Mystère du
premier pas. Infime et
stupéfiante nécessité des
commencements : si je
prétends ce matin conquérir
les déserts ou les îles, les
pôles ou les abysses, je dois
d’abord me rendre à la gare la
plus proche ; pour me
rendre à la gare la plus
proche, je dois au préalable
sortir de chez moi – donc
traverser l’espace de ma
chambre ; à cette fin, je
dois impérativement quitter
mon lit, glisser la jambe hors
de mes draps. Ainsi de suite.
Oui, cet humble
commencement de la plus vaste
entreprise, pour peu qu’on y
songe, est un vrai mystère.
Zénon, ce philosophe d’une
époque lointaine où la
philosophie parlait simplement
des choses simples, se
demandait à juste titre
comment diable une flèche,
projetée dans l’espace par un
tireur à l’arc, pouvait un
beau jour atteindre son
but : avant d’y parvenir,
ne devait-elle pas avoir
traversé la moitié de la
distance qui l’en
sépare ? Mais avant
d’avoir franchi cette moitié,
ne devait-elle pas avoir
parcouru la moitié de la
moitié, et ainsi de suite, à
l’infini ? Chaque
fraction de millimètre en
cache d’autres plus petites,
mais non moins réelles.
Comment venir à bout de cette
infinité de distances en un
temps fini ?
Ah oui,
décidément : voyager, et
surtout commencer de voyager,
c’est beaucoup plus
mystérieux, beaucoup plus
difficile qu’on ne pourrait
croire. Lorsqu’on a, comme
moi, la chance d’habiter cette
modeste bourgade située à
l’est de Lausanne, et qui
s’appelle Pully, le mystère
est plus singulier et plus
palpable encore que partout
ailleurs : Pully comporte
deux gares
ferroviaires, séparées par
quelques centaines de
mètres : Pully-Nord et
Pully-Village. Deux gares,
quand Lausanne, la capitale,
n’en possède qu’une ! Les
stations de Pully-Nord et
Pully-Village ne sont séparées
que par quelques misérables
centaines de mètres, sur deux
lignes qui, à Lausanne même,
donc tout à côté, se
confondaient encore, et qui
désormais divergent, d’une
divergence infime, oui, et
pourtant immense, abyssale,
définitive.
Pully-Nord :
une halte qui pourrait être en
rase campagne, plus
rudimentaire et plus éphémère,
dirait-on, que celles des
chemins de fer jadis
construits à la conquête de
l’Ouest américain. Or, si vous
choisissez de prendre un train
dans cette station-là, et non
pas à Pully-Village ou
Pully-Sud, votre décision, qui
n’a l’air de rien, signifie
tout. Définitivement,
irrémédiablement, vous aurez
choisi votre hémisphère :
via Berne, Zurich, Hambourg,
Helsinki, Moscou, vous aurez
opté pour les brumes du Nord.
Pour Goethe, Schiller et
Tolstoï, pour les Nibelungen,
le Kalevala, la Vasaloppet, le
knout et le samovar. En
revanche, si dans un geste
apparemment sans conséquence
majeure, vous tournez le dos à
Pully-Nord, et que vous
empruntez un petit chemin bien
abrupt, sur deux ou trois
cents mètres, au milieu de
quelques villas bénignes, pour
vous embarquer de préférence à
la station de Pully-Village ou
Pully-Sud, eh bien, vous aurez
alors choisi Vevey, donc
Montreux, donc Milan, donc
Rome, donc la Sicile et donc
l’Afrique : vous vous
serez décidé pour l’hémisphère
sud. Pour la Sixtine et la
grappa, les pins toscans et
les nus de Botticelli ;
pour Syracuse et pour le
masque de Toutankhamon.
En cinq minutes,
par le chemin vaguement
labyrinthique et buissonnier
qui permet de circuler, à
pied, d’une gare à l’autre,
vous aurez glissé d’un monde à
son contraire. Tel est donc
Pully : le lieu du
premier pas qui coûte, le lieu
de la décision suprême :
voulez-vous la Méditerranée,
le soleil et les olives, le
temple de Paestum et ses
lauriers-roses, le khamsin et
les sculptures
méroïtiques ? Allez à
Pully-Village. Voulez-vous la
Germanie, le gothique, les
rennes et les châteaux de
glace, voulez-vous
Kierkegaard, Hegel ou
Sibelius ? Embarquez à
Pully-Nord.
Choix difficile,
on le conçoit. Vous pouvez
retarder l’échéance, passer et
repasser d’une gare à l’autre,
par ce chemin escarpé qui fut
jadis, probablement, un
sentier de vignes, entre des
villas qui se défendent
d’avoir le moindre style ou la
moindre âme, puisqu’elles
montent la garde entre les
styles, entre les âmes. À la
minute où surgit le train du
Nord, vous pouvez décider de
renoncer à l’eau des fjords
pour le feu de l’Etna, au
prince d’Elseneur pour
les amants de Vérone. Vous
pouvez dévaler, avec armes et
bagages, le chemin
labyrinthique et, trois cents
mètres plus bas, vous voilà
sur le quai du Sud.
Mais à l’instant
fatidique, vous vous mordez
les lèvres de regret, vous
vous ravisez derechef :
tout bien pesé, vous préférez
les canaux d’Amsterdam à ceux
de Venise, les nuits blanches
de Saint Pétersbourg aux nuits
rouges de Pompéi, le smörebröd
à la bruschetta, et Richard
Wagner à Giuseppe Verdi. Vous
voilà remontant le même
sentier escarpé, lentement
parce que la pente est rude,
et que vous êtes accablé par
le poids inchangé de vos
bagages, le poids redoublé de
votre indécision. Voici de
nouveau la gare de Pully-Nord,
voici le tortillard des brumes
et des glaces.
Non, attendez,
laissez-moi réfléchir encore…
Eh bien soit, on vous laisse,
le destin vous accorde un
répit supplémentaire, mais
attention, il faudra bien vous
décider un jour.
Si vous avez de
la sensibilité – et vous n’en
manquez pas puisque vous
éprouvez le besoin de
découvrir le monde – vous avez
déjà perçu, ou du moins
pressenti, d’une des gares à
l’autre, tout ce qu’elles vous
annoncent, tout l’hémisphère
qu’elles inaugurent, tout le
Nord et tout le Sud : en
hiver, il n’est pas rare que
la neige laisse sa marque
blanche dans l’herbe de
Pully-Nord, tandis qu’elle
fond en pluie, trois cents
mètres plus bas, sur le
goudron de Pully-Sud. Le
dépouillement, la pauvreté de
la gare nordique vous
annoncent l’austère sobriété
des Germains et des
Scandinaves ; et les
espaces verts dont elle est
entourée vous donnent un
avant-goût de leurs
sourcilleuses coutumes
écologiques. De son côté,
l’allure un peu tapageuse, au
modernisme un peu voyant, de
la gare méridionale, le
vacarme qu’y provoquent, entre
ses murailles de béton, les
trains qui la traversent sans
s’y arrêter, annoncent à vos
yeux et vos oreilles blessés
et ravis le culte triomphant
et sans complexe que le Sud
sait rendre à tous les
tintamarres du monde, qu’ils
soient visuels ou sonores. Et
l’été, la chaleur y est plus
ferme, plus sûre, plus
définitive que sur le haut
plateau de Pully-Nord,
discrètement battu par le vent
du pôle.
Dans
Pully-Nord et Pully-Sud, le
Grand Nord et le Grand Sud
sont déjà tout entiers. Mais
allons, il faut décidément
choisir ! Accomplir le
premier pas du voyage. Vous ne
pouvez rester à mi-chemin de
ces deux gares, figé devant le
spectacle du lac (non pas un
espace lisse, mais un temps
immobile), hésitant entre les
deux destins, dépérissant à
force d’hésiter. Vous avez pu
différer l’heure cruciale,
mais une chose est sûre :
c’est ici, à Pully, entre les
deux gares de Pully, qu’il
faut passer à l’acte. À votre
juste choix, voyageur !
Et nul train ne vous
embarquera si vous n’avez
d’abord le vrai courage, la
ferme volonté, la dure
lucidité de marcher jusqu’à la
gare – jusqu’à une gare, une
seule. Pully, carrefour
d’Achille !
Un Parisien,
lisant ces lignes, risque fort
d’avoir un sourire dédaigneux
et protecteur, ou de hausser
les épaules : sa
situation n’est-elle pas
identique à celle que je
décris ici ? S’il part
pour Bruxelles, ne doit-il
choisir la gare du Nord ;
pour Orléans, la gare
d’Austerlitz ; et pour
Lausanne (donc pour les deux
Pully), la gare de Lyon ?
Ah non, tout de même, gardons
le sens des proportions !
Plusieurs gares dans une ville
de plusieurs millions
d’habitants ? La belle
affaire ! C’est la
moindre des choses, la plus
banale, et la moins
significative. Paris n’en est
d’ailleurs qu’un exemple entre
cent. Mais deux gares dans un
seul village, deux gares
décisives, deux gares
métaphysiques, deux gares qui
desservent deux mondes !
D’ailleurs,
soyons honnêtes : Paris,
avec toute sa grandeur et
toutes ses merveilles, n’a
rien d’un centre du monde, ni
même d’un centre de l’Europe.
Ni le nord ni le sud, ni l’est
ni l’ouest. Ni le
pressentiment des glaces ni
celui des Tropiques. Paris,
c’est Paris, et cela suffit
bien. Mais
Pully-les-deux-gares !
Pully, le lieu du monde où
coexistent (presque) les
chênes et les palmiers, les
saxifrages et les
bougainvillées, le dessin
nordique et la couleur
méridionale, le frisson de la
neige et celui de la
chair ! Le voilà, sans
erreur possible, ce milieu du
monde que d’aucuns prétendent
encore situer à plusieurs
kilomètres de là, sur la ligne
de partage des eaux balançant
entre Rhône et Rhin. Le
partage des eaux ? Et le
partage des beautés, des
pensées et des créations, des
climats et des passions ?
Pully-Nord et
Pully-Village ? Mais
c’est un concentré de la
Suisse tout entière, un
symbole de notre âme, à nous,
ses habitants, pétris de Nord
et de Sud, Latins tempérés et
Germains réchauffés, occupés
de parole austère, hantés
d’images sensuelles, nourris
de Bible protestante, abreuvés
d’Antiquité païenne. C’est
nous, abstraits mais
intuitifs, réfléchis mais
spontanés, épris de logique et
fervents du songe ; c’est
nous, pris entre verbe et
chant, entre Réforme et
Renaissance, entre amour et
vérité, entre joie de vivre et
rigueur de penser. Si nous
cessions d’hésiter entre
Pully-Nord et Pully-Village,
nous ne serions plus
nous-mêmes, stupéfaits de nos
propres richesses, étonnés de
comprendre si bien le Nord,
d’aimer si fort le Sud !
Mais c’est aussi pourquoi le premier pas du voyage nous est si mystérieux, si difficile : en nous décidant pour l’un des deux hémisphères, nous nous décidons contre l’autre, et notre vraie fidélité nous oblige à ne jamais choisir sans retour. Notre vraie fidélité, c’est la mémoire et l’alternance. À Pully-les-deux-gares, nous éprouvons à chaque fois le mystère du voyage et la douleur du choix. Nous savons que partir, c’est mourir un peu, ou plutôt laisser mourir tous les lieux qu’on n’aura pas choisis. C’est pourquoi nous parcourons si souvent, de haut en bas, de bas en haut, le petit raidillon qui sépare nos deux gares intérieures. Et si nous ne restons pas à quai, si nous cédons parfois aux charmes du Nord, parfois aux sirènes du Sud, c’est avec le violent désir de tout aimer, la ferme intention de ne rien oublier.
(1997)
___________________