait d’en haut, sans quoi nous n’aurions pas apprécié la qualité de son sourire.
Le sang des manifestants palestiniens blessés ou tués, la télévision le montre de tout près, d’une caméra tressautante et convulsive. Après le sang, ce sera le feu : des jeunes gens ont bricolé une effigie d’Ariel Sharon, ni plus ni moins ventrue que le modèle. Pour qu’il n’y ait pas de doute sur la personne, la boule d’étoupe qui représente la tête est piquée d’une photo de l’ancien ministre. Mais le ventre est infiniment plus parlant, plus affreusement intime et précis que le visage. Sur l’épouvantail, on verse de l’essence ; on met le feu. C’est une torche qui paraît vivante.
Les télévisions nous ont proposé, de cette scène, deux versions différentes : la version courte, diffusée sur toutes les chaînes, assortie d’un simple commentaire sur la violence des manifestations et des affrontements. Et la version longue, dans la séquence « no comment » de la chaîne Euronews. Cette version-là montrait mieux les préparatifs de l’opération, mais surtout, elle restituait les sons originaux de la scène : pendant que la marionnette bedonnante se consume, tous les assistants répètent en chœur, sans se lasser, qu’ « Allah est grand ».
Cet autodafé d’un mannequin d’étoupe au milieu des prières, cette brutalité déchaînée au nom du sacré (sur un monticule dont les arbres et les pierres ressemblent à tous les arbres et toutes les pierres du monde), tout cela est en soi parfaitement absurde, et révoltant d’absurdité. Mais les images, réduites à elles-mêmes, ne sont rien ; elles n’ont de sens que symbolique ; elles renvoient à une très longue histoire, une très longue douleur, accumulées dans les esprits et les corps, cristallisées en imaginations, en croyances, en fantasmes, en représentations. Et dans les têtes humaines, une effigie est en effet une personne, une colline est en vérité le séjour privilégié de Dieu, et le sang versé, un signe de martyre et d’élection. On meurt peut-être rarement pour des idées, mais on meurt tous les jours pour des symboles.
Le lendemain, c’est un degré supplémentaire dans l’atrocité ; une scène à laquelle « le cameraman assiste impuissant », nous assure-t-on : un homme accroupi derrière un vague muret tente de protéger son fils de douze ans, recroquevillé derrière lui, tandis que sifflent les balles. Puis l’enfant s’écroule, on entend un hurlement. Si le téléspectateur réussit à dépasser la sensation d’horreur complice devant un meurtre en direct, il se dira que « ces gens » sont décidément fous ; il se demandera pourquoi tant de haine. Mais rien n’est plus explicable, hélas, qu’une telle scène, épisode atroce et logique du combat mortel entre deux histoires inextricables, deux représentations du monde inconciliables. Combat d’images intérieures, les seules qui comptent, mais qui échappent totalement à l’œil des caméras.
Naïfs que nous étions, nous croyions que les événements du monde précédaient leur narration : d’abord l’émeute, la révolte ou la révolution. Ensuite seulement l’annonce de ces faits (par les agences de presse, les radios, les télévisions, etc.). Puis le commentaire à chaud (au téléjournal ou dans la presse écrite). Enfin la réflexion à froid, la tentative de bilan (dans l’essai universitaire ou le livre d’histoire). Beaucoup plus tard pourra venir aussi le temps du récit légendaire, de l’épopée élaborée par la mémoire et l’imagination collectives : Homère est très postérieur aux guerres de Troie, et la Suisse a mis des siècles à inventer Guillaume Tell.
CNN a changé tout cela. A la fin de la semaine dernière, quand les manifestations de Belgrade battaient leur plein sans qu’on sache à quoi elles allaient aboutir, la célèbre chaîne câblée a réussi le prodige d’en faire une épopée luxueuse, un peplum à très gros budget. Les événements hésitaient, le nouveau président était loin d’avoir triomphé, mais CNN célébrait en grande pompe le « new beginning » de la Serbie, sur un générique de film hollywoodien : musique grandiose, bien sûr, et savant ballet d’images aux couleurs flattées. Des images qui n’étaient jamais en plein écran, mais toujours encadrées d’un beau rouge velouté, donc transformées en tableaux cossus. Autre procédé fort efficace : présenter ces images obliquement, ce qui les éloigne encore plus du réel : car le vrai monde, hélas, nous arrive toujours de face, et bien d’aplomb. Le vrai monde n’a jamais des airs penchés.
Des foules en liesse, des jeunes gens brandissant des drapeaux, des fumées et des flammes au-dessus des bâtiments officiels ; ce sont là quelques bouts de réel, des moments dont personne ne peut réellement dire aujourd’hui s’ils seront « historiques ». Mais on en fait un savant montage qui transfigure toutes ces images en emblèmes. On les exhibe comme l’iconostase de la Révolution. Il manque les barricades où grimpe la Liberté ? Mais elle grimpe aussi bien sur le toit des voitures.
Dans le même générique opulent et papillotant, on entrapercevait des « rappels historiques », c’est-à-dire des flashs d’une demi-seconde sur un Milosevic jeune et faraud, puis grisonnant et renfrogné. Pour donner à l’événement son épaisseur et rafraîchir la mémoire du téléspectateur ? Au contraire, pour mieux télescoper les moments de l’histoire, pour mieux faire fusionner passé et présent dans le creuset légendaire.
Car s’il est vrai que la télévision ne rêve que d’ « Histoire en direct », cela signifie justement qu’elle veut s’arroger, dans le présent immédiat, les prestiges du passé lointain ; fascinée par le recul du temps, elle cherche à le mimer. C’est pourquoi elle met tout au passé, ou plus exactement au passé imaginaire, au passé irréel, vrais temps et vrais modes de la narration télévisuelle.
Ne soyons pas injuste avec CNN : cette chaîne dispose aussi d’excellents collaborateurs sur le terrain ; elle accède souvent aux commentaires de personnes bien placées. L’ennui, c’est qu’un travail de réflexion, dans un tel cadre, cesse d’être perçu pour ce qu’il est. Il est soumis à des lois qui le dénaturent. Comment analyser, comment appréhender un « événement » qui se veut d’abord frisson d’Histoire et spasme d’épopée ?
Quand on voit M. Adolf Ogi, à peine identifiable sous une casquette que lui aurait enviée Charles Bovary, débarquant à l’aéroport de Sion pour exprimer « aux Valaisannes et aux Valaisans » sa solidarité sincère, on se dit qu’un président de la Confédération suisse est décidément un citoyen comme les autres, et même un peu plus. On imagine mal qu’on puisse un jour monter, à son sujet, des émissions comparables à celles que la télévision française consacre à François Mitterrand, ses pompes, ses œuvres, sa grandeur trouble, sa pensée complexe et ses engagements sinueux.
Mais on n’imagine pas non plus, quand M. Ogi ne sera plus président, qu’on l’invite à Bouillon de culture pour le traiter comme on l’a fait vendredi dernier de M. Giscard d’Estaing. Celui qui fut « le premier des Français » venait commenter son dernier ouvrage. Trois autres invités étaient présents (l’historien Pierre Nora, le politologue Alain-Gérard Slama et le sénateur socialiste Henri Weber), tous installés du même côté du plateau. L’ex-président de la République trônait seul à la droite de Bernard Pivot.
A vrai dire, « trôner » n’est pas le mot. Justement pas. M. Giscard d’Estaing n’était là que pour achever de se faire proprement détrôner. Sa posture solitaire, face aux trois autres, faisait de lui un personnage à part, oui ; mais pas au-dessus du simple citoyen : au-dessous. Parce qu’un ancien président, en France, n’est pas un simple citoyen. C’est une grandeur déchue. Un président français doit régner ou mourir. Ses anciens sujets le traitaient avec un irrespect tranquille, ou plutôt parlaient de lui comme d’un absent, comme d’un objet d’étude intéressant quoique secondaire. Oh, nous étions entre gens de bonne compagnie, et cette émission n’avait rien à voir avec celle qui, récemment, n’avait invité M. Giscard d’Estaing que pour le confronter aux persiflages de son imitateur Thierry le Luron. Mais malgré tout, dans ces trois hommes qui lui faisaient face – trois intellectuels raffinés, éduqués, polis, rompus à la vie de salon – on croyait voir s’agiter le fantôme ricanant d’une plèbe vengeresse.
L’émission proposait en guise d’intermèdes trois documents datant des années 1970 – celles du règne, de la puissance et de la gloire : le Président discourant sur Maupassant à Apostrophes ; le Président recevant le pape et le présentant à François Mitterrand ou Georges Marchais ; le Président en pull-over prononçant ses premiers mots après l’annonce de sa victoire électorale. Ces documents, censés illustrer son livre, soulignaient surtout le contraste entre sa grandeur passée et la cruelle banalité du présent. Le souverain déchu devait regarder ces images comme Norma Desmond, l’actrice vieillie de Sunset Boulevard (diffusé la même semaine sur la TSR) regarde les films du temps de sa grandeur.
« La France est-elle en déclin ? ». Tel était le sujet proclamé de l’émission. Chacun proféra sur ce thème des propos fort savants. Mais le sujet véritable, c’était bien : comment un ex-président peut-il exister ? Nous autres Suisses, en voyant la casquette de M. Ogi, nous nous posons plutôt la question contraire – ce qui, peut-être, n’est pas si malsain : comment un Suisse pourra-t-il jamais faire croire à ses concitoyens qu’il est leur président ?
Le Prisonnier fut diffusé pour la première fois à la fin des années soixante, avec un succès très relatif. Pourquoi donc cette histoire d’un ex-agent secret confiné dans un étrange village est-elle devenue, dans les décennies suivantes, une « série-culte » ?
Umberto Eco dit quelque part que si Casablanca fait partie des « films-cultes », ce n’est pas parce qu’il incarne tel ou tel grand mythe de notre temps, ou tel ou tel sentiment éternel, c’est parce qu’il les incarne tous à la fois : l’amour impossible, le courage, le sacrifice, la corruption, la pureté, la déchéance, la guerre, l’exil, la fatalité, la liberté, etc. Ne se produit-il pas, avec le Prisonnier (qui repasse actuellement sur FR3) un phénomène similaire ?
« Le plus grand film de science-fiction de tous les temps » (selon Roland Topor) pourrait certes se résumer en un « thème » unique : le combat de la liberté contre l’oppression. Mais cette oppression, elle, est multiple, protéiforme, encyclopédique ; elle prend tous les visages possibles et toutes les formes imaginables : elle est politique, policière, bureaucratique, technique, chirurgicale, psychanalytique, magique ; elle est concrète et symbolique, totalitaire et libérale, ludique et sérieuse, onirique et réelle, allégorique et surréaliste, extérieure et intérieure ; elle procède d’individus puissants, d’un système implacable, de la masse amorphe ; elle est exercée par tous, y compris les opprimés ou les alliés ; enfin, logiquement, elle s’incarnera dans le héros lui-même, qui se découvrira comme en un miroir sous les traits de l’oppresseur « numéro 1 ».
On est stupéfait par cette luxuriance des signes, des accessoires et des références de l’oppression : les hommes sont des chiffres comme le voulut Hitler ; ils peignent des portraits du Chef comme le voulut Staline ; ils reçoivent des piqûres comme chez Zamiatine ; on torture leurs (présumés) proches comme chez Orwell ; ils sont sélectionnés comme chez Huxley. La fameuse sphère blanche et molle qui rattrape et tue les fuyards, c’est le Pouvoir sous sa forme la plus incompréhensible, la plus vague, donc la plus générale. Le village où le héros se trouve enfermé, c’est à la fois le « village global » et nos propres cervelles. L’oppression, comme le Dieu d’André Gide, ne peut être « ailleurs que partout ».
On n’en est, dans cette rediffusion, qu’aux premiers épisodes. Mais comme la série est célèbre, nul n’en ignore la fin – qui n’est autre que le commencement : le temps de l’oppression se referme sur lui-même, comme son espace. Le désir de liberté décidément est vain, quand il n’est pas suspect. Plus rien n’échappe. Oui, Le Prisonnier ne signifie qu’une chose, mais la signifie totalement.
C’est peut-être justement cette surdose de signifiance (et l’imagination visuelle débridée qu’elle suppose) qui fait la remarquable réussite de la série : un monde où tout agresse, ronge et corrode ma personne, où tout est dirigé contre moi ? C’est l’univers même de la paranoïa, qui n’est à son tour qu’une forme extrême de la solitude. Le solitaire n’est pas celui qui vit tout seul, c’est celui qui ne peut accorder sa confiance à personne, pas même à soi. Je suis seul, donc je ne suis pas. C’est ce drame blanc que nous raconte Le Prisonnier avec ses couleurs vives.
Tout le monde s’en souvient : c’était l’image la plus saisissante, la plus tétanisante des intempéries valaisannes. C’était informe, immonde, pâteux, rampant. Au flanc des volcans, les coulées de lave, même meurtrières, ont de la noblesse ; elles évoquent au moins la puissance rougeoyante des Enfers. Quant aux eaux en furie, elles ont aussi leur grandeur biblique. Mais une coulée de boue n’a pas ces avantages. C’est le chaos originel, la bouse cosmique. Une image réussie de l’ « en-soi » sartrien.
D’abord, elle ne provoque rien d’autre que le dégoût. Mais après une ou deux secondes, l’esprit tétanisé reprend ses droits. Il découvre ou croit déchiffrer dans cette image la leçon de Dame Nature, relayée par Dame Télévision : l’infâme tache, souillant et ravageant tout sur son passage, se répand sur des champs cultivés. Comment exprimer avec plus d’éloquence que le travail humain, toujours, est à recommencer ? Mais cela n’est rien encore. Vous rappelez-vous ce poteau électrique, avec ses fils ? Au passage de la coulée, il se couche avec une tranquillité terrible, un peu comme le taureau vaincu par l’estocade. Ah, ce n’est plus seulement l’agriculture, c’est toute la technique humaine qui se couche avec lui dans la mort. Le téléspectateur ne peut que hocher la tête, et réciter pieusement un des lieux communs préférés de notre société post-moderne : nous sommes bien peu de chose. La Montagne, les Eaux, le Ciel sont les plus forts, arrêtons de jouer les apprentis-sorciers, inclinons-nous devant les décrets de Gaia, etc.
Pourtant, si la télévision nous a repassé plusieurs fois, jusqu’à ces jours derniers, l’image de la coulée de boue et du poteau électrique déraciné, ce n’est pas seulement parce que cette image est « spectaculaire », c’est aussi parce qu’elle est en train de changer de sens. N’a-t-on pas appris que tout le malheur viendrait non pas d’un Destin implacable, d’une Terre qui nous enseigne l’humilité, mais d’une entreprise très humaine dont les responsables auraient négligé de fermer, en amont, une porte de retenue des eaux ? Ah mais, cela change tout ! La même image de la même excrétion brunâtre ne provoque plus notre terreur sacrée et notre effroi révérenciel, mais notre colère profane, notre envie de punir ! Ce qui s’étale sous nos yeux, ce n’est plus la bouse de l’ « en-soi », c’est l’étendue infinie, informe et répugnante de l’incurie humaine. Et le poteau électrique déraciné n’est plus un avant-goût de la mort, c’est la punition ironique et symbolique d’électriciens irresponsables.
Bref, nous voilà mûrs pour un autre de nos lieux communs post-modernes : il n’y a pas de Destin, il n’y a que des Coupables. Ce deuxième lieu commun contredit exactement le premier. Mais on a vite fait de passer de l’un à l’autre, parce que leur rôle psychologique est identique : rassurer sur la catastrophe en lui trouvant des causes. Désigner l’auteur du mal, homme ou dieu, profane ou sacré. L’image télévisée montre une coulée de boue : c’est la traîne horrible de la fée Destinée… non, ce sont les déjections de l’humaine culpabilité. Dans Hamlet, le héros demande à Polonius à propos d’un nuage : ne dirait-on pas un chameau ; non une belette ; non, une baleine ? A chaque fois, Polonius acquiesce. L’important, c’est de donner forme à l’informe.
S’il est une activité humaine qui résiste à la mise en images télévisées, c’est bien le jeu d’échecs. A moins de montrer l’entier d’une partie, ce qui serait fascinant pour les uns, inconcevablement ennuyeux pour les autres. Donc le journal télévisé se contente d’un reportage de deux minutes, le jour où le nouveau champion du monde est désigné. Les échecs ne sont pas « montrables ». Mais ce combat à l’état pur permet toutes les projections symboliques. Et le symbole qu’on y met, décennie après décennie, est hautement révélateur.
Ce n’est pas pour rien que le premier championnat du monde « médiatique » a été le match Fischer-Spassky, en 1972, donc le match de l’Amérique contre l’URSS, donc du « monde libre » contre le monde soviétique. Ensuite, ce furent les duels Karpov-Kortchnoï, donc Moscou contre la dissidence. Les années 1980 virent les affrontements Karpov-Kasparov, donc le brejnévisme contre le gorbatchévisme, puis l’archéo-communisme contre le néo-libertarisme. La rencontre Kasparov-Anand a été prudemment boudée par les médias occidentaux : difficile d’y déchiffrer sans gêne la victoire de l’Occident sur le Tiers-Monde. Et sinon, quoi ?
Le match de Londres a retrouvé la faveur de la TV. C’est qu’entre-temps le stock des symboles s’est renouvelé. L’ « ogre de Bakou », donc, est vaincu. Par qui ? Par son ancien élève, rejeton meurtrier ? Non, Kramnik est absent du drame télévisé. La faute en est, pour partie, à sa discrétion. Mais l’essentiel est ailleurs. Car Kasparov, comme le souligne solennellement le reportage, c’est le joueur qui n’a jusqu’alors été battu que par un ordinateur.
Ça y est, nous sommes dans notre époque : Seule une Machine pouvait vaincre le monstre (ou le « mythe ») Kasparov. Seule une machine – ou lui-même. Par machine, il ne faut pas entendre des circuits intégrés faits de main d’homme, un programme où sont engrangées des décennies de science échiquéenne. Non, il faut entendre un être encore plus incompréhensible que l’ogre Kasparov, mais dont l’ogre Kasparov avait reçu la puissance. Tant qu’il gagnait, il était surhumain, c’est-à-dire aussi implacable qu’une Machine. A partir d’aujourd’hui, comme les héros malheureux des dessins animés pour enfants, les fées technologiques l’ont abandonné (malgré sa préparation assistée par Ordinateur). Il redevient un simple mortel, aux circuits désintégrés. Le voilà vulnérable aux attaques de n’importe quel homo sapiens. Vladimir Kramnik, dans l’affaire, ne compte pas. Simple agent du destin, c’est pur hasard s’il a profité de la faiblesse de l’Ogre informatisé. La preuve : il s’est dit tout étonné d’avoir gagné.
Voilà donc la première fois, dans l’histoire (médiatique) des championnats d’échecs, que la défaite du tenant du titre n’est pas attribuée à l’adversaire (donc à la supériorité de ses « valeurs », le monde libre, la dissidence, le néo-libéralisme), mais à la chute d’un surhomme qui avait pénétré dans le monde enchanté des divines Machines, et conquis le droit de s’y faire battre de justesse, comme le titan supérieurement musclé se fait mettre à terre par un titan plus musculeux encore. Jusqu’en 1990 environ, nos dieux étaient politiques. Ils sont aujourd’hui cybernétiques. Etre immortel, c’est faire presque aussi bien que le magicien Deeper Blue.
A Austin, Texas, à Nashville, Tennessee, les mêmes foules attendent sous la même pluie, poussent les mêmes cris de victoire ou de déception. D’habitude, les télévisions nous montrent le triomphe des partisans du vainqueur, puis la déconfiture des autres. Cette fois nous avons eu le privilège de voir les deux groupes dans les deux rôles. Puis dans la stupeur et le doute équitablement partagés. Les républicains eurent des têtes de démocrates, et réciproquement. Puis tout le monde eut la même tête.
Deux gros plans : à Austin, Texas, une femme au teint clair, à l’air très comme il faut, prie pour la victoire de Bush. A Nashville, Tennessee, un clone d’Elvis Presley, mais au teint basané, joint les mains pour la victoire de Gore. Mais alors, si cette dame et ce monsieur prient le même Dieu, au même moment, avec la même expression, ne prieraient-ils pas pour le même homme ?
Tout s’expliquerait alors : ces dizaines de millions de votes en stupéfiant équilibre n’auraient rien d’un hasard malencontreux, mais seraient l’effet logique, dans la tête énorme de ce Grand Electeur qu’est le peuple américain, d’une impuissance radicale à trancher entre le même et le même. Les deux candidats ont si bien ratissé au centre, ils se sont si bien imités pour mieux se vaincre, qu’ils se sont annulés réciproquement. Pire, ils ont tellement épousé les intérêts des électeurs, prévenu leurs désirs, qu’ils ont cessé de se distinguer d’eux. Ils ont fait en eux la moyenne des Américains, et sont donc devenus l’Américain moyen. Celui-ci, en entrant dans l’isoloir, ne s’est pas trouvé devant un bulletin de vote, mais devant un miroir. Quoi qu’il fasse, il n’élirait jamais que lui-même.
Les télévisions ont annoncé la victoire de Gore en Floride. Puis la victoire de Bush. Puis la victoire de personne. On leur a beaucoup reproché leur hâte excessive, conséquence de leur obsession du scoop. Mais elles ne faisaient que refléter l’hésitation profonde du peuple tout entier, elles entérinaient son choix de Gore-Bush. Le 20 janvier prochain, un président monocéphale prêtera serment. Mais ce ne sera qu’une apparence.
La chaîne M6, au beau milieu de l’effervescence électorale, a eu la bonne idée de diffuser un reportage sur Bianca Jagger, qui milite contre la peine de mort aux Etats-Unis. De passage à Paris, accompagnée par Robert Badinter, elle proposait un film à l’appui de sa cause. Gros plans sur des prisonniers destinés à recevoir « l’injection létale » ; puis – comme chaque fois qu’il est question de peine de mort aux Etats-Unis – la caméra s’arrête sur la table de l’opération finale, et son local aseptisé : la torture propre ; la vraie « mort blanche ». En musique de fond, ironie atroce, le début du Requiem de Mozart.
George Bush et Al Gore, dit-on, ce n’est quand même pas la même chose. Les individus, les programmes, les priorités diffèrent. Et c’est vrai qu’on peut préférer, à l’exécuteur rigolard du Texas, un homme qui paraît un peu plus travaillé par le souci de la personne humaine. Pourtant Al Gore n’a pas pris le risque de s’élever contre le principe des exécutions capitales. Electoralement trop dangereux. Sur ce point au moins, choisir Gore ou Bush n’était pas choisir. A Austin, Texas, à Nashville, Tennessee, c’était mort blanche et blanche mort.
Le linguiste Claude Hagège s’exprime à une vitesse telle qu’on en attrape le vertige ; sa phrase est un train de nuit qui nous passe sous le nez ; comment distinguer l’intérieur des compartiments ? Mais non, pas de souci : sans savoir comment, nous nous retrouvons dans les wagons. Nous voilà bien à l’aise, bien confortables, érudits, rapides, ailés, précis.
Et puis, le train va quelque part. Le discours de Claude Hagège n’est pas un simple numéro virtuose, il est animé tout entier par une passion clairvoyante. Et que dit-il, dans ce Bouillon de culture consacré à la langue française ? Quelques vérités bonnes à réentendre : que totalement privé du langage, un enfant meurt, et même un adulte. Que la mort d'une langue est la mort d’une vision du monde, d’une compréhension de l’homme. Que les vrais ennemis du français ne sont pas les Anglo-Saxons, mais les chefs de puissantes entreprises hexagonales qui obligent leurs collaborateurs francophones à s’exprimer en anglais (« les plus grands criminels de notre temps », commente-t-il en toute simplicité). Que la féminisation volontariste des noms de métiers, qui eut lieu en Union soviétique, n’a rien changé, là-bas, au statut de la femme, et que la promotion des terminaisons féminisées n’est pas celle de l’égalité.
Il aurait pu ajouter ce paradoxe : d’un côté, l’on féminise opiniâtrement ; de l’autre, la langue française orale est en train de se déféminiser là où personne ne songe à la surveiller : dans l’accord des participes passés. « La décision que j’ai pris », « la chanteuse qu’il a entendu », etc. Et cet effacement du féminin commence à gagner l’écrit. Cela prouve au moins une chose : l’action sur la langue au nom d’une idée, si juste soit-elle, est largement illusoire ; et si par extraordinaire on parvenait à contrôler l’ensemble des énoncés, ce serait évidemment pire : la « novlangue » à la Orwell change tous les mots mais aucune des choses, et devient la langue même du conformisme hypocrite.
Claude Hagège et les autres invités de l’émission – réduits à l’état de comparses approbateurs – ont fait l’éloge du mot suisse romand « grimpion ». Ils ont loué l’ensemble de la « francophonie » de ses inventions langagières. On se sentait tout fier. Mais M. Hagège, qui connaît toutes les langues mourantes de Papouasie-Nouvelle-Guinée, qui disserterait des heures sur l’impérialisme du masaï ou du swahili, M. Hagège ne va quand même pas jusqu’à connaître la Suisse romande. S’il la connaissait, il saurait que la langue française n’y invente plus guère de mots comme « grimpion », et qu’on y laisse piteusement la langue aux mains de ceux la torturent pour la contraindre à la vertu, mais aussi de ceux qui l’abandonnent parce que l’anglais commercial est plus efficace – c’est d’ailleurs le même oubli tragique, la même désertion de soi qui permet ces instrumentalisations contradictoires.
Dans un des plus grands magasins de Suisse romande, on a pu voir une énorme affiche placardée à des dizaines d’exemplaires, sur laquelle était écrit (notamment au rayon des chaussettes) le mot : SALE. Si Claude Hagège avait connu ce petit fait, il saurait que « les plus grands criminels de notre temps » ne sévissent pas seulement en France, et que chez nous, les soldes du français durent toute l’année.
Jean-Luc Godard, le dernier bibliothécaire d’Alexandrie, ou de Babel : dans un bâtiment dévoré par les flammes, il attrape des bouts de chefs-d’œuvre roussis, les fourre dans ses poches, sous ses bras, dans sa bouche même. Il veut tout sauver : tous les titres de tous les grands romans, tous les incipit de tous les beaux poèmes, tous les peintres les plus illustres, Giotto, Velázquez, Rembrandt, Gauguin, Van Gogh, Picasso, tandis que l’incendie gronde comme la Septième symphonie de Beethoven. Vite, attraper aussi (c’est la moindre des choses) tous les grands moments des plus grands films. Vite, Potemkine, M le Maudit, La règle du jeu, Limelight, Sunset Boulevard, L’Espoir, tandis que les cendres redescendent déjà du ciel, dans la tendre lamentation des Kindertotenlieder. Et ces cendres sont aussi celles d’Auschwitz, car il faut d’abord sauver de l’oubli la plus grande ennemie, la meilleure alliée de l’art, la réalité.
Ce qui peut émouvoir, dans Histoire(s) du cinéma (que la chaîne Arte s’est risquée à diffuser, mais après minuit), c’est cet amour catastrophé de l’art, cette passion dévorante et dévorée de l’œuvre, cette litanie des grands noms, ce recours amoureux et péremptoire à l’argument d’autorité : le cinéma, c’est tout ce qui est grand. Tout ce qui est grand, c’est le cinéma.
Avec une complaisance irritante et touchante, Jean-Luc Godard, le filmeur de films, l’autophage de l’image, se met constamment en scène, cigare au bec (Hollywood, Freud ?), dévidant et marmottant avec une ferveur éberluée son chapelet de chefs-d’œuvre, invoquant Malraux, Proust, Baudelaire, Cocteau, Diderot, Brecht, et puis encore Malraux. Il répand devant nous ses trésors éclatés : des scènes d’assassinat, des scènes d’amour, des scènes de guerre, des scènes de bal.
Mais qu’est-ce enfin que le cinéma ? Godard avoue à Godard son ignorance. Son désordre, lui, est savant : technique du coupé, collé, fondu, répété, superposé, désossé, répercuté, détourné, ressassé. Une maîtrise incontestable. Mais une maîtrise dépitée, désolée : pardon, je ne suis que ma mémoire hantée, ma culture de lettré de l’image, ma naïveté rouée. Je voudrais montrer la lune, je crains de ne montrer que mon doigt. Regardez plus haut si vous le pouvez.
Pour les cinéphiles inconditionnels, dont les paupières rougies battent vingt-quatre fois par seconde, et d’autant plus férus de concepts qu’ils sont ivres d’images, ce film au second degré, ce film relatif est un « chef-d’œuvre absolu », une quintessence. Beaucoup l’ont d’ailleurs salué à genoux, comme on ne salue plus Marie. Chaque citation leur est une réminiscence, chaque clin d’œil un rêve partagé. Mais les autres, les non-initiés ? Ils restent bien perplexes. Rien de plus enivrant qu’un rêve partagé, rien de moins convaincant qu’un rêve raconté.
Sur trois heures de film, la seule citation visuelle qui dure plus de quelques fuyantes secondes est un extrait de La nuit du chasseur ; en contrepoint, une jeune femme lit Le voyage de Baudelaire. Et c’est beau, soudain. La barque nocturne des enfants vogue sur les mêmes eaux que le navire du poète. Ces eaux que Godard n’a cessé de brasser, comme s’il espérait en vain briser leur miroir. Alors il songe à s’arrêter. Traversant la surface apaisée, le regard voit enfin la profondeur limpide.
Que fait un psychanalyste durant ses heures de loisir ? Que fait un avocat ? Une enseignante ? Une assistante de direction ? Ils font du karaoké, voyons. Et pourquoi ? Eh bien, répondront-ils tous en chœur, parce que ça nous plaît ; parce que c’est mon choix, comme le proclame le titre de l’émission de FR3 qui les accueille.
Des goûts et des couleurs, il ne faut pas discuter ? Non, c’est beaucoup plus que cela. Car celui qui monte sur le plateau de la télévision pour proclamer son choix plus ou moins biscornu ne se moque pas du tout de l’avis d’autrui. Au contraire. Il veut qu’autrui l’accepte et l’absorbe. Il attend qu’on lui dise : tu es différent, mais tu es le même, car nous sommes tous les mêmes.
Le karaoké (qu’on pourrait appeler en français : chant-sur-chant, comme on dit ton sur ton) illustre bien ce paradoxe : il vous fait sortir de la foule pour mieux vous y fondre. L’amateur de chant-sur-chant commence par se faire remarquer ; il ne se contente pas de jouer les Castafiore dans sa cuisine. Non, il sort en ville, entre dans un bar, monte sur scène, s’expose, s’exhibe. Mais dans quel but ? Ânonner un texte qui court sur toutes les lèvres, reprendre une scie qui encombre toutes les mémoires, imiter les trémolos, les tics, le grain même de la voix du chanteur dont il se veut le clone. Il se détache de l’anonymat pour mieux y retourner. Toute son énergie, tout son culot, il les a mis à ressembler à tout le monde. Il fait le paon pour faire le perroquet.
Chacun vaut tous les autres, chacun n’est que les autres, et la foule réchauffe. C’est pourquoi l’un des concurrents, qui s’était risqué à prétendre que les chanteurs-sur-chant des jours ouvrables étaient meilleurs que ceux du samedi, fut copieusement hué par un public hostile. Insinuer que l’on chante plus ou moins juste, et qu’il y a des différences irréductibles ! Voilà bien l’intolérable.
Pour pimenter l’émission, il fallait cependant un concours et un gagnant. Mais comment faire, puisque dans cet exercice tout le monde est le meilleur, dès lors que c’est son choix ? Délicat problème, résolu de deux manières assez habiles. D’abord on prit soin de produire la « championne de France » de chant-sur-chant, dans une prestation plutôt médiocre. Histoire de rassurer tout le monde. La championne, ce n’est que ça ? Je la vaux bien. Deuxième ruse : parmi des concurrents presque tous quadragénaires, on introduisit une gamine de onze ans, joufflue, inoffensive, « déjà grande artiste ». Et devinez qui reçut le prix.
L’émission, paraît-il, est très contestée, jusque sur les bancs de l’Assemblée nationale. On lui reproche son voyeurisme et sa vulgarité. Peut-être, mais son abîme est plus profond. C’est celui de la banalité considérée comme un des beaux-arts – non, comme le seul art tolérable. Dans ce monde uniforme, des prisonniers, tous revêtus du même gris, chantent leur liberté bariolée, sur des airs de vedettes de « l’exhibition-commerce », elles-mêmes interchangeables. Des individus, malheureux de l’être, s’acharnent à clamer leur différence, alors qu’ils ne cherchent que la ressemblance, et la trouveront. Après tout, on les comprend : la différence authentique, irréductible, inguérissable, fait souffrir. Ressemble ou crève. Le titre de l’émission devrait être : je n’ai pas le choix.
On redonnait cette semaine La fureur de vivre. L’action se situe en 1955. Les jeunes révoltés, en ce temps-là, n’ont pas encore les cheveux longs, et le héros troque tardivement le veston-cravate pour le blouson rouge. Il a l’air d’un adulte empesé. James Dean a vingt-quatre ans, il en fait trente. Comme Nathalie Wood, âgée pourtant de dix-sept ans lors du tournage. Dans ce film de la révolte adolescente, les adolescents n’existent pas.
C’est la première surprise. Mais attendez la suite. Entre ce que le film croit montrer et ce qu’il montre réellement, entre les idéaux qu’il proclame et la réalité qu’il laisse échapper, quel gouffre. Ce film dont le héros, nommé Jim Stark, fut comparé par Rohmer en personne à ceux des tragédies grecques, et dont l’auteur a été salué comme l’égal de Hitchcock, mieux, comme le « Rimbaud du cinéma », comment y voir autre chose, aujourd’hui, qu’un terrible acte manqué ?
Son thème avoué, c’est l’absence du Père, responsable de la délinquance et du désespoir des jeunes. Si nous ne l’avions pas compris, des couplets de psychanalyse candide nous le rappellent à toute occasion. Sans parler des images : le géniteur de Jim Stark se promène avec un tablier de fillette, il est veule et courbé (« redresse-toi, papa », l’exhorte le héros). Le vrai Père, c’est le Courage et la Vertu, incarnés par le policier au grand cœur. Le vrai Père, c’est aussi l’Honneur, qui oblige à se battre avec le chef des blousons noirs. Le héros se bat donc, il devient viril, l’héroïne peut l’épouser.
Derrière cette histoire de révolte jeune et pure, d’ailleurs passablement languissante, ce qui se cache et se trahit aux yeux du spectateur de l’an 2000, c’est un univers totalement archaïque, où non seulement l’adolescent n’existe pas, mais où la femme est l’ennemie absolue : castratrice abjecte, chipie sordide ou nullité bavarde. Même Nathalie Wood n’est jamais que le témoin-potiche du drame. Et ce drame, y compris dans sa composante érotique, se joue entre hommes : avant d’aller à la mort, le chef des blousons noirs va prendre la cigarette que James Dean a portée à sa bouche, et tirer une longue bouffée. Quant à « Platon », le petit souffre-douleur, il meurt parce qu’il se croit (bien à tort) évincé par une fille. La rébellion des jeunes contre les pères manquants ? Non, l’histoire plutôt mal assumée d’une accession à la « fraternité virile ».
Pourquoi le succès délirant de ce film ? Parce que les jeunes de l’époque ont eu malgré tout l’impression qu’on parlait d’eux ? Parce que le garçon et la fille claquent la porte du logis familial, et que cela vaut tous les « messages » de rébellion ? Ou simplement parce que James Dean, totalement identifié à Jim Stark par ses adorateurs, est mort de mort violente, cette même année 1955 ?
Le dernier motif est probablement décisif. Comme il l’a été, une génération plus tard, pour asseoir le culte de John Lennon, dont la télévision vient de commémorer l’assassinat : quelques images délavées d’un lunetteux chevelu qui grommelle « peace, peace » du fond du lit conjugal, devant une foule de journalistes dévots comme les courtisans au lever du Roi Soleil. On n’en croit pas ses yeux.
James Dean, John Lennon, en attendant Lady Diana : autant d’idoles qui n’ont pas vieilli, sauf après leur mort.
Une des télévisions italiennes a proposé naguère ce charmant spectacle : un des assassins présumés de Pasolini, jeune gouape qui avait toujours nié les faits, se voyait soumis en direct au détecteur de mensonge. Divers câbles étaient reliés à ses poignets – réminiscence pénible de la chaise électrique. L’animateur jovial posa la question : êtes-vous coupable ? Il répondit : non, et la machine mesura divers paramètres physiques du voyou, dont ses battements de cœur. La conclusion fut, sauf erreur, qu’il ne mentait pas. Et le public doit avoir applaudi malgré sa déception.
L’opération, outre qu’elle est répugnante, apparaît bien inutile. La télévision peut parfaitement jouer toute seule, sans machinerie superflue, le rôle de détecteur de mensonge. Il suffit qu’elle cadre soigneusement le visage du sujet qu’on expose à des questions gênantes.
Quand le président Mitterrand était ainsi mis dans l’embarras, il battait des paupières tout en accentuant la moue dédaigneuse de ses lèvres minces ; le reste du visage demeurait figé. Le président Chirac, lui, bat aussi des paupières, mais la gêne a sur lui des effets plus généreux : elle se communique aux mains, aux bras, qui remuent et battent l’air, tandis que le visage, très brièvement chiffonné de colère, se tord ensuite en un rictus ambigu, qui lui-même se résout ou plutôt se prolonge dans un rire faussement bonhomme. Vient ensuite la formule propitiatoire et dilatoire, censée à la fois souligner la gravité du propos à venir et son caractère intime, personnel, donc authentique : « Monsieur Poivre d’Arvor, je vais vous dire quelque chose ».
Et c’est enfin la réponse proprement dite, qui consiste notamment à rejeter avec une sincérité non feinte, et pour cause, des accusations qui n’ont jamais été proférées. « Non, je ne suis pas un homme d’argent ». Comme si quiconque avait jamais prétendu que M. Chirac s’était fait remettre des valises de billets pour son profit personnel, comme un maffieux dans un hall de grand hôtel. Autre procédé, le paralogisme : il n’y a pas de crise aujourd’hui, puisque les faits se sont passés hier. Troisième procédé, les dénégations qui semblent s’additionner alors qu’elles s’annulent réciproquement : d’abord on assure qu’on ne connaissait pas les faits, ensuite on conteste leur existence. Enfin l’invocation, dans un même souffle, et sans virgule perceptible, de « l’éthique-la-morale ». Ce pléonasme tend d’ailleurs à devenir un tic de langage, et pas seulement chez M. Chirac. Il fait songer au comportement du médecin qui pour rassurer le malade doublerait la dose du placebo.
Il ne fallait pas compter sur « Monsieur Poivre d’Arvor » pour apporter au Président de la République une véritable contradiction : les interviews présidentielles, en France, ne le tolèrent pas. Elles autorisent l’insolence, non le dialogue. Si bien que pour pressentir la vérité, ou du moins les lieux et les moments où cette vérité semble souffrir d’abandon, on en est réduit à observer les spasmes expressifs qui perturbent le calme trop voulu du visage, et les distorsions logiques qui, telles des pierres dans le lit du discours, en troublent soudain les eaux, et les font tourbillonner sur place. M. Chirac est alors comme la télévision : il dit toujours la vérité, mais sans le faire exprès.
L’émission Capital, sur M6, n’a jamais si bien porté son nom. Pour les fêtes, où pouvait-elle bien nous transporter ? Je vous le donne en mille feux : dans l’univers impitoyable et fascinant des pierres précieuses. Elle a suivi tout le trajet d’une émeraude, des mains souillées d’un mineur colombien jusqu’au doigt délavé d’une Française, en passant par une ribambelle d’ « intermédiaires » locaux et internationaux. À chaque étape, la quantité et de la difficulté du travail diminuaient, le prix de la pierre augmentait. Au fond de la mine étouffante et noirâtre où règne une température de quarante degrés, dans un Germinal des Tropiques, les ouvriers s’escriment douze heures par jour. Le labeur est alors maximum et la valeur quasi nulle. Au moment de l’achat final, c’est l’inverse.
Capital fait preuve d’une bien charmante innocence. Loin d’être tétanisés par le spectacle de l’injustice, les réalisateurs n’avaient d’yeux que pour les dangers courus, aussi bien en France qu’en Colombie, par tous ceux qui manipulent ou détiennent des pierres précieuses (mineurs non compris). Au Nord, ce n’était que portes blindées, caméras de surveillance, allusions à des bijoutiers assassinés ; et l’on dissimulait de manière ostentatoire, derrière un cache noir, les visages des intermédiaires, comme on faisait des sexes dans les films érotiques de jadis. Au Sud, la caméra caressait amoureusement les mitraillettes des gardes du corps et les pistolets glissés dans la ceinture des négociateurs : oui, les pierres ont tant de valeur qu’elles poussent au crime ! Pour un rubis, les gens sont prêts à donner le sang d’autrui ! Leurs yeux brillent comme des escarboucles ! Et les vôtres ?
Capital montre en toute innocence que dans ce jeu de ventes et de reventes tout le monde triche, à l’exception bien sûr des travailleurs au fond de leur mine. Chaque intermédiaire est la dupe du suivant. Chacun fait son argent sur le dos du moins riche. Quant à la pierre, qui sera garantie « naturelle », on lui fait subir sans se cacher divers traitements de choc pour la rendre moins terne, afin que son faux éclat rehausse en toute harmonie celui de sa future porteuse – qui dans cette affaire sera la dupe ultime et consentante.
Le pire, c’est que si tout le monde est cynique, personne n’est vraiment méchant. Même les éventuels bandits armés ne sont pas dénoncés comme des criminels, mais simplement décrits comme des prédateurs naturels, ce qu’ils sont en effet. Le cynisme n’est plus un comportement individuel qu’on pourrait analyser en termes de psychologie, et dont on pourrait limiter les effets en appliquant la loi. Non, c’est un trait social et structurel. Peu d’émissions, comme ce Capital, montrent avec autant d’ingénuité que la quête de plus-value (comme aurait dit un très ancien penseur de l’économie) est au-dessous de toute contestation, échappe à toute prise de conscience.
Le Parti communiste français propose actuellement des affiches où s’étale un pénible jeu de mots : « Marx attaque ». Ce racolage jeuniste, dans un style faussement potache, en dit long sur la déliquescence du Parti, mais aussi sur l’état d’une société où le mot de Capital ne désigne plus l’œuvre d’un philosophe, mais une émission qui, en toute bonne foi, camoufle en sujet de rêve un objet de révolte.
Un petit chien yorkshire, immobile et silencieux dans le chenil, attend un nouveau maître, ou plutôt n’attend rien. Une jeune femme blonde s’arrête devant lui, le regarde : « Comme il a l’air triste ! ». Elle s’accroupit, et soudain se met à sangloter sans pouvoir s’arrêter. Scène primitive de la pitié.
On dit que pleurer sur les animaux, c’est pleurer sur soi-même. La jeune femme serait d’accord. Les yeux du yorkshire sont pour elle ce miroir vivant qu’elle cherche désespérément chez les humains. Qu’on lui dise enfin qui elle est ! Car à vingt-six ans, elle ne le sait pas, et l’avoue volontiers. Aux environs de sa vingtième année elle a perdu son père, alors qu’elle « commençait à l’aimer ». Quant à sa mère, femme de peine, elle l’aime et redoute de la perdre. Elle vit beaucoup auprès d’elle, et de son frère. Elle a peu d’amis, pas d’homme. Bref, elle est seule.
Cela peut sembler étonnant, et même parfaitement absurde, puisque des myriades de gens la connaissent, l’adorent et lui font fête ; puisque que des centaines de photographes la poursuivent à travers le monde et que des grappes de petites filles ont pleuré son départ, avec de vraies larmes ; puisque le prince Charles lui a écrit des lettres manuscrites et l’a voulue à ses côtés pour fêter son cinquantième anniversaire. Accessoirement, c’est au soleil de Paris, sur la terrasse de l’hôtel Crillon, qu’elle va pleurer sa solitude, ou dans un ancien monastère dont elle a fait l’acquisition pour le transformer en palais. Sur un vieux phonographe à pavillon, dans le salon grandiose, elle fait nasiller le Concerto pour piano de Grieg. Dans la chambre qu’elle destinait à son père décédé, elle affirme qu’elle sent son odeur.
Elle s’appelle Geri Halliwell. Mais on la connaît davantage comme la transfuge des célébrissimes Spice Girls, les Filles épicées. « La vie en face », une émission d’Arte, tient le journal de l’après-rupture : comment Geri va-t-elle se procurer désormais sa drogue de gloire, de paillettes et de foules amoureuses ? Elle se prépare à écrire l’histoire de sa vie. Elle chante « Happy birthday to you » pour l’anniversaire du Prince Charles, comme Marilyn Monroe l’avait fait pour John Kennedy. Elle vend ses costumes de scène au profit des enfants malades du cancer. Elle devient ambassadrice de l’ONU, pour que son « image » encourage les jeunes femmes du tiers-monde à la pratique de la contraception.
Mais rien n’y fait : elle souffre que ses rares proches ne l’aient pas regardée à la télévision lors de sa conférence de presse onusienne. Elle rêve des banderoles qui, sur son passage de star, portaient les mots : « I love you ». Elle se cherche et ne se trouve toujours pas. La fille aux épices a tellement relevé le goût de la vie qu’elle l’a tué ; elle n’a plus de plaisir à manger. Elle parle de mourir.
À l’heure même de cette émission, la chaîne M6 exhibe innocemment les stars de l’année 2000, celles qui viennent de naître et celles qui brillent encore de tous leurs feux. Arte préfère les étoiles en voie d’extinction. C’est plus profond, plus sociologique. Mais la démarche est-elle plus saine ? Car c’est encore devant l’œil de la caméra, fût-elle critique et distanciée, que Geri se cherche éperdument, jouant à ne plus jouer. Mieux vaudrait, c’est sûr, un œil de chien.
Les feux d’artifice à Sydney, les ampoules bleues de la Tour Eiffel, un mur de lumière à la Porte de Brandebourg, la porte du paradis qui va se refermer au Vatican (et les foules s’y pressent en un long serpent), les manifestants de Tienanmen qui, une fois de plus, voient les étoiles sous les matraques de la police. Voilà les images télévisées du passage au troisième millénaire.
Que pouvait-on espérer de plus ? Qu’on nous annonce la paix entre Israël et les Palestiniens ? Enfantillage : s’il y eut des images de guerre au tournant de l’année, elles venaient de là. Comme toujours, la Terre Sainte et les Lieux Saints nous proposaient leur version particulière de la sainteté. Et les commentateurs du journal télévisé du vingt-et-unième siècle nous expliquaient sans sourciller : « Le vendredi, jour de prière, est toujours à haut risque ».
J’oubliais la « course du millénaire », sans escale, sans assistance, sans solitude, avec télévision. On nous annonce, sur des images de marins vêtus comme des cosmonautes, que les six équipages de « The Race » seront « confrontés à tous les dangers ». Du coup, je pense à ce documentaire de Planète, réalisé grâce à des films muets tournés voilà près d’un siècle, en 1914 : la première tentative de traverser l’Antarctique. Le navire est resté pris dans les glaces. Impossible de progresser à pied. Pas de radio. Pas d’ « assistance » ni de secours. Il faut passer l’hiver à attendre, puis s’embarquer sur des canots de sauvetage, pour un voyage atroce, insensé, désespéré. Le capitaine Shackleton réussit à sauver tout le monde, mais les rescapés doivent alors partir immédiatement pour la Grande Guerre, où plusieurs mourront. Le vingtième siècle n’était pas encore celui du principe de précaution.
Ce principe est la grande invention de ces dernières années. Il a trouvé sa forme et sa formule avec l’affaire de la vache folle. On en éprouve ces jours-ci la toute-puissance avec le « syndrome des Balkans ». Cette histoire d’arme qui, pour cause d’uranium insuffisamment appauvri, se retournerait contre ses utilisateurs, après des mois d’incubation secrète, cette Némésis nucléaire aussi sournoise qu’un prion. Elle a contraint l’un des plus intelligents et des plus estimables de nos hommes politiques, Romano Prodi, à proférer l’autre soir une phrase surréaliste, une phrase digne d’une ère nouvelle : « Si ces armes présentent le moindre risque, il faut y renoncer immédiatement ». Autrement dit : les armes qui présentent des risques pour la vie sont de mauvaises armes, qu’on s’en débarrasse au profit d’armes qui ménagent les hommes et l’environnement.
Je sais, cette phrase n’est pas absurde, ni même cynique, elle énonce simplement le principe de précaution (avec ses corollaires, zéro mort et risque zéro). Mieux vaut cela que le principe de destruction qu’a connu l’Europe au XXe siècle ? Oui, mais on se demande : risque zéro, pourquoi ? Zéro mort, où ? Et précaution, pour qui ? Des questions pour le troisième millénaire.
Les escaliers immenses qui descendent vers le Gange. Les foules multicolores qui s’y hâtent lentement. Les saris, les turbans, les barbes. Là, un sâdhu qui ressemble au fakir de Tintin, sauf qu’il est entièrement nu, tout gris. « Le plus grand rassemblement pacifique de l’histoire », selon le journal télévisé.
On voudrait bien en savoir plus. Car en quelques secondes, que voir d’autre que des clichés ? L’Inde surpeuplée, bariolée, folle de religion, etc. Eh bien, nous avons de la chance : la chaîne Planète nous propose L’œil au-dessus du puits, un film tourné par Johan van der Keuken, auteur de documentaires célèbres, et qui vient de mourir. Nous allons comprendre.
Après une heure et demie de très belles images, on n’aura pas compris beaucoup. Le film de van der Keuken est muet. Les sons, les bruits, les musiques y sont très présents, mais non les mots. C’est tout juste si l’on surprend de rares dialogues, et quelques vers chantés, dont la traduction nous est fournie en sous-titre. Le Ramayana ? Peut-être, mais on ne nous le dira pas. Et quelle est cette scène mystérieuse, qui ressemble à un cours d’arts martiaux, tout au début du film ? D’abord, où sommes-nous ? Nous le saurons plus tard, vraiment très tard : le mot de « Kerala » (sud-ouest de l’Inde), passe fugitivement dans le générique final.
Maintenant, c’est un cours de danse rituelle, pour les filles. On dirait des Balinaises. Vous savez, les paumes tournées vers le ciel, à angle droit des avant-bras… Une fillette oriente ses yeux dans toutes les directions, tout en gardant un sourire étrange. C’est très remarquable et très absurde quand on ignore le sens de ces mimiques. Peut-être celles du kathakali, danse dramatique et magique, en honneur au Kerala ? Pure conjecture, que je risque après une ou deux heures de bouquinage erratique.
Ah, voici quand même plus explicite : les ennuis financiers d’un petit artisan, une séance de cinéma dans un village (une comédie musicale atrocement sucrée). Et ces images vraiment splendides : vues à travers des branchages, des jeunes filles qui franchissent, au-dessus d’une rivière, une passerelle plus fragile qu’elles. En contraste, une brève séquence au cœur de la ville, où mendient des stropiats atroces. Calcutta ? Non, sûrement Trivandrum, capitale du Kerala.
Les eaux d’un fleuve, maintenant. Des garçonnets s’y jettent d’un même élan militaire, pour un bain sans joie, avant de psalmodier un probable poème, assis deux par deux, tandis qu’un adulte rythme leur déclamation en manipulant presque brutalement leurs petites têtes, dans tous les sens, comme une manette de jeu vidéo. Cette fois, le spectacle, sans explication, donne une troublante impression de pureté grotesque.
Dans L’œil au-dessus du puits, le cinéaste n’a surtout pas voulu tourner un film didactique. Mais cette absence totale de commentaire finit par être plus pesante que le didactisme : loin de nous mettre en contact fécond avec la réalité indienne, loin de lever les obstacles qui nous séparent de « l’autre », ce parti pris nous irrite, nous incite au rejet : décidément ils sont fous, ces Indiens. Donner à voir n’est pas donner à comprendre. Des mots, quelques mots précis auraient suffi pour réconcilier le regard et la pensée. Ils auraient levé le malaise, sans sacrifier la beauté.
Un bébé cambodgien décharné, agonisant, se tortille faiblement sur son lit d’hôpital. Un médecin (suisse) le montre au reporter : « C’est un crime contre l’humanité ! ». Encore une victime de Pol Pot, et de ses sanguinaires Khmers rouges ? Vous n’y êtes pas. L’assassin n’est autre que l’APRONUC (Autorité Provisoire des Nations Unies au Cambodge), qui de 1992 à 1993, devait garantir l’application de l’accord de Paris, et consolider la paix.
Le docteur Beat Rychner, devant les caméras de la télévision danoise (auteur de ce reportage diffusé par Temps présent), n’y va pas avec le dos du violoncelle – car les Danois ne le disent pas, mais ce médecin mélomane se fait appeler « Beatocello » ; il aime à jouer des sonates de Bach entre deux opérations. Pourquoi donc accuse-t-il l’ONU de crime contre l’humanité ? Tout simplement parce que les vingt mille hommes de l’APRONUC auraient apporté le sida au Cambodge. Les Occidentaux, colons un jour, colons toujours, ne cessent de retomber dans leurs travers, estime-t-il. Pol Pot a commis des « crimes contre l’humanité » ? Nous aussi. Le sida contracté auprès de prostituées thaïlandaises et transmis en toute irresponsabilité vaut bien les camps des Khmers rouges.
Pour nous convaincre de cette équivalence, le reportage prend d’ailleurs soin de nous passer, juste après les images du bébé mourant, celles des camps de la dictature. Puis d’autres témoins défilent pour dénoncer à leur tour la « mascarade » onusienne. Mais il faut donner la parole aux deux parties, n’est-ce pas : on s’en va donc interroger M. Akashi, responsable de l’APRONUC. Ses dénégations courtoises et susurrées semblent ajouter l’hypocrisie à l’ignominie. Conclusion : l’ONU n’est pas seulement le « machin » dont se moquait le général de Gaulle, c’est une sinistre machine à tuer.
Temps présent diffusait ce reportage « pour jeter un pavé dans la mare ». Très bien. Encore faudrait-il que la mare de notre esprit, qui en devient tout opaque à force de boue remuée, puisse retrouver un peu de transparence. Encore faudrait-il nous donner les moyens de peser avec un minimum d’équité des accusations si terrifiantes. Ce qui manquait cruellement, ce soir-là sur la TSR, c’était le commentaire et le débat.
Si l’on consulte par exemple, à l’aide d’Internet, un rapport du CICR sur le Cambodge, on apprend qu’en effet le bilan de l’APRONUC est très mitigé : elle n’a pu ni désarmer les factions, ni réduire les Khmers rouges. Mais elle a tout de même permis un début de pluralisme au pays de Pol Pot. Quant au sida ! Pas besoin d’Internet pour dénoncer l’amalgame : même si l’on prouvait que les soldats onusiens en sont les responsables, on pourrait parler d’homicide par négligence. Mais qualifier cela de « crime contre l’humanité », et surtout charger de ce crime l’ONU en tant que telle, c’est se laisser aveugler par l’indignation (comme le docteur Rychner), ou se permettre n’importe quelle outrance pour attirer l’attention (comme les réalisateurs de l’émission).
L’ONU, digne de Pol Pot ! Quand on pense que la Suisse voulait y entrer ! Nous l’avons échappé belle ! Restons chez nous, ça vaudra mieux. Justement, le présentateur de l’émission nous convie, sans transition, au reportage suivant, consacré aux saines joies de la gonflette helvétique.
Une carte du monde, au Journal de France 2. Il n’y figure, en tout et pour tout, que deux villes : Davos et Porto Alegre. Comme naguère Washington et Moscou ? Sauf que ces deux capitales qui se disputaient le Tiers-Monde appartenaient l’une et l’autre à l’hémisphère nord. Aujourd’hui, les forces antagonistes ne s’affrontent plus selon un axe Est-Ouest, mais Nord-Sud. Et leurs deux royaumes couvrent la Terre entière.
Plus que jamais, la géographie physique devient topographie mentale, répartition manichéenne du Bien et du Mal. Au Nord, et dans les Hauteurs, se retrouvent les riches, les « décideurs de la planète », appendices de leur attaché-case, sépulcres blanchis, surprotégés par des centaines de policiers, sans parler des « miliciens » suisses, plus nombreux encore (France 2 dixit). Ô Nord, froid du cœur, glaciation de l’espoir ! Ô Nord, dont la neige hypocrite camoufle mal la noirceur essentielle. « Trop de Nord en moi », se lamentait le prophétique André Breton. Fuyons donc cette pureté de mort, franchissons l’Océan d’incompréhension, cinglons vers les rives verdoyantes du Brésil, à gauche enfin, au Sud enfin. Retrouvons le niveau de la mer et de la misère, c’est-à-dire la réalité humaine, la seule ; fraternisons avec les masses au teint sombre, mais éclairées par cette lumière intérieure qui, un jour, se répandra sur l’univers entier.
N’ai-je pas tort d’ironiser ? Le fossé entre le Nord et le Sud est bien réel, et le scandale de leurs disparités ne l’est pas moins. On devrait même se réjouir que dans notre imaginaire social, l’opposition Est-Ouest soit en train d’être supplantée par l’opposition Nord-Sud. Parce que la première devait beaucoup, sinon tout, à l’idéologie, tandis que la seconde exprime une différence authentique et concrète : entre richesse et pauvreté, démocratie et dictature, liberté relative et servitude absolue. Le planisphère de France 2, qui réduit le monde à deux cités antagonistes, ne donne pas du réel une image si fausse.
Si je me permets d’ironiser sur cette géographie, c’est parce que la télévision ne la propose pas comme un symbole, mais en fait l’expression pleine et entière de la réalité concrète. Ses images, sinon ses commentaires, tendent à transforment Davos en repaire de brigands institutionnels, et Porto Alegre en Cité du Soleil. La séquence des « miliciens » suisses et de leurs gilets pare-balles, immédiatement suivie du joyeux carnaval brésilien (« Brésil » égale forcément « carnaval ») contribue à nous enfoncer dans le crâne cette vision caricaturale.
La réalité, n’est jamais aussi pure que les symboles : parmi les premiers orateurs de Davos, n’y eut-il pas le ministre brésilien de l’agriculture ? Bien sûr, on peut ne voir là qu’un alibi. Mais il reste qu’à Davos même, le Sud vient lentement à la conscience du Nord. Les « décideurs de la planète », même s’ils veillent d’abord à préserver leurs intérêts, découvrent que les pays pauvres pèsent de plus en plus lourd dans le monde et dans leur tête, comme ces briques énormes transportées par un enfant malingre, dans ce film qu’on leur a projeté au début du Forum. Pour que se noue le dialogue Nord-Sud, il aura fallu, peut-être, que se nouent quelques gorges, devant une image qui cette fois-ci n’est pas un symbole, mais, irrécusablement, la réalité.
On ne devrait pas juger les gens sur leur regard. Mais il faut avouer que les yeux de M. Kabila (Joseph), fils de M. Kabila (Laurent Désiré), lorsqu’ils caressent les lambris de l’Elysée, font un peu peur. Quant aux yeux de M. Mitterrand Jean-Christophe, lorsqu’il affirme en sortant de chez le juge que « le passé est le passé » (à condition bien sûr qu’on « laisse du temps au temps »), ils nous feraient presque pitié, tant ils semblent chercher avec inquiétude la bonne manière d’imiter une pensée.
Mais la semaine télévisuelle a été riche de bien d’autres regards mémorables. Par exemple celui de cette femme dont les deux petites filles sont droguées aux Pokémon. La scène se passe en Allemagne. Le père est absent, de toutes les manières possibles. Avec une tristesse lucide et anxieuse, la femme s’explique : le fabricant des Pokémon s’arrange pour que, chaque semaine ou presque, surgisse un nouveau « produit dérivé » ; et les gamines le réclament, haletantes, implacables. Comment faire quand on a de la peine à nouer les deux bouts ? Et puis les gosses, quand elles ne jouent pas aux Pokémon au lieu de travailler à leurs devoirs, sont vissées devant la télévision – pour voir les Pokémon. Faut-il éteindre le récepteur ? Non, c’est trop tard, la crise serait trop affreuse. Et leur drogue quotidienne, elles la trouveraient ailleurs ; elles se cacheraient, mentiraient. Ce serait pire que tout. Alors quoi ? Attendre que ça passe, avec un amour las.
Le regard de cette femme était désemparé, désillusionné ; sans trop d’amertume, mais sans espoir. Et celui des fillettes ? Avide, brillant de concupiscence, altéré de joie ? Même pas. Couchées devant l’écran, elles s’agitaient un peu, se trémoussaient mollement, histoire d’accompagner la rengaine de l’émission. Mais la plupart du temps, le menton sur les poings, elles n’exprimaient rien de particulier. Ni la jouissance ni l’allégresse, ni d’ailleurs l’ennui. Elles étaient à peu près calmes. Comme les alcooliques invétérés, qui tremblent tant qu’ils n’ont pas leur dose, mais qui, en buvant, reviennent à une espèce d’équilibre et de neutralité forcément provisoires, forcément inquiétantes.
À cette galerie de visages, on ajoutera ceux des vendeurs et autres représentants des Pokémon, en train d’expliquer la démarche de leur entreprise. Là encore, c’est l’étonnement : on s’attendait à des bateleurs véreux, brandissant leurs nouveautés en trompe-l’œil, racontant avec cynisme comment ils font « dériver » l’attention des enfants tout en vidant les porte-monnaie des parents. Mais ce n’est pas cela. Les regards de ces hommes sont tout simplement sérieux et pénétrés. Voyez, disent-ils, nous mouillons notre chemise parce que nous sommes conscients des enjeux : on ne plaisante pas avec l’extorsion de conscience ; il y faut de la vigilance et de l’engagement. Nous pouvons espérer des résultats probants, et nous avons déjà engrangé quelques milliards. Mais tout relâchement serait fatal. Tant que nous n’aurons pas abruti le monde entier, enfants et adultes, nous ne pourrons pas nous reposer.
Ces gens-là semblaient presque nous demander, dans leur regard, de les approuver, de les encourager, d’apprécier le devoir accompli. Les voilà peut-être, ceux que Rimbaud nommait les « horribles travailleurs ».
L’émission Perspectives, sur Euronews, a la bonne idée de reprendre, à propos d’un même sujet d’actualité, les reportages de plusieurs chaînes différentes. Une manière d’hommage au dieu de la télévision, Argus aux cent yeux, dont les regards combinés devraient, dans l’idéal, nous offrir quelque chose qui ressemble à la Réalité. Argus, forcément, voit mieux que le Cyclope.
Trois reportages, donc, sur Israël et la Palestine, à l’occasion des élections israéliennes : celui de la télévision suisse italienne, sur le vote ou l’absence de vote des Arabes israéliens. Celui de France 2, sur le « blocus » de Jéricho. Celui de la RTBF, sur l’enseignement de l’histoire en Palestine, puis en Israël.
La TSI montre un spectacle bien stupéfiant : des bureaux de vote déserts, et des scrutateurs tout fiers que la participation soit quasi nulle. Comme des pêcheurs, qui, de retour au port, exhiberaient avec joie leurs paniers vides. France 2, elle, nous transporte dans le champ d’orangers d’un cultivateur palestinien. Les fruits sont mûrs, plus que mûrs, ils jonchent la terre. Pourquoi renoncer à les récolter ? Parce que le bouclage des « territoires » rendrait impossible leur exportation. Autant que tout cela pourrisse sur place, comme un accord de paix jamais mis en œuvre. On voit cette terre, on songe à ces arbres. On sent que leurs racines s’enfoncent, sanglantes, au plus profond de l’inconscient.
Quant aux consciences, l’école s’en charge, pour le meilleur et pour le pire. La RTBF a transporté sa caméra dans une classe palestinienne. L’instituteur s’approche d’un enfant particulièrement soigné, particulièrement sage. « Pourquoi n’habites-tu plus le village où sont nés tes parents ? » Le petit se lève : « Parce que nous avons été chassés ». « Par qui ? ». Bref instant de pseudo-réflexion, de suspens théâtral : « Par l’ennemi sioniste ». La belle démonstration, cependant, n’est pas sans faille. Car l’élève, tout en récitant sa leçon, garde un demi-sourire à l’intention du reporter étranger, et qui doit à peu près signifier : ne l’ai-je pas bien jouée, ma saynète édifiante ? Ne l’ai-je pas bien rempli, mon questionnaire à choix unique ?
Le matin, l’école commence par un chant patriotique. Des bambins font l’éloge de la lutte armée, invoquent le « volcan de la revanche ». Dans le manuel scolaire palestinien, sur la carte géographique de la région, Israël brille et brûle par son absence. Encore heureux qu’une mère d’élève s’en étonne, et remarque, avec la bravoure du bon sens, qu’après tout les deux peuples se sont mutuellement reconnus. Le manuel israélien, lui, a déjà changé. Au contraire du précédent, il admet l’existence des Palestiniens, même si l’institutrice avoue qu’il lui a été difficile de franchir ce pas.
Que nous ont appris ces trois reportages accumulés ? Nous ont-ils donné les yeux d’Argus ? Ont-ils adopté des points de vue réellement différents ? Ont-ils distingué la tragédie de sa mise en scène ? Ont-ils été impartiaux ? Sûrement pas. Malgré de louables efforts, le réalisateur de la télévision belge manifestait une nette partialité en faveur de la démocratie, et j’ai la faiblesse de m’en réjouir. L’impartialité, d’ailleurs, dans cette région du monde, Argus lui-même n’en serait pas capable, et ses cent yeux ne lui suffisent même pas à pleurer.
Il fait nuit. C’est la première et la moindre des choses. Il pleut, c’est encore mieux. Un pare-brise, des essuie-glaces, la lueur baveuse de réverbères minables. Parfois, l’image est en noir et blanc. Souvent elle tressaute et sursaute. Et quand on nous montre ces vitrines d’Amsterdam derrière lesquelles se profilent des corps de filles quasi nues (sur fond bordeaux, bien sûr), les plans se succèdent à un rythme irréel, fantastique. Dans une lumière pauvre, voici maintenant des attirails sado-masochistes, et voici des lits qui, contrairement à ceux des amants baudelairiens, ne sont pas « profonds comme des tombeaux », mais sinistres comme des tiroirs de morgues.
Je vais aux p…, titre l’émission de Temps présent. Ces points de suspension désuets, cette ironique bienséance verbale trouvent leur équivalent dans les images du reportage, qui manient à profusion tout un vocabulaire de la censure éloquente, toute une syntaxe de la clandestinité suggestive. Bien sûr, le sujet l’impose. Mais la caméra cachée, la pénombre rougeoyante, l’effraction furtive, les têtes en ombres chinoises, les mains en gros plan sur un volant de voiture, les voix déformées, tout cela participe d’un véritable genre télévisuel, comme le roman noir est un genre littéraire. Montrer la dissimulation, saisir ce qui se dérobe – mais sans jeter sur lui de lumière crue, en jouant son jeu clair-obscur ; bref, le débusquer sans le brusquer : tout l’intérêt de l’entreprise est là. La caméra transforme son handicap en avantage : le témoignage à visage caché, pour le spectateur, est autrement excitant que l’interview banale, où rien n’est laissé à l’imagination.
Comme le titre de l’émission, les images ont donc leurs points de suspension. Sauf en Hollande, peut-être, où le client des prostituées se montre à visage découvert, et convient volontiers qu’il va se servir dans un « supermarché du sexe », tandis qu’un fournisseur précise qu’il ne s’appelle plus « tenancier de bordel », mais « manager ». N’empêche que la nuit douteuse des parkings et des ruelles continue de régner sur ce monde, même en Hollande. Quant à la Suède, qui met hors-la-loi la prostitution et punit les clients, elle propose une figure inédite de l’interdit nocturne.
Le but explicite de ce Temps présent, c’était d’approcher les clients, en Suisse et ailleurs, pour comprendre leurs motifs et leur psychologie. But atteint, contrat rempli. Mais cela n’a pas empêché la caméra de réaliser, d’un bout à l’autre du reportage, ses intentions secrètes : montrer l’invisible, faire voir la nuit, celle des rues et celle des êtres. Le mot de pute est banal, vulgaire, méprisant. La p…, c’est autre chose. Elle détient le mystère de ce que l’on doit taire. C’est un secret universellement partagé, mais qui reste dans l’ombre.
Le soir même de ce Temps présent, Arte proposait une émission consacrée à l’argent. M. Trichet, gouverneur de la Banque de France, y rappelait une vérité de base : l’argent, comme le langage, est un instrument d’échange. Oui, comme le langage, et comme le sexe. Et ces trois réalités sont en même temps, toutes les trois, tellement plus que des instruments. Voilà pourquoi, dès qu’il s’agit d’histoires de p…, ou d’histoires d’a…, les mots tendent vers le silence, et les images vers la nuit.
A la soirée des Césars, on craignit d’abord le pire : M. Toscan du Plantier annonça le président de la cérémonie avec ces mots ronflants : « Et voici le grand, l’immense Daniel Auteuil ». Et déjà, dans le public des actrices et des acteurs prêts à jouer leur propre rôle, des visages tragiques commençaient d’offrir aux caméras les perles surgies de leurs yeux.
Mais finalement, les mouchoirs ont peu servi. Le ton resta presque toujours à l’humour. Daniel Auteuil était « immense », soit, mais Gérard Lanvin n’en fut pas pour autant colossal, ni Sylvie Testud sublime, ni Agnès Jaoui génialissime. Seule Charlotte Rampling devint « universelle » dans la bouche de Patrice Chéreau, mais l’éloge était empreint d’une gravité si souffrante qu’on ne songeait pas à rire, et qu’on y croyait presque.
Les années précédentes, aux Césars comme au palmarès de Cannes, on ne coupait pas aux interventions gênantes ou ratées : harangues faussement hardies au pouvoir politique, lecture solennelle des Versets sataniques, bavardage calamiteux d’une actrice qui pourtant porte le nom d’un maître du silence expressif. Rien de tout cela cette fois-ci. Les maladresses étaient toutes calculées, et l’humour volontaire. On évita même le pathos au moment d’évoquer les morts de l’année cinématographique.
La soirée, pour certains vivants, fut l’occasion d’une révélation. Saviez-vous que Darry Cowl (qui s’appelle Darricaud comme vous et moi), est d’abord un musicien, premier prix de fugue et d’harmonie au Conservatoire ? Acteur par défaut, il a tourné distraitement dans beaucoup de mauvais films, presque toujours cantonné dans des rôles de bègue ridicule. Mais quand il a reçu son César d’honneur, c’est à peine s’il a consenti à bégayer quelques instants, histoire de se conformer à son personnage. Il s’est résolument mis au piano, lâchant une dernière blague, puis s’est mis à improviser brillamment, avec autorité, clarté, maîtrise.
Dans la cérémonie des Césars, cette manifestation subite d’un talent méconnu a peut-être été le moment le plus fort, le vrai « moment d’émotion » : ce Darry Cowl ! Dire qu’on l’a toujours pris pour le clown de service ! Mais il vaut beaucoup mieux ! Cette musique brillante et tendre, sous ses doigts de vieillard, quel reproche ! Ah, c’est juré, désormais nous nous méfierons : qui sait si notre voisin de palier n’a pas un immense talent caché, qu’il ne nous révélera, pour notre honte, qu’au bord de la tombe – ou jamais.
Au bord de la tombe de Balthus, le chanteur Bono, du groupe U2, s’est contenté de recourir à son talent public : il a chanté, d’une voix d’ailleurs bien tremblante. Mais son amitié avec le comte Klossowski, par l’intermédiaire de sa fille, est une amitié de peintres : Bono, alias Paul Hewson, excelle aussi, dit-on, dans la peinture. Quand la voix de Bono se sera tue, peut-être découvrirons-nous les tableaux de Paul Hewson.
Quant au talent de Balthus lui-même, en dépit de la gloire, il n’a cessé d’être caché, ou tout au moins secret, insaisissable. Il s’est une dernière fois manifesté dans l’ordonnance étrange de la cérémonie : le chant brisé de Bono, le cor des Alpes au son lointain, la terre de Pologne jetée sur le cercueil, une Japonaise en kimono, dans un village vaudois : le peintre a composé, autour de sa propre mort, le plus énigmatique des tableaux vivants.
Cela s’est fait, paraît-il, à coups de canon. Mais nous n’avons pas d’images en provenance de cette région d’Afghanistan – ce qui est la moindre des choses, puisqu’il s’agit précisément de détruire des images. La télévision pourra nous montrer tout de même, grâce à des archives, ces Bouddhas géants de Bamyan, au flanc de leur montagne, déjà bien abîmés – ce n’est pas la première fois qu’on s’y attaque.
La figure de ces chefs-d’oeuvre, bientôt, sera complètement détruite ? Ils ne sont pas les seuls dans ce pays, qui a déjà fait disparaître derrière un grillage serré tous les visages féminins. À Kaboul, les femmes traînent avec elles leur propre prison. Des cages ambulantes. Pire que les statues géantes, leurs corps ont disparu eux aussi ; leurs formes sont englouties sous les voiles empesés de la bêtise, de la haine et de l’atroce vertu – pas seulement leur poitrine ou leurs jambes, mais leurs bras, leurs mains, leurs pieds. Bouddhas à la face anéantie, poussahs informes.
Maintenant la caméra s’arrête sur une troupe de barbus. Tous armés jusqu’aux dents pourries. L’un d’entre eux tient son fusil par le canon, et le fait balancer avec une lenteur menaçante. Ah, c’est vrai, ces femmes cagoulées ne ressemblent même pas à des humanoïdes, mais à de vulgaires quilles : pourquoi ne pas les faucher d’un bon coup de crosse ? L’homme ne le fera pas. Pas devant la caméra. Et d’ailleurs, pour le châtiment de ces sous-êtres, on ne recourt pas à la crosse mais au fouet.
Imaginons que les Talibans, tout réjouis de nous voir émus par leur saccage d’œuvres d’art, nous proposent un choix pervers : d’accord, nous préservons les statues, mais alors nous nous vengeons sur les femmes. Ou l’inverse : les femmes retrouveront leur droit au visage, mais nous pulvérisons les statues. Que préférez-vous ?
Entre la restauration de la dignité féminine et la sauvegarde des œuvres d’art, nous aurions raison de ne pas hésiter : les êtres humains passent avant les pierres, si riches soient-elles d’humanité. À quoi bon sauver le passé, si nous voyons le présent mutilé, humilié ? Mais inutile de dire que les Talibans seraient bien incapables de nous proposer ce choix : pour eux, grillager les femmes et défigurer les statues, c’est un seul et même devoir, une seule et même jouissance.
L’unique tâche qu’ils se donnent à eux-mêmes, tout en se réclamant d’un Allah dont le silence est décidément bien complaisant, c’est de détruire tous les visages. Car si la femme possède un visage, pose un regard sur le monde, cela risque de signifier qu’elle est une pensée, une intelligence, un amour, une souffrance, une existence. Scandale insupportable. Cette chair de vidange prétend au visage ? À nous de rabaisser cette prétention. Quant aux statues figuratives, même combat : elles laissent un peu trop croire que ce qu’il y a de plus haut, ce qui mérite qu’on le sculpte dans le marbre, pourrait bien avoir figure humaine.
Cette haine obsessionnelle de l’humanité, les Talibans, pour un peu, la retourneraient contre eux-mêmes : mangées par les broussailles du prophète, leurs têtes sont des trognes anonymes, interchangeables. Et dans leurs yeux fixes, où l’on ne voit d’abord qu’insolence et dureté, c’est aussi la peur qui rôde. Pourvu que cette peur soit un pressentiment de la défaite.
La télévision ne nous donne pas le sentiment du temps, mais le choc du temps, oui, et quel choc ! Il suffit de montrer, comme l’a fait le magazine Viva, la photo de telle personnalité quand elle avait quinze ans, puis d’inviter la même personnalité, âgée de quarante ou soixante ans, à commenter son portrait. Et nous voilà saisis, stupéfaits, interdits. La vie a encore frappé.
L’émission ne se contentait pas, heureusement, de ce choc des photos. Et son sujet n’était pas le passage du temps mais plutôt l’appréhension du temps, c’est-à-dire l’adolescence. Chaque adulte interrogé racontait sa quête, son espoir ou sa rage d’alors. Quand j’étais jeune, disait notamment Gabrielle Nanchen, les jeunes n’existaient pas comme catégorie sociale. En prolongeant cette réflexion, ne pourrait-on pas dire que les jeunes sont nés en 1968 ? Et qu’ensuite ces jeunes n’ont cessé de rajeunir : ce sont aujourd’hui des ados – étrange raccourci verbal pour une époque de la vie qui tend à s’allonger.
Du point de vue du comportement, les jeunes d’autrefois – au temps, donc, où ils n’existaient pas – se conformaient aux manières adultes. En 68, ils ont tenté de se libérer du monde empesé de leurs aînés ; contestation légitime, mais qui créait souvent ses propres lieux communs. Aujourd’hui la situation est moins tranchée, plus complexe, mais le conformisme de la différence menace toujours : il suffisait de voir, dans cette même émission Viva, le Tokyo de la jeunesse à la mode. On y suivait deux « Shibuya girls », âgées de quinze et seize ans. Perruque blonde, fou rire désespérant, visage peint au chocolat, téléphone portable fluo (comme une excroissance auriculaire) ; et pour se faire aussi visibles que possible, quitte à se transformer en échassiers grotesques, ces poupées aux bottes d’argent oscillaient sur des talons démesurés : de vrais cothurnes de tragédie – la tragédie même du conformisme.
Conformisme doublé d’une sujétion totale à l’univers marchand. On se dit alors : tout bien pesé, la génération précédente était quand même plus autonome ; au moins elle refusait la consommation… et l’on regarde une émission rétrospective, sur la jeunesse du début des années 1970. Ah, la chanson pacifiste, le pouvoir des fleurs, la spiritualité douce, le « rêve de Kaboul » – c’est le titre proposé par Planète. Kaboul encore ! Kaboul déjà. Des milliers de jeunes, tous en uniforme de rebelles, tous en tenue d’insoumis, prennent la même route de l’Orient, s’enfoncent dans la même hébétude, consomment à bas prix les mêmes drogues, et meurent lentement de cette consommation-là.
Johannes Schaaf, un cinéaste allemand, est parti sur leurs traces. Il en a rapporté des images parmi les plus terribles que j’aie vues à la télévision : une fille qui, dans un paysage de désert grandiose, n’attend pas le serpent pour se piquer, s’injecter le venin, et sombrer sous nos yeux. Commentaire : « Elle est morte trois mois plus tard en Inde ». Puis le cadavre d’un garçon, sur une table d’autopsie, dans une morgue minable, thorax ouvert, organes sanglants, et qui paraît sourire. Un vivant enfin, un vivant d’aujourd’hui, qui commente ces cauchemars (on le voit jeune, on le voit vieux, malade encore des drogues dont il a réchappé) : « Je voulais faire comme les autres, je paie encore ».
Est-ce une allusion volontaire, une coïncidence ? Le titre d’un très étrange dessin animé japonais, The ghost in the shell (Le fantôme dans la coquille, qui passait sur M6 à l’heure des spectres) reprend presque textuellement la formule d’un penseur anglais, Gilbert Ryle, pour désigner l’ « âme » de la tradition philosophique occidentale : « Le fantôme dans la machine ». Mais la ressemblance s’arrête là : il s’agissait pour le positiviste Gilbert Ryle de discréditer l’idée d’âme, d’affirmer que tout est matière. Tandis que le « fantôme », dans la vision du Japonais Mamoru Oshii, n’est pas une pure chimère. C’est l’appel lointain de l’âme ; c’est l’âme improbable, désirée, inquiète. On l’appelle ghost non parce qu’elle n’existe pas, mais parce qu’on sent qu’elle nous échappe. On la poursuit désespérément, dans toutes les ruelles d’une Hong Kong grandiose et délabrée, futuriste et passée.
Peu importe alors l’intrigue du film, avec ses ingrédients convenus (complots interlopes, agents de mission sobrement héroïques, jeux de pouvoir inextricables, voitures aux pneus hurlant dans la nuit, mitraillages infernaux et inoffensifs). Ce qui compte, c’est l’atmosphère dans laquelle évoluent les personnages – en admettant que des cyborgs (c’est-à-dire des cyberorganismes, des êtres originellement humains, mais dont la chair, cervelle comprise, est violée d’électronique), méritent encore ce nom.
Sur un quai nocturne et désert, deux de ces êtres méditent leur statut métaphysique, tandis que s’allument et s’éteignent, de l’autre côté de la baie, les clignotants rouges qui signalent aux avions le sommet des gratte-ciel. Infime pulsation de vie, de cette vie qui continue, tandis que des êtres de chair et de câbles s’angoissent d’en être exclus.
La lumière, dans ce film, est toujours intermittente, fugitive, menacée : reflets de buildings dans une flaque d’eau croupie ; pluie cristalline d’une verrière désagrégée ; folle et lente anamorphose d’un corps qui s’engloutit dans une paroi de verre et d’acier ; apparition-disparition de la chair féminine sous sa coquille de métal ; rencontre, par la cyborg, de son propre reflet, après une plongée dans les eaux originelles.
Soudain la brise enrichit de moirures les cheveux de cette presque humaine. Mais les yeux, au contraire, deviennent fixes comme ceux d’un chat, comme ceux d’un robot, d’une morte. Le générique, déjà, déroulait une suite d’estampes mouvantes et sensuelles, où l’héroïne ôtait son métal comme une chemise de soie, mais devait obligatoirement, pour survivre, l’endosser à nouveau. A la fin, nous la voyons dialoguer avec une femme-tronc, une espèce de sirène dont le visage rayonne comme celui d’une madone phosphorescente, mais dont la queue n’est que câbles torsadés, arrachés. Qui veut faire l’ange fait la machine.
Ce dessin animé peu banal est bien de notre temps : crépusculaire. Mais ce crépuscule, après tout, peut être celui du matin. À l’image de la lumière, la vie y hésite sans cesse ; entre l’autonomie et la servilité, entre l’inconscience brutale et la conscience blessée. Tout s’achève sur une espèce de naissance machinale – comme on parle de naissance virginale. Dans le métal murmurant d’une héroïne toute fraîche, on rêve de découvrir la liberté, on redoute de trouver son fantôme.
C’est la vie, qui passe tous les vendredis soir sur la TV romande (pour quelques semaines encore), est une émission plutôt réussie, dans un genre social-intimiste assez périlleux : elle oppose à l’exhibitionnisme une résistance honorable.
Ce soir, c’est le témoignage de deux femmes, toutes deux mères d’enfants homosexuels. L’une après l’autre, elles racontent comment elles ont découvert la réalité, comment elles l’ont acceptée, comment elles la vivent. Un psychiatre, ensuite, prolonge sobrement leurs propos. Le message est double : la parole vaut infiniment mieux que le silence ; elle libère ; elle resserre même les liens familiaux. Et l’homosexualité est une « différence » que tout un chacun peut accepter chez autrui ; c’est peut-être un problème difficile, mais non pas désespérant, puisque des êtres humains vivent avec lui, l’affrontent, l’assument, le surmontent.
Et c’est vrai que tous ces gens sont courageux : non seulement ces deux mères qui témoignent sans rien dissimuler, mais le fils et la fille concernés, qui (dans un film tourné chez leurs parents) se livrent eux aussi devant la caméra, disent leur douleur d’adolescents, leur décision de parler, l’accueil aimant qu’ils ont reçu. Un des pères s’exprime à son tour, on va d’ailleurs le retrouver sur le plateau, aux côtés de sa fille, dont il reconnaît que l’homosexualité n’est « pas une maladie, mais un état d’être ». Les deux mères concluent sur des sentences hautement respectables : « Il faut toujours aimer son enfant comme au premier jour », dit l’une. Et l’autre : « L’amour n’a pas de sexe ».
Une bonne émission, donc, ni bégueule ni racoleuse. Seul le titre en était déplorable : mon enfant est gay. Or, tout au long de cette heure, il n’a été question que de la tristesse de l’enfant « gai », des souffrances qu’il a connues, de son angoisse de faire souffrir autrui. Et le mot anglais qui, à l’origine, revendiquait en effet une « gaieté » polémique, montrait ici toute sa frivole absurdité.
Cette maladresse mise à part, tout était là pour susciter la sympathie et l’affection du téléspectateur. On a voulu que nous nous sentions en famille, aussi proches que possible des invités (on les appelle par leur prénom : c’est la moindre des choses, et le gage d’une proximité chaleureuse). Dans les reportages, on insiste sur la saine quotidienneté, les petites tendresses familiales, la normalité. La première maman fignole une tarte, la deuxième maman prépare le thé. Chaque image doit signifier : vous nous voyez tels qu’en nous-mêmes. Du fond de notre intimité, de notre humanité quotidienne, nous vous appelons : aimez-nous ! C’est ainsi que vous nous comprendrez.
Cette manière typiquement télévisuelle de nous faire accéder fictivement à l’Autre sans la médiation du social, d’intime à intime, correspond à une tendance sociale très forte aujourd’hui. Mais n’est-ce pas largement illusoire ? Non seulement parce que cet « intime », sous l’œil des caméras, est irrémédiablement biaisé, mais surtout parce que la relation sociale n’est jamais réductible à la relation privée ? On ne peut pas comprendre et accepter tout un chacun comme on le fait de son propre enfant. Les rapports sociaux obéissent à des lois que l’amour ne connaît pas. La société n’est pas et ne sera jamais une grande famille.
« Bien sûr », explique le directeur du lycée, « nous aménageons les horaires de cette élève, de manière à ce qu’elle puisse poursuivre ses activités. C’est quelque chose que nous lui devons ». Et quelles sont les « activités » de l’élève en question, âgée de seize ans ? Travaille-t-elle dans la restauration rapide pour soutenir des parents invalides ? Donne-t-elle ses meilleures heures à une association caritative ? S’occupe-t-elle d’un petit frère autiste ? Non, voyons, elle dirige son entreprise. Et dans la branche informatique, faut-il le préciser. Aux États-Unis, of course. Elle est millionnaire, elle vient de s’acheter une voiture de luxe et n’engage pas volontiers ses camarades de classe. Sa mère s’inquiète de voir qu’elle a « un calendrier dans la tête », et sa sœur s’avoue discrètement jalouse.
La jeune personne est une espèce de Monsieur Pump au féminin, qui trouve encore le temps de boire un verre au bistrot devant ses copains admiratifs et peu rancuniers, et de faire du roller dans la propriété de ses parents (« mais si elle patine, c’est pour gagner », précise sa mère).
L’émission Des racines et des ailes (peu de racines, beaucoup d’ailes, et des ailes en acier, pas en plumes) présentait aussi le même phénomène au masculin. Un garçon de dix-sept ans, chef d’entreprise, qui n’emploie, lui, que des gars de son âge, et qui fabrique des jeux vidéo. « Il doit toujours faire travailler ses méninges », dit sa mère désemparée. Millionnaire lui aussi, il affirme cependant que l’argent n’est qu’un « plus » : l’important, c’est de « changer le monde », d’ « avoir une influence sur les gens ». Le rêve de Mademoiselle Pump est de devenir Bill Gates. Celui de Monsieur Pump Junior est de rencontrer Steve Jobs.
Pump Junior, plus sentimental que sa collègue, avoue qu’il éprouve parfois une impression de solitude ; il aimerait trouver le temps de « sentir les roses ». Mais son bilan mental est globalement positif : « J’ai de la chance ».
Et comme toujours devant une catastrophe adolescente, les adultes se demandent : mais qu’avons-nous donc fait ? Une partie au moins de la réponse était donnée par une femme d’âge très mûr, blonde artificielle et portant minijupe. D’une voix pleine de crainte et de révérence, elle laissa tomber cette explication définitive : « Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, les enfants ont des connaissances supérieures à celles de leurs parents. Ce qu’ils font, nous ne pouvons pas y accéder ; nous ne pouvons même pas le comprendre ».
Cette solennelle stupidité permet de se retirer du jeu sur la pointe des pieds ; on se persuade ainsi que ces jeunes sans racines volent de leurs propres ailes ; on se voile la face devant sa responsabilité. Elle est pourtant bien là : derrière ces adolescents trop réalistes, le téléspectateur aura pu voir des messieurs d’âge mûr, plus réalistes encore, investisseurs avisés, qui misent habilement sur l’ « image » de la jeunesse pour engranger des dollars qui n’ont ni âge ni odeur.
L’idée même que l’imagination soit un capital, l’idée qu’une idée soit un produit, ce ne sont pas ces petits Pumps qui l’ont inventée. Et seuls, sans aide, sans modèles, ils ne l’auraient jamais mise en œuvre. Ces adolescents nous font peur ? Comme une image surgie du fond du miroir.
« À l’arrivage, on contrôle la bonne forme de la vache », explique l’homme à l’immense tablier. Nous sommes dans un abattoir : un bovin, pour mourir, se doit d’être en bonne santé. Peu après, nous voyons pendre le cadavre, non encore dépecé, non encore écorché, tête en bas. Nous assisterons au découpage de cette tête, transformée en hure innocente et horrible – ce qu’en vénerie on appelle un « massacre ». Détail significatif : jamais, durant toute l’émission, l’on ne nous a retransmis l’instant de l’abattage lui-même. On ne montre pas les meurtres à la télévision, pas plus que les accouplements. L’avant et l’après, sans doute ; jamais l’instant où le coup fatal est tiré.
Pour manger de la viande, nous tuons des vaches, des veaux, des moutons, des porcs. Et nous les écorchons. Et nous les dépeçons. Mais il faut que je m’arrête là, car ce n’était pas le sujet de Temps présent. Pas du tout : le sujet de Temps présent, c’était la vie difficile des paysans, des éleveurs, des abatteurs, des bouchers, depuis la crise de la vache folle. C’étaient les méfaits du productivisme. Mais personne, pas même le paysan « bio » qui citait les propos de Rudolf Steiner dans les années 1920 (« quand on donnera de la viande aux animaux herbivores, ils deviendront fous », aurait prophétisé l’anthroposophe), personne ne contestait la nécessité, effectivement incontournable, de tuer des animaux pour les manger.
Pourtant les images qui nous restent sont celles-là : cette violence faite à des vivants, et les flots de sang dans des caniveaux spéciaux, et les tripes gigantesques, et « l’œil de bœuf », auquel nous n’avons pas le courage de mettre des tirets pour regarder au travers, car c’est lui qui nous regarde, même mort et surtout mort. Images choquantes, du moins pour le citadin qui ne découvre jamais la viande qu’à travers le papier transparent des emballages de supermarché.
Mais ce n’est pas le sujet, bon sang de boeuf ! Le sujet, c’est la crise agricole ! Le productivisme ! L’élevage intensif ! La course au profit ! D’accord. Et pas tout à fait d’accord quand même. Bien sûr, je préfère de loin la stabulation libre au gavage forcé dans des cages de fer. Et la bonne herbe aux farines trafiquées. Mais le plus « humain » des élevages consiste quand même à choyer des morts en sursis ; à préparer pour l’abattoir des bêtes en bonne santé, afin de déposer dans nos assiettes des côtelettes et des biftecks irréprochables. Une vache moins stressée, heureuse de vivre ? C’est la garantie d’une viande plus agréable à notre dent de carnassiers sentimentaux.
Les paysans ne diraient pas le contraire. Mais les citadins que nous sommes ont vite fait de se masquer la réalité, et de se persuader que des animaux bien traités vont échapper au coup d’assommoir final. Ils donnent leur tendresse aux vaches comme ils font à leurs chiens, mais veulent qu’en retour la viande aussi soit tendre. Depuis la crise de la vache folle, et celle de la fièvre aphteuse, les caméras adorent s’approcher des bovins jusqu’à ce qu’ils posent leur mufle sur l’objectif. À chaque fois, ça marche : on rit de cette innocence pataude, émouvante, infinie. Et l’on oublie allégrement que ces naseaux dont le souffle embue l’objectif vont bientôt cesser de respirer parce qu’on l’aura voulu, productivisme ou non.
Les ascenseurs du World Trade Center de New York nous font parcourir quatre cents mètres à la verticale ? La belle affaire : l’ascenseur de Sedrun (Grisons) en accomplit exactement le double. On ne voit pas de gratte-ciel à Sedrun ? En effet. Mais on y trouve une montagne. Et cette montagne, il ne faut pas la gravir mais la creuser vers le bas, sur huit cents mètres, pour aller travailler au futur tunnel de base du Gothard : ce tunnel est tellement long qu’on ne s’y attaque pas seulement par les extrémités, mais aussi par le milieu. Et Sedrun est au milieu du Gothard, comme le sommet de la Tour Eiffel est au milieu de la ligne de métro qui rampe sous son pied.
Des hommes vêtus d’orange et casqués de jaune grimpent au flanc d’une espèce de nacelle, ou plutôt de citerne métallique, grise de poussière de roche. Arrivés sur le rebord, ils se laissent retomber à l’intérieur de cette marmite. Une trappe s’ouvre, commandée par un Sud-Africain barbu ; le chaudron commence à descendre, la trappe se referme, et c’est la plongée vertigineuse. Un reportage qui se respecte titrerait sans doute : « Destination l’enfer ».
Pendant qu’on en est aux formules convenues : il était inévitable que le chantier fût qualifié de « pharaonique ». Mais les pharaons eux-mêmes sont dépassés, comme sont dégommés les plus hauts gratte-ciel du monde : les pierres extraites du tunnel équivaudront à la masse de cinq pyramides de Chéops.
Ce reportage ne passait pas à la TSR, mais sur Arte. Et c’est grâce à la chaîne franco-allemande que les Suisses peuvent apprendre la vérité sur leur pays : leur pays, ce n’est pas celui de la petitesse et de l’étroitesse, c’est celui du gigantisme, de la démesure, des projets effarants d’ambition. N’est-ce pas bien étrange ? Et ne devrions-nous pas être fiers, sobrement mais profondément, à l’exemple des ouvriers ou des ingénieurs interviewés, solidement installés dans les entrailles de l’Helvétie, comme le maître de Pinocchio avait pris ses quartiers dans le ventre de la baleine ? Ne devrions-nous pas aussi partager leur joie quand ils célèbrent Sainte Barbe, leur patronne, avec messe, danseuse du ventre et cracheur de feu, partager leur peine quand ils déplorent un mort ? Car il y eut un mort, déjà : l’enfer, même dans sa version « sécurisée », ne connaît pas le risque zéro.
Mais voilà comme nous sommes : irrémédiablement discrets et modestes. Nous construisons les plus grands ouvrages d’art du monde – en prenant soin de les camoufler le mieux possible. Nos gratte-ciel, nous les érigeons à l’envers, si bien que les touristes qui viennent skier à Sedrun, charmante station de montagne, ne s’aperçoivent même pas qu’ils marchent sur un toit vertigineux, ou sur le pont d’un navire titanesque, dont les soutes rougeoient huit cents mètres plus bas, et dont l’hélice énorme fraie inexorablement son chemin dans l’océan de pierre.
Oui, voilà comme nous sommes : nous perçons le tunnel le plus long du monde, mais nous avouons volontiers, nous proclamons, même, que c’est dans le but mesquin de gagner une heure sur le trajet Zurich-Milan. Les intentions du premier Gothard, voilà un siècle, n’étaient pas moins matérialistes. Mais à l’époque, ce tunnel était une épopée. Aujourd’hui, creuser une montagne, c’est tout au plus creuser un déficit.
Existe-t-il quelque chose que la télévision ne peut pas montrer, ne veut pas montrer, ne songe même pas à montrer ? On ne voit pas très bien quoi. Inepte et consciencieuse, la machine à exhiber le monde fait son travail partout, toujours. Recule-t-elle devant le sang, le sexe, la mort ou le ridicule ? Manquerait-elle un bâillement de la reine d’Angleterre, une défaillance de Jean-Paul II, un lapsus de Jacques Chirac ? On connaît sa passion jamais démentie pour les déficients mentaux et les handicapés physiques ; mais elle n’oublie pas pour autant Monsieur Tout-le-Monde, qui, cent fois l’an, confie à la caméra que les bouchons des vacances l’ennuient, mais qu’il prend son mal en patience, ou que les grèves sont agaçantes, mais que ces gens doivent avoir leurs raisons.
Lorsque des individus refusent de se laisser filmer, tentent avec rage ou désespoir de tourner le dos à la caméra, leur affaire est claire : on les poursuit, on les contourne, on les montre se cachant. La télévision n’aime pas les dos. Sauf, à la rigueur, ceux des musulmans prosternés ; mais alors ce moutonnement océanique est un prélude aux tempêtes : « En ce jour de prière, on redoutait les violences… ». Suivent, copieuses, les images espérées.
Mais les dos non-violents, voilà ce que la télévision ne montre pas. Les dos neutres, les dos normalement et simplement humains. À plus forte raison ne montre-t-elle pas les dos de ses montreurs professionnels, ceux par qui le monde nous advient : les présentateurs du journal télévisé. Qui connaît le dos de Patrick Poivre d’Arvor ? Personne, n’est-ce pas. Patrick Poivre d’Arvor est un visage ; à l’extrême rigueur, furtivement, presque par effraction, un profil. Mais un dos ? C’est hors de question.
Et pourtant : jeudi 19 avril au soir, j’ai vu, de mes yeux vu, ce que jamais téléspectateur n’a cru voir : l’occiput, la nuque, le dos de Patrick Poivre d’Arvor. Ses coulisses en quelque sorte. Ses yeux ne me regardaient plus. Non, à l’exemple des amoureux de Saint-Exupéry, nous regardions ensemble dans la même direction. Devant nous se déroulaient, sans prompteur, les mêmes images – celles d’un spectacle de danse au Palais Garnier, à Paris. Il faut dire que dans cette salle, tout est magique. La réalité s’était retournée comme un gant de soie pourpre : de même que la face de Monsieur Poivre était devenue son dos de spectateur du premier rang, le temps était devenu l’espace : les images du monde n’alternaient plus avec le visage de l’homme bidimensionnel, elles surplombaient son dos. Quant à Claire Chazal, qui est aux week-ends du téléspectateur ce que Patrick Poivre est à sa semaine, voilà qu’elle était présente en même temps que lui, dans le même temps suspendu, côte à côte, nuque à nuque.
Espace inversé, temps superposés ; le simulacre chaotique du journal télévisé remplacé par l’irréalité magnifiquement ordonnée d’un vrai spectacle (les créations chorégraphiques de Jiri Kylian). Les têtes des présentateurs du « vingt heures » devenues spectatrices de corps en trois dimensions, déployés dans la musique de Gesualdo, de Webern et de Monteverdi ! Votre dos studieux nous le prouve, et votre nuque passionnée, ô Patrick Poivre d’Arvor, ô Claire Chazal : en vrais professionnels de l’information, vous allez à la source.
M. Michel Mayor n’a pas tout à fait cette allure de professeur Tournesol qui garantit à Hubert Reeves son statut de supernova des astronomes. Mais notre compatriote n’en est pas moins l’homme qui a « vu » la première planète extrasolaire. À ce titre, il est nimbé d’un prestige quasi galactique, d’autant plus qu’il est suisse, et que l’émission Télescope, la toute dernière du genre, passe à la TSR.
Télescope voulait mériter son nom ce mercredi-là, et ne pouvait pas manquer M. Mayor et sa planète extrasolaire. Mais comment faire « voir » sa découverte ? Notre astronome n’a pas directement observé cette planète, il a seulement détecté les effets de sa présence. C’est peu télégénique. On se rabat donc sur les instruments qui permirent ou permettront de voir : les impressionnantes installations optiques érigées dans la montagne chilienne, avec leurs miroirs immenses, qui ressemblent à une eau pure, non pas gelée par l’ennui comme le voulait Mallarmé, mais immobilisée par le recueillement.
Télescope tentait la gageure de nous présenter en une heure les « nouveaux territoires » de la science au XXIe siècle. De l’astronomie, on a donc passé très vite à la biologie et à la médecine. Par exemple aux découvertes qui permettent à une équipe – suisse – d’empêcher un neurone de dégénérer et de mourir. Ce neurone, nous allons presque le voir, grâce à un microscope holographique – d’invention suisse. Mais nous verrons surtout le microscope lui-même, ou du moins de mystérieux rayons verts réfractés dans un sulfureux diamant : nous voilà chez l’alchimiste.
La physique maintenant : les particules subatomiques traquées par le CERN sont évidemment aussi inaccessibles à la vue que les profondeurs interstellaires ; la caméra devra se contenter de nous montrer, debout, minuscule dans un monstrueux anneau du futur accélérateur, un autre clone de Tournesol, hirsute et compétent.
Au tour de la génétique. Là encore, impossible de faire « voir » le décryptage du génome. On commencera donc par une maquette de la fameuse double hélice de l’ADN, on continuera par un film d’archives sur la remise du Nobel à Watson et Crick (puis au Suisse Werner Arber), avant de faire défiler devant nous de vertigineuses listes de lettres, ou de muettes consoles de superordinateurs où clignotent des lampes, témoins d’insondables calculs.
À propos d’ordinateurs, c’est encore au CERN qu’on a inventé le Web, le saviez-vous ? Et l’on nous apprend, si nous en doutions encore, que l’informatique est désormais partout : nécessaire à la physique, aux mathématiques, aux sciences de la vie, à l’étude du ciel. Le futur de la connaissance passe par des milliards de trillions de calculs « astronomiques ». Il faut imiter, ou modéliser l’inconcevable jeu des particules de l’univers, à l’aide du jeu, à peine plus concevable, des électrons domestiqués.
Voici maintenant la thérapie génique. À l’hôpital, un bébé vit sous bulle : immunodéficience. On le soigne ; on corrige un gène défectueux, on le réinjecte dans sa moelle épinière. Ce gène, il ne faut pas espérer le « voir ». Mais l’enfant, nous le verrons. Et ses parents. Montrer ce que fait la science est de plus en plus difficile à la télévision. Mais ce que veut la science, et ce que nous voulons d’elle, cela continue de crever l’écran.
Nous sommes en 1993. François Mitterrand est atteint d’une maladie mortelle, et n’en dit rien. Autour de lui, un médecin menteur, un Bernard Tapie ministre demandant aux journalistes « un peu de pudeur » (mais oui !) ; un Jacques Attali en scribe agenouillé ; un Pierre Bérégovoy serein ; un Chirac jeunet, un Balladur joufflu, un Jospin gamin.
Il faut bien l’avouer : dans cette première des « Conversations avec un Président », de Jean-Pierre Elkabbach, sur France 2, nous n’apprenons pas la moindre vérité nouvelle ; nous mesurons l’ampleur d’un mensonge. Mitterrand avait accepté le principe d’émissions qui ne seraient diffusées qu’après sa mort. On pouvait donc penser qu’il irait à l’essentiel, voire à l’intime. C’est le contraire : jamais il n’a poussé plus loin l’art de la non-confidence. Tout le jeu de cet homme consiste à ne rien dire, à se garder, à faire la chattemite, quand il ne se drape pas dans une dignité plus royale que présidentielle. Le « premier des Français » dédaigne souvent, daigne parfois.
Si ce document télévisé présente quelque intérêt pour nous, ce n’est absolument pas parce que l’homme interrogé aurait décidé de faire cadeau, aux générations futures, de ses vues sur l’avenir ou de ses jugements sur le présent. C’est uniquement parce que nous nous trouvons devant le spectacle stupéfiant d’un personnage qui organise des entretiens secrets pour ne rien dire. C’est l’avare qui va se cacher dans la cave, non pas pour ouvrir sa cassette, mais pour mieux s’assurer qu’elle est bien fermée.
Le malheureux Elkabbach se démène d’une voix timide, se contorsionne humblement, et c’est à peine s’il obtient l’aumône d’une « petite phrase » prononcée avec ennui, avec détachement, comme on finit, de guerre lasse, par donner un sucre à son chien. Il faut dire aussi que ces entretiens, censés édifier la postérité, sont réalisés au jour le jour, et collent aux détails d’une actualité qui nous paraît terriblement défraîchie. Du point de vue historique, c’est un échec total : ce que nous voyons, ce n’est pas une perspective sur le futur, ce n’est pas non plus le passé décanté, c’est une espèce de présent vieilli.
Une seule chose nous retient et nous fascine : les ruses d’un homme pour déjouer la mort, et l’emprise que la mort, quand même, exerce déjà sur lui. François Mitterrand se savait condamné, il voyait les choses non de très haut mais de très loin. Et la sérénité de sa cohabitation avec Edouard Balladur ne s’expliquait pas d’abord par des motifs politiques. Lorsqu’on lui demande pourquoi il ne démissionne pas, il répond : « Parce que j’ai été élu pour un certain temps. Ce temps m’a été confié, j’en use ». La phrase, inquiétante, est bien digne d’un prince florentin. Mais elle signifie aussi : j’userai jusqu’au bout de ce temps qui m’use et qui aura bientôt raison de moi. Quant à vous, qui cherchez à connaître mes secrets, vous en serez pour votre courtisanerie.
Mes secrets, je les emporte dans la tombe : en 2001, vous continuerez de vous demander ce que je pensais au fond de moi, ce que j’étais en vérité. Mais vous n’arracherez jamais mon masque de velours et de fer. Devant vos caméras, nous jouons tous la comédie des spectres. J’ai l’avantage de le savoir, de le sentir, et c’est pourquoi j’en suis le maître.
C’est rassurant : en ce début de XXIe siècle, on débat encore de grands sujets chez la crémière. C’était le cas l’autre jour. Un jeune homme affirmait qu’il la regardait, que c’était intéressant, et même passionnant (d’un point de vue sociologique bien sûr) ; il ne connaissait personne qui ne la regardât point. « Intéressant ? S’il-vous-plaît, Monsieur ! » répondit la crémière avec une expression où se mêlaient l’incrédulité, le reproche et la commisération. Tout son être disait, dans cette interpellation à la fois maternelle et magistrale : « Voyons, jeune homme, reprenez-vous, revenez à des sentiments moins insensés. Elle est absolument dépourvue de tout intérêt, elle n’est qu’un attrape-nigaud, sans compter qu’elle est tristement scandaleuse ».
Je ne pouvais feindre de ne pas entendre. J’avais pris l’héroïque décision de ne pas la regarder, mais néanmoins, à mon lâche soulagement, j’avais fini par la voir, ou tout au moins par en voir des extraits de quelques secondes, à la faveur maligne d’un journal d’Euronews (qui bien sûr, comme nous tous, abordait le sujet du point de vue sociologique). Il fallut donc avouer, et prendre position.
Les images que j’avais aperçues ? Très agréables, du moins au début : une jolie blonde en bikini, pataugeant jusqu’aux mollets dans une piscine gonflable, ne se décidant pas à mouiller le reste de ses charmes, se faisant asperger par les garçons, et prenant les attitudes rituelles en pareil cas : simulation de fuite esquissée et frileuse – autrement dit, mouvements télégéniques des hanches, des bras, de la tête. Puis, sans transition, ce sont des images grises de caméra de surveillance : une chambrée nocturne, où les couettes restent coites, et se refusent à toute ondulation.
C’est tout, mais cela suffit à donner une idée de cette émission qui a déjà provoqué toutes les réactions possibles, tous les rejets imaginables. On a cité Orwell, Huxley, la « servitude volontaire », voire l’univers concentrationnaire et ses expérimentations humaines. À cette liste, on pourrait encore ajouter L’œuf du serpent, ce chef-d’œuvre d’Ingmar Bergman, où la découverte, par les héros-victimes, qu’ils ont été filmés dans tous leurs faits et gestes, les accable et les épouvante.
Mais alors notre société, qui organise l’horreur comme un jeu captivant, serait devenue monstrueuse ? Pas du tout, s’insurge un sociologue français : Loft story n’a rien d’un cauchemar totalitaire, c’est tout bonnement l’émergence d’un phénomène social dont nous participons tous : la fin de l’intimité ; la nécessité pour chacun d’être vu par tout le monde, afin d’exister. Après « le stade du miroir », le « stade d’Argus ».
Peut-être. Cela expliquerait assez bien l’attitude des « acteurs ». Mais le spectateur ? N’étant pas vu lui-même, comment existera-t-il ? Probablement en vivant de l’espoir fasciné qu’entre les quatre murs du loft va se révéler autre chose que ce « misérable petit tas de secrets » étalés sous ses yeux tels des chaussettes éparpillées. Comme si le plomb de la banalité, sous le feu concentré de millions de regards, allait se transmuer en or. Ah, découvrir enfin, à force d’objectifs braqués, la vérité du sujet humain ! Ces enfermés volontaires attendent Godot sans y croire ; le spectateur, lui, est sûr de le voir arriver.
Avant et après la météo du soir, sur la TSR, nous serions déçus de ne pas assister à la sempiternelle saynète faussement spontanée, « offerte » par la maison Feugelé, dont les acteurs s’efforcent toujours, avec un touchant insuccès, d’atteindre au « naturel » et de nous faire vivre les instants de grâce convenue de la vie de famille, avec papa, maman, blondinet et blondinette.
On se demande d’ailleurs si cette maladresse pataude n’est pas le fruit d’un habile calcul : une publicité suisse romande ne se doit-elle pas d’être un peu lente, un peu niaise, un peu poussive, mal traduite et mal doublée du suisse-allemand : n’est-ce pas la marque même de son authenticité ?
Ou bien c’est le style désuet : nos chocolats centenaires sont présentés comme sur les vieilles réclames ; des cuisiniers à toque se congratulent sur fond pastel et musique doucereuse. Ou encore, le style dépouillé : certaines coopératives et autres grandes surfaces nous proposent fruits, légumes et objets de toilette avec une simplicité qui confine à la pauvreté. Les fonctions naturelles et les instruments qui en agrémentent l’usage y sont souvent évoqués d’une façon légèrement dégoûtante. Mais c’est que la Suisse est une grande fille toute simple, qui ne fait pas de chichis.
Toutes les publicités helvétiques ne sont pas de cet acabit. La majorité, même, choisissent de plaire, quitte à recycler l’ancien dans le moderne. Un de nos vendeurs de fromages reprend tous les vieux symboles nationaux, mais en les rehaussant d’un peu de sexe : la montagne, le drapeau rouge à croix blanche, l’armailli… mais la caresse du fromager sur la rondeur de son fromage devient sous nos yeux étonnés celle d’un homme sur les rondeurs d’une fille nue. Ma parole, c’est Daphnis qui trouve la peau de Chloé plus blanche que le lait de ses chèvres. Un Daphnis un peu trop adulte et citadin, mais ne chipotons pas. Tel autre fromage suisse nous propose, lui, un grave rappel de nos origines : « N’oublie pas d’où tu viens ». Mais cette injonction patriotique accompagne les agaceries d’une fille à un garçon, dans un bus bondé. Cette leçon d’amour vaut bien un fromage, sans doute.
N’oublions surtout pas les publicités suisses qui bannissent toute référence nationale et vivent à l’heure de la mondialisation. En tout premier, la célèbre entreprise Helvetia communicatio, qui multiplie les productions ébouriffantes, avec filtre futuriste bleu métallisé, récits elliptiques et déjantés, dont les vedettes sont des hyperjeunes, branchés par des fils invisibles. La dernière en date de ces publicités met en scène une espèce de mannequin (mâle) digne des créations de Jean-Paul Gaultier, surchargé de guenilles du dernier chic. Il se dandine entre deux rangées de spectateurs enthousiastes en se triturant les parties, avant de s’écrouler lourdement par terre (il s’est heurté la tête au plafond trop bas – celui des prix, bien sûr).
Pourtant, même ces publicités-là restent suisses, précisément parce qu’elles en font trop pour ne plus l’être. Elles forcent sur le jeunisme, l’américain, le sexe brutal, la fureur blasée de vivre, le virtuel bleuâtre, la musique assassine, les disques vinyles manipulés par un « didji » parkinsonien. « La Suisse n’existe pas » : c’est, encore et toujours, le plus suisse des cris.
Un Président américain possède toutes les vertus. Voilà le message du film Air Force One : l’homme le plus puissant du monde est aussi le plus courageux. Pris en otage dans son avion, il subit sans broncher la menace des mitraillettes et les coups de poing en pleine figure. Contenant l’expression de sa noble souffrance, il parvient encore à rassurer sa tendre épouse et sa douce fillette. Mieux, il refuse de sauver sa vie s’il ne peut sauver la leur. Chaque plan montre et souligne son clinquant héroïsme.
Juste avant qu’un zapping hasardeux me fasse tomber dans la carlingue agitée mais néanmoins luxueuse d’Air Force One, je regardais un documentaire français consacré à Geneviève de Gaulle, nièce de son oncle, mais surtout résistante et déportée, puis figure de proue de l’association ATD quart-monde (« ATD », un sigle bien froid, qui signifie pourtant : « Aide à Toutes les Détresses »). Là, il ne s’agissait pas d’exhiber un courage grandiloquent, infantile et chauvin, mais de nous raconter le courage véritable. Tâche un brin plus difficile.
Cocteau disait : « Il n’y a pas d’amour, il n’y a que des preuves d’amour ». On pourrait en dire autant du courage. Et les preuves de courage sont rarement filmées. Alors, pour nous rappeler ce qu’était le national-socialisme, on nous a repassé les images, toujours atroces, toujours incompréhensibles, tournées dans les camps nazis juste après leur libération. On nous a montré des résistants dans leur maquis, ou dans leurs imprimeries souterraines. Mais tous ces rappels, si terribles soient-ils, restent abstraits. Ils nous font signe du fond d’un drame qui demeure indicible, et d’abord pour ceux qui l’ont vécu : quand l’ancienne déportée de Ravensbrück raconte aujourd’hui son arrestation, c’est avec humour et détachement. Quand elle évoque le camp, elle réfléchit longtemps et finit par déclarer qu’il est difficile d’en parler, parce que c’était exactement « l’inverse de l’humanité ». Elle évoque des exemples de courage exceptionnel, mais ne parle évidemment pas d’elle-même.
Maintenant, on suit Geneviève de Gaulle dans ses démarches pour faire adopter à l’Assemblée nationale une loi en faveur des sans-logis. Elle témoigne à la radio, dans des termes d’une étonnante dureté, que seule une ancienne déportée peut se permettre : « Après le totalitarisme nazi, le totalitarisme de l’argent ». Elle dit leur fait aux hommes politiques les plus habiles à ne pas l’entendre ; elle va droit à l’essentiel.
Le courage, ce serait simplement ça ? Etre obstiné, n’avoir peur d’aucune puissance, bousculer la politique, aller droit à l’essentiel ? Peut-être. S’il faut en croire Geneviève de Gaulle, c’est même encore plus simple. Le courage, dit-elle, consiste à tirer les conséquences d’une décision. Ou plutôt, de la décision, la seule qui compte. Il suffit de décréter une fois pour toutes que tous les humains sont égaux en dignité. Or la pauvreté, ni plus ni moins que l’oppression nazie, tue cette dignité. « Dans l‘odeur des miséreux, je retrouve l’odeur que nous avions au camp ».
L’être humain n’est pas fait pour sentir mauvais. Ni pour se boucher le nez lorsqu’un autre humain sent mauvais : ce pourrait être le commencement affreux mais nécessaire de toute philosophie. Et du même coup, le commencement du courage.
Qu’est-ce qu’un téléspectateur assidu peut savoir aujourd’hui des baleines ? Qu’elles meurent. Et de deux manières. D’une part elles viennent mystérieusement s’échouer sur les plages, où des volontaires compatissants viennent les arroser et flatter en vain leurs flancs immenses. Et d’autre part, d’une façon beaucoup moins mystérieuse, elles subissent la morsure de harpons propulsés par des canons, qui les atteignent mortellement à plusieurs centaines de mètres (tandis que les marins cruels demeurent à l’abri de ses coups). Elles éclaboussent alors la mer de leur sang cramoisi, s’ébrouent de douleur, longtemps, avant de s’épuiser et de mourir sous notre œil accablé.
Suicidaires, les baleines nous culpabilisent : nous nous demandons toujours si nous ne sommes pas pour quelque chose, nous autres humains, dans leur dégoût de vivre. Et lorsque nous les voyons déchiquetées par le harpon, nous n’avons plus de doute. Ah, décidément, le monstre des mers et des terres n’a pas d’autre nom que l’homme – se dit le téléspectateur assidu.
C’est habité par cette vision de la baleine, bête innocente quoique énorme, bête assez consciente pour désespérer, qu’on regarde Moby Dick à la télévision. John Huston a tourné ce film en 1956 d’après le fameux roman qu’Hermann Melville avait publié en 1851. Et c’est tragi-comique : on a peine à ne pas voir ce film d’un œil d’écologiste chaviré, au risque de ne plus rien y comprendre. Un siècle sépare Melville de Huston : du christianisme épouvanté de l’écrivain, on a passé à l’athéisme désenchanté du cinéaste. Mais le cœur de l’aventure, dans le film, est resté le même que dans le roman : un défi, à la fois physique et symbolique, de l’homme à la mort et au mal, une révolte de la conscience contre ce qui la dépasse ou prétend la dépasser. La « nature », animaux compris, n’est que le théâtre de l’aventure humaine. Théâtre sublime, mais inanimé.
Cinquante ans encore, et notre sensibilité s’est tellement modifiée que nous ne pouvons nous empêcher de voir l’essentiel là où l’écrivain comme le cinéaste ne voyaient que l’accessoire, ou plutôt ne voyaient rien du tout : dans la cruauté de la chasse à la baleine, notre sœur ; dans ce qui nous apparaît comme une brutalité sauvage. Et là où le second du capitaine Achab, homme pieux entre tous, voyait à la fois le Devoir et le Bien (tuer des baleines pour en extraire l’huile qui fera brûler les lampes des humains), nous ne voyons qu’exploitation forcenée de la souffrance animale.
Si bien que le sombre héros de Melville ne nous apparaît plus comme celui qui défie le Ciel et ses commandements, mais au mieux comme le révolté qui refuse la logique marchande… Il est vrai qu’il veut, lui aussi, tuer Moby Dick. Mais c’est lui qui meurt à son flanc puissant et tendre, accomplissant enfin son destin : rentrer dans le ventre de sa Mère.
J’exagère un peu. Mais pas beaucoup. L’Achab de Melville et de Huston, fou nietzschéen, voyait dans la baleine le dieu qu’il faut tuer. Nous voyons en elle un être doué d’âme, que l’espèce humaine doit à tout prix respecter. Moby Dick aujourd’hui ? On lui ménagerait une réserve naturelle, sous l’œil de la télévision ; et s’il venait à se suicider, nous baisserions la tête devant le reproche, terrible et mérité, de la juste Nature.
La chaîne Arte, c’est une garantie de sérieux, non ? La preuve, son Enquête sur le sixième sens, consacrée au « paranormal », est hautement scientifique. On y fait parler des professeurs arborant tous les insignes de leur dignité : lunettes épaisses, haut front, mine sévère ; ils manient des appareils de mesure et s’entourent d’ordinateurs. On n’omet pas de leur opposer, par souci d’objectivité, des contradicteurs « sceptiques »… Si bien que seuls les malhonnêtes pourraient rester insensibles à la conclusion de l’émission : le paranormal existe, nous l’avons démontré.
Comment ? Eh bien, nous avons notamment prouvé l’existence de la perception extra-sensorielle : des expérimentateurs partent en voiture pour une destination choisie au hasard. On interroge alors un sujet qui tente de les localiser : « Ils sont dans un port, avec une jetée, des bateaux, une espèce de pagode », affirme l’homme. Et que nous montre-t-on ? Un port, avec une jetée, des bateaux, une espèce de pagode. Bigre.
Un autre savant nous explique alors que si le paranormal existe, il ne faut pas en faire un monde : car justement, il fait partie de notre monde. Le paranormal est tout bêtement normal, il relève de « nos facultés ordinaires ». Le seul problème est de s’en aviser. Alors notre vie changera. Oyez, bonnes gens, le paranormal existe en vous, vous n’avez plus qu’à l’exploiter. À vous la précognition, la télépathie et la psychokinèse. Maris jaloux, concentrez-vous donc, vous pourrez enfin savoir où se trouve vraiment votre femme.
Ironie facile ? Pas du tout. Car si le paranormal est normal, donc accessible à l’expérimentation et à la preuve scientifiques, on doit pouvoir non seulement le mettre en évidence, mais encore en faire quelque chose, comme de toutes les forces à l’œuvre dans notre univers. Songeons aux militaires : ils utilisent toujours tout, avant tout le monde ; quelle aubaine pour eux de connaître où se niche l’ennemi le mieux dissimulé ! Si la télépathie et la psychokinèse étaient maîtrisables, même au prix d’efforts immenses, nul doute que les armées les auraient adoptées. Elles ont d’ailleurs, comme par hasard, financé jadis des recherches dans ces domaines. Mais jusqu’à plus ample informé, ce qui a permis de lire les codes secrets allemands, ce n’est pas la perception extra-sensorielle, c’est l’intelligence d’Alan Turing et de quelques autres. Pas la voyance, mais la clairvoyance.
Si le paranormal fascine tant, au point qu’on le voudrait normal et scientifique, c’est qu’il porte le plus vieux rêve humain : échapper aux contraintes de l’espace et du temps, c’est-à-dire, pour faire court, à la finitude et à la mort. C’est le plus grand, le plus beau rêve qui soit. Mais on ne peut pas vouloir à la fois le rêve et l’argent du rêve. On ne peut pas espérer que l’impossible soit réel. Les adeptes du paranormal croient se heurter au mur de la « science officielle » ; ils se heurtent simplement à celui de la condition humaine, dont la science n’a jamais rien fait d’autre et ne fera jamais rien d’autre que préciser les contours. Mais la tentation est si grande d’oublier ces limites que la chaîne Arte, réputée exigeante, se berce de psychokinèse et de précognition comme on le ferait dans n’importe quel café du commerce, n’importe quel loft télévisé.
Le décor de ces Grands entretiens, sur TSR2, menace de nous intimider : en toile de fond, une bibliothèque à l’ancienne, avec ses ouvrages aux reliures austères. Sur la table, entouré d’autres livres, un échiquier de marqueterie – comme si nous allions assister, entre Jean Starobinski et Guillaume Chenevière, à une joute de l’intelligence abstraite. Bref, on accumule sous nos yeux, non les « emblèmes de la raison », mais les signes du savoir, les symboles et les allégories de la pensée. Tout ce décor nous dit, volontairement ou non : ce que vous allez voir, c’est de la culture comme on n‘ose plus en faire. Attention, voici le spectacle le moins télévisuel du monde : à consommer avec vénération.
Mais ce n’est pas bien grave : Jean Starobinski se met à parler, et par un beau retournement, ce décor qui se voulait imagerie de l’abstraction, nature morte de la pensée, s’évanouit lui-même dans l’abstrait, tandis que la parole humaine construit sous nos yeux son propre monde, son architecture vivante et concrète. Nous ne voyons plus les livres intimidants, ni l’échiquier de l’intellect, nous habitons une pensée, nous l’écoutons, nous la voyons.
Ce soir, Jean Starobinski parle de Rousseau. Si cet auteur a pareillement dominé son époque, nous dit-il, c’est parce qu’il a su à la fois l’accuser et la séduire. L’accusation et la séduction se complètent fort bien ; ce sont deux façons d’atteindre autrui, par les coups et les caresses ; deux façons de le contraindre à réagir. Pour accuser et pour séduire, qu’est-ce que Rousseau n’aura pas fait ! Au service de sa sincérité, il a mis toutes les ruses.
Mais on dirait que, de Jean-Jacques, nous avons hérité le pire : ne vivons-nous pas sous le double règne de l’accusation et de la séduction ? Nos faiseurs d’opinion, succédant aux penseurs, ne se drapent-ils pas dans la vertu dénonciatrice, en même temps qu’ils flattent nos instincts ? À vrai dire, il n’y a même plus de faiseurs d’opinion. L’opinion se fait toute seule, à coup de ruses collectives, inconscientes. L’opinion s’accuse elle-même à tout hasard, pour se faire une vertu ; elle séduit à tout va, pour jouir de soi.
La faute à Rousseau ? Ce serait trop vite dit : Jean-Jacques, la conscience déchirée, accusait et séduisait, mais c’était pour s’atteindre lui-même ; pour parvenir, enfin, à une vérité qui ne soit pas jouée. À ce terme ultime, sa parole n’était plus accusatrice ni séductrice. Elle n’espérait que la sérénité du vrai. La transparence.
Voilà que ce mot si beau de « transparence » est devenu le vocable le plus creux, le plus hypocrite du jargon médiatique. La transparence n’est plus ce qu’on doit atteindre, mais ce qu’il convient de « jouer ». Non, Rousseau n’aurait pas voulu ça ! Par-delà toutes ses ruses, il cherchait la vérité ; la vérité dans une âme et dans un corps social. Cette aspiration à la vraie transparence, la parole de Jean Starobinski, si simple et sereine, nous la faisait sentir et voir.
Au fait, tout cela se passait à la télévision, relais patenté de l’inconscience collective, lieu par excellence où la pensée doit laisser toute espérance ! Eh bien, il faut réviser nos jugements. La télévision peut se faire l’amie de la pensée ; elle peut, elle aussi, devenir transparente à la recherche du vrai. Rien n’est perdu.
Ce premier jour de l’été, voici de magnifiques paysages africains plongés dans la pénombre d’une éclipse totale de soleil. Puis le lever du rideau lunaire. Une fois encore, nous dit le journal de la TSR, les prophètes de malheur annoncèrent en vain la fin du monde et la disparition, dans la nuit définitive, de toute vie.
Mais ce 21 juin, la lumière peinait quand même à s’imposer : c’était la date du congrès de Strasbourg, sur et contre la peine de mort. Pour « illustrer » le thème, on ne put échapper à cette sempiternelle image : le billard du supplice américain, avec ses sangles, son goutte-à-goutte et sa lumière d’hôpital – pas celle du soleil, oh non : dans tous les pays qui appliquent la peine capitale, la privation de la vie est symboliquement précédée par celle du jour. Aux Etats-Unis, la salle du supplice est aveugle ; en Chine, on bande les yeux des condamnés. En Iran…
En Iran. Ces images-là sont de qualité médiocre : c’est un film d’amateur, qui ne durera pour nous que quelques secondes, le temps de voir comment les corps des condamnés, avant la lapidation, sont enterrés jusqu’à la taille, encagoulés de blanc. Donc privés, avant de souffrir et de mourir, de la lumière du jour. Vers de terre, qui bientôt se tordront, s’affaisseront sous les pierres, tandis que des taches rouges commencent de s’étendre sur les linceuls blancs.
La chaîne Arte, avant de diffuser ces images à la demande expresse de Robert Badinter (son invité ce soir-là), a conseillé aux parents téléspectateurs de ne pas les laisser voir à leurs enfants. Mais les adultes étaient-ils prêts à les subir ? Seront-ils jamais prêts ? Moi non, si j’en juge par ce qui s’est produit juste après.
Robert Badinter commentait les lents progrès de l’abolition, et s’attachait, je crois, à souligner la relation entre peine de mort et totalitarisme ou dictature. Mais je n’arrivais pas à me concentrer sur ses propos. À cause des images iraniennes, je n’étais plus qu’un regard fasciné. Qu’y avait-il à voir, désormais ? Pas grand-chose, apparemment : un studio, un journaliste qui interrogeait en allemand ; en face de lui, l’ancien Garde des sceaux, qui répondait en français. On le voyait de profil ; un écouteur transmettait à son oreille droite la traduction des questions. Cet écouteur demeurait invisible ; mais ce qu’on voyait nettement, c’était le fil qui s’y rattachait.
Et dans ce fil, toute l’horreur. D’une façon trop violente, trop hallucinatoire pour que je puisse en rire : absurdement, implacablement, ce fil conduisait la mort ; c’était le fil électrique de la chaise américaine, je le voyais ; et cet homme, Robert Badinter, était installé dans ce siège pour y subir le supplice ; il était victime, ironiquement, grotesquement, sinistrement, de cela même qu’il avait cru vaincre. Dans le calme feutré du studio, la violence du monde se moquait de son adversaire. Elle en faisait, avant de le terrasser, un pantin qui tressaute au bout de son fil.
L’atrocité de la lapidation s’était donc propagée partout ; elle hantait toutes les images, les faussait, les rendait hideuses, ignobles. Comment secouer cette fascination ? Se détacher du poste, se tourner vers le monde où le soleil du 21 juin brillait encore vif à cette heure. Mais cela même ne suffisait plus : « Soleil, cou coupé ».
Bouillon de culture, la dernière : l’annonce, et l’affiche de l’annonce, jouaient étrangement sur les mots et les choses : cela vous avait un faux air de fraîcheur et de nouveauté, comme la toute « dernière » édition d’un quotidien ; alors qu’il s’agissait bien de mourir : Pivot n’a-t-il pas parachevé son œuvre en se soumettant à son fameux questionnaire, qui se termine au Ciel ?
Quand on doit mourir, il faut montrer au monde, et d’abord à soi-même, qu’on est digne de vivre. Et ce soir-là, durant deux heures et demie, elle s’est attachée à le montrer, en déployant tous ses charmes, en récitant le catalogue de toutes ses conquêtes. Elle n’a cessé de répéter : miroir, miroir, dis-moi que je suis la plus belle, donc la plus apte à vivre. Elle s’est arrangée au mieux, se montrant sous son meilleur jour. Mais sans oublier d’arranger aussi le miroir, pour être sûre de la réponse.
Qui, elle ? L’émission de Pivot ? Non, bien mieux, bien plus : la France. La France tout entière, l’essence de la France. La langue française, la culture française, la clarté française – et, accessoirement, le Service Public français.
L’émission, en tant que telle, n’a pas été très réussie. Comme prévu, ce fut une enfilade de morceaux choisis : coups de gueule mémorables ou non, florilège de jurons préférés ; le tout entrecoupé de saynètes en direct (pitreries et vacheries hystériques de Fabrice Lucchini, propos salonnards de Jean Tulard sur la filmographie de Napoléon, académiciens et prix Nobel disputant à fleurets mouchetés). Hélas, jamais Bouillon de culture n’avait mieux mérité son nom. Dans ce pêle-mêle de vedettes de la scène intellectuelle, artistique et médiatique, le seul moyen de s’y retrouver, le seul repère temporel qui nous restait, c’était la datation au cheveu-de-Pivot, plus ou moins gris selon les séquences.
Une émission plutôt manquée, donc, si vraiment son but avait été de fêter dignement sa propre disparition. Mais l’enjeu, vraiment, était tout autre. Ni plus ni moins que de défendre et de sauver la France. De lui fabriquer, donc, un beau miroir qui lui dise forcément, définitivement, qu’elle reste la plus belle.
Ce miroir magique, ce fut l’invité d’honneur de la soirée, un certain M. Lipton, Américain providentiel. M. Lipton, désavouant la tea party d’où naquit l’Amérique, absolu dévot de Pivot, anime à New-York une émission mondialement écoutée, où le maître d’Apostrophes et de Bouillon de culture, à chaque fois, est invoqué comme le saint tutélaire. Il n’en fallait pas moins pour rassurer la France inquiète.
Il en fallait même plus : la caution du monde entier. Car on nous servit encore, dans le désordre, les mots émus d’un Russe, d’une Géorgienne et d’une Hongroise sur la beauté de la langue française ; le virulent discours de la Québécoise Denise Bombardier ; les remerciements d’un cinéaste chinois qui tourne en Chine un film sur un livre chinois – mais « lancé » par Pivot.
Cette fois ça y était. Le miroir était poli. Et la France pouvait s’écrier : les autres me louent, à commencer par l’Amérique. Pourquoi n’en ferais-je pas autant ? Les autres me trouvent belle : vais-je les taxer de mensonge ? La coquette pouvait être rassérénée. Une seule chevelure, ce soir, s’avouait décidément grise : celle de Pivot, pas celle de la France.
Le film d’Orson Welles, Vérités et mensonges, qui repassait sur Arte, montre deux vrais faussaires : Elmyr de Hory, noble hongrois comme on s’en doute et comme on en doute, qui connut les prisons d’Ibiza pour avoir peint des faux Matisse, des faux Modigliani, des faux Picasso, bernant les experts. Et le romancier américain Clifford Irving, son biographe, qui pour sa part a fait plus fort encore : une fausse biographie autorisée du milliardaire Howard Hughes – autorisée par de longues lettres manuscrites, à l’écriture idéalement contrefaite.
Vertige : Orson Welles, auteur lui-même d’un des canulars les plus réussis du vingtième siècle (la fameuse annonce radiophonique du débarquement des Martiens), filme les visages d’Elmyr de Hory, faussaire pseudo-débonnaire, et de Clifford Irving, vrai biographe de l’escroc mais faux biographe d’un homme réel, dont la réalité justement n’était plus assurée : Howard Hughes, aviateur émérite, constructeur d’avions et producteur de cinéma, soudain reclus et silencieux, escamoteur de lui-même, avait créé son propre mythe. Clifford Irving s’engouffra dans le silence du milliardaire et fit d’un mythe une mystification.
Vertige, d’autant que Welles, dans ce film étrange et virtuose, ne fait rien pour nous permettre de nous y retrouver, et se présente sans cesse lui-même en faussaire, à tout le moins en prestidigitateur. Le meilleur de cette œuvre, ce sont peut-être ses montages ultra-rapides où l’on voit alterner les visages des deux compères, dont le dialogue miroitant et dédaléen se trouve ainsi fictivement, sinon faussement recréé. Effet du génie, ou de l’irréductible humanité : nous voyons, chez l’un et chez l’autre, la fausseté. Nous la voyons dans leurs yeux mêmes, jamais apaisés quand leur discours est pourtant calme ; leurs yeux traversés d’éclairs trop brefs et trop lucides, brusquement habités d’ombres et de peur des ombres ; ces yeux charmeurs, dérobés, vulnérables, glissant à leur propre surface ; ces yeux qui se savent menteurs et se fuient eux-mêmes, comme l’enfant dans la nuit, qui court et se retourne sans cesse en croyant percevoir une présence derrière son épaule, mais ce n’est que lui, trop seul, qui s’angoisse au miroir invisible.
Les faux Matisse et la fausse écriture d’Howard Hughes ont trompé les experts. Mais les yeux des faussaires ne trompent pas. Je sais, il est facile après coup de le prétendre, alors que la vérité sur eux nous est connue. Oui, mais quelle vérité ? La liste de leurs exploits brillants et sans gloire, des extraits croustillants de leurs casiers judiciaires. Ce que leurs yeux nous apprennent est bien davantage : que ces hommes-là nous échappent, et s’échappent à eux-mêmes. Cela, nous l’avons senti. Même si nous n’aurions pu, sans doute, en nommer la cause.
Sur TV5, reprise du troisième entretien de François Mitterrand avec Jean-Pierre Elkabbach. Impossible de savoir si cet homme dit vrai. Impossible de le cerner, de le coincer. Et justement, son besoin d’échapper, nous le voyons dans ses yeux. Nous savons qu’il nous veut mystifiés, qu’il s’aime en mystificateur. Nous savons qu’il se perd habilement dans ses propres coulisses. François Mitterrand, et tant d’autres. Nous ne savons rien, nous comprenons tout. La télévision, parfois, peut avoir l’œil d’Orson Welles.
La Chine accueillera les Jeux Olympiques de 2008. Images d’une liesse qui se doit d’être « populaire », sous peine d’illogisme politique et de déviationnisme idéologique. Feux d’artifices dans la nuit, drapeaux rouges flottant au vent, et flottant si bien, si glorieusement, comme l’étendard sanglant du vaisseau pirate après une prise record… Ce n’est pas possible, tout cela est fabriqué, les cris et les rires sont déclenchés sur ordre, les feux sont vraiment d’artifice, et ce Pouvoir a commandé aux vents eux-mêmes de se lever dans les voiles du triomphe, à l’heure précise où la voix de M. Samaranch, à peine audible, aura murmuré le nom de « Beijing ».
M. Samaranch : il pourrait, comme au jeu « Qui veut gagner des millions » multiplier les longues pauses oratoires, entretenir le suspense. Mais non, c’est à peine si sa voix fluette s’arrête un bref instant avant de proférer, blanche, détimbrée, mortellement neutre, les deux syllabes fatidiques : « Beijing ». Comme si le sens de ses paroles était surtout : « Je n’y suis pour rien ». Le tout-puissant M. Samaranch, que des images d’archives nous montrent adoubé par M. Brejnev puis par M. Poutine, se fait minuscule. Son auguste personne se rapetisse, se ratatine, se réduit à l’insignifiance, décline toute responsabilité, simple préposée à la lecture des décrets du destin.
Sur la place Tien-An-Men, nettoyée du sang chaud des révoltes, un personnage à sang froid crie alors victoire. Il hurle presque, si du moins l’on peut hurler en morse. Celui-là n’a pas l’intention de se faire humble, encore moins de disparaître. Depuis que ces deux syllabes, « Beijing », ont été sussurées à Moscou par le petit homme néantisé, M. Yang Zhemin existe plus que jamais, il crève l’écran géant de la place martyre. Il est certes artificiel lui aussi, comme les feux, comme la liesse deux fois populaire, comme le vent dans les drapeaux. Et après ? Pourvu que sa police le croie réel.
Sur Euronews, deux images qui se succèdent sans la moindre transition ; ainsi l’a voulu le réalisateur d’un « sujet » sur la Chine et les Droits de l’homme. Première séquence, un condamné à mort chinois, ficelé comme un saucisson, et qu’on doit hisser, puis lancer (sans pouvoir le plier) sur le pont d’un camion, avant le départ pour le lieu d’exécution. Deuxième séquence, un extrait du film de propagande réalisé par Pékin pour appuyer sa candidature aux Jeux : le magnifique envol d’un gymnaste, aux anneaux ; son corps tournoie dans l’espace, absolument sans plier : symbole de perfection, de maîtrise, de liberté surtout.
Un sportif harmonieux, qui raidit son corps pour la beauté du geste. Un condamné paralysé, apprêté pour le supplice, et son hideux vol plané. Comment traduire en mots ce brutal raccourci ? Dire que la Chine a inventé une nouvelle discipline olympique, le lancer de condamné à mort ? Mais c’est réduire à un jeu de mots cynique un jeu d’images qui dit bien davantage, au point d’en dire presque trop, et nous laisse accablés.
La séquence suivante sera-t-elle plus reposante ? Ce sont les affiches d’Amnesty International : des anneaux olympiques en forme de menottes – c’est-à-dire les deux images de tout à l’heure, non plus successives mais superposées : les menottes olympiques… Le repos ne sera pas pour ce soir.
Sur les pentes pyrénéennes, c’est l’heure de vérité. Ou plus banalement, le retour à la vérité, celle des prix et des valeurs : François Simon porte encore le maillot jaune mais il n’est plus maillot jaune. Il roule sous le soleil, mais on dirait qu’il marche dans la boue, tant son allure est pénible, saccadée, laborieuse. Son premier rang, dans ce Tour de France, est une apparence qui n’a jamais trompé personne. Et ne l’a jamais trompé, lui.
François Simon souffre, bien entendu : cette souffrance, elle, n’est pas une apparence ; elle est réelle, et même contractuelle. Le Tour est une épreuve sportive hiérarchisée jusqu’à la caricature : d’un côté les chefs en guerre, de l’autre les subordonnés, les « fidèles lieutenants », « seconds couteaux », « sans-grades » et autres « porteurs d’eau », qui transpirent au service du génie. C’est la règle. Ce qui est plus exceptionnel, c’est qu’un des prolétaires du Tour revête pour quelques jours les attributs du patron. Dès le premier instant, il sait, et nous savons avec lui, que rien n’est changé, et que le retour à la réalité sera d’autant plus cruel : ce qui attend le petit soldat affublé d’une casquette de général, c’est ce qui attend le passager des troisièmes classes invité au salon des premières. Voilà son sort scellé : l’humiliation se prépare ; on n’attend que le moment où l’intrus sera rejeté dans les ténèbres de sa condition.
Sur les pentes verdoyantes des Pyrénées, la caméra ne cesse d’aller du vrai patron du Tour (en train de clouer au sol ses plus puissants rivaux) au petit travailleur habillé en patron, qui peine loin derrière, et qui progressivement s’efface, avec une honnêteté qui serre le cœur. Entre le chevalier de Bras-Fort et le petit laboureur Simon, la comparaison des styles, des allures, des visages, est ironique jusqu’à la cruauté. Le chevalier de Bras-Fort, son nom l’indique, est puissant, fulgurant ; il est élancé, lisse, léger. Et le petit laboureur Simon, dans son armure trop lourde pour lui, est tout ployé, tout creusé, tout recroquevillé ; au sens premier du terme, il est humilié : courbé vers l’humus, ramené vers la terre, qui est son lot. Sa condition d’inférieur, il ne la refuse pas plus qu’un animal ne refuse de mourir.
Entre l’homme de la première classe et celui de la troisième, le combat ne peut pas exister. Et les commentateurs se passionnent, c’est normal, pour tout autre chose : pour l’empoignade des chefs. Il est vrai que même à ce niveau, le Dieu du Tour a choisi son camp : les deux hommes qui menaçaient Armstrong ce samedi – Laurent Jalabert pour la victoire d’étape et Ullrich pour la victoire finale – ces deux prétendants, l’un après l’autre, tombent. Le Dieu du Tour les foudroie. Mais le paysan Simon, lui, ne tombe même pas : ce n’est pas nécessaire, il est depuis toujours à terre, à la terre, et ne prétend à rien d’autre.
Dans le film Titanic, le passager de troisième classe triomphe superbement des premières. S’il meurt à la fin, c’est en vainqueur. En regardant le Tour de France on mesure à quel point ce film et irréaliste. Le Tour de France est bien plus proche de la vraie vie des hommes, cette vie où le « petit », perdu dans le salon des grands, s’en exclut lui-même en balbutiant des excuses, d’une voix qu’on n’entend déjà plus.
Un faux naufrage ; une île faussement déserte ; des rations de survie dosées par des diététiciens ; une aventure dont les plaies et les bosses sont sponsorisées par une fabrique de sparadraps : Les aventuriers de Koh-Lanta battent tous les records de simulacre télévisuel.
D’accord, il arrive qu’une concurrente se fasse vraiment mordre, la nuit, par un vrai rat qui s’est glissé dans le casting à l’insu des « concepteurs » de l’émission. Mais dans ce cas, c’est un vrai médecin qui, descendu du ciel, se charge de panser cette vilaine écorchure de réel.
Dès le premier jour de l’aventure, les faux naufragés ont miraculeusement réinventé le feu. Mais pour entretenir l’illusion de la robinsonnade, et créer chez le téléspectateur un bon frisson de dégoût, TF1 a programmé des régressions obligatoires. Un naufragé digne de ce nom n’en est-il pas réduit au statut de sauvage, et ne savons-nous pas depuis Lévi-Strauss que le sauvage est l’homme du cru, non du cuit ? Donc les concurrents seront contraints d’ingérer des vers blancs, après leur avoir coupé la tête avec les ongles.
Mais ce qui a le plus scandalisé, dans ce jeu, ce ne sont pas les scènes répugnantes, c’est la nécessité pour les candidats de se nuire réciproquement. Pour gagner, vous devez tôt ou tard vous retourner contre vos alliés du début : les éliminer s’ils sont mauvais (parce qu’ils vous freinent) et les éliminer s’ils sont bons (parce qu’ils menacent de vous coiffer au poteau).
La zizanie est donc assurée. Et les méfiances, les rancœurs, les délations, les coups bas. Pourtant, on ne peut pas dire que les « aventuriers » soient particulièrement méchants ou cyniques. Au contraire, on les découvre plutôt gentils, rêveurs, amicaux, prêts aux larmes. Mais alors pourquoi se commettent-ils dans un jeu pareil ? Pourquoi entrent-ils dans ce labyrinthe à rats, pourquoi sont-ils si volontiers cocus, battus et contents ? Pour la gloire ? Pour se préparer une carrière d’acteur ? Veulent-ils simplement, comme on les en accuse, s’enrichir matériellement en éliminant les autres ? La vérité est plus complexe. Ces hommes et ces femmes veulent aussi s’enrichir intérieurement en se connaissant eux-mêmes.
Se connaître soi-même ! Voilà la grande affaire de l’homme de Koh-Lanta. Sa grande aventure. C’est parce qu’il veut se connaître lui-même qu’il avale des vers de terre devant les caméras ; qu’il s’étouffe sous l’eau pour récupérer des trésors artificiellement lestés de béton ; qu’il crapahute dans la jungle avant d’assister à des « conseils de tribu » nocturnes, à la lueur des torches, dans une mise en scène qui ferait hausser les épaules à un gosse de dix ans. Torpiller ses rivaux ? Mais c’est la moindre des choses, car tout est bon pour se connaître soi-même, y compris se livrer au jugement de millions d’inconnus.
L’homme de Koh-Lanta (c’est-à-dire l’homme occidental en dehors des heures de bureau), s’y prend si mal pour se connaître lui-même qu’il croit trouver, dans une « aventure » pipée et préfabriquée, la saveur et la valeur d’une expérience révélatrice. Brave rat dans le labyrinthe de la télévision commerciale. Sa seule expérience authentique, outre l’hébétude, la sueur et l’ennui, sera la morsure nocturne d’un vrai rat, ou, mieux, la maladie imprévue qui le contraint à l’abandon.
Notre époque, orpheline du sens de l’histoire, compense cette perte en multipliant les commémorations. Le sens du Mur de Berlin nous échappe, mais nous savons du moins qu’il a été érigé voilà quarante années, en août 1961. Comment ne pas lui consacrer de longues émissions du souvenir ?
Deux films, durant la même semaine, nous racontent deux des plus fameuses évasions qui permirent à des dizaines de personnes de franchir le Mur grâce à des tunnels de fortune. Plusieurs acteurs de ces aventures sont encore en vie, et leur témoignage présent alterne avec des images tournées à l’époque. Leur histoire est fascinante, plus haletante que tous les films à suspense du monde. Nous vivons, dans toute leur intensité, des destins individuels. Au Mur lui-même, comprenons-nous quelque chose ?
L’un de ces documentaires y va quand même de son enquête historique : il raconte comment une trahison fit découvrir aux policiers de la RDA l’existence du tunnel ; et comment la mort d’un de ces « Vopos », provoquée accidentellement par un de ses camarades, au débouché du boyau, fut imputée, par la propagande de la RDA, à l’un des « passeurs » de l’Ouest. Le sergent est-allemand fut glorifié comme un martyr du socialisme ; on alla jusqu’à donner son nom à des écoles maternelles. Les preuves de cette manipulation dormaient dans les archives de la Stasi.
Mais cette histoire de faux martyr n’est en somme qu’un tout petit mensonge au service du grand, qui est le Mur lui-même. Et c’est ce mensonge-là, cette irréalité de pierre, de fer et de sang, que nous voudrions mieux comprendre. Voyons donc le film d’Arte, sous-titré « anatomie d’une crise politique ». On y suit les événements au jour le jour. On y voit à l’œuvre tous les grands acteurs de l’époque : Willy Brandt, alors maire de Berlin-Ouest, Konrad Adenauer, mais aussi Kennedy, qui pour la ennième fois déclare face au Mur : « Ich bin ein Berliner ». Du côté de Berlin-Est, on entend avec stupeur le discours bétonné, emmuré, d’un improbable personnage à la barbichette léninienne, Walter Ulbricht.
Le film d’Arte s’efforce donc de raconter l’Histoire. Il interroge les acteurs de l’époque, et nous apprend au passage que la confrontation Est-Ouest, à Berlin, fut moins dangereuse qu’on ne l’a cru pour la paix mondiale, chacun des deux Grands tenant ferme ses troupes. Mais ces secrets de chancellerie ne nous révèlent toujours rien sur les forces qui permirent au Mur de naître et de tenir debout.
Pas plus que les autres, ce film n’explique le passé. Il le met en scène : comme un leitmotiv, il diffuse et rediffuse des images d’êtres humains en larmes, hébétés, devant le Mur. Et sur ces images, il fait entendre une musique puissante et grave, qui les magnifie, les immortalise dans leur souffrance.
Cette musique grandiose et souveraine n’a pas été écrite pour l’occasion : il s’agit du début de la Première symphonie de Brahms, avec sa lente montée des cordes sur le battement sourd des timbales – donc du cœur, donc du destin. Un chef-d’œuvre qui sied magnifiquement, si l’on ose dire, à ces images de douleur. Mais ce tréfonds sonore arrache les événements à l’Histoire pour les donner à la tragédie. Trop bien mis en musique, notre passé nous échappe. Sa douleur se résout en beauté. Attendez, nous voudrions aussi comprendre.
Dans les
illustrations du Petit Larousse
de jadis figurait ce tableau
terrible, œuvre de Jean Lecomte
du Noüy : Les porteurs
de mauvaises nouvelles.
Sous l’œil impassible du Grand
Roi, les têtes de malheureux
messagers roulent au bas des
marches du trône. Ce qui venait
à nous dans cette image atroce
et complaisante, c’était toute
la cruauté, toute l’injustice
d’un monde barbare, paralysant
d’horreur sacrée : comment
peut-on faire mourir d’une mort
épouvantable un homme qui n’a
fait que transmettre une mauvaise
nouvelle, et n’en est donc pas
responsable ?
Dans
notre monde contemporain, les
mauvaises nouvelles continuent
d’abonder. Personne ne songe,
heureusement, à décapiter M.
Darius Rochebin, qui pourtant
s’ingénie à le mériter vingt
fois par soirée. Ah, mais
c’est que nous sommes devenus
civilisés. Nous ne confondons
plus la nouvelle avec son
porteur, et nous n’espérons
plus tuer le malheur en
trucidant celui qui nous
l’annonce. Nous savons que les
mauvaises nouvelles ne sont
jamais que l’occasion d’une
bonne information.
Il
est vrai que la tête de M.
Rochebin, si elle évite la
décollation physique, n’en est
pas moins coupée et découpée
de plusieurs manières, et
subit, dans ce 19h30, des supplices assez
raffinés : on commence la
découvrir en réduction, dans
un coin de l’écran, et de
profil, tandis que sa bouche
annonce les titres ; elle
regarde donc une caméra
latérale, qui ne peut se
confondre avec notre propre
regard. Vertige,
malaise : la tête M.
Rochebin parle à quelque
invisible machine, et non pas
à nous ! Mais alors
serait-ce nous qui
n’existons pas ?
Serait-ce nous que le Grand
Roi Darius décapite ?
Bientôt
tout rentre dans l’ordre. La
tête narratrice recommence de
nous faire
face, et même en très gros
plan. Nous voilà rassurés, et
solidement convaincus d’être
l’unique objet de toutes ses
attentions. Il est vrai que de
temps à autre, son œil va nous
quitter à nouveau, et qu’après
son profil, nous verrons, par
exemple, sa nuque. Mais sa
face n’oubliera jamais de nous
revenir, et de regarder la
Suisse au fond des yeux. C’est
l’essentiel.
Les invités ou les collaborateurs de M. Rochebin, de leur côté, vont subir quelques métamorphoses étonnantes : ils se retrouvent carrément couchés dans le studio, sur une sorte de table de dissection visuelle. Du moins par instants. Et nous souffrons pour eux. Du moins nous souffririons si nous étions des Hurons ahuris, tout à fait ignorants de la fonction d’un journal télévisé : travailler le plus élégamment possible la matière appelée information. Lui donner forme sans en abolir le fond.
Ce n’est pas si mal réussi : cette image couchée dans l’image est une fantaisie spatiale assez charmante, en même temps qu’une sorte de réflexion ; une mise en abyme de la troisième dimension qui, sur la plate surface de nos écrans, est la fiction fondatrice du réalisme télévisuel. Quant au reste, les horreurs et les malheurs du monde sont sertis dans un bel écrin : un camaïeu délicat, reposant, vert marin, qui nous rend supportable le rouge de l’Histoire. Bref, le nouveau téléjournal n’a pas abusé de ses pouvoirs numériques. S’il fait de l’information sa matière, il n’en fait pas son jouet. C’est somme toute un bon porteur de mauvaises nouvelles. La tête de M. Rochebin, sur son plateau, mérite de vivre.