Don Giovanni meurt jeune[1]

 

Giacomo Casanova, seul, est assis dans une loge du Théâtre des Nations, à Prague, ce soir du 29 octobre 1787. On va jouer pour la première fois Don Giovanni, le nouvel opéra de Mozart. Si le chevalier vénitien se trouve en cette ville, c’est parce qu’il doit y veiller à l’impression de son Histoire de ma fuite des prisons de la République de Venise qu’on appelle les Plombs, et proposer à l’édition son Icosameron, un énorme roman utopique dont il espère la gloire. Giacomo Casanova est âgé de soixante-deux ans ; un vieillard, et qui s’estime tel.

Lorsque Wolfgang Mozart fait son entrée, petit personnage à la tignasse blonde, et qui dirigera sans sceptre, les ombres vives qui remuaient a parterre semblent se dresser, alors même qu’on est déjà debout. C’est une triple acclamation, à laquelle s’associe le public des loges : à Prague, Mozart est adulé depuis qu’il y a créé ses Noces de Figaro. Toute la ville résonne de ses mélodies. Le peuple les siffle dans la rue et les chante au café ; les salons, pour leurs contredanses, ne veulent pas d’autres thèmes. Toute la ville attend que Don Giovanni, ossia il dissoluto punito sache prolonger le charme de l’œuvre enchanteresse.

Giacomo Casanova ne connaît que trop l’auteur du livret, ancien abbé comme lui, mais moins franc et moins brillant dans ses intrigues : Lorenzo da Ponte, absent de Prague depuis quelques jours ; l’empereur l’a rappelé à Vienne pour qu’il y monte un opéra de Salieri, tâche qui ne souffre aucun délai. La défection de l’habile mais vaniteux librettiste ne sera pas un grand malheur.

Il est sans apparence, Wolfgang Mozart : presque disgracié ; des yeux globuleux, un nez proéminent, le visage rose et noyé. Casanova, malgré l’âge, le domine de la tête et des épaules, et même de la poitrine. Mais ce petit homme blond, ce farfadet lunatique est réputé maître en son art. Casanova, lorsqu’ils sont présentés l’un à l’autre, tient à lui fournir quelques-uns de ses propres titres – une liste incomplète, il le précise : auteur de La felicità di Trieste, cantate à trois voix ; auteur des Israélites sur la montagne d’Horeb, oratorio. Traducteur de l’Iliade, mais aussi du Zoroastre de Rameau, de L’Ecossaise de Voltaire ; rédacteur et critique théâtral au Messager de Thalie. Accessoirement, capable de tenir sa partie de violon dans un théâtre, ainsi qu’il fit dans sa jeunesse, au San Samuele de Venise, sa ville natale, cité d’ingratitude.

Marquant son intérêt par une œillade vive et pénétrante, Wolfgang Mozart l’a gracieusement prié de bien vouloir l’accompagner au théâtre afin d’assister aux répétitions, dans l’espérance qu’il lui prodiguerait ses meilleurs conseils. Nul doute qu’avec sa connaissance de la scène, et de la langue italienne, il ferait oublier la défection de Lorenzo da Ponte, dont le travail, d’ailleurs, n’était pas satisfaisant en tous points (ces dernières paroles furent accompagnées d’une nouvelle œillade, sévère et joyeuse). Giacomo Casanova, qui ne refuse jamais son aide et ne dédaigne que les sots, acquiesça volontiers, proposa des retouches, de vive voix et par écrit.

Ainsi s’est-il fait connaître de la troupe et des musiciens, en ce charmant Théâtre des Nations, tout récemment construit, infiniment plus digne d’éloges que les salles décrépites et suintantes de Venise. Luigi Bassi, 22 ans, chante Don Giovanni. Le rôle le plus délicieux, celui de Zerlina, est tenu par Teresa, la jeune femme de l’imprésario Pasquale Bondini. Celui-ci, un homme jovial et inquiet, ne cesse de regarder Mozart et de le caresser comme un bibelot qu’on a peur de casser : le succès de Figaro n’a-t-il pas sauvé sa troupe de la faillite ?

Catarina Micelli (Donna Elvira) et Teresa Saporiti (Donna Anna), deux voix qui, eussent-elles été des visages, auraient asservi tous les cœurs. Giuseppe Lolli, basse colossale, chante à la fois le Commandeur et Masetto. Mozart, souple et multiple, sait modifier sa partition de manière à mettre en valeur tous les rôles. Il tape souvent du pied, crie « saperloti », mais chacun lui obéit avec une complaisance infinie, en considération de sa personne. Et lui manquer d’amour, pour la troupe de Bondini, ce serait bientôt manquer de pain.


Ce soir du 29 octobre 1787, Mozart bat la mesure de l’Ouverture. Les premiers accords sont bien violents, bien sombres. Le public sursaute, et le sursaut d’une foule est chose étrange, comme le vol des oiseaux qui soudain se casse à l’approche de l’orage. L’effroi passé, les spectateurs sont d’autant plus ravis. L’orage bel et bien se déchaîne, mais ils contemplent en toute quiétude la colère du ciel, bien à l’abri derrière leurs fenêtres. L’orage, l’éclair, où tant de crédules pensent encore entendre et voir le geste d’un Dieu vengeur ! Dans sa grande jeunesse, de quelle manière dure, impérieuse et fondante Casanova sut profiter de la foudre, et d’une femme enfourchée en pleine terreur, car elle s’était jetée sur lui, oubliant toute retenue ! C’était dans une petite calèche à deux roues, en pleine forêt, tandis que le cocher complice faisait semblant de ne rien voir. La femme le traitait d’impie, et se rendait pourtant. Il n’est point de foudre qui ne donne la vie.

Don Giovanni commence par un meurtre. Ainsi veut la légende, on ne peut la changer. Mais c’est son tort, comme c’est son tort d’humilier Elvira. Séduire pour abaisser, rien de plus vain. Qu’est-ce que l’amour sans le bonheur, et qu’est-ce qu’un bonheur qui n’est point réciproque ?

Ottavio n’est qu’un sot greluchon, c’est lui qu’il serait impérieux de tromper et bafouer. Mais le Commandeur, il fallait l’affronter en homme d’honneur, et Don Giovanni manque de cet honneur que l’amour même doit aviver. Le catalogue des conquêtes ? Quoique pillé chez Bertati par ce fouineur de da Ponte, il est fort drôle, et fort enlevé par le chanteur Felice Ponziani. Mais pourquoi le réciter devant une femme outragée, et qui n’eut d’autre tort que d’aimer corps et âme, comme il faut ? On se venge de celles qui nous trompent, non de celles qu’on a trompées.

Wolfgang Mozart n’est pas d’un autre avis. Quand je lui en ai parlé, moi Casanova, devant un de ces cafés dont il se soûle, il écoutait mes arguments, avec une espèce de bonté ardente, même si ses yeux saillants et aimables ne semblent jamais vous regarder tout à fait.

Mais telle est la fable qui vient d’Espagne : Don Giovanni n’est qu’un dissoluto, il n’a de courage que devant la mort, non devant les femmes. Et quel mérite à défier la mort lorsqu’elle vous fait la grâce de vous faucher en pleine activité d’amour ? Le vrai courage, c’est d’affronter les ans qui nous étiolent, c’est de perdre sans désespoir la faculté d’aimer, c’est de voir son âme enfermée dans son corps comme un adolescent fougueux qui serait prisonnier d’une armure glacée et rouillée. Le vrai courage, c’est d’avouer, comme je fais, qu’on doit désormais payer les faveurs du sexe. Que les femmes qui jadis cherchaient nos yeux, et se proclamaient vaincues dans le premier sourire, aujourd’hui se prêtent, ou plutôt se louent avec mépris, sans qu’un seul de leurs regards nous laisse espérer d’exister. Mozart n’a que trente-et-un ans, la moitié de mon âge, il ne peut savoir cela d’expérience.

N’importe, dans sa distraction même, dans ce flottement même de sa personne qui peut-être le rend disponible à tout mystère, il a saisi quelque chose de mes paroles. Que la vraie séduction, par ma foi, est toujours spontanée, réciproque, et toujours un honnête marché. Ce qui n’empêche point la ruse. Mais est-il plus belle ruse que la vérité proférée par le corps amoureux ? La ci darem la mano : voilà comment il faut aimer. Le public en crie d’enthousiasme, au parterre et dans les loges. Mozart le remercie. La rampe n’éclaire que les acteurs, lui-même ne se voit guère. Dans la lumière faible et intense de cette nuit mélodieuse, il paraît soucieux, presque chagrin.

 

C’est tout mon corps qui applaudit aux exploits fulgurants de Madame Saporiti, qui chante avec bravoure Or sai chi l’onore. J’aime la musique, et les paroles plus encore : parler est la première des caresses. Au point que même dans l’ardeur de la plus grande jeunesse, je ne pouvais coucher avec une fille qui n’aurait point entendu l’italien. Violer une inconnue dans la nuit, ne jouir que de ses cris ! Sinistre idée, absurde désir.

Réduit aux mots de cet habile gâcheur de da Ponte, Don Giovanni rebute. Il ne se contente pas du vice charmant, il y ajoute le crime impardonnable. Mais le Don Giovanni chantant fait oublier quelque peu sa propre bassesse. Fin ch’an dal vino, sa glorieuse invitation à la fête, recueille un triomphe que je reconnais légitime. Les gens sont effarés d’enthousiasme, dans les loges comme au parterre. Mozart s’ébroue et fait des signes de connivence. Il profite de la pause pour gourmander un des tireurs d’archet. L’ancien violoniste du San Samuele, votre serviteur, aurait tenu sa partie plus honorablement que lui.

Mais qu’importe, et qu’importe le vil personnage qui chante un air aussi résolument vivant : c’est une joie dans les os de chacun, et presque un sang de jeunesse dans nos veines. On n’aurait pas cru cela du petit homme aux yeux introuvables. Il est décidément vrai qu’il possède un art supérieur. Et, phénomène à nul autre pareil, m’a-t-on rapporté, car il ne s’en vante pas, ses compositions sont debout dans sa tête, droites comme la statue du Commandeur ; tout entières gravées en un marbre intérieur. Quand il écrit, son rôle n’est que d’un copiste. C’est ainsi que je n’ai pas entendu l’Ouverture avant ce soir du 29 octobre : elle n’était point sur le papier. À sa manière, Wolfgang Mozart est un séducteur, il ensorcelle les notes et les instruments ; il séduit le temps lui-même, il l’arrête, le serre dans sa main comme un oiseau, et le libère au moment choisi pour le faire s’envoler sur scène, à l’intense joie du public pragois. Arrêter le temps. Et puisqu’on doit mourir, qu’on meure brusquement, qu’on meure de bonheur, qu’on meure de jeunesse.

Quand mes amoureuses chantaient, la courbure et la respiration de leurs mélodies, fussent-elles les mieux tournées du monde, me captivaient moins que la courbure et la respiration du sein dont elles jaillissaient ; comme un attrait supplémentaire, une grâce ajoutée aux grâces, une fleur extraite du bouquet. Mais la musique de ce soir, dans leur bouche, m’aurait fait commettre plus de folies encore, ou peut-être moins, car elle m’aurait dispensé, presque, de consommer l’amour. Le petit homme blond doit aimer les femmes ; du moins les honore-t-il de convaincante façon : leur corps et leur âme, qui sans doute échappent à ses désirs, il les retrouve en accords et mélodies. Il les oublie dans le parfait souvenir de la musique. Batti, batti, frappe-moi donc, chante Zerlina, qui cherche à se faire pardonner du brave Masetto. Cette fille pourrait être Manon, Manon Balletti, mon amour de Paris, qui m’échappa, qui me manqua, mais que je ne puis détester : elle a trahi, mais non menti.

Ils chantent tous la liberté, dans la maison de Don Giovanni. La liberté ? Qu’entendent-ils ? En tout cas, le dissoluto continue de confondre à plaisir séduction et violence. Est-il seulement capable de séduire la moindre femme sans la brutaliser avant de l’humilier ? Oublie-t-il donc qu’il a conquis Zerline en lui prenant la main, en lui donnant sa main, simplement ? Il l’a conquise à ce seul instant, parce qu’alors il l’aimait. Il l’a séduite parce qu’il était séduit. Nul autre secret.

Mozart, au cours des répétitions, pour faire comprendre à Madame Bondini comment Zerlina devait crier sous l’outrage, s’en est allé dans les coulisses. Au moment voulu, il a pincé la chanteuse, jusqu’au sang. Elle a ri dans sa surprise et sa douleur, mais la leçon n’a pas été perdue : ce soir elle sait crier avec un vrai désespoir, au milieu d’un orchestre brutal, sinistre et tortueux. Voici la fin du premier acte, la course folle de la musique et du chant. Mozart demeure imperturbable, mais le public trépigne. C’est une immense ovation qui couvre ma tristesse comme de l’eau très claire caresse une roche bien dure.

 

Durant l’entracte, nous ne bougerons pas. Nous nous renfoncerons dans l’obscurité de la loge, sans nulle envie d’être reconnu. Par qui, d’ailleurs ? Les seules dont je voudrais être vu, leurs regards me traverseraient comme un néant. L’œil d’un Mozart me voit et poursuit son chemin, mais au moins garde-t-il, dans ses songeries, un souvenir de ma personne et de mes raisons. Les femmes, désormais, ne m’entendent pas, me voient moins encore. Elles me sont des aveugles éclatantes, des aveugles qui m’apportent la nuit.

Loin de vouloir prolonger l’heure des limonades et des sorbets, le public est tout prêt, frémissant à l’attente du deuxième acte. Lasciar le donne ? Pazzo !, chante Don Giovanni. Sans doute, il faut être fou pour laisser les femmes. Mais cette folie nous est épargnée, puisque ce sont elles qui nous laissent. Le public chavire de joie dans l’obscurité qui moutonne. Les couleurs vives sont sur la scène, et dans les cheveux de Mozart, qui, le corps immobile et la tête hochant, ressemble à une bougie dont la flamme s’agite au vent de la musique, sans risque de s’éteindre.

Elvira bafouée, Masetto battu. Le public s’esclaffe mais il sait retrouver le silence durant les airs, comme il fait à Paris, non comme en Italie hélas. Zerline vient apaiser Masetto, sa caresse est soutenue par les doux trilles des violons. Elle propose la consolation suprême : Toccami qua, touche-moi la poitrine pour trouver le cœur, ce cœur dont l’orchestre fait entendre les battements, tandis que Mozart, flamme droite, ne bouge plus – tout le monde, pour lors, doit entendre battre son propre cœur dans la nuit chaude. La vieillesse de l’homme se passe à saigner dans la prison du corps. Lorsque son sang pouvait jaillir, s’épanouir en semence dans la femme, alors il était vie ; mais dès qu’il tombe en solitude, sa sève n’est que larme et son sang devient noir.

Qui me rendra le chant de Teresa Landi, le faux castrat Bellino ? Et la jeune comtesse A., qui chantait en s’accompagnant elle-même au clavecin, après l’amour, avant l’amour. Et ma chère Henriette prenant soudain la place du violoncelliste, et jouant a solo, l’instrument entre les genoux ; seul à ne pas applaudir, je crus bien mourir. Il m’a fallu fuir au jardin, pleurer. Mais ces larmes étaient de vie.

Pleurer : dans la pièce de da Ponte, chacun sait le faire, sauf Don Giovanni lui-même. Préférons Leporello, qui du moins sanglote, maintenant qu’il est menacé de mort ; j’ai réécrit ses excuses désespérées. Chez moi, il invoque la séduction féminine : quel femmineo sesso che l’anima l’incanta et gl’incantena il cor. Qui l’enchante et l’enchaîne : je n’étais pas fâché du jeu de mots. Mozart l’a goûté, même s’il était trop tard pour remanier la scène, ce dont il s’est galamment désolé. Préférons Leporello, mais ne prétendons pas à tant d’excuses. Comment en vouloir à celles qui nous enchantent et nous enchaînent ? J’en veux à cette mort qui, m’arrachant à la chaleur des corps, me jette dans le froid des pensées.

Même durant le grand air de Don Ottavio, fastidieux Céladon, le public reste fort attentif. Mais quand madame Catarina Micelli, en Elvira, pressent le malheur qui va s’abattre sur Don Giovanni, et déclame un chant sinistre, balancée par l’orchestre ; quand sa mélodie s’éclaire, et que lui répondent la flûte et les cordes, les courbes musicales suivant son âme, nul ne respire plus.

 

Voici nos compères au cimetière. La toile peinte du décor montre des têtes de morts posées sur des colonnes de brique, à hauteur d’homme ; des cyprès de part et d’autre, un grand portique tout au fond ; à gauche, la statue. Au premier chant d’outre-tombe, proféré par le Commandeur, ma bouche se referme et mes dents se serrent. Mes dents, qui me restent toutes. Pendant le récitatif, sur le silence de l’orchestre, Mozart s’essuie le front. L’invitation faite à la statue, le ridicule de Leporello tremblant : j’admets qu’ici, le fat et intrigant da Ponte, toujours prompt à se trouver content de lui, a passablement réussi. Et Mozart, de son côté, emporte tout cela sur son orchestre, comme si les acteurs étaient des âmes soutenues par ses fils invisibles, qui commandent jusqu’aux lumières de leurs regards.

C’est grâce à Mozart, sans doute, qu’on ne sait trop si l’on doit rire ou trembler, et l’on tremble en riant. Dans le grand air qui suit, le compositeur offre à Madame Teresa Saporiti un air majestueux dont elle triomphe sans faillir, même si l’on s’ennuie ferme dès lors que le fade greluchon, l’inévitable Ottavio, vient se languir à ses côtés. Encore une fois, pourquoi n’est-ce pas lui que Don Giovanni bafoue et ridiculise, pourquoi n’est-ce pas lui qu’il traîne dans le malheur, au lieu de s’en prendre à des beautés qui l’aiment ? Pourquoi donc épouser Elvire, pourquoi lui faire l’absurde serment de la constance éternelle, que je n’eusse pu faire à quiconque, pas même à la sublime Henriette, pas même à la douce Manon, la seule justement que je voulus épouser. Pourtant je serais volontiers mort pour elles, et plutôt vingt fois qu’une.

L’opéra court à sa fin, lui qui peut courir. Nous voilà chez Don Giovanni, qui se comporte enfin comme un homme : il mange. Pour moi j’ai toujours eu, je garde encore un barbaro appetito. Et j’ai eu soin, chaque fois que cela se put, de faire précéder le lit d’une table bien mise. Avec un pezzo di fagiano, peut-être ; un foie d’oie, plus volontiers, arrosé de vin de Chypre, purissimo : s’il a perdu ses heureux effets sur ma jouissance, il garde les faveurs de mon palais. Elvire, une dernière fois, supplie le dissolu de se convertir. Mais ce n’est point la religion qui le sauverait, c’est le don de l’amour et l’accueil au bonheur. C’est de se laisser séduire, encore et toujours.

 

Durant les répétitions, nous trouvions la mort du dissolu trop pénible aux oreilles. Maintenant, nous la trouvons dure à l’âme. Mozart demeure économe de mouvements, même si sa tête a recommencé de hocher comme une petite flamme. Les chanteurs déploient une puissance étonnante, on a peur des coups de boutoir de l’orchestre, plus que de nulle foudre. Mais il est trop tard pour qu’une femme se jette dans nos bras, s’immolant avec sa piété. Don Giovanni résiste au Commandeur. Durant le combat ultime, on sent l’effroi souffler sur le parterre. Dans leurs loges, les dames reculent.

Le joyeux final : Mozart fait un geste brusque, horizontal, comme s’il effaçait tout. Le public a besoin de ce temps de liesse pour se reprendre, récupérer sa vie, murmurer d’admiration plutôt que de frayeur, se retrouver honnête. L’histoire de Don Giovanni, cependant, n’est guère honnête. Comment ne pas y voir un déni de justice ? Voilà un drôle qui sans doute aime la vie, mais ne laisse que malheur sur son chemin, malheur et vengeance. Il est puni de mort ? C’est le meilleur des lots : mourir dans la fleur de sa jeunesse et de sa puissance, mourir haï des femmes, certes, mais non pas négligé.

Pourquoi n’ai-je pas été comme lui criminel, au lieu de me contenter du vice délicieux ? Pourquoi donc ai-je pleuré de bonheur, et fait pleurer de même, au lieu d’imprimer dans les cœurs des tourments qui m’auraient fait punir, sinon par la main de l’Enfer, du moins par des vengeurs providentiels ? Cette joie de la fugue ultime est la joie la plus vaine, celle de la vengeance et de la vertu. Vengeance illusoire et vertu stupide :  Don Giovanni, dans le feu qui le brûle, reçoit la part qui m’est refusée.

Je me lève et mon corps se rappelle à mon âme. On applaudit à rompre le cœur. Mozart doit sourire, je ne distingue pas ses yeux, qui sans doute ne voient toujours personne. Son affaire est enlevée, il sourit dans le tintamarre, parmi la joie, la sueur, les instruments déjetés, les chanteuses promptes à l’embrasser. Giuseppe Lolli, qui a tenu les deux rôles du Commandeur et de Masetto, reçoit son accolade. Bondini, l’impresario, embrasse Zerline, c’est-à-dire sa femme, non sans grâce. Elle lui fait la révérence. Puis il se précipite sur son bibelot précieux, sur son Mozart. Il l’étreint avec un furieux soulagement.

Comme je me suis levé, je distingue mieux les occupants des autres loges. Une vieille, évidemment, me reconnaît ; c’est une ruine de comtesse, à qui je fais souvent des grimaces qu’elle prend pour des sourires. Sa fille est présente aussi, à sa droite, qui se croit assez jeune pour me battre froid. Et plus à droite encore, sa petite-fille, un ange de seize ans, qui bat lentement des mains comme un cygne battrait des ailes. Inutile de chercher son regard : c’est une de ces aveugles éclatantes qui balisent le chemin de ma mort, comme les crânes du cimetière, tout au long de l’allée.



[1] Cette fiction se fonde sur des faits historiques : au moment de la création du Don Giovanni de Mozart, Giacomo Casanova se trouvait à Prague. La variante du livret de Lorenzo da Ponte, citée ici, est authentique. Un témoignage d’époque fait état de rencontres amicales entre Casanova et Mozart, à la villa Bertramka, où le compositeur achevait son opéra. Les souvenirs, musicaux ou non, qui reviennent à la mémoire de Casanova, sont tirés de l’Histoire de ma vie. Le décor du cimetière, tel qu’il est évoqué ici, n’est pas celui de la première, mais il remonte à 1789. C’est le plus ancien décor connu de Don Giovanni.