Extraits
du Journal de Solange, fille
de George Sand, élève
occasionnelle de Frédéric
Chopin ; ces pages datent
de l’été 1842, alors que
Chopin, à Nohant, composait sa
Quatrième Ballade[1].
5 juin
Depuis hier soir Eugène Delacroix partage notre table. Maurice, qui se prend pour le disciple du peintre, voulait lui soumettre ses brouillons, mais le visiteur lui a préféré notre billard, où il a joué trois heures de suite, tout en racontant à un Chopin détendu les dernières nouvelles de Paris. Le Moricot de sa maman, tout de même, a obtenu de peindre avec lui, ces prochains jours, un tableau qui devrait orner l’église du village.
Chopin répond à mes sourires. Je lui ai demandé s’il me donnerait ma leçon de piano. Il a répondu : « Certainement, Solange », avec son air grave, ironique, pincé. D’habitude je suis simplement « Sol », pour lui comme pour les autres. Parce que c’est plus court, et surtout parce que je n’ai rien d’un « ange », et m’en félicite.
Tout à l’heure ma mère voulait que j’étudie avec elle. J’ai pu échapper à cette sombre destinée en lui rappelant qu’elle m’avait elle-même donné du Sophocle à lire cette semaine. Je m’y ennuie splendidement, mais c’est toujours préférable aux galimatias humanitaires qui font les délices de l’Amie du peuple.
Plus tard, Maurice et le trop bon Delacroix sont sortis. Je crois que notre invité aurait bien continué de discuter avec son ami Chopin, plutôt que d’avoir à promener mon frère aux yeux de chien. Mais comme tous les jours à la même heure, amis ou pas, le Maître est monté dans sa chambre, la mine accablée et subtile. Comme tous les jours à la même heure, il a refermé derrière lui sa porte capitonnée. Tout doucement, à croire qu’il a peur de la faire claquer. Il déteste qu’on lui bouleverse son horaire. Ses yeux, à cette seule éventualité, que personne pourtant n’avait mentionnée, étaient pleins d’angoisse et d’irritation. Delacroix l’a compris, il s’est tu. Maman sait depuis longtemps à quoi s’en tenir avec son Chopinet, son Chip-Chip (je hais ces surnoms).
En rentrant de ma promenade à cheval, je suis allée au jardin, et j’ai écouté, par la fenêtre, le piano. J’ai entendu répéter et varier mille fois un curieux début de mélodie. Non, pas vraiment une mélodie. Plutôt une envie de musique, des sons qui se cherchent, quelque chose comme les pattes d’un chat sur le piano. Un chat subtil et triste. Ce petit morceau de thème qui se perd dans la forêt des songes, il le répétait, le variait, le corrigeait et le recorrigeait, frappant parfois les touches avec violence. J’en étais encore plus irritée que d’habitude. J’attendais une suite qui ne venait pas. Depuis le temps que Chopin travaille auprès de nous, tout le monde s’est habitué à ces piétinements, à ces répétitions rageuses, à cet acharnement sur rien. Mais là c’était encore pire. Lorsqu’on entre chez lui dans moments, il vous jette un tel regard par-dessus son piano que l’intrus (l’intruse surtout) bat en retraite. Sauf moi, si j’arrive à le faire rire. Mais il rit avec énervement. Je l’amuse et je l’irrite. Je suis le vent qui souffle son chapeau.
J’ai quitté le jardin et suis allée à la cuisine où la fausse nonne Justine mitonnait son potage au potiron. Elle m’a bien sûr interdit d’y toucher mais je me suis installée sur un coin de la table et j’ai avalé tout un bol sous son œil consterné.
6 juin
Finalement, pas de leçon hier après-midi. Chopin n’était pas au mieux. Il ne toussait pas mais se sentait trop faible. À vrai dire il se sent presque toujours trop faible, et le fait comprendre avec une discrétion rare, en le dissimulant héroïquement. Mais cette fois-ci, il n’a même pas eu à feindre de dissimuler. Il était blême, blafard, vert de blancheur. Je trouve que ce teint n’est pas déplaisant, il fait son visage plus serein. L’agonie l’embellit. Ce ne sont pas seulement ses yeux qui sont alors profonds, et qui vous regardent du creux de la tombe, mais aussi son teint livide. Oui, son teint, son visage cireux vous regardent. Il m’a fait penser à cette aube de la semaine dernière, quand je suis partie à cheval en catimini, à l’heure où tout le monde dormait encore, y compris le palefrenier. La couleur sourde du ciel, dans ce crépuscule du matin, c’était lui. Malade à mort, et tout lumineux.
C’est à rire : le bon docteur Papet nous a garanti l’autre jour qu’il était en train de recouvrer la santé. Hier, donc, il ne toussait pas, mais soudain, sans avertir, et dans le silence, il a rendu le sang. Il n’aime pas qu’on le voie dans ces instants. Il hait qu’on le regarde. Et je le regarde.
De son côté maman s’agite, fait déguerpir tout le monde et veut que son Chopinet, séance tenante, boive du lait de chèvre. Comme si le lait compensait le sang. À moi aussi, elle a peut-être donné du lait, mais pas son sang. Je ne suis pas d’elle, voilà. Devant le désastre, Monsieur Delacroix, que maman n’a quand même pas osé chasser de la pièce, esquissait mille gestes d’aide, incapable de prononcer un mot. Il n’y avait d’ailleurs rien à dire, et tout le monde l’a compris sauf maman. À la fin, se sentant inutile, notre hôte est sorti, Maurice évidemment sur ses talons. Mon frère tient à montrer, en toute circonstance, qu’il est l’ombre légitime du peintre célèbre. Mais cette arrogance elle-même n’était qu’un prétexte. En fait, Maurice ne supporte pas, lui, la vue du sang, surtout pas celui de Chopin, dont il est jaloux depuis toujours.
Il n’est resté que l’infirmière encombrante, et la Brinvilliers (c’est ainsi que maman, toujours aimable, me surnomme : elle craint que ma seule présence empoisonne son malade). Seules, à nous griffer des yeux, jusqu’à l’arrivée du bon docteur Papet, tout empressé, tout désolé, tout désorienté, ce qui donne la mesure de ses capacités. Maman confond le dévouement avec la compétence, et pas seulement chez autrui. Docteur ou non, lait de chèvre ou non, Chopin cependant s’est calmé très vite, il a renoncé à sa sérénité funèbre pour retrouver son air de vivant pincé, blessé, marmottant d’orgueilleuses excuses. Puis nous avons dû laisser l’enfant dormir. Je suis redescendue au salon, à la cuisine, sur la terrasse. Je me traînais. J’en étais réduite à envier la lingère, qui, elle, sait que faire de ses mains. J’aime voir flotter dans le jardin les vêtements de toute la famille. Les chausses et les jupons des génies, comme on dit aujourd’hui, y voisinent avec ceux des simples mortels. Ils balancent tous au même vent.
7 juin
Ce matin, Chopin se sentait mieux, et j’ai pu réentendre, du jardin, la mélodie d’avant-hier, l’invitation à la mélodie. Ensuite, le silence. Je suis montée. Il était assis devant son piano, griffonnait sa partition. Il a froncé les sourcils à mon arrivée, mais j’ai tout de suite murmuré, comme en confidence : « Chop, rejouez-moi ces notes, celles de tout à l’heure ». Il était nettement moins pâle qu’hier, mais aussi moins pincé, moins crispé que d’habitude, je revoyais le crépuscule du matin. Serein, transparent, réservé de son sang. J’aime le rudoyer mais je ne lui fais que du bien. Maman qui le dorlote avec emphase l’écorche sans arrêt. Volontiers il m’a joué cette annonce de musique, annonce ou souvenir, je ne savais plus. C’était beau mais je ne voulais pas le montrer. Je suis venue auprès du clavier. J’ai demandé :
« Mais qu’est-ce que c’est ? »
« Les premières notes d’une Ballade. Ce sera ma quatrième, si j’en viens à bout ».
« Les premières notes ? Non, celles-là, je les attends toujours. »
Il a souri.
« Moi aussi, je les ai longtemps attendues. Elles existent maintenant. Presque toute la Ballade existe. Mais son cours est tel que je ne suis plus tout à fait sûr du début. »
« Chop, vous travaillez trop. Et ces notes m’énervent, suspendues ainsi dans le vide. Si vous savez la suite, jouez-la-moi ».
« Sol, je ne travaille pas assez. Vous non plus d’ailleurs. À cet après-midi, donc, pour notre leçon ».
Je suis sortie sans discuter. Je lui fais faire ce que je veux, mais il arrive, devant son regard, que je cesse de vouloir. Mon front devient chaud, et j’ai envie de sortir, de courir, de retrouver les grandes herbes et les grands arbres, les cèdres, les tilleuls, de courir après mon reflet dans le bassin, d’avoir plus chaud encore, et de ne plus penser à rien. C’est ce que j’ai fait, mais la mélodie d’avant la mélodie continuait à sonner en moi, obsédante, insupportable, j’ai même secoué la tête à me faire mal, j’ai tourné sur moi-même à m’étourdir, pour la chasser. J’en ai presque été malade, moi qui ai plus de santé que maman, ce qui n’est pas peu dire (car ses prétendues migraines sont des prétextes à se retirer dans sa haute solitude). À la fin je suis restée debout devant le bassin, tout immobile, mais mon reflet, lui, continuait de bouger, je me suis tiré la langue, enfin j’ai jeté une pierre dans ce miroir pour ne plus me voir. Mais l’avant-mélodie, je continuais de l’entendre.
L’après-midi, toujours pas de leçon. Cette fois parce que Madame a décidé, souveraine, que nous devions partir en promenade. Tous à pied, sauf ce pauvre Chop, monté comme d’habitude sur un âne qui semble d’ailleurs très conscient de cette vergogne et se comporte avec une discrétion digne de son auguste passager. Tout de même, je ne peux pas m’empêcher de rire à pleurer, chaque fois, surtout qu’avec ses pieds qui traînent par terre, le « petit » de maman se tient absolument sans bouger ni la tête ni le corps, comme s’il était au piano pendant que l’orchestre joue l’introduction d’un concerto. J’ai décidé de marcher devant, ce qui m’épargnait ce spectacle.
Le soir au salon, alors que nous nous tenions autour de la table ovale, celle qui s’affirme ma mère nous a fait la lecture de son roman en cours, qu’elle veut appeler Consuelo, du nom de son héroïne vénitienne. Elle prétend traiter de musique et multiplie les détails savants. Son « Maître Porpora » glose et pérore sur le contrepoint. De temps en temps, Madame l’écrivain George Sand lève sur Chopin un regard de tendre connivence, pour bien nous faire comprendre d’où lui vient sa science. Mais Chop ne lui rend pas son sourire. Il reste tendu, redoutant on ne sait quoi, et peut-être à l’écoute d’autre chose, de cette mélodie qui suit les notes enchantées, et qu’il m’a refusée, peut-être parce qu’il l’ignore encore lui-même.
8 juin
J’ai eu ma leçon de piano, et dès ce matin. Madame ma mère, au salon, après le petit-déjeuner, déplorait ma paresse une fois de plus, et je criais aussi fort que mon assaillante ; elle en paraissait à la fois scandalisée et confortée. Chopin, qui n’était pas encore monté dans sa chambre, et qui accueillait chacun de nos éclats par un tic douloureux, a fini par marmotter nerveusement : « Aurore, je vous en prie. Si vous le désirez, je vais lui donner maintenant ce cours de piano qui attend depuis deux jours ». « Vous êtes trop bon, mon pauvre ami, mais je ne peux pas vous laisser porter ma croix ». Voilà sa réponse. Sur un ton protecteur, hautain, exaspéré. Mais elle était bien satisfaite, et moi aussi. Chopin, donc, a bouleversé son horaire. Non pas pour moi, mais parce qu’il a la plus sainte horreur des cris et des disputes. Même s’il loue mes qualités de déchiffreuse, il ne se fait pas une très haute idée de mes talents de pianiste. Il a raison. Mes mains sont faites pour tenir les brides, celles des chevaux, et d’autres aussi. Mais avec lui, je fais plus de progrès qu’avec Mademoiselle de Rozières, ma professeur de Paris, qui se vante d’avoir été son élève, comme une perruche peut être celle d’un aigle.
Je suis donc montée au nid de l’aigle, et nous avons fermé derrière nous la porte capitonnée. Non, c’est lui qui l’a fermée, précautionneusement comme d’habitude. J’ai demandé qu’il me joue sa Ballade, avec son faux début, mais aussi son vrai commencement. Il n’a pas entendu, sans même faire semblant de ne pas entendre, et m’a indiqué le premier prélude du Clavier bien tempéré de Sébastien Bach, une pièce horriblement simple, et que j’exécute très mal. Cette musique est d’un calme qui me rend folle. J’ai donc aisément forcé ma nature, pour jouer encore plus médiocrement que d’habitude. Chopin, assis à ma gauche, ne cillait pas. Il semblait avoir pour intention d’écouter les oiseaux par la fenêtre ouverte. Quand j’eus terminé mon gâchis, il s’est tourné vers moi, sans blâme ni consternation :
« Ce n’est pas tout à fait cela ; vous êtes capable de faire mieux, Sol ».
Je lui dédiai mon sourire habituel, le sourire que j’appelle réservé ; j’entends par là : celui que je réserve à Chopin. Il sembla surpris, me scruta lentement, mais ce fut tout. Je recommençai donc mon pensum, et cette fois je fis des fautes involontaires. C’est moi qui perdais contenance.
« Attendez. Ces mains ne se tiennent pas bien ; on dirait des chats en colère, et qui font le gros dos. Commencez par vous détendre ».
C’était affreux parce que j’avais les mains à la fois crispées et molles, tandis que les siennes sont à la fois dures comme du diamant et souples comme de l’eau. Son visage trahit souvent, presque toujours, la nervosité, la douleur ou la crispation. Mais ses mains sont sereines, souveraines. Il m’a pris les deux poignets, les a soulevés, secoués très doucement, puis il m’a demandé de retomber sur le clavier, le plus naturellement du monde ; je me laissais faire en ricanant bêtement. J’avais honte mais je me sentais heureuse. Je parvins à jouer plusieurs mesures avec calme.
« Très bien, Sol. Pourquoi ne continuez-vous pas ?
« Parce que vous m’avez lâché les poignets. »
Il a pris l’air sévère, mais avec une petite lumière dans le regard. Une de ces lueurs espiègles qu’il peut avoir lorsqu’il accepte de s’amuser, de jouer les imitateurs ou les montreurs de marionnettes.
Je lui dédiai de nouveau mon sourire réservé, et je lui dis dans un élan sans feinte :
« Je sais bien que je ne suis pas digne de jouer vos notes, mais après tout, vous me faites bien massacrer celles de ce Bach, qui m’ennuie et que vous vénérez. Je le sais aussi, Monsieur Jean-Sébastien Chopin, vous ne voudrez jamais m’enseigner votre Ballade. Et vous ne la jouerez pas non plus devant moi, parce que vous avez mieux à faire. Mais expliquez-moi pourquoi cette phrase de l’autre jour me donne envie de connaître la suite en même temps qu’elle réveille en moi des souvenirs, comme si j’étais vieille et presque morte ? Comment faites-vous pour donner des souvenirs aux jeunes filles ? »
Il m’a regardée avec intérêt, puis a tourné les yeux vers le tilleul de la fenêtre :
« Presque morte ! Vous, la petite boule de vie. Vous, la fille de votre mère. Et Delacroix, qui est souvent malade, et bien plus âgé que moi, je sais qu’il m’enterrera. »
Un silence de coquetterie, puis il a repris, toujours sans me regarder :
« Je n’aime que Paris, la nature ne m’inspire pas beaucoup. Pourtant j’ai besoin de cette maison. Savez-vous pourquoi ? ».
J’ai secoué la tête. Puisqu’il parlait sans me regarder, je pouvais bien m’exprimer sans lui parler.
« Parce que cela ressemble à la campagne de mon enfance. Je n’écris pas ma musique pour donner des souvenirs aux autres, Sol. Ni même parce que j’ai des souvenirs. Mais il est vrai que j’en ai. C’est d’abord eux que je perds en perdant mon sang.
« Je comprends, Chop. Pour vous retrouver vous-même, il vous faut de la musique, plus que du lait de chèvre ».
« Reprenons ce Prélude ».
25 juin
Aujourd’hui, tout le monde me ressemblait. Je veux dire que personne n’avait envie de travailler. Monsieur Delacroix lisait Dante, vautré sur un canapé. Moricot, tout dépité, est parti seul dans la nature avec ses carnets à dessin, mais il en est revenu sans rien avoir de substantiel à montrer au peintre. Il s’est alors éclipsé de nouveau, mais avec pour tout attirail un filet à papillons. Il faut dire qu’il espérait désespérément l’arrivée des Viardot : il s’est entiché de Madame Pauline, la cantatrice espagnole. Il fait l’amoureux transi et se rend ainsi bien ridicule. Elle qui a laissé un vieillard l’épouser, et qui en paraît toute ravie, va-t-elle entendre les soupirs d’un gamin ? Mais voilà que les Viardot ne débarqueront pas avant le mois d’août, alors c’est la détresse muette, à la Chopin mais avec plus de larmes. Maman, de son côté, prétendait travailler à son jardin de fantaisie. En fait elle y allait rêvasser et dormir.
Un seul travaillait avec la même régularité que d’habitude, aux mêmes heures que d’habitude, et ne s’interrompait même pas pour tousser. Il se perdait dans des broussailles extraordinaires de notes, mais des broussailles lumineuses comme des clairières.
2 juillet
Hier, Monsieur Delacroix s’est résolu à quitter notre bon Nohant. Moricot lui a fait cadeau d’un grand dessin, et moi d’une petite bourse brodée. Dès aujourd’hui j’en brode une autre, bien plus belle. Chop était malheureux de ce départ, mais pas trop. Les amis, même les plus chers, passent après la musique. D’ailleurs il est un peu gêné devant un homme qui l’admire sans condition, et qui considère ses oeuvres dignes de Bach et de Mozart, tandis que lui, Chopin, n’estime pas vraiment que la peinture de son ami Eugène soit digne de Raphaël et de Léonard. Je l’ai entendu dire à maman qu’il se trouvait trop tourmenté, trop romantique dans le portrait que le peintre a fait de lui naguère. La Mort de Sardanapale le laisse effaré. Il n’aime que ce qui est classique. C’est sûrement pour ça qu’il se lève toujours à la même heure, et fait pleurer les gens sans avoir l’air d’y toucher.
15 juillet
Arrivée aujourd’hui du sieur Stefan Witwicki, un poète polonais avec qui Chopin parle sa langue maternelle. Comme ces deux messieurs ont des manières, ils n’oublient pas de se traduire en notre présence, mais ils ont beau faire, c’est comme s’ils nous passaient in extremis les restes du plat, après avoir pris pour eux les meilleurs morceaux. Dans ces moments-là, j’ai l’impression que Chop devient un autre, un Chopinski d’autant plus froid qu’il met de chaleur à parler sa langue impossible. Un cavalier Polonais qui fait semblant de monter un âne, et nous a tous bernés, depuis le début. Quand Chopin joue au piano, il oublie qu’il est malade. Quand il parle sa maudite langue, il guérit. Heureusement que lui-même ne s’apprécie pas trop en homme bien portant.
20 juillet
Nous avons eu plusieurs jours de très forte chaleur, et cette nuit des orages d’une grande violence. Nous étions au salon, maman nous lisait sa Consuelo sur un ton pédagogique. De toute manière on avait peine à se croire à Venise. Plutôt dans notre horrible chartreuse de Majorque, aux pires heures. Witwicki souriait avec beaucoup de politesse et fronçait les sourcils à chaque coup de tonnerre, comme pour reprocher à la Nature d’interrompre de si peu délicate manière le ramage intarissable de maman. Chopin, lui, cillait à chaque fois, il ne tressaillait pas mais j’avais l’impression qu’il se contenait, et devenait plus pâle que d’habitude, si c’est possible. Moi j’aime l’orage et je regrettais d’être à l’abri.
Frédéric Chopin ! Cet homme qui s’habille à heure fixe, qui se couche à heure fixe, qui mange à notre table, qui pignoche et rechigne avec distinction ; qui pince les lèvres chaque fois qu’un homme, fût-il Polonais, adresse la parole à maman ; qui se crispe chaque fois que Madame la disciple des socialistes dénonce la superstition des campagnes ; qui fait craquer ses doigts quand il est en colère, seul indice qu’il a des os, ce fantôme. Frédéric Chopin, qui a peur de l’orage !
21 juillet
Grande lumière aujourd’hui. Tout le monde est allé se promener pour profiter de la nature détendue. Tout le monde, sauf Chop et sauf moi, qui suis demeurée aux alentours de la maison, tandis qu’il s’acharnait sur ses touches et ses griffonnages, avec méthode, mesure et colère. D’abord j’ai flâné sur la terrasse aux orangers. Puis dans le rosarium où Maurice a l’interdiction de toucher aux papillons. Puis je suis allée contempler, avec des sentiments mêlés, les fleurs préférées de maman. La stellaire, l’anémone sylvie. Chopin les aime, mais de loin, car leur parfum l’offusque. Toujours fragile.
Sauf lorsqu’il joue. Je l’envie alors, je voudrais moi aussi prendre les gens dans ma main comme il sait le faire, mais je ne sais pas, je serre toujours trop, et l’oiseau s’étouffe. Je me suis postée tout au-dessous de sa fenêtre, près d’un des tilleuls, et ne l’ai pas regretté.
C’étaient des accords très lents, que d’abord j’ai pris pour un simple exercice. Mais il les a répétés cinq ou six fois, et soudain, en eux, en face deux, comme un reflet dans la pièce d’eau, ce fut la mélodie de l’autre jour, ses notes d’avant ou d’après la musique. Cela même qu’il m’avait désigné comme le début de sa quatrième Ballade. Mais alors j’ai reçu un vrai choc au cœur malgré la distance. J’eus l’impression d’être prise, d’un instant à l’autre, dans un nœud vipérin de tierces, de quintes, de notes chromatiques, une musique de sursauts, de hoquets, d’épouvante et de fuite, où le corps se débat, enrage, agonise. Mais ce n’était pas fini. Sans ralentir, sans changer d’apparence, le nœud de vipères se dénouait, les serpents devenaient rubans, rivières.
Une main serrait mon cœur pour l’empêcher d’éclater, le serrait pour le protéger. Pour la première fois de ma vie, j’avais besoin d’être protégée. Et je me demandais comment une musique si pantelante pouvait exister ; comment cette lenteur des accords qui avaient commencé de me venir par la fenêtre ouverte, à peine audibles, ce souvenir du souvenir, peut-être celui de mon lit frais dans l’été, quand j’étais toute petite, comment ce murmure, ce rien pouvait engendrer cette vie rageuse, cette présence qui me prenait à la gorge, au ventre, moi, maintenant. Et puis dans un salon, dans une salle de concert, la musique, au mieux, nous fait oublier ce qui nous entoure, les meubles et les gens. Ici, au jardin, malgré la distance, elle était là. Et loin de me faire oublier la nature, elle semblait marquer le contour des feuilles, intensifier la couleur des roses. Et le chant des oiseaux ne la contrariait pas, c’était plutôt comme s’il reprenait en lui le secret un instant dévoilé.
J’ai couru dans les escaliers. Pour une fois je n’étais pas en sueur, grâce à ce matin si sec, si net. J’ai poussé la porte capitonnée, j’ai dû réussir à la faire claquer en la refermant. Chopin n’était pas épuisé par l’effort, mais tout simplement assis au clavier, penché sur sa partition, sans y toucher, le regard violemment attentif. Je me suis alors jetée sur le canapé. Je voulais lui dire quelque chose, d’un ton badin si possible. Par exemple : « Chop, faites-moi tout entendre, j’y ai droit. Je vous comprends, moi ; je sais pourquoi vous écrivez cela, je partage vos révoltes, je sais que la vie est un cœur qu’on doit tordre pour lui faire rendre son sang ».
Mais je n’ai rien dit. Je l’ai seulement regardé sans comprendre mon regard. J’ai dû montrer que si je n’avais pas pleuré, c’est que les larmes décidément ne s’accordaient pas à cette matinée si claire et si sèche, sans buée, sans brume, sans transpiration. Il me dit alors qu’il avait joué la fin de sa Ballade, qu’il avait maintenant l’intention d’essayer l’œuvre en son entier. Si je voulais rester, je le pouvais. Le secret que nous partageons, lui et moi, je le garderai pour moi seule.
22 juillet
Hier je n’ai pas eu la force de tout écrire. Quant à aujourd’hui, j’ai dû attendre le soir, parce que je n’ai pu échapper ni aux cours d’histoire socialiste du matin, ni à la promenade de l’après-midi, que Chop a effectuée comme d’habitude sur son âne, moins gris que lui. Promenade au cours de laquelle j’ai recommencé de transpirer, mais avec une propension fâcheuse à pâlir, alors que jusqu’à maintenant la tendance était à la rougeur. Tout cela parce que de nouveaux orages s’annoncent, et parce que patati, et parce que patata.
Mais ce soir je veux quand même expliquer qu’il m’a tout joué, tandis que j’étais hébétée sur son canapé, figée de biais, à me scier le dos. Sans la regarder, je voyais ma poitrine battre, tandis qu’au-delà des idiots monticules je fixais les mains d’acier et d’eau, les mains presque indifférentes, presque absentes.
J’ai tout entendu et je ne me souviens de rien, ou de si peu, parce qu’à chaque instant de cette marche (une marche à dos d’âne, peut-être, mais alors ce devait être pour entrer dans Jérusalem), la note et l’accord étaient remplacés par leur trace, ils changeaient instantanément de couleur, ils devenaient leurs propres ombres colorées. Dès le début de la vraie mélodie, celle qu’avaient enfin fait naître les notes anciennes, et que j’aurais dû deviner toute seule tant elles étaient nécessaires. Mais plus encore par la suite, quand je croyais entendre une espèce de fugue, du Bach enfin délicieux ; non, c’était un petit canon, un contre-chant, un nouveau reflet des notes en même temps que les notes. Puis tout s’affolait, tout s’apaisait, comme au hasard du pouls d’un grand malade.
J’ai retrouvé des mondes connus : des sources, des sourires, des fleurs au parfum qu’on ne respire que la nuit. Mais on a bientôt quitté la forêt pour un maquis de sang, des broussailles de lumière vermeille, le souvenir nous arrachait la peau ; puis c’était la clairière ancienne, la musique d’avant la musique. Je m’étais perdue au bois, croyant marcher droit devant moi, me retrouvant au point de départ, épuisée, heureuse, prête à repartir, repartant en effet pour me souvenir encore, me souvenir comme on court, comme on danse, comme on respire. Tout cela face au vent, avant de tomber dans le silence des grands accords, identiques au déchaînement des derniers instants, à leur triomphe. Et c’était moi qui, devant cet être condamné, me sentais faible et malade, moi qui désormais attendais tout de cet homme qui jouait sans bouger, impassible organiste de mes funérailles.
S’il s’était levé, s’il était venu à moi, il m’aurait guérie. Il m’aurait donné sa force, je lui aurais donné mon sang. Je me suis rappelé l’année dernière, quand j’étais de plus en plus malheureuse à l’idée de finir les vacances et de retourner dans cette sinistre pension. Chopin, ne sachant que dire pour me consoler, avait joué pour moi, pour moi seule. J’étais allée l’écouter, couchée à ses pieds. Puis il m’a embrassée, je me souviens de nos larmes, et déjà je palpitais.
Pourquoi ne se lève-t-il pas ? Pourquoi se contente-t-il de me considérer si longuement, si longuement que je veux en pleurer, puis en rire, puis en mourir ? Je crois bien qu’il me regardait, cette fois, comme une bougie qui achève de brûler, après lui avoir donné toute la pauvre lumière dont elle est capable. Il me regardait comme il se regarde lui-même, et quand nous n’aurons plus de flamme ni l’un ni l’autre, je serai décidément la fille trop fière et trop vaine que ma mère voit en moi. Et lui, lui n’aura plus qu’à se rejoindre, à quitter décidément son corps. Lui qui maintenant a créé l’univers, il peut bien le quitter.
J’ai passé mes mains dans mes cheveux, je me suis redressée, j’ai toussé, dissimulé jusqu’à ma respiration, et fini par dire d’une petite voix haut perchée, indifférente : « Mais comment faites-vous, Chop ? C’était si joli. Quand même, prenez garde ! Maman se fâcherait d’apprendre que vous vous fatiguez ainsi ».
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[1]
Ce
texte ayant passé,
notamment à
France-Musique, pour une
œuvre authentique de
Solange Sand, je jure ici
qu’il n’en est rien. À
moins, bien sûr, que la
douloureuse fille de
George ne me soit apparue
en rêve.